De l`induction à la métaphore : le cercle vertueux des pratiques et

De l'induction à la métaphore :
le cercle vertueux des pratiques
et des projections chez Goodman.
A quelles conditions la pratique devient-elle intéressante, comme objet philoso-
phique ? Du point de vue de la philosophie, s’intéresser aux pratiques en tant que
telles ou appuyer une réflexion sur des pratiques ne va pas de soi. Cela suppose en effet
de remettre en cause certains présupposés, à commencer par la notion générale de théo-
rie : se focaliser sur des pratiques, c’est en un sens désavouer la forme juridique de la théo-
rie, qui justifie en droit tous ses énoncés. C’est régresser de la problématique juridique
de la validité de droit, à la problématique empirique de la validité de fait. Pour être
plus précis, une philosophie de la pratique suppose une redéfinition des rapports tra-
ditionnellement établis entre le problème juridique et le problème empirique, dans la
mesure où la théorie suppose déjà une articulation du fait au droit sous la forme d’une
justification du fait par le droit1. Penser la pratique avant ou contre la théorie suppose-
rait de centrer la recherche philosophique sur le questionnement du fait lui-même, de
ce qu’il renferme de plus accidentel, plus que sur sa possible justification.
L’intérêt d’une philosophie comme celle de Goodman pour la pratique a pour condi-
tion un certain nombre de choix philosophiques forts, que l’on peut résumer par ces
deux bifurcations : un tournant linguistique qui déplace l’investigation philosophique
de la structure des concepts vers la structure du langage qui permet des les énoncer ;
un tournant pragmatique2qui fait passer de la structure des énoncés, à la structure de
l’usage des prédicats qui composent les énoncés. Chacun de ces deux tournants cor-
respond à des moments importants de l’histoire contemporaine de la philosophie, que
l’on peut situer au début du XXème siècle, et dont les deux philosophies de Wittgenstein
fourniraient respectivement de bons exemples3.
1. On peut tenir la construction par Kant du problème de la raison pure pour exemplaire de l’articulation
traditionnelle entre le juridique et l’empirique. Kant pose la question de la possibilité de la connaissance
rationnelle, et en particulier d’une métaphysique scientifique, à partir du fait de la connaissance rationnel-
le, sous la forme de l’existence historique d’une mathématique et d’une physique scientifiques (cf. E. Kant,
Critique de la raison pure, Introduction, trad. fr. A. Trémesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 1968).
2. La « pragmatique » renvoie à une position théorique visant à comprendre le langage à la lumière de ses usages,
à ne pas confondre avec « pragmatisme » qui renvoie, pour faire vite, à une position philosophique visant à
comprendre la rationalité à la lumière de la notion d’intérêt.
3. Le Tractatus Logico-Philosophicus pour le tournant linguistique, les Investigations Philosophiques pour le tour-
nant pragmatique. Wittgenstein est un exemple pratique, mais ces deux bifurcations, d’une part, ne sau-
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Cette perspective ouvre une approche renouvelée de la question des pratiques
dans le domaine de la philosophie des sciences : il ne s’agit pas de justifier le fait de la
science, comme le fait Kant, en dégageant les conditions de possibilité de jugements
synthétiques a priori, mais plutôt d’expliquer l’usage de certaines notions dans le lan-
gage scientifique. Goodman s’intéresse plus particulièrement aux notions de disposi-
tion, de loi et d’induction, notions incontestablement omniprésentes dans le discours
scientifique. Il se trouve que d’un point de vue logique, les énoncés résultant de l’usage
de ces notions sont particulièrement confus. Prenons par exemple la notion de dispo-
sition. La disposition d’un objet désigne une propriété constante susceptible ou non
d’être actualisée par un comportement manifeste. La flexibilité est la disposition, pour
un objet, de plier s’il est soumis à une pression suffisante. Un objet flexible non sou-
mis à une pression suffisante ne fléchit pas. Son comportement manifeste, dans ce cas,
