Mathilde Reichler, Haute Ecole de musique de Lausanne Cours de synthèse, février 2016 Alban Berg, Wozzeck : introduction (résumé cours 2 et 3) V. Hofman, 1926 : décor de la création pragoise de Wozzeck Quelques points de repère - Wozzeck est un opéra en 3 actes et 15 scènes. - L’œuvre, créée à Berlin en 1925, a été composée quelques années plus tôt, entre 1915 et 1922 environ. - Elle est atonale, mais pas encore dodécaphonique. C’est au début des années 20 que Schoenberg met au point le système de la série. Lulu, le 2ème opéra de Berg, inachevé à la mort du compositeur en 1936, sera, quant à lui, composé sur le principe de la série. - Wozzeck est dédicacé à Alma Mahler, épouse de Mahler, qui avait aidé Berg à rembourser la dette qu’il avait contractée en publiant à ses frais, en 1923, la partition chant-piano de Wozzeck. - Le livret de cet opéra est basé sur un drame de Georg Büchner (1813-1837) du même nom (orthographié Woyzeck). - Médecin révolutionnaire et écrivain, Georg Büchner avait fait ses études de médecine en Allemagne, mais ses idées politiques l'avaient forcé à s’exiler d’abord à Strasbourg, puis à Zurich, en Suisse. En 1835, alors qu’il se trouve encore à Strasbourg, Büchner commence une intense activité d’écrivain, rédigeant un drame (La Mort de Danton), une nouvelle (Lenz), et traduisant des pièces de Victor Hugo. L’année suivante, il obtient un poste de professeur adjoint à la faculté de médecine à Zurich, où il est également privat-docent d’histoire naturelle (ses travaux s’étaient orientés vers la biologie). Il poursuit parallèlement à cela son activité d’écrivain, travaillant à une deuxième pièce de théâtre : Léonce et Léna. « Le jour je travaille avec le scalpel et la nuit avec les livres », écrit-il à son frère depuis Zurich en novembre 1836. Lorsqu’il contracte le typhus, au début de l’année 1837, Büchner est en train de travailler à son 3ème drame : Woyzeck. La vie de Büchner, mort à l’âge de 24 ans, aura été extrêmement brève. Et pourtant, ses trois pièces de théâtre (La Mort de Danton, Léonce et Lena et Woyzeck) en ont fait l’un des plus grands dramaturges de toute l’histoire du théâtre allemand : c’est un cas tout-à-fait exceptionnel ! Büchner réinvente les genres, mélange les traditions et se montre complètement visionnaire - en avance d’un siècle si l’on pense en particulier à l’utilisation de l’absurde dans Léonce et Lena, et au côté fragmentaire et discontinu de Woyzeck. Georg Büchner (1813-1837) A propos de Woyzeck (1836) Ce texte, en particulier, fait figure de véritable « météore » dans l’histoire du théâtre. Il ne sera publié qu’en 1879 dans une version très retravaillée (celle de l'éditeur Karl Emil Franzos), utilisée pour la première représentation de l'oeuvre à Munich en 1913. Büchner part d’un fait divers datant de l’année 1821 : à Leipzig, un dénommé Woyzeck tue sa maîtresse par jalousie (elle avait semble-t-il entretenu des relations avec des soldats de la garnison). Il sera décapité 3 ans plus tard, après un long procès documenté par les rapports médicaux, qui cherchaient à enquêter sur la personnalité du meurtrier. Un rapport du greffier tendait en effet à dire que le criminel n’était pas responsable : « son acte est à mettre en relation avec d’une part sa jeunesse difficile, son existence de laissé-pour-compte, les petits métiers (perruquier, infirmier, soldat, domestique, tailleur, manutentionnaire) que ses pérégrinations et les guerres de l’époque le conduisent à pratiquer sans se fixer sur aucun ; d’autre part, sa confusion mentale, ses fréquentes hallucinations, ses accès de jalousie, d’ailleurs justifiés par la conduite de la Woost qui « allait avec les soldats ». (Pierre Michot, « Du fait divers au livret d'opéra, Avant-Scène Opéra no 215, p. 82). Deux rapports psychiatriques consécutifs, toutefois (par le même médecin…), concluront à la culpabilité, Woyzeck ne pouvant être tenu pour dément. Le débat suscité par cette question de la culpabilité, des circonstances atténuantes, de la folie présumée de Woyzeck, contribuèrent à mobiliser les esprits, si bien que le médecin qui avait été mandaté comme expert publia son rapport dans une revue médicale. C’est ce rapport que Büchner eut entre les mains, à travers son père qui était aussi médecin et abonné à ladite revue. Le choix même pour héros d’un homme d’une classe sociale défavorisée, extrêmement pauvre, mentalement perturbé, allait tout à fait à contre-courant des codes en vigueur en 1830. Terriblement