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Article
Quel espace public dans les gares CFF?
PIERONI, Raphaël
Abstract
«Les gares sont de plus en plus assimilées à des fonctions de circulation, de préservation
patrimoniale ou de valorisation des espaces commerciaux.»
Reference
PIERONI, Raphaël. Quel espace public dans les gares CFF? La Cité, 2012
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:46901
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Quel espace public dans les gares CFF? Promenade, le nez à l’air, à Genève RAPHAËL PIERONI La Cité / Genève / Suisse / 27.01.2012 «Les gares sont de plus en plus assimilées à des fonctions de circulation, de préservation patrimoniale ou de valorisation des espaces commerciaux.» Afin de maintenir les gares «sûres et propres», les CFF y interdisent les actions politiques et le Tribunal fédéral statuera prochainement sur leur caractère public ou privé. Surpris par cette annonce, je me rends à la gare Cornavin, à Genève, que j’imaginais être un espace public. Calepin en poche, j’observe le va et vient des portes automatiques qui mènent au passage sous-­‐terrain qui prolonge la rue du Mont-­‐Blanc. Bousculé par le flot incessant des passagers, j’entre dans la galerie marchande, baptisée «MetroShopping Cornavin», et ne peux m’empêcher de songer à mes premiers cours de géographie à l’Université. Au sujet de l’espace public, je me remémore la définition relativement récente et généralement attribuée au philosophe allemand Jürgen Habermas. Ce dernier développe dans les années 1950 le concept d’«öffen-­‐
tlichkeit» (sphère publique) fondé sur l’usage libre et public de la raison qui s’autonomiserait par rapport à la sphère du pouvoir. A l’origine, le terme n’est pas spatialisé et désigne davantage un espace abstrait et changeant, prenant volontiers la forme du rassemblement qui le fait naître. Ce n’est que dans les années 1970, en réponse à l’excès de l’urbanisme fonctionnaliste (accusé d’hyper-­‐
rationalisation et standardisation des formes urbaines) et de la crise des espaces publics que s’opère un glissement sémantique de la notion. Le terme désigne alors un espace matériel porteur de caractéristiques propres en termes de formes et d’usages. L’espace public désigne ainsi une catégorie de lecture de la ville occidentale et devient à la fois porteur d’urbanité et de citoyenneté. La couleur du café et l’odeur des boulangeries du passage me rappellent à la réalité et m’exhortent à continuer la visite. Espresso serré et croissant à la main, j’emprunte l’escalier roulant qui mène à la nouvelle entrée du passage Montbrillant inaugurée le premier avril 2011. Désireux de dresser quelques esquisses du nouvel espace, je cherche un endroit où m’asseoir pour griffonner les pages de mon calepin. A défaut de trouver un banc public, je tombe sur l’affiche énonçant les règles à observer dans la gare redéfinissant les droits et les devoirs de chacun. Pour garantir la sécurité, les CFF édictent des consignes telles que la prohibition de s’asseoir et de se coucher sur le sol et les escaliers ou alors d’organiser des manifestations, des actions ou des récoltes de signatures sous peine d’interdiction de périmètre ou de poursuites pénales. L’affichette m’informe que tout cela est bien entendu placé sous surveillance vidéo. C’est dans le but de rassurer la clientèle et de lui offrir un espace de consommation apaisé que cette logique sécuritaire se met en place. Des caméras dans les coins et des arcades commerciales dans les recoins, mais toujours pas de bancs ou de chaises à l’horizon, pas un seul endroit pour contempler tranquillement les résultats de la rénovation et remplir mon carnet de notes. Cette absence de mobilier urbain m’indique que la gare n’est pas un endroit où l’on s’arrête, les rythmes sont définis par le flot des passagers, un flot organisé dans un espace requalifié où le mètre carré est précieux. Une course à la rentabilité que les CFF, propriétaires du bâtiment, ont lancée au début des années 2000. Dès cette date, les gares suisses sont progressivement adaptées au concept de RailCity qui vise à transformer les grandes gares en centres de services modernes et attractifs. De fait, le bâtiment et la galerie marchande en sous-­‐sol abritent plus de 50 commerces ouverts jusqu’au soir. Lunettes de vue vissées sur la tête, je continue à déambuler dans la gare en me laissant conduire par le dispositif spatial commercial qui semble vouloir reproduire l’urbanité du centre ville. Pas de raison de m’égarer car des lignes au sol me conduisent directement dans certains magasins. Un dispositif astucieux censé optimiser les flux piétonniers tout en valorisant les surfaces commerciales. 1
