Veuvage précoce et différences de genre
Isabelle Delaunay-Berdaï Doctorante à l’École des hautes études en sciences
sociales, sous la direction scientifique d’Irène Théry.
En France, chaque année, environ 24 000 fem-
mes de moins de 55 ans perdent leur conjoint
par décès, contre 6 000 hommes. De manière
générale, le veuvage précoce concerne 360 000
personnes, parmi lesquelles on dénombre près
de 80 % de femmes. Ces chiffres traduisent un
phénomène important, dans lequel existe une
forte composante sexuée. Pourtant, si la surmorta-
lité masculine est bien connue des démographes
et des épidémiologistes, le veuvage précoce reste
un phénomène mal connu, voire oublié. Or, cet
oubli pose question. En effet, en oubliant le
veuvage précoce, on fait disparaître du champ
d’interrogation sociologique un questionnement
sur la dimension du genre qui lui est étroitement
lié : à savoir, les inégalités entre les hommes et les
femmes apparaissant lors d’un veuvage précoce.
Dans cet article, l’auteure se livre donc à une
lecture sexuée du phénomène pour comprendre
en quoi le veuvage précoce peut être révélateur,
voire créateur, de différences profondes, sinon
d’inégalités entre hommes et femmes.
En matière de veuvage, la France est terre d’ex-
trêmes et de paradoxes. D’extrêmes, à plusieurs
titres : d’abord parce que les femmes y bénéficient
de l’espérance de vie à la naissance la plus élevée
au monde après les Japonaises (Pison, 2003).
Ensuite, parce que l’écart de l’espérance de vie
entre hommes et femmes est le plus important
d’Europe. À cela, deux facteurs : non seulement,
en France, les femmes vivent en moyenne plus
longtemps qu’ailleurs, mais le risque de mourir
avant de vieillir est encore très présent. En effet, la
surmortalité des hommes avant 65 ans est la plus
élevée d’Europe. Elle place même la France au
trente-deuxième rang mondial pour ce qui est de
l’espérance de vie des hommes avant 65 ans, loin
derrière des pays tels que l’Australie, les pays du
Golfe persique, Cuba ou le Chili.
Cette surmortalité masculine prématurée engen-
dre un important phénomène de veuvage précoce,
de veuvage précoce féminin notamment : selon
l’enquête Étude de l’histoire familiale (EHF99)
menée par l’Institut national des études démogra-
phiques en 1999, en France, 360 000 personnes
veuves sont âgées de moins de 55 ans. Parmi elles,
290 000 sont des femmes, ce qui signifie que
près de 80 % des jeunes veufs sont en fait de
jeunes veuves. À tous âges, ce constat se vérifie et
s’accentue même chez les 25-30 ans : on compte
neuf jeunes veuves pour un jeune veuf.
Un phénomène de grande ampleur mais
mal connu
Chaque année, environ 24 000 femmes de moins
de 55 ans perdent leur conjoint par décès, contre
6 000 hommes. Ces chiffres révèlent un phéno-
mène de grande ampleur et traduisent que l’un
des « attributs » majeurs du veuvage précoce est,
pour reprendre Philippe Alonzo (2005), le « sexe
féminin ». Pourtant, et là réside le paradoxe
français, si la surmortalité masculine est bien
connue des démographes (Monteil et Robert-
Bobée, 2005) et des épidémiologistes (Bovet et al.,
2003 ; Organisation mondiale de la Santé, 2000),
le veuvage précoce reste un phénomène mal
connu, voire oublié. Or, cet oubli pose question.
En effet, on part de l’idée qu’en oubliant le veu-
vage précoce on fait disparaître du champ d’inter-
rogation sociologique un questionnement sur la
dimension du genre qui lui est étroitement lié : à
savoir, les inégalités entre les hommes et les femmes
qui apparaissent lors d’un veuvage précoce.
