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le pluraliww,
Oligarchie française
La fusion des élites menace-t-elle la démocratie ?
par Jacques Julliard
ui gouverne ? A cette question dm-
' \ sique de la sociologie politique (1) les
) réponses sont moins simples qu'on
ne pourrait le croire. Elles se divisent
en gros entre deux familles : celle
qui, notamment avec Marx, niais
aussi avec la plupart des sociologues du )(lx° siè-
cle, de Guizot à Tocqueville, estime que le
gouvernement d'une société dépend plus ou
moins directement de la propriété des forces
productives et de la répartition des individus en
classes sociales qui en résulte ; celle qui, dans la
lignée des sociologues italiens du début du siècle,
comme Pareto, Mosca et Roberto Michels, pense
qu'il existe dans les démocraties modernes une
« loi d'airain » de l'oligarchie : autrement dit,
que le pouvoir, quelle qu'en soit l'origine,
appartient à une minorité restreinte et que la
politique n'est rien d'autre que la lutte, arbitrée
par les masses, entre les fractions rivales de cette
minorité.
Marx ou Pareto ? Je ne crois pas qu'il soit
nécessaire de choisir : Pareto admet la division de
la société en classes et les luttes entre ces classes,
tandis que Marx, notamment dans le «18
Brumaire », affirme que le pouvoir politique
peut conquérir une véritable autonomie par
rapport aux clasàes sociales qui le soutiennent.
Reste que la sociologie implicite de notre société,
celle qui sous-tend les raisonnements et les
comportements des acteurs, est en train de
changer. En France, elle fut longtemps d'inspira-
tion marxiste, au point de se dégrader en
économisme.
Depuis peu, le retournement de la conjoncture
intellectuelle qu'on a souvent souligné ici, a
produit ses eff
ets. Désormais, la sociologie ne
s'intéresse plus guère qu'aux élites politiques et
sociales (2). Dans un article déjà ancien (1950),
Raymond Aron estimait que dans une société
moderne l'élite se subdivise en cinq catégories :
les dirigeants politiques, les administrateurs de
PEtat, les maîtres de l'économie, les meneurs de
masses et les chefs militaires (3). Bien entendu,
ces distinctions restent entièrement valables, à
cela près qu'à la catégorie des meneurs de masses,
syndicalistes par exemple, il faudrait aujourd'hui
substituer celle des meneurs d'opinion, où les
vedettes des médias occupent une place particu-
lière.
Le critère essentiel pour distinguer une société
démocratique d'une société autoritaire, voire
totalitaire, c'est que la première conserve des
élites séparées, tandis que la seconde possède une
élite unifiée Quand les mêmes hommes possè-
dent le pouvoir de faire la loi et de l'appliquer,
d'impulser l'économie et de définir les normes
culturelles, alors toute liberté tend à disparaître.
Le débat qui a opposé aux Etats-Unis dans les
années 60 les tenants du pluralisme des élites
(Robert Dahl) aux tenants de leur unicité
(Wright Mills) ne relève pas d'une innocente
querelle entre spécialistes ; il implique un juge-
ment sur la nature profonde de la société
américaine. Y a-t-il seulement des catégories de
dirigeants ou bien celles-ci &instituent-elles une
classe dirigeante
(4) ?
Et la France ? Pour des raisons qui tiennent à
l'ancienneté de la tradition centralisatrice, à
l'exiguïté du pays et au rôle particulier joué par
Paris, l'interpénétration des élites y a toujours été
très poussée et l'administration, expression
,
directe de l'exécutif, y a: toujours été très puis-
sante. Pourtant, depuis la Seconde Guerre
mondiale, une évolution s'opère, qui s'est encore
.accélérée dans la période la plus récente : la
concentration du pouvoir entre les mains d'un
nombre limité de
décideurs.
