De l`induction à la métaphore : le cercle vertueux des pratiques et

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De l'induction à la métaphore :
le cercle vertueux des pratiques
et des projections chez Goodman.
A quelles conditions la pratique devient-elle intéressante, comme objet philosophique ? Du point de vue de la philosophie, s’intéresser aux pratiques en tant que
telles ou appuyer une réflexion sur des pratiques ne va pas de soi. Cela suppose en effet
de remettre en cause certains présupposés, à commencer par la notion générale de théorie : se focaliser sur des pratiques, c’est en un sens désavouer la forme juridique de la théorie, qui justifie en droit tous ses énoncés. C’est régresser de la problématique juridique
de la validité de droit, à la problématique empirique de la validité de fait. Pour être
plus précis, une philosophie de la pratique suppose une redéfinition des rapports traditionnellement établis entre le problème juridique et le problème empirique, dans la
mesure où la théorie suppose déjà une articulation du fait au droit sous la forme d’une
justification du fait par le droit1. Penser la pratique avant ou contre la théorie supposerait de centrer la recherche philosophique sur le questionnement du fait lui-même, de
ce qu’il renferme de plus accidentel, plus que sur sa possible justification.
L’intérêt d’une philosophie comme celle de Goodman pour la pratique a pour condition un certain nombre de choix philosophiques forts, que l’on peut résumer par ces
deux bifurcations : un tournant linguistique qui déplace l’investigation philosophique
de la structure des concepts vers la structure du langage qui permet des les énoncer ;
un tournant pragmatique2 qui fait passer de la structure des énoncés, à la structure de
l’usage des prédicats qui composent les énoncés. Chacun de ces deux tournants correspond à des moments importants de l’histoire contemporaine de la philosophie, que
l’on peut situer au début du XXème siècle, et dont les deux philosophies de Wittgenstein
fourniraient respectivement de bons exemples3.
1. On peut tenir la construction par Kant du problème de la raison pure pour exemplaire de l’articulation
traditionnelle entre le juridique et l’empirique. Kant pose la question de la possibilité de la connaissance
rationnelle, et en particulier d’une métaphysique scientifique, à partir du fait de la connaissance rationnelle, sous la forme de l’existence historique d’une mathématique et d’une physique scientifiques (cf. E. Kant,
Critique de la raison pure, Introduction, trad. fr. A. Trémesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 1968).
2. La « pragmatique » renvoie à une position théorique visant à comprendre le langage à la lumière de ses usages,
à ne pas confondre avec « pragmatisme » qui renvoie, pour faire vite, à une position philosophique visant à
comprendre la rationalité à la lumière de la notion d’intérêt.
3. Le Tractatus Logico-Philosophicus pour le tournant linguistique, les Investigations Philosophiques pour le tournant pragmatique. Wittgenstein est un exemple pratique, mais ces deux bifurcations, d’une part, ne sau-
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REVUE TRACÉS n° 7 – hiver 2004-2005
Cette perspective ouvre une approche renouvelée de la question des pratiques
dans le domaine de la philosophie des sciences : il ne s’agit pas de justifier le fait de la
science, comme le fait Kant, en dégageant les conditions de possibilité de jugements
synthétiques a priori, mais plutôt d’expliquer l’usage de certaines notions dans le langage scientifique. Goodman s’intéresse plus particulièrement aux notions de disposition, de loi et d’induction, notions incontestablement omniprésentes dans le discours
scientifique. Il se trouve que d’un point de vue logique, les énoncés résultant de l’usage
de ces notions sont particulièrement confus. Prenons par exemple la notion de disposition. La disposition d’un objet désigne une propriété constante susceptible ou non
d’être actualisée par un comportement manifeste. La flexibilité est la disposition, pour
un objet, de plier s’il est soumis à une pression suffisante. Un objet flexible non soumis à une pression suffisante ne fléchit pas. Son comportement manifeste, dans ce cas,
ne permet pas de le distinguer des objets non flexibles. Pourtant, il est flexible, car soumis à une pression adéquate, il plierait. Le problème repose en partie sur le fait que le
langage de la connaissance fonctionne par l’intermédiaire de la relation de dénotation,
c’est-à-dire que les prédicats mobilisés par les énoncés s’appliquent aux éléments d’un
univers de discours correspondant à une classe d’objets réels, ceux que vise la théorie en
question. Or, d’un énoncé comprenant la notion de disposition se déduisent des énoncés portant sur des cas possibles, c'est-à-dire ne dénotant aucun objet réel dans l’univers
de discours au moment où ces énoncés sont produits. Parmi ceux-ci se trouve une catégorie particulièrement problématique, celle des « conditionnels contrefactuels ». Ce
sont des énoncés dont l’antécédent et le conséquent portent sur des « contre-faits » (counterfacts), c'est-à-dire sur des faits qui n’ont pas eu lieu. Par exemple : « si la barre avait été
soumise à une pression suffisante, alors elle aurait fléchi ». Qu’est-ce qui nous permet
d’accepter la validité de cette connexion conditionnelle entre deux « contre-faits », validité qui est pourtant affirmée dans le concept de disposition ? Il existe certainement
une loi physique qui fait correspondre tel degré de flexion à tel degré de pression pour
un métal donné. Mais le problème n’est que déplacé : en vertu de quelles propriétés, logiques ou extra-logiques, une loi scientifique s’applique-t-elle à des « contre-faits » ? Nous
laissons pour l’instant ces problèmes en l’état, notre propos étant ici d’illustrer l’idée que
beaucoup d’usages linguistiques dans les sciences sont loin d’être transparents d’un point
de vue logique.