ne permet pas de le distinguer des objets non flexibles. Pourtant, il est flexible, car sou-
mis à une pression adéquate, il plierait. Le problème repose en partie sur le fait que le
langage de la connaissance fonctionne par l’intermédiaire de la relation de dénotation,
c’est-à-dire que les prédicats mobilisés par les énoncés s’appliquent aux éléments d’un
univers de discours correspondant à une classe d’objets réels, ceux que vise la théorie en
question. Or, d’un énoncé comprenant la notion de disposition se déduisent des énon-
cés portant sur des cas possibles, c'est-à-dire ne dénotant aucun objet réel dans l’univers
de discours au moment où ces énoncés sont produits. Parmi ceux-ci se trouve une ca-
tégorie particulièrement problématique, celle des « conditionnels contrefactuels ». Ce
sont des énoncés dont l’antécédent et le conséquent portent sur des « contre-faits » (coun-
terfacts), c'est-à-dire sur des faits qui n’ont pas eu lieu. Par exemple : « si la barre avait été
soumise à une pression suffisante, alors elle aurait fléchi ». Qu’est-ce qui nous permet
d’accepter la validité de cette connexion conditionnelle entre deux « contre-faits », va-
lidité qui est pourtant affirmée dans le concept de disposition ? Il existe certainement
une loi physique qui fait correspondre tel degré de flexion à tel degré de pression pour
un métal donné. Mais le problème n’est que déplacé : en vertu de quelles propriétés, lo-
giques ou extra-logiques, une loi scientifique s’applique-t-elle à des « contre-faits » ? Nous
laissons pour l’instant ces problèmes en l’état, notre propos étant ici d’illustrer l’idée que
beaucoup d’usages linguistiques dans les sciences sont loin d’être transparents d’un point
de vue logique.
L’objectif de la philosophie des sciences, dans la perspective de Goodman, est de
fournir à ces notions suspectes des critères de définition qui permettent de résoudre les
difficultés qu’elles posent. La définition d’un prédicat est conçue comme le résultat d'un
raient être l’œuvre de Wittgenstein seul et d’autre part, ne s’impliquent pas nécessairement l’une l’autre, dans
une seule et même philosophie.
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ajustement opéré à partir d’une diversité d’usages et non comme une proposition ana-
lytique qui connecterait de manière nécessaire et universelle un ensemble de prédicats
définitionnels au prédicat à définir1. Plus précisément, la définition est un processus
d’ajustement entre les définitions et les usages. Dans « La nouvelle énigme de l’induc-
tion »,2Goodman applique ce principe de définition au « vieux problème de l’induc-
tion »3, via une analogie avec l’inférence déductive : de même que la logique déductive
consiste à formaliser une pratique de la déduction, la logique inductive consiste à for-
maliser une pratique de l’induction. Ici formaliser signifie définir des règles qui per-
mettent de discriminer entre les déductions ou les inductions qu’en pratique nous ac-
ceptons, ou que nous refusons. Cette réorientation du problème sur la détermination
des pratiques appelle plusieurs commentaires :
Goodman propose ici une philosophie empiriste de la logique : les lois de la logique
ne sont pas a priori. Ou plus précisément la logique n’est pas a priori au sens où elle pré-
cède en tant que condition de possibilité de toute opération d’inférence. Ce qui est pre-
mier, c’est la pratique de l’opération d’inférence. En revanche, la logique, sous sa for-
me déductive au moins, reste a priori au sens où elle permet de déduire a priori une
proposition vraie, en présence d’une prémisse vraie. D’un point de vue épistémologique,
cela consiste à mettre la logique sur le même plan que les sciences expérimentales, avec
les implications que cela comporte au niveau d’une logique de la découverte. Le trans-
fert de la logique de la découverte scientifique, élaboré par Popper 4autour de la notion
1. En ce sens, Goodman a retenu la leçon de Quine, qui a pointé les faiblesses de la distinction entre énoncés
analytiques et énoncés synthétiques. A la suite de Kant, on désigne par analyticité la propriété qu’a un énon-
cé d’être vrai, en vertu de sa seule signification, par exemple : « aucun homme célibataire n’est marié ».