Sous la Ille Répu-
blique, les canaux de la production des élites
restaient relativement séparés : certes un Jules
Ferry, un Rouvier, un Millerand étaient déjà au
carrefour du monde politique et de celui des
affaires. Entre les deux guerres, un François de
Wendel dispose, en République, d'un pouvoir
qui relève à la fois de l'argent et de la politique. En
dépit de ces passerelles, les pouvoirs politique,
administratif, économique, culturel, jouissaient
d'une certaine marge d'autonomie. Dès la fin de
la Ive République et plus encore avec l'avène-
ment du gaullisme, les «
sommets de l'Etat »
(Pierre Birnbaum) sont progressivement occu-
pés par les hommes de la haute administration,
qui constituent désormais l'épicentre du pou-
voir, ou tout au moins de la décision, lançant
leurs pseudopodes en toutes directions, les
affaires, la politique, la culture, les médias. Cette
évolution, qui n'est guère contestable, soulève
trois ordres de questions.
1. — Ne confondons pas le
pouvoir
avec la
décision,
malgré les inévitables ambiguïtés du
vocabulaire. Qu'il se soit constitué dans la société
française une super-élite, qui tend à monopoliser
les instances de décision, au point que l'alter-
nance démocratique finisse par apparaître
comme mie illusion, voire une dérision est un
fait. Cela ne signifie pas nécessairement que les
membres de cette super-élite soient détenteurs
du pouvoir en dernière instance. Pas plus que la
toute-puissance médiatique, mettons de Patrick
Sabatier, ne met en cause la réalité du pouvoir de
Francis Bouygues et consorts. Le rôle décisif de
hauts fonctionnaires comme hier François
Bloch-Lainé, aujourd'hui Michel Albert, ne se
confond pas avec la puissance financière, par
exemple celle de Liliane Bettencourt. Du constat
que l'on fait ici on peut très bien conclure,
comme Pierre Bourdieu, à la domination su-
prême de la sphère économico-financière sur les
autres. On peut aussi ne pas le faire, et estimer
que justement, la
dernière instance
a perdu une
grande partie de sa signification et qu'elle relève
non de la physique, mais de la métaphysique
sociale.
2.
— Quel est le rôle des médias dans ce
dispositif? Il est de plus en plus important. Il ne
se traduit pas seulement par la spectacularisation
du pouvoir, mais aussi par la délégitimation du
suffrage universel Ainsi, la fonction médiatique
tend à se substituer à la fonction intellectuelle.
Les médias irriguent le corps social et notam-
ment sa tête, comme le sang et la lymphe
irriguent le corps individuel.
3.
— Devant le fait fondamental de l'oligarchie
et la tendance française à l'unification des élites,
que reste-t-il de la réalité démocratique ? Assiste-
rions-nous, confotmément à l'intuition prophé-
tique de Tocqueville, à la naissance dans les
'sociétés démocratiques d'un totalitarisme mou,
respectueux des libertés personnelles, appuyé
même sur l'individualisme des citoyens, repo-
sant en dernière instance sur l'unification des
élites professionnelles en une « super-élite » ? Ce
concept de totalitarisme mou est à manier avec
précaution, compte tenu des outrances et des
aberrations auxquelles il a donné naissance aux
alentours de mai 1968. Aujourd'hui où nous
sommes, semble-t-il, provisoirement à l'abri de
ces outrances et de ces aberrations, il doit de
nouveau être regardé en face. Il n'y a pas de
démocratie sans critique sociale.
JACQUES JULLIARD
(1)
Voir par exemple le livre de Robert Dabi « Qui
gouverne ? », Colin, 1971.
(2)
Est-il besoin de préciser que telle qu'elle est utilisée ici
la notion d'élite ne comporte aucun jugement de valeur?
Elle n'est que le constat du fait
oligarchique
dans nos
sociétés.
(3)
« Etudes sociologiques », PUF, 1988, p. 122. Je recoin-
mande vivement ce recueil où l'on retrouve l'ensemble des
orientations sociologiques de Raymond Aron, servi comme
toujours par une admirable connaissance critique des
classiques de la discipline.
(4)
Une introduction du problème se trouve dans Raymond
Aron, op. cit., p. 187-208.
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