Dans cet article, il s’agit donc de se livrer à une
lecture sexuée du phénomène pour comprendre
en quoi le veuvage précoce peut être révélateur,
voire créateur, de différences profondes, sinon
d’inégalités entre hommes et femmes. Mais, avant
de répondre à ces questions, on s’intéressera à la
façon dont se pose la question du veuvage
précoce : au centre de beaucoup d’idées reçues
sur le veuvage précoce, figure sa régression
spectaculaire. Or, les chiffres cités supra infirment
ce jugement. On fait l’hypothèse que l’oubli et
l’effacement du veuvage précoce résultent de la
Recherches et Prévisions n° 85 - septembre 2006
29 Modes de vie
non-modernisation des catégories statistiques
« veuvage » et « veuf-veuve » (Delaunay-Berdaï,
2004). On reviendra donc sur cette notion de
« veuvage » ainsi que sur le seuil conventionnel
que l’on a retenu pour établir la précocité. À ce
titre, cet article reprend certains des développe-
ments d’une précédente publication réalisée grâce
à l’INED sur le thème du veuvage précoce
(Delaunay-Berdaï et Théry (dir.), 2005).
Interroger la catégorie « veuvage »
On s’intéressera ensuite à ce que le veuvage pré-
coce révèle du traitement de la distinction de sexe
et des différences. Les différences entre veuvage
précoce féminin et masculin seront alors exa-
minées. En effet, introduire la question du veuvage
précoce dans le cadre d’une analyse des rapports
sociaux de sexe revient à se demander si deux
groupes différenciés en fonction du sexe se dépar-
tagent en termes de situation familiale (parcours
biographique, remise en couple ou non, nombre
d’enfants, nombre de beaux-enfants), de situation
professionnelle (emploi ou chômage, apparte-
nance sociale) et de situation économique. Cet
éclairage est rendu possible par l’exploitation de
l’enquête EHF99 appariée au recensement de la
population de 1999. L’EHF99 permet, en effet, une
approche fondée sur une « sociologie de la dimen-
sion sexuée de la vie sociale » (Théry, 2005) en
interrogeant pour la première fois des hommes et
des femmes : la variable du sexe se révèle essen-
tielle en matière de veuvage précoce tant la
surmortalité aux âges jeunes affecte d’abord les
hommes.
Depuis 1968, les différents recensements réali-
sés établissent des statistiques portant sur le veu-
vage en se fondant sur l’état civil : pour qu’une
personne soit considérée comme « veuve », il
faut qu’elle ait été mariée. Cette approche
ignore les ruptures par décès de couples non
mariés : dans les statistiques, elles sont assimi-
lées à des situations de célibat (éventuellement
avec enfants à charge). Les anciens concubins
dont le conjoint est décédé disparaissent ainsi
dans la catégorie des célibataires. Étant donné la
fréquence du concubinage dans les nouvelles
générations, ce traitement statistique a minoré
inévitablement les veuvages précoces et a contri-
bué à donner une image du veuvage en décalage
avec la réalité contemporaine. En outre, pour
qu’un individu soit considéré comme veuf au
regard de l’état civil, il faut également qu’il ne
soit pas remarié. S’il y a remariage, l’expérience
du veuvage est « oubliée » par les études statis-
tiques qui suivent cette définition. En revanche,
en cas de concubinage après un veuvage, ces
mêmes études, à l’instar de l’état civil, consi-
dèrent toujours la personne comme veuve sans
tenir compte de sa remise en couple. Or, la
probabilité de remariage est d’autant plus grande
que le survivant est jeune : cette définition du
« veuf » minore également, indirectement, l’évé-
nement biographique qu’est la perte précoce
d’un conjoint, « effacée » par le remariage
ultérieur.
Par ailleurs, l’émergence de la catégorie nouvelle
des « familles monoparentales » – source incontes-
table de progrès de l’analyse sociodémo-
graphique – a aussi indirectement contribué à
minorer le phénomène du veuvage précoce. En
effet, plus les familles monoparentales ont aug-
menté en raison des divorces et des séparations,
plus le veuvage précoce a diminué fortement en
proportions, ne représentant qu’une part désor-
mais mineure de l’origine des familles mono-
parentales (Algava, 2003). Or, cette régression en
pourcentage contraste avec les chiffres de la
surmortalité précoce, qui sont restés stables
(Bovet et al., 2003). Contrairement à une idée
largement répandue, on peut donc supposer que
le veuvage – en chiffres absolus – n’a pas régressé
fortement comme facteur de monoparentalité.
Cette absence de modernisation de la catégorie
« veuvage » est paradoxale alors que les catégories
statistiques et de l’analyse sociodémographique
ont évolué pour s’adapter aux transformations du
couple contemporain.