L’objectif de la philosophie des sciences, dans la perspective de Goodman, est de
fournir à ces notions suspectes des critères de définition qui permettent de résoudre les
difficultés qu’elles posent. La définition d’un prédicat est conçue comme le résultat d'un
raient être l’œuvre de Wittgenstein seul et d’autre part, ne s’impliquent pas nécessairement l’une l’autre, dans
une seule et même philosophie.
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ajustement opéré à partir d’une diversité d’usages et non comme une proposition analytique qui connecterait de manière nécessaire et universelle un ensemble de prédicats
définitionnels au prédicat à définir1. Plus précisément, la définition est un processus
d’ajustement entre les définitions et les usages. Dans « La nouvelle énigme de l’induction »,2 Goodman applique ce principe de définition au « vieux problème de l’induction »3, via une analogie avec l’inférence déductive : de même que la logique déductive
consiste à formaliser une pratique de la déduction, la logique inductive consiste à formaliser une pratique de l’induction. Ici formaliser signifie définir des règles qui permettent de discriminer entre les déductions ou les inductions qu’en pratique nous acceptons, ou que nous refusons. Cette réorientation du problème sur la détermination
des pratiques appelle plusieurs commentaires :
Goodman propose ici une philosophie empiriste de la logique : les lois de la logique
ne sont pas a priori. Ou plus précisément la logique n’est pas a priori au sens où elle précède en tant que condition de possibilité de toute opération d’inférence. Ce qui est premier, c’est la pratique de l’opération d’inférence. En revanche, la logique, sous sa forme déductive au moins, reste a priori au sens où elle permet de déduire a priori une
proposition vraie, en présence d’une prémisse vraie. D’un point de vue épistémologique,
cela consiste à mettre la logique sur le même plan que les sciences expérimentales, avec
les implications que cela comporte au niveau d’une logique de la découverte. Le transfert de la logique de la découverte scientifique, élaboré par Popper 4 autour de la notion
1. En ce sens, Goodman a retenu la leçon de Quine, qui a pointé les faiblesses de la distinction entre énoncés
analytiques et énoncés synthétiques. A la suite de Kant, on désigne par analyticité la propriété qu’a un énoncé d’être vrai, en vertu de sa seule signification, par exemple : « aucun homme célibataire n’est marié ».
C’est pourquoi analyticité implique universalité et nécessité. La vérité d’un énoncé synthétique implique,
à l’extérieur du langage, une relation contingente à des faits : « elle a été surprise la nuit dernière avec un homme marié » est vrai si effectivement elle a été surprise la nuit dernière avec un homme marié (cf. W.V. Quine,
« Main trends in recent philosophy : two dogmas of empiricism », The Philosophical Review, Vol. 60, No. 1,
janvier 1951, pp. 20-43). La position de Goodman sur la question est plus discrète. Cette distinction fait
partie des notions « suspectes », mais plutôt que de l’attaquer directement comme le fait Quine, Goodman
préfère l’ignorer et ne pas en tenir compte dans ses analyses.
2. N. Goodman, Faits, fictions et prédictions, « La nouvelle énigme de l'induction », Paris, Editions de Minuit,
1984, pp. 76-95.
3. Ce problème, dans sa forme moderne, est hérité de Hume (cf. D. Hume, A Treatise of Human Nature, Part
III, Section XIV, Oxford, Oxford University Press, 1949, pp. 155-172). L’induction est l’opération qui permet d’inférer de la succession invariablement répétée de deux phénomènes A et B, une loi causale de type
A => B. C’est par induction, par exemple que nous pouvons formuler des prédictions sur la seule base de
la répétition de cas similaires dans le passé. Un énoncé prédictif pose problème car il n’est ni un compte rendu d’expérience, ni la conséquence logique d’une expérience. La réponse de Hume consiste à donner une
explication de fait, de la connexion que nous inférons, en la réduisant à des conditions subjectives d’habituation par répétition. A la suite de Popper, on a baptisé « problème de Hume » le problème de la justification des énoncés inductifs.
4. K. Popper, Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1978.
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de falsification et relativement au domaine des sciences expérimentales a été effectué par
Imre Lakatos1 pour les mathématiques. Mais l’originalité de Goodman est d’adopter
un critère de réfutation empirique, en le réglant sur les pratiques effectives. Cette position est tout à fait opératoire du point de vue de l’histoire de la logique ; et permet d’interpréter le développement de logiques non-classiques2 comme la conséquence d’un
ajustement trop faible entre règles de déduction et pratiques effectives de la preuve3.
Goodman reformule le problème de l’induction en des termes neufs qui permettent de dissiper certaines confusions. Si « le problème de Hume »4 renvoie au problème
de la validité des prédictions, ce n’est pas au sens où il s’agit de justifier la vérité d’un
énoncé portant sur le futur, ce qui est impossible. En pratique, formuler une induction,
c’est formuler un énoncé sur des cas possibles mais non avérés. Il se peut qu’a posteriori, on juge la valeur de l’induction à partir de la vérité de l’énoncé, un fois avéré le cas
auquel il se rapporte. A ce moment-là, on ne juge plus l’énoncé en tant qu’il est inductif, mais en tant qu’il est observationnel. Autrement dit, exiger d’un critère de validité
inductive qu’il détermine la vérité de l’énoncé induit, c’est exiger un critère observationnel pour des cas inobservables, c'est-à-dire, en somme, des compétences divinatoires.