C’est pourquoi analyticité implique universalité et nécessité. La vérité d’un énoncé synthétique implique,
à l’extérieur du langage, une relation contingente à des faits : « elle a été surprise la nuit dernière avec un hom-
me marié » est vrai si effectivement elle a été surprise la nuit dernière avec un homme marié (cf. W.V. Quine,
« Main trends in recent philosophy : two dogmas of empiricism », The Philosophical Review, Vol. 60, No. 1,
janvier 1951, pp. 20-43). La position de Goodman sur la question est plus discrète. Cette distinction fait
partie des notions « suspectes », mais plutôt que de l’attaquer directement comme le fait Quine, Goodman
préfère l’ignorer et ne pas en tenir compte dans ses analyses.
2. N. Goodman, Faits, fictions et prédictions, « La nouvelle énigme de l'induction », Paris, Editions de Minuit,
1984, pp. 76-95.
3. Ce problème, dans sa forme moderne, est hérité de Hume (cf. D. Hume, A Treatise of Human Nature, Part
III, Section XIV, Oxford, Oxford University Press, 1949, pp. 155-172). L’induction est l’opération qui per-
met d’inférer de la succession invariablement répétée de deux phénomènes A et B, une loi causale de type
A => B. C’est par induction, par exemple que nous pouvons formuler des prédictions sur la seule base de
la répétition de cas similaires dans le passé. Un énoncé prédictif pose problème car il n’est ni un compte ren-
du d’expérience, ni la conséquence logique d’une expérience. La réponse de Hume consiste à donner une
explication de fait, de la connexion que nous inférons, en la réduisant à des conditions subjectives d’habi-
tuation par répétition. A la suite de Popper, on a baptisé « problème de Hume » le problème de la justifica-
tion des énoncés inductifs.
4. K. Popper, Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1978.
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de falsification et relativement au domaine des sciences expérimentales a été effectué par
Imre Lakatos1 pour les mathématiques. Mais l’originalité de Goodman est d’adopter
un critère de réfutation empirique, en le réglant sur les pratiques effectives. Cette posi-
tion est tout à fait opératoire du point de vue de l’histoire de la logique ; et permet d’in-
terpréter le développement de logiques non-classiques2comme la conséquence d’un
ajustement trop faible entre règles de déduction et pratiques effectives de la preuve3.
Goodman reformule le problème de l’induction en des termes neufs qui permet-
tent de dissiper certaines confusions. Si « le problème de Hume »4renvoie au problème
de la validité des prédictions, ce n’est pas au sens où il s’agit de justifier la vérité d’un
énoncé portant sur le futur, ce qui est impossible. En pratique, formuler une induction,
c’est formuler un énoncé sur des cas possibles mais non avérés. Il se peut qu’a posterio-
ri, on juge la valeur de l’induction à partir de la vérité de l’énoncé, un fois avéré le cas
auquel il se rapporte. A ce moment-là, on ne juge plus l’énoncé en tant qu’il est induc-
tif, mais en tant qu’il est observationnel. Autrement dit, exiger d’un critère de validité
inductive qu’il détermine la vérité de l’énoncé induit, c’est exiger un critère observa-
tionnel pour des cas inobservables, c'est-à-dire, en somme, des compétences divinatoires.
Il s’agit plutôt de formuler les règles qui dirigent le mécanisme d’inférence permettant
de produire l’énoncé inductif tel qu’il est exemplifié par la pratique. Goodman dissout
ainsi le « vieux problème » en critiquant la distinction trop convenue entre description
et justification : la justification de nos inférences inductives ne peut se passer d’une ré-
férence à nos pratiques inductives.
Cela dit, l'analogie avec la déduction n’est pas une identité, de sorte qu'une diffé-
rence majeure distingue induction et déduction. Les règles déductives ressortissent en-
1. I. Lakatos, Preuves et réfutations, essai sur la logique de la découverte en mathématiques, Paris, Hermann, 1984.
Les thèses de Lakatos prolongent et même transgressent les thèses de Popper qui plaçait dans sa Logique de
la découverte les mathématiques aux côtés de la métaphysique, en dehors du domaine de la falsifiabilité.