réaliste, la pièce de Büchner anticipe sur le naturalisme de la fin du 19ème siècle, et s’attaque violemment à l’idéalisme de son temps. Le langage de Büchner est très « cru », parfois même un peu « brut » - assez choquant pour les habitudes de l’époque. Composé de 27 fragments (mais ce nombre varie en fonction des éditions), Woyzeck pose des problèmes insolubles aux éditeurs : le manuscrit de Büchner est apparemment très difficile à déchiffrer (voir cicontre!), il y a plusieurs versions de certaines scènes, et en l’absence de numéros de scènes et de numéros de pages, il est même difficile de savoir quelle était la succession des scènes envisagée par l’auteur. D’autre part, comme Büchner est mort sans avoir mis le point final, l’œuvre reste ouverte : on ne sait pas comment il comptait terminer sa pièce. L’éditeur de la première version publiée (à travers laquelle Berg découvrit la pièce), Karl Emil Franzos, avait opté pour la noyade de Wozzeck, en ajoutant une didascalie. Mais Büchner envisageait certainement une autre fin : celle du fait divers dont il s’était inspiré (la condamnation à mort) ; ou peut-être aurait-il terminé par le froid constat anatomique du juge et du médecin, qui commentent le meurtre dans une scène laconique. Cf. « Georg Büchner's Woyzeck : an Interpretation », in Berg. Wozzeck, English National Opera Guide no 42, London, John Calder, p. 15. Ci-contre, une page du manuscrit de Büchner, avec une esquisse du Docteur et du Capitaine dans la marge. En-dehors même de la question de la fin ouverte, il faut souligner que son style fragmentaire, lacunaire, fait de Woyzeck une œuvre de conception dramatique très radicale. On est ici bien loin des règles « classiques » de la tragédie française - pour prendre un exemple de dramaturgie tout à fait opposé. Ni unité de temps (combien de jours s'écoulent ? La question reste ouverte, mais en tout cas l'action ne se produit évidemment pas en un seul jour), ni unité de lieu (on ne cesse de bouger d'un lieu à l'autre), ni unité d'action (les événements ne se suivent pas dans un ordre « logique »). Les scènes semblent souvent ne pas être liées les unes aux autres, et l'on pourrait tout à fait en permuter certaines : il n'y a pas de continuité narrative dans Woyzeck. Bien au contraire, la discontinuité règne : entre les scènes (absence de logique narrative), et à l’intérieur des scènes (les personnages sautent souvent « du coq à l'âne » en cours de dialogue, passant d'une idée à l'autre de façon abrupte). On peut parfois se poser la question de savoir ce qui, peut-être, est de l’ordre du rêve, de l’hallucination, du « flashback » ? Cette écriture semble faite pour dépeindre l'état de folie du personnage principal, mais aussi – tout compte fait – de plusieurs autres des personnages de la pièce, dont les préoccupations triviales, mêlées à de grandes envolées lyriques sur les sujets les plus graves (la religion, la médecine, la philosophie,...) provoquent des collisions à la fois drôles et inquiétantes. On frise bien souvent l'absurde... A propos de Wozzeck (1923) L’expressionnisme et le contexte viennois Il n’est pas étonnant que Berg se soit intéressé au texte de Büchner - un texte que sa modernité plaçait en avance d’un siècle sur son temps. Plusieurs paramètres peuvent expliquer les résonances de Berg avec la pièce de Büchner. Le compositeur la découvre en 1914, lors de sa première viennoise. Cette année, marquée par le début de la 1ère Guerre Mondiale, est tristement célèbre dans l'histoire. Le départ de Berg comme soldat l'empêche d'ailleurs de poursuivre le travail amorcé sur le livret. Par la suite, le compositeur sera contrait de travailler 3 ans durant au Ministère de la Guerre, à Vienne, sous les ordres d'un chef faisant furieusement penser au Capitaine de Wozzeck. Au niveau artistique, nous sommes alors au cœur de la période dite de l’expressionnisme - un mouvement qu’on situe généralement entre les années 1905 et 1920-25 (quoiqu’on puisse encore rattacher des œuvres plus tardives à ce mouvement, et qu’on emploie parfois le terme d’« expressionniste » pour qualifier l’esthétique d’œuvres antérieures à 1905). L'expressionnisme touche toutes les disciplines artistiques de ce début de siècle : en particulier la peinture, mais aussi l’architecture, la littérature, le théâtre, le cinéma, la musique, la danse… Parmi les oeuvres que l'on rattache à ce courant, Wozzeck occupe une place centrale, tout comme Erwartung ou Die glückliche