Il s’agit plutôt de formuler les règles qui dirigent le mécanisme d’inférence permettant
de produire l’énoncé inductif tel qu’il est exemplifié par la pratique. Goodman dissout
ainsi le « vieux problème » en critiquant la distinction trop convenue entre description
et justification : la justification de nos inférences inductives ne peut se passer d’une référence à nos pratiques inductives.
Cela dit, l'analogie avec la déduction n’est pas une identité, de sorte qu'une différence majeure distingue induction et déduction. Les règles déductives ressortissent en-
1. I. Lakatos, Preuves et réfutations, essai sur la logique de la découverte en mathématiques, Paris, Hermann, 1984.
Les thèses de Lakatos prolongent et même transgressent les thèses de Popper qui plaçait dans sa Logique de
la découverte les mathématiques aux côtés de la métaphysique, en dehors du domaine de la falsifiabilité.
2. Les logiques classiques ne sont pas des logiques plus âgées ou plus traditionnelles que les autres. Elles se
distinguent par certaines propriétés fondamentales : une logique est classique si et seulement si elle est formelle (la validité d’une inférence ne prend pas en compte le contenu sémantique de l’argument), bivalente
(il n’y a pas d’autre valeur sémantique que le vrai et le faux) et extensionnelle (le contenu sémantique d’une
proposition se réduit à l’ensemble des objets qu’elle dénote).
3. On pourrait montrer comment le refus du tiers-exclus et de l’implication classique par les intuitionnistes est
étroitement articulé avec une conscience pratique, lié à ce qu’exigent les mathématiciens eux-mêmes dans
la productions de leurs énoncés (à savoirs des preuves) avant toute formalisation logique. Nous renvoyons
sur ce point à J. Largeault, Intuitionnisme et théorie de la démonstration, Paris, Vrin, 1992.
4. L'appellation « problème de Hume » est en elle même ambiguë, sous la plume des épistémologues anglosaxons du XXème siècle. Elle semble suggérer que la solution sceptique proposée par Hume restait insuffisante, parce que descriptive, et que le problème restait entier de trouver un moyen de justifier la validité de
nos inductions par la validité des énoncés inductifs. C'est cette amphibologie entre description et justification que cherche à clarifier la reformulation de Goodman.
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De l'induction à la métaphore : le cercle vertueux des pratiques et des projections chez Goodman.
core au domaine de la logique formelle : on peut se contenter de la forme des énoncés
pour déterminer la validité des inférences, indépendamment de leur contenu sémantique. Prenons pour exemple une règle de déduction élémentaire, le modus ponens :
A, A => B / B1. Cette règle est valable quels que soient A et B. Si je connais les valeurs
de vérité des prémisses, alors je connais nécessairement, par l’application d’une table de
vérité2 la valeur de vérité du résultat. Autrement dit, la validité de l’inférence suffit à déterminer la validité de l’énoncé déduit. Il n’en va pas de même avec l’induction, et cela
d’abord parce qu’en pratique une bonne déduction donne un énoncé vrai pourvu que
la prémisse soit vraie, alors qu’on ne peut attendre d’une induction qu’elle fournisse
effectivement un énoncé vrai, comme nous l'avons montré plus haut.
Si la validité du mécanisme d’induction n’implique pas la validité de l’énoncé induit, alors la règle que nous cherchons dépasse les compétences de la logique formelle,
qui n’a pour seuls points d’application que la forme des énoncés et leur valeur de vérité. Il faut donc se tourner vers le contenu sémantique des énoncés, ce qui passe par l'examen des prédicats qu’ils mobilisent. C'est ce qui amène Goodman à envisager le mécanisme d’induction comme le cas particulier d'un mécanisme plus général de projection
de prédicats. La projection est une opération par laquelle on étend un prédicat à un domaine de discours plus vaste que celui dans lequel il est défini. Le problème des dispositions est en fait un problème de projection : il s’agit de savoir comment, en partant
d’un prédicat manifeste comme « fléchi », nous pouvons effectivement l’étendre à un
domaine plus vaste en définissant un prédicat corrélatif tel que « flexible » qui s’applique
à des choses qui fléchissent et à d’autres, mais à aucune qui ne fléchisse pas sous une pression suffisante. De la même manière que le problème de la disposition se ramène au problème de la projection de cas manifestes vers des cas non manifestes, celui de l’induction se ramène à la projection de cas connus vers des cas inconnus : il s’agit plus précisément
1. Ce qui se lit : « si A et si A implique B, alors B » (ou plus précisément « si A est un théorème et A => B est
un théorème alors B est un théorème »)
2. La table qui suit est la règle d’interprétation de l’opérateur d’implication dans le calcul propositionnel. Les
variables propositionnelles prennent leur valeur sémantique dans un ensemble à deux éléments {0,1} où 0
code le faux et 1 le vrai.
A
B
A => B
0
0
1
0
1
1
1
0
0
1
1
1
La dernière ligne, par exemple, se lit : « si «A est vrai et si B est vrai, alors A => B est vrai ».
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de déterminer la règle qui permet de projeter des prédicats valides pour des énoncés empiriques vers l’énoncé d’une hypothèse ayant une forme nomologique1, ou pour formuler les choses au plus près de la pratique scientifique, de confirmer l’hypothèse à partir de la base empirique disponible. Cette règle devrait ainsi se présenter sous la forme
d’un critère de discrimination entre les prédicats projectibles et les prédicats non projectibles.
