Comment mesurer la valeur
soustraite ou ajoutée des
activités humaines ou d’une
conjoncture changeante? Dans le
domaine marchand, le bénéfice et
les salaires permettent de répondre
avec des chiffres aussi clairs que
ceux d’un horaire de train. Les
zéros... les deux... les neuf... sur le
billet ou au bas du compte semblent
une bonne «mesure». Chimère...
l’horaire ne fait pas le train, et
l’argent donne peu de moyens: en
tout cas, argent gagné, argent perdu
et argent volé jouent à cache-cache.
Ainsi, les profits d’Apple lui coûtent
cher... la Californie jouit de ses
dettes... le Mexique vit d’arnaques...
mais lequel enterrera les deux
autres?
«Crime économique»
ou «économie
criminelle»?
A propos d’un marché gris ou noir,
doit-on parler de son «prix», de
son «coût», de sa «taille», de son
«poids», de sa «valeur» ou de sa
«rançon»? Diverses études se sont
attaquées à cette tâche en Europe
et en Amérique, avec un soutien
officiel marqué au Canada... mais
les chiffres trouvés semblent fantai-
sistes. Euros ou dollars, c’est pareil:
en France, on parle de 150 milliards,
dont 80 pour les atteintes aux biens
et 20 à 30 pour les trafics divers.
Aux Etats-Unis, une analyse arrive
à 15 milliards en torts aux victimes,
mais douze fois plus en frais de po-
lice et justice. Une autre estimation
américaine parle d’une enveloppe
de mille milliards. Un écart de un à
dix: on va voir que ce sont les cas
les plus simples qui montrent le
mieux le bluff des chiffres...
Qui donne le «là»?
Quid de cette Américaine qui a bra-
qué une banque puis aussitôt donné
l’argent aux passants, car elle vou-
lait à tout «prix» aller en prison, d’où
elle venait de sortir à contrecœur?
Le bilan en dollars est neutre, car
la valeur du magot est toujours
là... même si c’est un autre «là»
qu’avant. Pour le reste, le caissier
secoué devra boire un verre... tant
pis pour sa poche mais c’est bon
pour le bar. En prison, la détenue
coûtera, mais moins qu’une épouse
frivole à son mari. La police devra
ouvrir une enquête... mauvais pour
son budget, mais bon pour sa for-
mation. Surtout, cette histoire fait la
joie des médias, qui en tirent autant
de bénéfices. On pourrait refaire
l’exercice comptable à propos d’un
viol, mais la facture ou le salaire du
traumatisme de l’une, de la jouis-
sance de l’autre, et des traitements
correctifs... serait trop cynique. Le
problème est plus profond: on voit
bien que si les chiffres peuvent être
trouvés sinon prouvés, on ne sait
jamais trop si on doit mettre devant
un plus ou un moins. Ce n’est pas
pour rien que des pays entiers
«vivent» d’économie criminelle,
qu’elle soit «positive» ou «négative».
Et des observateurs de l’Afrique
ont noté que souvent, l’argent des
ministres corrompus était plus
productif – surtout investi en plan-
tations – que celui des ministères.
Cas le plus loufoque, la controverse
de 2001 en Tchéquie sur le tabac:
l’Etat disait que fumer remplissait
les hôpitaux... Philip Morris rétor-
quait que la mort les vidait (au nom
d’une analyse scientifique d’Arthur
D. Little). Bref, pour mesurer «l’éco-
nomie», les quatre opérations sont
plus trompeuses qu’utiles.
Le bonus est surtout
psy
Revenons à notre question de
départ: si une pilule rendait tous
les humains honnêtes, comment
ferait-on le décompte des pertes et
profits? Pourrait-on se passer d’un
coup de la police et de la justice?
On a vu que – selon une étude –
ces deux activités coûtent environ
200 milliards aux Etats-Unis; en
Suisse, la police compte environ
25 000 employés, soit quelques
milliards en salaires... ce qui ne veut
pas dire que dans un monde hon-
nête, il ne faudrait plus un flic. Les
dix mille avocats de notre pays non
plus ne travaillent pas tous dans le
pénal, mais ça donne tout de même
un ordre de grandeur de quelques
autres milliards. Quant aux entre-
prises de sécurité privées, on en
compte environ cent cinquante
rien qu’à Genève (pour la Suisse,
le chiffre d’affaires est de deux
milliards et demi, dit-on). Quand
un bureau de police ou d’avocat
ouvre (ou ferme), doit-on inscrire
à l’actif ou au passif (de l’économie
nationale) les frais de location, de
secrétaire, de mobilier? Pas sûr que
«Bilan» réponde mieux que nous à
la question; mais dans un monde
honnête, on risque d’avoir une forte
croissance... des chômeurs, avec ou
sans le millier casé à Champ-Dollon.
En échange, quels seraient les pro-
fits? Un meilleur sommeil pour les
classes moyennes, au premier chef;
et des musées en plus libre accès.
Mais reste une question: qui va
payer la pilule... celui qui l’avale ou
celui qui la prescrit? Dans le doute,
mieux vaut ne pas la produire, quitte
à dédommager l’industrie pharma.
Vous voulez que ça
fasse combien?
On connaît cette plaisanterie sur
le recrutement d’un comptable: à
la question «deux plus deux», tous
furent recalés sauf celui qui répon-
dit «combien vous voudrez». Une
boutade dit que le Président F. D.
Roosevelt et son argentier Bernard
Baruch fixaient le cours du dollar
en fixant le... thermomètre: drôle de
«fixing». Ce qui est sûr, c’est que la
plupart des chiffres d’experts sont
indexés sur le nombre d’échelons
hiérarchiques à gravir, ou sur le
nombre de mandats à rafler. n
Boris Engelson
22 août 2016 – N
o
732
Hebdomadaire distribué gracieusement à tous les ménages du
Canton de Genève, de l’agglomération de Nyon et de toutes les
autres communes de la Zone économique 11 (Triangle Genève-
Gland-Saint Cergue). 164 982 exemplaires certifiés REMP/FRP.
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TOUT L’EMPLOI & FORMATION • NO 732 • 22 AOÛT 2016
Le prix de l’éthique du travail
Si des magiciens nous donnaient la pilule de l’honnêteté, serait-ce bien ou mal pour l’économie... et, en
fin de compte, pour l’emploi? Question cocasse, mais qui – comme souvent ici – est un prétexte pour en
aborder d’autres, si mal posées (ou traitées) par les gens sérieux.