Une catégorie restée hors du temps
Les chercheurs ont ainsi élargi la notion de
« couple » aux situations de fait (concubinage,
voire couples non cohabitants), créant de nou-
velles catégories de pensée et d’analyse pour
rendre compte de différents phénomènes : qu’il
s’agisse de la complexité des évolutions du lien
familial, des transformations du couple (Léridon
et Villeneuve-Gokalp, 1994 ; Toulemon, 1996 ;
Prioux, 1994), et des transformations du droit
du concubinage et de la famille naturelle
(Dekeuwer-Defossez 1999), de ses deux formes
de ruptures (par divorce ou séparation de fait)
avec l’essor du démariage (Théry, 1996) et des
familles recomposées par remariage ou reconcubi-
nage (Théry, 1987 ; Meulders-Klein et Théry,
1995 ; Legall et Martin, 1987 ; Valetas, 2001).
Or, cet effort de modernisation reste encore à
accomplir quand le couple est rompu par décès.
Tout se passe comme si le veuvage était resté
hors du temps, sans liens et causes avec le
couple. En effet, dans le cas du veuvage, la pré-
valence des catégories de l’état civil est entière et
les enquêtes quantitatives ne saisissent le veu-
vage que comme un état supposant à la fois un
mariage antérieur et l’absence de remariage.
Recherches et Prévisions n° 85 - septembre 2006
30 Modes de vie
Mesurer la rupture du couple par décès dans le
contexte d’une évolution majeure des comporte-
ments conjugaux et familiaux et, au-delà, analyser
la spécificité du veuvage précoce au plan démo-
graphique et sociologique supposent d’élaborer de
nouvelles catégories d’appréhension du phéno-
mène de perte d’un conjoint. Ainsi, on propose
d’élargir la catégorie du « veuvage » à toutes les
situations de rupture du couple par décès, qu’il
s’agisse d’un couple de personnes mariées ou de
cohabitants. Le terme de « veuvage » se voit donc
appliquer la logique qui a présidé à l’emploi actuel
des mots « couple » et « conjoints ». Auparavant
utilisés pour désigner les seules personnes mariées,
ils ont vu leur acception s’étendre aux autres
formes de conjugalité. À l’intérieur de la catégorie
générale du « couple », on distingue aujourd’hui le
« couple marié » et le « couple cohabitant ».
Cette catégorie devrait inclure également les nou-
veaux « couples non cohabitants » et les couples
pacsés ainsi que les couples de même sexe coha-
bitants, non cohabitants et pacsés, que l’enquête
EHF99 ne permet pas de repérer (Toulemon et al.,
2005).
Par ailleurs, cette approche plus large conduit à
distinguer désormais le veuvage comme événe-
ment biographique et la situation issue de cet
événement. On propose donc de définir l’expé-
rience du veuvage comme « l’événement biogra-
phique qu’est pour un individu le décès de son
conjoint, marié ou non ». Cette définition permet,
comme on le fait pour les divorces et les sépara-
tions, de comptabiliser les veufs, indépendamment
de leur situation ultérieure. Quant à la situation
issue de cet événement, on propose de l’appré-
hender à travers la catégorie générique de « veuf-
veuve » désignant : « toute personne ayant perdu
un conjoint » (comme on nomme, dans certaines
enquêtes, « divorcé » toute personne ayant fait
l’expérience du divorce).
Ne pas considérer le veuvage précoce
comme une catégorie d’état civil
Chacun sent qu’il est très différent de perdre son
conjoint à 30, 50, 70 ou 90 ans. Pourtant,
aujourd’hui, il n’existe pas de catégorie « veu-
vage précoce ». En considérant le veuvage
comme une expérience biographique et non plus
comme une catégorie d’état civil, la précocité
sera définie en référence à un seuil d’âge conven-
tionnel du survivant au moment du décès de son
conjoint. À l’instar de la définition convention-
nelle du décès précoce et de la mortalité préma-
turée utilisée par l’Organisation mondiale de la
Santé (2000) et l’INSERM (Bovet et al, 2003), il est
nécessaire d’avoir d’une définition convention-
nelle du veuvage précoce pour identifier une réa-
lité sociodémographique et pouvoir également
envisager ses problématiques propres. Plusieurs
seuils peuvent être envisagés, la précocité n’exis-
tant pas « en soi ». L’approche visant avant tout à
proposer une définition qui puisse être utile et
pertinente pour l’analyse des problèmes sociaux
posés par le décès prématuré au conjoint survi-
vant, on fixe à 55 ans l’âge en deçà duquel on
qualifie le veuvage de « précoce ». Cette appro-
che peut paraître limitative au regard du seuil de
surmortalité prématurée (65 ans). Cependant, elle
a l’intérêt de correspondre à une donnée essen-
tielle des politiques sociales en matière de droits
à réversion (1). Les systèmes sociaux construisent
la précocité par différence avec le veuvage « normal »
(normalement pris en compte) : l’analyse de cette
construction et de ses effets paraît centrale
aujourd’hui.