La solution de Goodman consiste à construire un critère d’implantation : un prédicat est d’autant mieux implanté qu’il a été utilisé plus fréquemment dans les projections passées. L’argument célèbre de Goodman consiste à montrer que l’on peut construire, comme alternative au prédicat bien connu « vert » un prédicat insolite « vleu » désignant
« toutes les choses examinées avant t pour peu qu’elles soient toutes vertes, et à toutes les
autres choses pour peu qu’elles soient bleues »2. Les énoncés successifs portant sur les
émeraudes a, b… examinées avant l’instant t apporteront donc la confirmation de deux
hypothèses logiquement constructibles et concurrentes : d’une part que les émeraudes
examinées après t seront vertes, d’autres part qu’elles seront vleues, donc bleues si elles
n’ont pas déjà été examinées avant t. D’un point de vue strictement logique, on n’a
aucun moyen de choisir entre ces deux hypothèses, bien qu’elles produisent des énoncés prédictifs contradictoires3. Telle est la « nouvelle énigme » de l’induction. Le critère
d'implantation fournit une solution en ce qu'elle permet, mais sur des bases extra-logiques de distinguer les prédicats projectibles des prédicats non-projectibles, ou autrement dit les prédicats qui vont pouvoir figurer dans un énoncé nomologique des autres.
Un degré d'implantation se définit en effet, en raison directe du nombre de pratiques
antérieures satisfaites, ou encore par une habitude. En cas de conflit entre deux prédicats, tels que « vert » et « vleu », on ne projettera que le prédicat le mieux implanté, en
l'occurrence « vert », parce que cela correspond mieux à nos habitudes. Ce critère d'implantation ramène une définition de la règle d'induction à la projection vers la pratique
inductive actuelle, d'une pratique inductive antérieure. La projection opère ainsi à deux
niveaux distincts. Il y a une première projection qui définit l'opération d'induction com-
1. La nomologie est la propriété syntaxique de toute loi ou autrement dit une loi est une proposition nomologique et vraie, même si une proposition peut être vraie sans être nomologique ou nomologique sans être
vraie. Fournir un critère précis de nomologie est en soi un problème difficile. Goodman donne plusieurs
pistes. D’un côté la nomologie est définie pragmatiquement comme la propriété qu’a un énoncé de pouvoir
être instancié par des énoncés empiriques, en particulier d’être confirmé par des énoncés prédictifs, et syntaxiquement par une universalité qui exclut les noms propres et les descriptions définies.
2. N. Goodman Faits, fictions et prédictions, op. cit., p. 88.
3. Certaines objections logiques portant sur la syntaxe conjonctive du prédicat « vleu » sont envisageables, mais
Goodman les écarte en montrant que des propriétés telles que l'atomicité ou la composition sont éminemment relatives, de sorte qu'une même extension peut être dénotée par un prédicat atomique dans un
langage L1 et par un prédicat composé dans un langage L2.
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me projection de cas déterminés vers des cas indéterminés, et une seconde projection
qui définit la règle de la première projection. Cette règle consiste alors à projeter les pratiques projectives (ou inductions) antérieures satisfaisantes, vers la pratique projective
(ou induction) présente à satisfaire.
C’est ainsi que se définit le cercle vertueux des pratiques et des projections : le critère de projection valide se trouve réglé sur les pratiques projectives précédentes. Goodman
montre à propos de la définition par projection de la règle déductive qu'il s'agit bien
d'un cercle vertueux et non d'une pétition de principe :
nous semblons tourner en rond de façon flagrante. Les inférences déductives sont justifiées par leur conformité aux règles générales valides, qui sont elles-mêmes justifiées par
leur conformité aux règles valides. Il ne s’agit pas cette fois-ci d’un cercle vicieux : les
règles, comme les inférences particulières, sont toutes deux justifiées par leur conformité réciproque. On modifie une règle si elle engendre une inférence que nous ne sommes pas
prêts à accepter ; on rejette une inférence si elle viole une règle que nous ne sommes pas prêts
à accepter ; on rejette une inférence si elle viole une règle que nous ne sommes pas prêts à modifier. La justification est un délicat processus d’ajustement mutuel entre les règles et les
inférences acceptées, et cet accord constitue la seule justification dont chacun ait besoin.1
La définition de la déduction était déjà une projection des pratiques déductives antérieures vers les pratiques déductives actuelles ou à venir. Il n'y a pas pétition de principe, parce que l'ajustement s'articule dans le temps. La théorie de la projection est par
conséquent une théorie de la règle, ou encore une théorie de la normativité dans la
mesure où elle place la variation pratique à la racine de la régularité. La justification n'est
plus une question de principe, mais de pratique.
Cela dit, dans la mesure où la règle se définit par projection du passé sur le futur,
l'histoire de cette normativité n'est pas autre chose que l'histoire de l'habitude. Quelle
place peut-on accorder, dans ces conditions, à la nouveauté dans le langage scientifique ?