Un petit détour par le site des CFF, m’apprend que la compagnie, au même titre qu’une marque ou qu’un label, s’engage à «satisfaire les attentes de ses groupes cibles». Passager dans le train, l’usager devient ainsi client dès le moment où il foule le quai de la gare. Tout semble être pensé pour satisfaire ses besoins. Progressivement, le secteur privé investit l’espace public. En somme, nous avons à faire à des espaces privés ouverts au public. Cette hybridation est au centre des débats actuels opposant les tenants d’un renouveau des espaces publics centraux et des politiques de requalification avec un objectif de mixité sociale, aux tenants de leur déclin, qui dénoncent le renforcement du contrôle et la multiplication des restrictions d’accès à ces «espaces privés ouverts au public». Surpris par le contenu de cet espace, je m’interroge sur sa forme. Une forme qui doit ici être comprise au sens large, comme le montre l’architecte Jean-­‐Gilles Décosterd lorsqu’il décrit toutes les dispositions prises pour fixer et encourager les comportements dans l’espace ou au contraire, les contenir, les restreindre. En gros pour décrire comment ça marche et pour que chacun s’y retrouve et y trouve ses marques. L’espace public est donc par nature inducteur de normes, en ce sens qu’il affirme sa préférence vis-­‐à-­‐vis de telle ou telle manière de se mouvoir ou agir dans un lieu donné. Un ordre qui a longtemps été le fait des pouvoirs publics. Avec la diversité des acteurs urbains, cela change. Les CFF sont un exemple parlant car ils cumulent les niveaux communal et fédéral et sont également une entité mixte publique-­‐privée. Un acteur puissant qui fait émerger des territoires au centre des villes administrés par des règlements autonomes. Des règlements qui favorisent par exemple l’extension des horaires des magasins. A ce sujet, l’article 39 de la Loi sur les chemins de fer constitue la base juridique permettant aux commerces de ne pas être soumis aux dispositions cantonales et communales sur les heures d’ouverture et de fermeture. Les gares dis-­‐ posent donc d’un règlement spécifique favorisant entre autres l’intensification des activités commerciales. Suivant l’invitation des panneaux lumineux à visiter le site web cff.ch, je m’y rends à nouveau et découvre que la compagnie est «un monde en soi» et qu’elle dispose d’une philosophie: «Nous nous intéressons aux tendances du moment et observons les évolutions du marché. En raison d’une fréquentation des gares en constante augmentation, des stratégies claires deviennent indispensables afin de satisfaire aux différentes attentes des groupes cibles.» Les CFF annoncent qu’ils «façonnent la Suisse» au moyen d’une philosophie qui semble emprunter ses mots au marketing et sa substance au marché. Un discours stratégique dont la dimension performative ne fait pas qu’enregistrer un état du monde mais ajoute au monde un état. A ce sujet, j’emprunte les mots du géographe Michel Lussault, pour qui produire du territoire, c’est d’abord produire du texte, du langage. Les mots ne sont pas innocents et, en tant qu’instrument du «faire spatial», ils participent à la fabrication de la société. Je quitte la gare du côté du quartier des Grottes. A cet instant, j’imagine se dresser devant moi la troisième voie des CFF. Une réalisation qui s’inscrit dans les relations entre les cantons de Vaud et de Genève et leur essor économique mutuel. Un développement urbain futur où les gares et leurs alentours sont envisagés par les pouvoirs publics comme un outil d’aménagement stratégique. Les rénovations des gares de Chêne-­‐Bourg, des Eaux-­‐Vives, de la Praille et de Cornavin sont présentées par l’Etat et les CFF comme des processus de développement de pôles au potentiel d’urbanisation important. Leur rénovation permettra à terme la construction de nouveaux quartiers, l’arrivée de nouveaux habitants, l’implantation de nouvelles activités et le développement d’équipements et d’emplois. Face à cette stratégie d’aménagement du territoire, je m’interroge sur la place qui sera accordée à l’espace public dont l’exemple de la gare Cornavin indique que leurs fonctions cumulent les dimensions sécuritaires et commerciales. Des espaces publiques qui cessent peu à peu d’être le cadre de la vie publique pour ne plus être assimilé qu’à des fonctions de circulation, de préservation patrimoniale ou de valorisation des espaces commerciaux. 2
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