La question des droits sociaux dérivés se
pose
Dans le cas du veuvage de personnes âgées de
moins de 55 ans, les systèmes de protection
sociale obligatoire, de base et complémentaires,
sont très restrictifs pour les veufs et les veuves de
salariés (les régimes spéciaux sont volontaire-
ment exclus de cette analyse). Le veuvage avant
55 ans pose très concrètement la question des
droits sociaux dérivés auxquels les conjoints
survivants peuvent recourir pour faire face finan-
cièrement : ceux pour lesquels leur propre
conjoint décédé a cotisé précisément au cas où il
mourrait prématurément, à savoir avant l’âge de
la retraite et l’entrée en jouissance de ses droits à
pension.
Alors que les veufs et veuves âgés de plus de
55 ans peuvent percevoir une retraite personnelle,
cumulée ou non avec une retraite de réversion de
la Sécurité sociale (CNAV) et/ou une pension de
réversion des régimes de retraite complémentaires
[60 ans pour l’AGIRC à taux plein (2), 55 ans pour
l’ARRCO], la situation des jeunes veufs et des
jeunes veuves est différente. S’ils peuvent désormais
Recherches et Prévisions n° 85 - septembre 2006
31 Modes de vie
(1) La réforme des droits à réversion intervenue en 2004 ne concerne que le régime général. Dans les régimes de retraites
complémentaires dont relèvent les salariés du secteur privé, soit 68 % des actifs, la limite d’âge de 55 ans en cas de réversion
existe toujours actuellement.
(2) Dans le régime de l’Agirc, les conjoints survivants ont droit à une allocation de réversion à l’âge 60 ans. S’il leur est
également possible de demander la réversion dès 55 ans, celle-ci est minorée excepté si l’intéressé(e) bénéficie de la pension
de réversion du régime de base de la sécurité sociale, ou du régime agricole ou du régime minier.
chiffres ne sont pas surprenants : l’union libre
est plus fréquente aux âges jeunes et dans les
nouvelles générations (Mazuy et Toulemon,
2001).
Le veuvage précoce a donc suivi les transfor-
mations de la conjugalité. Ces évolutions sont
symétriques pour les hommes et les femmes.
On dénombre, en effet, des pourcentages de
concubins (21 %) et de gens (re)mariés (79 %)
équivalents chez les jeunes veufs dans les deux
sexes. Cette nouvelle catégorie de « veuvage »
fait également apparaître l’importance numé-
rique des jeunes veuves. En 1999, la France a
compté 290 000 femmes veuves âgées de
moins de 55 ans. Ce chiffre graviterait autour
de 200 000 selon les statistiques fondées sur
l’état civil. Le veuvage précoce féminin apparaît
comme un phénomène majeur et les jeunes
veuves comme une population importante
numériquement parlant. Cette catégorie de veu-
vage ouvre donc des perspectives d’analyse :
elle donne des outils pour « penser la diffé-
rence » (Héritier, 1996) en étudiant le traite-
ment de la distinction de sexe dans la société
contemporaine française.
Les résultats de l’EHF99 montrent que le veuvage
précoce intervient dans les couples à un moment
où la division traditionnelle des rôles sexués est
fortement marquée en raison de la fondation de
la famille et de la naissance des enfants. Parmi
les jeunes veufs, 90 % ont eu des enfants avec le
décédé. Le veuvage précoce frappe des couples
de personnes jeunes. Près du quart des veuvages
est intervenu alors que le survivant était âgé de
moins de 30 ans, 16,5 % alors qu’il avait entre
percevoir une retraite de réversion du régime de
base, en revanche, l’octroi des pensions de réver-
sion des régimes de retraite complémentaires est
réservé uniquement aux jeunes veufs ayant au
moins deux enfants à charge au moment du décès.
Or, si ces veufs avaient vécu leur veuvage après
l’âge de 55 ans, ces conditions ne leur auraient
pas été appliquées. Par ailleurs, tous ces droits
sont refusés aux veufs ayant perdu un conjoint
avec lequel ils n’étaient pas mariés (y compris
dans le régime général).