Il semblerait qu’à côté d’une philosophie des sciences comme celle de Thomas Kuhn2,
centrée sur les notions de paradigme et de rupture, Goodman propose une conception bien plus conservatrice. Ce n’est qu’une apparence : Goodman tient à distinguer
clairement la projectibilité des prédicats de leur caractère familier ou insolite. Ce que
l’on projette, en effet, ce n’est pas tant le prédicat en lui-même que l’extension de ce prédicat. Un prédicat nouveau ayant des rapports de « parenté »3 avec l’extension d’un prédicat bien implanté est un candidat tout à fait recevable à la projectibilité, même si d'un
1. N. Goodman, Faits, fictions et prédictions, op. cit., p. 80.
2. T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, trad. fr. L. Meyer, Paris, Flammarion, 1982.
3. « Un prédicat « P », est parent d'un prédicat donné « Q » si l'extension de « Q » fait partie des classes auxquelles « P » s'applique ; par exemple le prédicat « division de l'armée » est un parent du prédicat « soldat
de la 26e division » (FFP, p. 114).
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point de vue lexicographique il peut paraître insolite. Par ailleurs, le critère de Goodman
ne place aucune restriction sur l’évolution des ressources empiriques à projeter1, de même
que sur l’évolution des prédicats qui permettent de les décrire. Ce qui est gagné avec le
cercle vertueux de Goodman, c'est bien une philosophie non conservatrice de la normativité, ou mieux une logique du devenir des normes.
Si Goodman s'inscrit dans la filiation de Hume en soutenant que la norme n’est jamais donnée en principe, mais acquise à partir des répétitions de l'habitude, et que
justifier n'est pas autre chose que décrire des mécanismes de justification, il est en un
sens plus proche de Kant : ce n’est pas tant la répétition de l’expérience qui importe que
la structure de l’expérience répétée. Le point de divergence radical est cependant que
chez Kant les règles des analogies de l’expérience appartiennent à un principe synthétique de l’entendement pur, c'est-à-dire à la structure immuable de toute connaissance
possible. Pour Goodman, la règle de projection repose au contraire sur une structure
linguistique, soumise à l’évolution des usages.
Plus précisément, la structure du langage qui sous-tend la théorie de la projection,
est une structure nominaliste de type classificatoire. Le langage est compris par Goodman
comme un système d’étiquetage. Étiquette est à prendre ici dans un sens technique très
précis. Une étiquette est une entité symbolique qui nomme une propriété, le prédicat
étant une espèce linguistique d’étiquette. L’importance que Goodman donne à la notion d’étiquette est solidaire de son engagement nominaliste. Référer immédiatement
les prédicats à des propriétés2 impliquerait de donner une réalité aux classes, alors que
l’étiquette est un individu qui nomme des collections d'individus. Ces collections correspondent par exemple aux objets dénotés par un prédicat et dans la mesure où elles
ne sont que l’expression de l’organisation des individus qui les composent, elles sont variables. C’est cette variabilité qui fonde la vertu du cercle des pratiques et des projections. Dans le cas de l’induction, la projection consiste en fait à proposer une nouvelle
classification d’un ensemble d’objets, par un transfert de prédicats d’un ensemble d’énoncés observationnels, vers un énoncé nomologique. Là encore, le principe de la variation
ou de l’évolution des collections dénotées par les prédicats n’est pas autre chose que l’usage, c’est-à-dire l'effectivité de nos pratiques et de nos projections linguistiques.
1. L'histoire des sciences montre que l'observation de nouveaux phénomènes joue un rôle considérable dans
la formulation de nouvelles théories.
2. Les propriétés se définissent généralement comme des universaux dans la mesure où plusieurs choses peuvent les posséder à la fois. Rouge, par exemple est vrai de toutes les choses rouges. Le statut ontologique des
propriétés est encore au centre des débats entre conceptualistes, réalistes plus ou moins modérés, platoniciens... Un nominaliste, tel que Goodman, dira que les propriétés n’existent pas et correspondent à des
collections de particuliers. Nous renvoyons sur ce point à l’article écrit avec Quine, « Steps Towards a
Constructive Nominalism », The Journal of Symbolic Logic, Vol. 12, No. 4. (Dec., 1947), pp. 105-122.
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De l'induction à la métaphore : le cercle vertueux des pratiques et des projections chez Goodman.
Plusieurs conséquences s’ensuivent. Les théories scientifiques établies par induction,
ou pour être plus précis, confirmant leurs énoncés nomologiques par la validation d’une
relation projective entre ceux-ci et leur base empirique, n’utilisent en fin de compte que
très peu le langage de la dénotation. La dénotation s’utilise tout au plus dans l’établissement de faits expérimentaux. Dès que les scientifiques se mettent à formuler des
lois, il ne décrivent plus le réel sur le mode de la dénotation. La question se pose alors
d’accepter que la stricte dénotation ne soit pas le seul mode de référence au réel. Cette
question, Goodman la pose explicitement, dans une étude plus spécifique sur la notion
de possible1 :
si nous nous limitons à des prédicats de choses réelles, disposerons-nous de suffisamment
d’outils pour dire sur le réel tout ce que nous avons à dire et qui passe habituellement
pour un discours sur le possible ? […] L’objectif principal de mon propos a été de démontrer que le discours, même lorsqu’il traite des entités possibles, n’a nul besoin de transgresser les frontières du monde réel. Ce que nous confondons avec le monde réel n’est
qu’une description particulière de celui-ci. Et ce que nous prenons pour des mondes possibles ne sont que des descriptions également vraies, énoncées en d’autres termes. Nous
en venons à penser le réel comme l’un des mondes possibles. Nous devons renverser notre
vision du monde, car tous les mondes possibles font partie du monde réel.2
Ce qui s’annonce ici, c’est la théorie de la pluralité des mondes, sous-jacente dans
de nombreux écrits de Goodman et exposée pour elle-même dans Manières de faire
des mondes3. La vacuité de la notion de pur contenu4 est le principe qui soutient l’édifice de ce pluralisme. Le monde ne se donne jamais comme le dernier mot d’un réel pur
ou complet, mais à chaque fois par l’intermédiaire d’une version. La fonction classificatrice du langage, généralisée à tout système symbolique5, fournit la structure dans
laquelle chaque version peut prendre forme. Tout système symbolique repose sur une
sémantique déterminée (plus ou moins explicitement) par une convention et sur un
1. Cela ne diverge pas de notre propos, dans la mesure où le problème des dispositions est un problème de projection de cas manifestes vers des cas non manifestes, de la même manière que le problème des contrefactuels se réduit à un problème de projection des cas avérés vers les cas non avérés.