Hand, les deux monodrames de Schoenberg cités par Berg dans l’article ci-dessus, et tout comme le 2 opéra de Berg : Lulu. ème Vienne - où travaille le fondateur de la psychanalyse, un certain Sigmund Freud... - est l’une des capitales de ce mouvement qui s’intéresse passionnément, mais avec angoisse, au phénomène de l’inconscient et aux méandres de l’âme humaine. Puisant ses racines dans un romantisme et un post-romantisme exacerbés, l’expressionnisme prône la subjectivité, cherchant à déformer la réalité plutôt qu’à la reproduire, pour provoquer chez le spectateur des réactions émotionnelles. Ce courant naît parallèlement à l’invention de la photographie : la peinture - notamment - renforce alors sa dimension subjective face aux nouveaux moyens de reproduire la réalité. Les artistes expressionnistes recherchent avant tout la plus grande intensité expressive possible. D’une esthétique violente et tourmentée, l’expressionnisme témoigne du malaise profond qui s’installe en Europe avant et après la 1 Guerre mondiale. Il contient une forte dimension de critique sociale. Il paraît évident que la pièce de Büchner dut profondément marquer les artistes allemands et viennois qui la découvraient à la veille de la guerre, dans un contexte social et politique très tendu. ère « Le Cri » d’Edvard Munch fait bien apparaître cette tendance à déformer la réalité pour en donner une vision angoissante et atteindre à un maximum d’expressivité. En outre, le sujet même de ce tableau symbolise par excellence l’expression d’une subjectivité exacerbée, en proie au malaise et à la révolte. Arnold Schoenberg, Autoportrait (1910) Edvard Munch, « Le Cri » (1893) Le terme d’« expressionniste » est utilisé pour la première fois en 1911, lors d’une exposition à Berlin regroupant des artistes allemands d’avantgarde. Deux groupes d’artistes seront étroitement associés à l’expressionnisme : « Die Brücke » (fondé en 1905) et « Der Blaue Reiter » (fondé en 1912), dont Kandinsky faisait partie. Oskar Kokoschka, « La Fiancée du vent ou La Tempête » (1914) (aussi une représentation de la relation de l'artiste avec Alma Mahler) Oskar Kokoschka, Alma Mahler et Kokoschka (1913) A Vienne, on peut citer Egon Schiele et Oskar Kokoschka, qui comptent parmi les artistes « expressionnistes » les plus fameux. Sujets torturés, angoissés, réalité déformée, exagération, couleurs vives et contrastes violents, érotisme morbide, vision du monde tourmentée et révoltée… Voici les traits qui caractérisent les œuvres que l'on rattache généralement au courant expressionniste. Almanach du « Blaue Reiter » Vassily Kandinsky, « Fugue » (1914) Le contact de plus en plus fécond et rapproché entre les différentes disciplines artistiques est aussi l’une des caractéristiques - non seulement de l’expressionnisme, mais de toute cette période en règle générale (dès le tournant du siècle, avec le mouvement symboliste). Ainsi, témoin des liens très resserrés entre le mouvement expressionniste en peinture et la deuxième école de Vienne, l’almanach du « Blaue Reiter » publie des articles et œuvres de Schoenberg. La correspondance entre Kandinsky et Schoenberg, et le passage simultané à l’abstraction en peinture et à l’atonalité en musique est un autre exemple fameux, dans l’histoire de l’art au 20 siècle, des corrélations étroites et recherches croisées entre les arts. ème Alban Berg (1885-1935) Lorsque Schoenberg peint le portrait de Berg ci-contre, en 1910, le jeune homme est son élève depuis 6 ans. C’est en 1904 en effet que Berg avait frappé à la porte de Schoenberg, poussé par son frère et sa sœur qui avaient lu une petite annonce dans le journal selon laquelle Schoenberg dispensait des cours privés de musique. A cette époque Berg, qui n’avait que 19 ans, était un amateur enthousiaste, mais n'avait reçu des leçons de piano que dans un cadre tout à fait privé et domestique. Il composait pourtant déjà des lieder – des dizaines de lieder –, témoins de son engouement très précoce pour le rapport texte-musique. Berg avait alors semble-t-il un profil très peu « scolaire », lui qui avait dû doubler par deux fois ses années d’école. Avec Schoenberg - dont les qualités pédagogiques devaient être tout à fait hors du commun - Berg va apprendre l’harmonie, le contrepoint et la théorie musicale, et commencer à exercer professionnellement le métier de compositeur. En 7 ans, sa personnalité et son originalité s’affirment de façon incroyable : sa première Sonate pour piano en 1 