Une nouvelle visibilité pour un
phénomène ancien et oublié
Cette nouvelle catégorie de « veuvage » a pour
fonction de rendre visible une grande proportion
de veufs habituellement oubliés des statistiques.
Ainsi, en 1999, 3,8 millions de personnes sont
considérées comme veuves au sens de l’état civil.
Or, ce chiffre ne rend pas compte du nombre de
personnes qui ont fait l’expérience du veuvage au
cours de leur vie, autrement dit qui ont perdu un
conjoint, que celui-ci ait été un époux ou un
concubin, et ce quelle que soit la vie ultérieure du
survivant (solitude ou remise en couple) : le nom-
bre effectif de veufs et de veuves en France s’éta-
blit en réalité à 4,68 millions. Ainsi, 23,1 % des
ruptures du couple par décès n’apparaissent pas
dans les statistiques habituelles, soit 880 000 per-
sonnes. Combien les jeunes veufs sont-ils dans cet
ensemble ? En se limitant à la définition du
veuvage au sens de l’état civil, on comptabili-
serait 240 000 jeunes veufs âgés de moins de
55 ans en 1999. La catégorie modernisée de veu-
vage fait apparaître 120 000 personnes supplé-
mentaires, soit 33 % du total réel des jeunes
veufs : 360 000 personnes. Parmi ces 120 000 per-
sonnes, 67 % ont perdu un concubin et 33 % se
sont (re)mariées.
Cette nouvelle catégorie permet donc de prendre
la mesure des évolutions de la conjugalité avec
l’essor du concubinage et du démariage. À ce
titre, le veuvage précoce agit comme un révéla-
teur des évolutions sociologiques en France. Elle
souligne l’importance de l’union libre et le fait
que désormais « la famille cesse de se confondre
avec la famille mariage » (Théry, 2005). En effet,
plus d’un jeune veuf sur cinq vivait en concubi-
nage au moment du décès. Supérieure à celle
habituellement constatée parmi les couples (soit
un sur six : 17,6 %) (Mazuy et Toulemon, 2001),
cette proportion s’explique notamment par le fait
que les jeunes veufs appartiennent aux classes
d’âges marquées par la cohabitation hors
mariage. En règle générale, plus les conjoints sur-
vivants étaient jeunes lors du décès, plus la pro-
portion de concubins est élevée (tableau 1). Ces
Recherches et Prévisions n° 85 - septembre 2006
32 Modes de vie
Âge du jeune veuf
au décès
du conjoint
Mariés avec le
conjoint décédé
En concubinage
avec le conjoint
décédé
Effectifs %Effectifs %
Moins de 20 ans 2 600 66,6 1 300 33,3
20-24 ans 21 500 69,6 9 400 30,4
25-29 ans 33 900 70,7 14 000 29,3
30-34 ans 47 100 78,9 12 600 21,1
35-39 ans 53 600 81,6 12 100 18,4
40-44 ans 54 800 84 10 500 16
45-49 ans 53 200 83,1 10 800 16,9
50-54 ans 18 200 78,1 5 100 21,9
Total 284 000 78,9 76 000 21,1
Tableau 1
Nombres et proportions de jeunes veufs en
concubinage ou mariés avec le conjoint décédé
Source : INSEE – Enquête Étude de l’histoire familiale, 1999.
Exploitation : Isabelle Delaunay-Berdaï
Champ : jeunes veufs.
30 et 35 ans. Autrement dit, quatre personnes
sur dix avaient moins de 35 ans au moment du
décès. Dans les tranches d’âges suivantes,
18,2 % des conjoints survivants avaient entre
35 ans et 39 ans au décès et 17,9 % entre
40 ans et 45 ans. Ainsi, les trois quarts des
veufs âgés de moins de 55 ans en 1999 le sont
devenus alors qu’ils avaient moins de 45 ans
(tableau 2) (3). Le veuvage précoce intervient
également au sein de couples avec enfants. Les
jeunes veufs ont fréquemment eu des enfants
avec leur conjoint décédé : c’est le cas de neuf
sur dix d’entre eux. Beaucoup de ces enfants
ont vécu le décès de leur parent alors qu’ils
étaient très jeunes : plus de 40 % étaient âgés
de moins de 3 ans.