2. N. Goodman, Faits, fictions et prédictions, « Le trépas du possible », op. cit., p. 73-74.
3. N. Goodman, Manières de faire des mondes, trad. fr. Dominique Popelard, Nîmes, Editions Jaqueline
Chambon, 1992.
4. Deuxième leçon de Quine : après le dogme de l’analyticité, c’est celui du réductionnisme qui tombe : « the
other dogma is reductionism : the belief that each meaningful statement is equivalent to some logical construct
upon term which refer to immediate experience. » (cf. « Two Dogmas of Empiricism », op. cit.)
5. La notion de symbole est la notion générale permettant de spécifier toutes les relations de référence entre un
objet et un type de réalité qui lui correspond ou qui en est la réalisation. Dans la terminologie de Goodman,
symboliser et faire référence sont synonymes, et désignent la relation générale en vertu de laquelle un symbole « vaut pour » (stands for) ce qu'il symbolise. Référence et dénotation ne sont pas synonymes, car Goodman
fait de la dénotation un mode spécifique de référence, ce qui revient à dégager un espace pour un mode de
référence distinct de la dénotation, comme nous le verrons dans l'analyse de l'exemplification.
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fonctionnement symbolique déterminé, précisément ce qui se manifeste par la pratique
et l’usage. S’engager dans un rapport cognitif au monde, sur la voie du langage, ou sur
d’autres voies symboliques, ce n’est pas seulement comprendre le monde, mais encore
participer à sa construction (worldmaking).
C’est ainsi le cercle vertueux des pratiques et des projections qui règle la construction du monde scientifique, relativement à certaines conventions et usages symboliques
(une syntaxe mathématisée, par exemple). Ce monde scientifique n’est pas exactement le monde de l’observation de la nature, dont le langage ou éventuellement le symbolisme visuel (photographique, par exemple) dénotent des objets naturels. Ce monde de l'observation de la nature se distingue lui aussi du monde du peintre de paysages
qui, s’il dénote un objet naturel, le fait sur un mode (que l’on nomme généralement « représentation »1) différent du photographe de reportage, mais tous partagent cette caractéristique de ne prendre leur sens que relativement à un fonctionnement symbolique.
La question qu'on peut se poser à présent est la suivante : ce cercle vertueux, s’il est
valable pour le système symbolique scientifique (globalement linguistique, dénotationnel2 et littéral), peut-il nous permettre de comprendre quelque chose dans d’autres
domaines de symbolisation, tels que celui de l’Art ? Il pourrait sembler déplacé d’établir
de la sorte une continuité entre le domaine de la description scientifique de la nature,
et celui de l’expression artistique, territoire traditionnellement accordé à la nébulosité
de l’ineffable. Nous pouvons répondre à cela qu'il ne s'agit pas de confondre les moyens
(expressifs) de l’œuvre et les moyens de l’explication de son fonctionnement esthétique,
qui est conçu par Goodman, comme un usage esthétique de nos facultés cognitives3 repérable, à défaut de critères, par quelques symptômes4. Or c’est précisément sur ce couple
pratique-projection que Goodman s’appuie pour faire la théorie de l’expression esthétique, comme fonctionnement symbolique.
L’expression pose dès le départ un problème de catégorisation. Dire qu’un tableau
est triste, au sens où il exprime la tristesse, c’est fournir un exemple typique d’erreur
catégorielle5 (on attribue une propriété mentale, à un objet physique). Le premier tra1. Pour une étude critique de cette notion, nous renvoyons ici au premier chapitre de Langages de l'Art, trad.
fr. J. Morizot, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 1998.
2. Même si la projection inductive s'écarte d'un fonctionnement strictement dénotationnel, la dénotation reste le mode de référence privilégié du langage scientifique. En ce sens, s'il y a projection dans le langage inductif, c'est toujours la projection d'un langage dénotatif.
3. La définition que nous proposons est le résultat des développements du dernier chapitre de Langages de l'art.
Il y aurait matière à commentaire et discussion, qui s’écarteraient toutefois de notre propos.
4. Les cinq symptômes énumérés par Goodman sont la densité syntaxique, la densité sémantique, la saturation relative, l'exemplification, la référence multiple et complexe. Cf. Langages de l'art, Chapitre VI, op. cit.
