non-modernisation des catégories statistiques
« veuvage » et « veuf-veuve » (Delaunay-Berdaï,
2004). On reviendra donc sur cette notion de
« veuvage » ainsi que sur le seuil conventionnel
que l’on a retenu pour établir la précocité. À ce
titre, cet article reprend certains des développe-
ments d’une précédente publication réalisée grâce
à l’INED sur le thème du veuvage précoce
(Delaunay-Berdaï et Théry (dir.), 2005).
Interroger la catégorie « veuvage »
On s’intéressera ensuite à ce que le veuvage pré-
coce révèle du traitement de la distinction de sexe
et des différences. Les différences entre veuvage
précoce féminin et masculin seront alors exa-
minées. En effet, introduire la question du veuvage
précoce dans le cadre d’une analyse des rapports
sociaux de sexe revient à se demander si deux
groupes différenciés en fonction du sexe se dépar-
tagent en termes de situation familiale (parcours
biographique, remise en couple ou non, nombre
d’enfants, nombre de beaux-enfants), de situation
professionnelle (emploi ou chômage, apparte-
nance sociale) et de situation économique. Cet
éclairage est rendu possible par l’exploitation de
l’enquête EHF99 appariée au recensement de la
population de 1999. L’EHF99 permet, en effet, une
approche fondée sur une « sociologie de la dimen-
sion sexuée de la vie sociale » (Théry, 2005) en
interrogeant pour la première fois des hommes et
des femmes : la variable du sexe se révèle essen-
tielle en matière de veuvage précoce tant la
surmortalité aux âges jeunes affecte d’abord les
hommes.
Depuis 1968, les différents recensements réali-
sés établissent des statistiques portant sur le veu-
vage en se fondant sur l’état civil : pour qu’une
personne soit considérée comme « veuve », il
faut qu’elle ait été mariée. Cette approche
ignore les ruptures par décès de couples non
mariés : dans les statistiques, elles sont assimi-
lées à des situations de célibat (éventuellement
avec enfants à charge). Les anciens concubins
dont le conjoint est décédé disparaissent ainsi
dans la catégorie des célibataires. Étant donné la
fréquence du concubinage dans les nouvelles
générations, ce traitement statistique a minoré
inévitablement les veuvages précoces et a contri-
bué à donner une image du veuvage en décalage
avec la réalité contemporaine. En outre, pour
qu’un individu soit considéré comme veuf au
regard de l’état civil, il faut également qu’il ne
soit pas remarié. S’il y a remariage, l’expérience
du veuvage est « oubliée » par les études statis-
tiques qui suivent cette définition. En revanche,
en cas de concubinage après un veuvage, ces
mêmes études, à l’instar de l’état civil, consi-
dèrent toujours la personne comme veuve sans
tenir compte de sa remise en couple. Or, la
probabilité de remariage est d’autant plus grande
que le survivant est jeune : cette définition du
« veuf » minore également, indirectement, l’évé-
nement biographique qu’est la perte précoce
d’un conjoint, « effacée » par le remariage
ultérieur.
Par ailleurs, l’émergence de la catégorie nouvelle
des « familles monoparentales » – source incontes-
table de progrès de l’analyse sociodémo-
graphique – a aussi indirectement contribué à
minorer le phénomène du veuvage précoce. En
effet, plus les familles monoparentales ont aug-
menté en raison des divorces et des séparations,
plus le veuvage précoce a diminué fortement en
proportions, ne représentant qu’une part désor-
mais mineure de l’origine des familles mono-
parentales (Algava, 2003). Or, cette régression en
pourcentage contraste avec les chiffres de la
surmortalité précoce, qui sont restés stables
(Bovet et al., 2003). Contrairement à une idée
largement répandue, on peut donc supposer que
le veuvage – en chiffres absolus – n’a pas régressé
fortement comme facteur de monoparentalité.
Cette absence de modernisation de la catégorie
« veuvage » est paradoxale alors que les catégories
statistiques et de l’analyse sociodémographique
ont évolué pour s’adapter aux transformations du
couple contemporain.
Une catégorie restée hors du temps
Les chercheurs ont ainsi élargi la notion de
« couple » aux situations de fait (concubinage,
voire couples non cohabitants), créant de nou-
velles catégories de pensée et d’analyse pour
rendre compte de différents phénomènes : qu’il
s’agisse de la complexité des évolutions du lien
familial, des transformations du couple (Léridon
et Villeneuve-Gokalp, 1994 ; Toulemon, 1996 ;
Prioux, 1994), et des transformations du droit
du concubinage et de la famille naturelle
(Dekeuwer-Defossez 1999), de ses deux formes
de ruptures (par divorce ou séparation de fait)
avec l’essor du démariage (Théry, 1996) et des
familles recomposées par remariage ou reconcubi-
nage (Théry, 1987 ; Meulders-Klein et Théry,
1995 ; Legall et Martin, 1987 ; Valetas, 2001).
Or, cet effort de modernisation reste encore à
accomplir quand le couple est rompu par décès.
Tout se passe comme si le veuvage était resté
hors du temps, sans liens et causes avec le
couple. En effet, dans le cas du veuvage, la pré-
valence des catégories de l’état civil est entière et
les enquêtes quantitatives ne saisissent le veu-
vage que comme un état supposant à la fois un
mariage antérieur et l’absence de remariage.
Recherches et Prévisions n° 85 - septembre 2006
30 Modes de vie