Le veuvage précoce révèle
des différences de genre importantes
L’hypothèse est donc que le veuvage précoce qui
intervient dans les couples aux âges jeunes
révèle des différences de genres d’autant plus
importantes qu’il se produit alors que les
rapports de couple sont fondés sur une asymétrie
des rôles, et ce contrairement au veuvage du
troisième et du quatrième âge qui survient alors
qu’on constate une relative « indifférenciation
des sexes à la vieillesse » (Attias-Donfut, 2001).
En effet, « les contraintes sociales qui façonnent
les comportements féminins ou masculins se
desserrent dans le contexte de la retraite ». Cela
ne signifie pas une uniformisation des comporte-
ments des veufs et des veuves âgé(e)s. Simplement,
une plus grande liberté peut favoriser une « hété-
rogénéité interindividuelle des comportements et
des types de personnalités » (Attias-Donfut,
2001). Par ailleurs, le rapprochement des genres
à la vieillesse peut également être attribué à une
plus grande disponibilité des hommes et à une
nouvelle répartition des tâches les impliquant
davantage dans la vie domestique (Caradec,
1996). En outre, le veuvage précoce peut égale-
ment agir comme un révélateur des rapports iné-
galitaires que continuent d’entretenir de nom-
breux couples, y compris envers et contre
eux-mêmes. Une forte différenciation sexuée
gouverne au sein des couples les relations maté-
rielles et financières (Singly, 2002). La spécia-
lisation des rôles et l’inégal partage des tâches
s’aggravent avec l’arrivée des enfants. La pré-
sence d’enfants modifie aussi les comportements
d’activité professionnelle dans un sens inverse
pour les hommes et pour les femmes : la pré-
sence de jeunes enfants se traduit par une aug-
mentation du temps de travail professionnel (et
non du travail domestique) chez les pères et par
une diminution de celui de la mère (Puech,
2005). L’exploitation de l’enquête EHF99 fait
apparaître une asymétrie très nette des temps de
travail des hommes et des femmes : parmi ceux
qui occupent un emploi, 94,4 % des hommes
âgés de moins de 55 ans travaillent à temps
complet. Et, en cas de présence d’enfants, cette
fréquence augmente pour concerner 96,7 % des
hommes. À l’inverse, le travail à temps partiel est
beaucoup plus fréquent chez les femmes âgées
de moins de 55 ans : il concerne 31,5 % de celles
qui ont un emploi. On constate également qu’en
cas de présence d’enfants, la fréquence des
temps partiels chez les femmes augmente de 3 %.
Ces chiffres traduisent une économie des rapports
domestiques qui n’a pas forcément été trans-
formée en profondeur par l’amélioration de la
position sociale des femmes dans le couple
(Blöss, 2001). Les mères de famille cumulent très
fréquemment activité professionnelle et activité
familiale. Cette superposition des rôles, avec les
multiples injonctions contradictoires qu’elle
nourrit, génère une moindre possibilité d’impli-
cation professionnelle qui se cumule aux nom-
breuses difficultés que les femmes rencontrent
dans le monde du travail (Daune-Richard, 2001).
Par ailleurs, certains facteurs contribuent à rendre
le partage des tâches inégalitaires en minorant le
pouvoir de négociation des femmes : statut de
non-salarié, absence d’activité professionnelle,
faible niveau d’étude (Brousse, 1999).
Recherches et Prévisions n° 85 - septembre 2006
33 Modes de vie
(3) Calculés selon l’âge du survivant lors du décès, ces effectifs de jeunes veufs reflètent l’ampleur du veuvage précoce dans
les jeunes générations. Mais ils se font également l’écho de la taille différentielle des générations : si on constate un nombre
beaucoup moins élevé de jeunes veufs nés avant 1950, c’est aussi parce que ces générations sont moins nombreuses que les
suivantes, les générations nombreuses du baby-boom.
Âge au décès
du jeune veuf Effectifs
des jeunes veufs
Moins de 20 ans 3 900
20-24 ans 30 900
25-29 ans 47 900
30-34 ans 59 700
35-39 ans 65 700
40-44 ans 65 300
45-49 ans 64 000
50-54 ans 23 300
Total 360 000
Tableau 2
Âge au décès des jeunes veufs
Source : INSEE – Enquête Étude de l’histoire familiale, 1999.
Exploitation : Isabelle Delaunay-Berdaï
Champ : jeunes veufs.
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