5. Nous devons la notion d’erreur catégorielle (category-mistake) à Gilbert Ryle, qui l’élabore dans The Concept
of Mind, dans un tout autre contexte puisqu’il s’agit pour lui de détruite le mythe cartésien de « l’esprit
dans la machine » (« ghost in the machine »). La stratégie de Ryle consiste à montrer que ce mythe s’ex-
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De l'induction à la métaphore : le cercle vertueux des pratiques et des projections chez Goodman.
vail de Goodman, dans le chapitre II, des Langages de l'art, intitulé « La sonorité des
images », consiste en un travail de définition d’un second mode référentiel, qui vient
fournir une alternative à la dénotation. Ce mode alternatif, c’est l’exemplification. Elle
fonctionne en sens inverse de la dénotation. La dénotation est la relation entre une étiquette ou un prédicat, si l’on reste dans le domaine du langage, et la collection d’objets qu’il désigne. Le prédicat « rose » dénote tous les objets de couleur rose. A l’inverse
un échantillon exemplifie une propriété, si l’étiquette dénotant cette propriété dénote
également l’échantillon en question. Le logo du Parti Socialiste exemplifie la couleur
« rose », puisque le logo représentant une rose est dénoté, comme tous les objets de couleur rose, par le prédicat « rose » . Le problème de l’exemplification, est qu’elle suppose, pour fonctionner, une discrimination entre les propriétés qui sont exemplaires et
celles qui ne le sont pas. On pourrait très bien considérer que le logo du Parti Socialiste
exemplifie le prédicat « fleur », ou encore « logo d’un parti politique ». Lorsqu’on choisit une tapisserie à partir d’échantillons, on suppose implicitement que la propriété exemplifiée est le motif, et non la taille de l’échantillon. C’est encore dans chaque cas la convention et l’usage qui font la décision, c’est-à-dire des pratiques et des projections de pratiques.
Pourquoi s’attarder sur l’exemplification ? Il se trouve que derrière ce type d’opération référentielle se trouve le noyau logique du problème de l’expression. La définition
de l’exemplification peut se résumer à ceci : possession (à la propriété nommée par
une étiquette) + référence (à cette propriété1). Or les erreurs catégorielles que nous remarquons dans les cas typiques d’expression peuvent être considérées comme des cas
spécifiques de possession et référence à une propriété, c'est-à-dire comme des cas particuliers d’exemplification. L’expression se différencie de la notion générique d'exemplification, comme un cas figuré ou métaphorique, par opposition à un cas littéral.
Comprendre l’expression suppose alors une théorie de la métaphore, et comprendre la
métaphore suppose un bref retour au concept d’étiquette et à la fonction classificatrice
des systèmes symboliques. Une étiquette ne fonctionne pas isolément, mais engage un
schème, c'est-à-dire un ensemble d’étiquettes alternatives ou complémentaires qui catégorise un domaine : « rouge » ne se comportera pas de la même manière, dans un schème binaire lui opposant seulement « non-rouge » et dans un schème intégrant des nuances
très voisines de rose et d’orange. Le domaine d’une étiquette correspond à l’ensemble
des objets qu’elle dénote, alors que son règne correspond à l’agrégat des domaines
d’extension d’une étiquette dans un schème. Si le domaine de « rouge » est l’ensemble
plique par une telle erreur catégorielle (concevoir le mental comme une chose, mais une chose différente, à
côté des choses matérielles dont le comportement s’explique par les lois mécaniques du mouvement (cf.
G. Ryle, The Concept of Mind, London, Hutchinson, 1955, p. 16).
1. Avec toutes les réserves sur l'interprétation des propriétés que suppose le nominalisme de Goodman. Cf.
note 2 p. 52.
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des choses rouges, le règne de « rouge » sera le plus souvent l’ensemble des choses colorées. Là encore, comme le fait remarquer Goodman, « c’est bien sûr moins souvent
par une déclaration expresse que par la coutume et le contexte que sont déterminées les
alternatives admises ».1 La métaphore ne nécessite pas tant un changement de domaine qu’un changement de règne. L’opération caractéristique de la métaphore est un
ainsi un transfert de l’étiquette, et du schème qui va avec, vers un règne étranger. Cela
signifie que la métaphore n’est pas une simple substitution de termes, mais une réorganisation par un schème nouveau de tout un règne de discours.
On voit bien que parler de transfert de règne rapproche la théorie de la métaphore
de la théorie de la projection esquissée dans Faits, fictions et prédictions. Tel que nous
l’avons défini, le transfert ne se distingue pas d’une projection, comprise de façon élémentaire, comme transfert de l’extension d’une étiquette. Dans les problèmes de l’induction et des dispositions, le transfert concernait seulement le domaine d’une étiquette,
dans celui de la métaphore, c’est l'ensemble du règne de l’étiquette qui est transféré.
Le mécanisme du transfert peut alors se comprendre comme un ajustement réciproque
de pratiques et de projections, conformément au cercle vertueux défini lors de l’étude
sur l’induction. Goodman fait explicitement le lien entre théorie de la projection et théorie du transfert métaphorique :
même là où l’on impose un schème sur un règne très peu probable et défavorable, c’est
la pratique antécédente qui prépare le terrain pour l’application des étiquettes. Lorsqu’une
étiquette ne possède pas seulement des usages littéraux mais aussi des usages métaphoriques préalables, on peut se servir de ces derniers également en tant que partie de l’application postérieure métaphorique (…)2
On pourrait également relever les différences spécifiques qui distinguent le transfert
métaphorique des cas génériques de projection. Une spécificité majeure résiderait en
ceci que le rapport entre pratique précédente et projection s’avère plus complexe qu’un
certain rapport de répétition. Pour le dire autrement, ce n’est pas en vertu de son implantation dans le langage que la pratique précédente dirige le transfert postérieur. Les
métaphores, contrairement aux prédicats utilisés dans les énoncés de lois scientifiques,
sont sujettes à certains phénomènes : certaines se figent et donnent naissance à des attributions littérales, certaines deviennent des clichés de métaphores, d’autres encore
vieillissent. L’explication réside dans le fait que l’application métaphorique suppose une
certaine tension entre l’usage du prédicat dans son règne de départ, et l’usage de celuici dans le règne d’arrivée :
1. Langages de l'art, op. cit., p. 103.
2. Langages de l'art, op. cit., pp. 105-106.
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De l'induction à la métaphore : le cercle vertueux des pratiques et des projections chez Goodman.