mouvement (opus 1), les Vier Lieder opus 2, le Quatuor opus 3, témoignent de la maturité à laquelle Berg est parvenue en un temps record. En 1911, Schoenberg part pour Berlin, et il interrompt provisoirement son enseignement. Mais la relation qui unit Berg à son professeur restera toujours extrêmement importante (si ce n’est facile) pour lui, et l’élève témoignera au maître un attachement et une fidélité très grandes. Au cours de ses années de formation, Berg acquiert une grande maîtrise de la forme, du développement et du travail thématique (un principe absolument central pour Schoenberg - héritage manifeste de la grande tradition germanique de Beethoven à Brahms), une parfaite connaissance du contrepoint et des procédés contrapuntiques (Berg affectionne particulièrement les structures en palindromes et en rétrogrades, ainsi que toutes ce genre d'astuces, typiques de l’écriture contrapuntique). Il enrichit son harmonie d'un chromatisme audacieux, et fait ses premiers pas dans le domaine non tonal (Schoenberg franchit lui-même ce pas dans ces mêmes années). Lorsque le maître part pour Berlin et que Berg goûte à ses premières années de « liberté », découvrant la musique de Mahler (Das Lied von der Erde, notamment, qui lui inspirera les Altenberg-lieder pour orchestre), nous ne sommes pas si loin de son premier contact avec Woyzeck. A cette époque, le compositeur profite pleinement de l'extraordinaire richesse de la vie culturelle viennoise. Il côtoie Zemlinsky et Schreker, le poète Peter Altenberg, le peintre Gustav Klimt, l'écrivain Karl Kraus, l’architecte Adolf Loos et d’autres personnalités éminentes de la vie artistique viennoise de cette époque. Très ouvert sur les autres disciplines artistiques et sur tous les mouvements de son époque, il est passionné par la littérature et le théâtre. C’est en 1914 qu’il découvre la pièce de Büchner, donnée à Vienne peu après sa création munichoise. Lorsque Schoenberg rentre à Vienne en 1918, Berg va cacher à son maître qu’il travaille à Wozzeck : Schoenberg avait jugé cette pièce inadaptée à l’opéra, allant jusqu’à dire que le nom de Wozzeck était inchantable ! (cf. English Opera Guide, p. 11) Schoenberg, dans Le style et l’idée (Paris, Buchet/Chastel, 1977, p. 372) : « Pour dire à quel point je fus surpris lorsque cet adolescent timide au cœur tendre s’engagea dans une aventure qui paraissait condamnée au désastre : la mise en chantier de Wozzeck : drame d’une action si tragique qu’il semblait exclu qu’on pût le mettre en musique. Objection plus grave : l’action comportait des scènes de la vie de tous les jours, en contradiction avec les canons de l’opéra qui reposaient encore sur l’emploi de costumes de théâtre et de personnages conventionnels. Et pourtant Alban Berg réussit. Wozzeck fut un des plus grands succès qu’ait connu l’opéra. » Genèse de l’œuvre La genèse de Wozzeck fut longue et souvent interrompue. On ne sait pas très bien quand situer le début du travail sur Wozzeck. Un témoignage tendrait à dire que Berg avait immédiatement jeté quelques idées sur le papier, sous le choc de la découverte de cette pièce (cela nous situerait au mois de mai 1914). Il semble en tout cas que Berg travaille déjà à cette partition lorsqu’il est recruté dans l’infanterie, en 1915. Fort heureusement, sa santé ne lui permet pas de poursuivre son activité de soldat (il souffre d'une bronchite asthmatique) et il retourne à Vienne, où il se voit obligé de servir durant près de 3 ans au Ministère de la Guerre, sous la direction d’un affreux supérieur qui est aussi un imbécile et un ivrogne (selon les mots de Berg luimême, cités par l'English Opera Guide, p. 11). Tâche humiliante, dont Berg ressort avec une empathie encore plus profonde pour son héros Wozzeck. Le compositeur a d’ailleurs repris le travail sur son opéra, tant bien que mal, au cours de l’année 1917, tout en travaillant de 8h à 18h dans l’administration. En 1918, Berg est pris par l’organisation d’une série de concerts pour Schoenberg. Le travail sur Wozzeck ralentit de nouveau. C'est finalement au printemps 1922 que Berg achève de terminer la partition orchestre. Il publie à ses frais, en 1923, la partition chant-piano. En 1924, quelques extraits de scènes sont donnés à Francfort, et en 1925, Erich Kleiber, à Berlin (à la Staatsoper Unter den Linden), décide de prendre le risque de créer Wozzeck. Nous l'avons déjà dit : il faudra 34 répétitions d’orchestre pour arriver à la première, le 14 décembre 1925 !