2. Les logiques classiques ne sont pas des logiques plus âgées ou plus traditionnelles que les autres. Elles se
distinguent par certaines propriétés fondamentales : une logique est classique si et seulement si elle est for-
melle (la validité d’une inférence ne prend pas en compte le contenu sémantique de l’argument), bivalente
(il n’y a pas d’autre valeur sémantique que le vrai et le faux) et extensionnelle (le contenu sémantique d’une
proposition se réduit à l’ensemble des objets qu’elle dénote).
3. On pourrait montrer comment le refus du tiers-exclus et de l’implication classique par les intuitionnistes est
étroitement articulé avec une conscience pratique, lié à ce qu’exigent les mathématiciens eux-mêmes dans
la productions de leurs énoncés (à savoirs des preuves) avant toute formalisation logique. Nous renvoyons
sur ce point à J. Largeault, Intuitionnisme et théorie de la démonstration, Paris, Vrin, 1992.
4. L'appellation « problème de Hume » est en elle même ambiguë, sous la plume des épistémologues anglo-
saxons du XXème siècle. Elle semble suggérer que la solution sceptique proposée par Hume restait insuffi-
sante, parce que descriptive, et que le problème restait entier de trouver un moyen de justifier la validité de
nos inductions par la validité des énoncés inductifs. C'est cette amphibologie entre description et justifica-
tion que cherche à clarifier la reformulation de Goodman.
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core au domaine de la logique formelle : on peut se contenter de la forme des énoncés
pour déterminer la validité des inférences, indépendamment de leur contenu séman-
tique. Prenons pour exemple une règle de déduction élémentaire, le modus ponens :
A, A => B / B1. Cette règle est valable quels que soient A et B. Si je connais les valeurs
de vérité des prémisses, alors je connais nécessairement, par l’application d’une table de
vérité2la valeur de vérité du résultat. Autrement dit, la validité de l’inférence suffit à dé-
terminer la validité de l’énoncé déduit. Il n’en va pas de même avec l’induction, et cela
d’abord parce qu’en pratique une bonne déduction donne un énoncé vrai pourvu que
la prémisse soit vraie, alors qu’on ne peut attendre d’une induction qu’elle fournisse
effectivement un énoncé vrai, comme nous l'avons montré plus haut.
Si la validité du mécanisme d’induction n’implique pas la validité de l’énoncé in-
duit, alors la règle que nous cherchons dépasse les compétences de la logique formelle,
qui n’a pour seuls points d’application que la forme des énoncés et leur valeur de véri-
té. Il faut donc se tourner vers le contenu sémantique des énoncés, ce qui passe par l'exa-
men des prédicats qu’ils mobilisent. C'est ce qui amène Goodman à envisager le mé-
canisme d’induction comme le cas particulier d'un mécanisme plus général de projection
de prédicats. La projection est une opération par laquelle on étend un prédicat à un do-
maine de discours plus vaste que celui dans lequel il est défini. Le problème des dispo-
sitions est en fait un problème de projection : il s’agit de savoir comment, en partant
d’un prédicat manifeste comme « fléchi », nous pouvons effectivement l’étendre à un
domaine plus vaste en définissant un prédicat corrélatif tel que « flexible » qui s’applique
à des choses qui fléchissent et à d’autres, mais à aucune qui ne fléchisse pas sous une pres-
sion suffisante. De la même manière que le problème de la disposition se ramène au pro-
blème de la projection de cas manifestes vers des cas non manifestes, celui de l’induc-
tion se ramène à la projection de cas connus vers des cas inconnus : il s’agit plus précisément
1. Ce qui se lit : « si A et si A implique B, alors B » (ou plus précisément « si A est un théorème et A => B est
un théorème alors B est un théorème »)
2. La table qui suit est la règle d’interprétation de l’opérateur d’implication dans le calcul propositionnel. Les
variables propositionnelles prennent leur valeur sémantique dans un ensemble à deux éléments {0,1} où 0
code le faux et 1 le vrai.
La dernière ligne, par exemple, se lit : « si «A est vrai et si B est vrai, alors A => B est vrai ».
A B A => B
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