Négociations, épreuves, stratégies
La sociologie du vieillissement, selon Vincent Caradec
par Richard Robert
Les sociologues sont désarmés pour décrire le monde du troisième et du quatrième âge. Habitués à
raisonner avec des catégories relativement stables, ils sont ici confrontés à un univers hétéroclite et
mouvant, difficile à représenter. Un monde qu’on a longtemps réduit à sa dimension familiale, sous-
estimant systématiquement son inscription dans l’espace public.
Comment représenter les personnes âgées ? Les glissements du vocabulaire attestent une
difficulté. Parler des « vieux » semble aujourd’hui discriminant, imprécis et quelque peu
simpliste. L’euphémisme des « personnes âgées » manque lui aussi de précision, et par rapport à
ses équivalents anglais il tend à immobiliser le vieillissement quand sa principale caractéristique
est d’être un procès (ce que rend le terme « aging »). Les notions du « troisième » et du
« quatrième » âge sont issues du discours technocratique des années 1960 et, pour être plus
précises, manquent d’humanité. L’expression « seniors » (« plus âgés » en latin) renvoie plus
spécifiquement au monde de l’entreprise. Et la figure des « aînés », sans doute la plus humaine
de toutes, porte avec elle quelques connotations morales suggérant une forme de fraternité, qui
outrepassent sans doute la réalité sociale.
Dans leur diversité, ces expressions renvoient une partie des problématiques liées au monde des
plus de 60 ans : catégorie à part ou pas, lien avec le reste de la société, lien avec le monde du
travail et de l’activité en général, catégorie technocratique associée à des politiques publiques.
Le risque est bien entendu de définir cette catégorie hétérogène par une série de négatives : de
ceux qui ne travaillent plus à ceux qui ne sont plus autonomes, ceux en somme qui reçoivent
(une retraite, des soins, des allocations spécifiques) et non qui donnent.
Ce n’est pas un hasard si la sociologie des loisirs a consacré des travaux importants à cette
catégorie. Non seulement les formes volontiers collectives de ses loisirs se laissent bien décrire,
mais plus profondément, c’est au fond la seule « activité » qu’on leur reconnaît sans difficulté
dans l’espace public.
La sociologie des seniors entend les considérer comme un champ à part entière. Telle qu’elle se
développe par exemple dans les travaux de Serge Guérin, elle s’inscrit le plus souvent en contre
des représentations les associant à une passivité ou au mieux au loisir, insistant au contraire sur
l’activité, les apports, le lien avec le reste de la société. Elle est associée à un travail approfondi
avec les acteurs sociaux intervenant sur ce champ, qui mettent en avant l’autonomie et les
capacités (voir dans notre dossier les entretiens avec Pascal Champvert et Monique Boutrand).
À l’opposé, toute une branche de la sociologie du vieillissement s’inscrit dans la sphère de la
sociologie de la famille : structures familiales, nature des liens, modes de vie, relations au sein
des couples. Comme si leur vie se réduisait au foyer, leurs relations à la famille, la modernité à
leurs petits-enfants.
Les travaux de Vincent Caradec présentent cette particularité d’être partis de cette sphère de la
sociologie de la famille et des loisirs, pour élaborer une série de concepts permettant de
comprendre son articulation avec le reste du monde.
De façon significative, il a ainsi travaillé sur ce qui se crée, ou se rejoue : ainsi de la
réorganisation de la vie conjugale au moment de la cessation d’activité, ou de la formation d’un
nouveau couple après la retraite.
Il en est ainsi venu à centrer son attention sur les transitions, sur les étapes plus ou moins
visibles qui font du vieillissement non pas un mouvement lisse et sans accroc, mais une série de
réorganisations et de reconfigurations plus ou moins profondes. La retraite, le veuvage, le départ
éventuel en maison de retraite étant évidemment des figures phares de ces transitions, mais il
en existe d’autres, plus subtiles.
À la suite de Serge Clément et Marcel Drulhe, il a ainsi travaillé sur le concept de « déprise », qui
permet d'envisager l'individu âgé avançant en âge comme un acteur pris dans un travail de
négociation dont l'enjeu serait le maintien de son identité en dépit des éventuelles implications
biologiques et sociales du passage du temps telles qu'une dégénérescence physiologique ou un
veuvage.
Dans Vieillir après la retraite (PUF, 2004), il appréhende le processus de vieillissement à partir
de quatre fils d’analyse complémentaires : le franchissement de moments de transition ; la
déprise, le réaménagement de la vie qui se produit au fur et à mesure que les personnes qui
vieillissent doivent faire face à des difficultés d’ordre divers (des problèmes de santé et des
limitations fonctionnelles ; une fatigue plus prégnante ; une conscience accrue de sa finitude ;
une baisse des sollicitations qui leurs sont adressées ; une attitude surprotectrice des proches ;
un monde extérieur moins accueillant, qui expose aux manifestations variées de l’âgisme) ; le
positionnement de soi par rapport à la catégorie de « vieux » devenir vieux » ou « être
vieux ») ; les usages identitaires du passé (reconstruction narrative de soi ; valorisation de soi ;
reviviscence).
Dans « L’épreuve du grand âge » (Retraite et Société, n° 52, 2007), il mobilise le concept
d’épreuve élaboré par Danilo Martuccelli, pour tenter de caractériser l’ « épreuve du grand âge »
comme une tension entre « éloignement du monde » et « maintien dans le monde ». Cette
tension générique peut être déclinée dans les trois registres du rapport pragmatique au monde,
du sentiment d’appartenance au monde et du rapport à soi. « Le processus de déprise s’inscrit
dans le premier registre. Il est marqué par une tendance à la baisse des activités pratiquées,
mais cette tendance s’opère à travers des stratégies de reconversion qui visent à conserver,
aussi longtemps que possible, des prises sur le monde. (…) Dans le deuxième registre, on
observe le développement d’un sentiment d’étrangeté au monde, qui est contrebalancé par le
souci de préserver certains espaces de familiarité. (…) Dans le troisième registre, se manifestent
les tensions identitaires du grand âge entre « être » et « avoir é », entre « devenir vieux » et
« être vieux » dont l’enjeu est la préservation du sentiment de sa propre valeur. »
Stratégies, négociations, redéfinition de soi, toutes ces positions définissent un travail ; une
épreuve envisagée, non dans la fatalité qui ne laisserait à l’individu que la possibilité de ses
soumettre et d’accepter son destin, mais comme une reconfiguration active de ses possibilités,
de son engagement dans le monde.
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