Dans la projection de routine, l’habitude applique une étiquette à un cas non déjà décidé. […] Mais l’application métaphorique d’une étiquette à un objet brave un refus antérieur explicite ou tacite, de lier cette étiquette à cet objet. Là où il y a métaphore, il y a
conflit.1
C’est précisément ce genre de conflit que sont susceptibles de raviver ou d’atténuer les variations classificatrices d’un langage historique. Du coup, même si Goodman
présente la métaphore comme une « erreur catégoriale calculée », il reste difficile d'envisager des algorithmes à métaphore sous la forme de petites recettes. En revanche, il
laisserait peut-être la place à ce que Michel de Certeau appelle des tactiques, par oppositions aux stratégies2, tactiques caractérisées par un savoir-faire empirique et situé
dans une écologie lexicale.
Remarquons que cette théorie de la métaphore, placée sous le signe du transfert, reste très fidèle à la définition inaugurale de la métaphore par Aristote dans sa Poétique :
la métaphore est l’application à une chose d’un nom qui lui est étranger par un glissement (epiphora) du genre à l’espèce, de l’espèce au genre, de l’espèce à l’espèce, ou bien
selon un rapport d’analogie.3
On peut relever avec Paul Ricoeur 4, quatre traits de définitions déterminants : 1° la
métaphore est quelque chose qui arrive au nom. 2° la métaphore est définie en termes
de mouvement (epiphora). 3° la métaphore est la transposition d’un nom « étranger »
(allotrios). 4° une typologie de la métaphore est esquissée dans la suite de la définition.
Jusque là, Goodman ne s'est pas écarté d’un pouce de l’orthodoxie aristotélicienne : la
« partie du discours » concernée par la métaphore est l’étiquette, qui correspond bien au
niveau du nom (ou son équivalent en termes de prédicat5) à une unité élémentaire de
sens entre la syllabe (unité de composition phonétique) et l’énoncé (unité de composition sémantique)6. Goodman conçoit de même l’application métaphorique comme
1. Langage de l’art, op. cit., p. 101.
2. Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. Nous renvoyons sur ce
point à l'éditorial, pour une analyse et une mise en perspective des enjeux liés à ces notions.
3. Aristote, Poétique, XXI, 1457 b7.
4. Paul Ricoeur, La Métaphore Vive, Chapitre I, Paris, éd. du Seuil, 1975, pp. 19-34.
5. Noms et prédicats ne correspondent pas exactement à la même chose, mais il est possible de traduire les
noms sous la forme de prédicats. Quine, par exemple dans le chapitre V de Word and Object enrégimente
le langage dans le calcul des prédicats. Moyennant quelques manipulations techniques (l’élimination contextuelle des description définies, par exemple) il est possible de ne parler que de variables et des prédicats satisfaits par leurs valeurs : « il y a une femme mariée dans la salle de bains » peut se traduire en logique des prédicats par «_x (Hx _ Mx _ Sx) » où H définit le prédicat « être une femme », M, « être mariée », S « être
dans la salle de bain » et qui se lit : « il existe une inconnue x telle qu’elle est une femme, qu’elle est marié
eet qu’elle se trouve dans la salle de bain. Les prédicats se sont substitués aux noms.
6. Aristote, Poétique, XX, 1456 b – 1457 a.
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relevant d’un mouvement, qu'il décrit lui-même à l’aide de métaphores du mouvement :
« intervient un transfert de schèmes, une migration de concepts » ; « le choix du territoire à envahir » pour ne citer que ces deux exemples. Tout son jeu lexical autour de
concepts géopolitiques comme celui de « domaine » ou de « règne » met en avant la
même idée d’usage « étranger » que chez Aristote. Enfin, la catégorisation de la métaphore comme opération générale susceptible d’être spécifiée sous la forme d’une typologie ou de « modes de la métaphore » était déjà là chez le Stagirite. Cette définition de
la métaphore que propose Goodman est en somme si aristotélicienne, qu’on a envie de
demander : qu’est-ce que Goodman nous apprend de plus qu’Aristote ?
L'apport de Goodman est en réalité loin d'être négligeable : c'est la référence qui fait
irruption dans le monde de la métaphore. En faisant de la métaphore le mode de l’exemplification définissant l’expression, Goodman introduit la possibilité d’une référence
métaphorique, là où chez Aristote la métaphore se limite à un effet de sens.1 Derrière
cette conquête de la référence se trouve une conquête de la vérité métaphorique. Ce qui
différencie la dénotation littérale de l’expression ou exemplification métaphorique, c’est
que la première porte sur des faits, la seconde, des figures. Fait doit être pris au sens de
Wittgenstein, où le fait n’est pas une donnée, mais correspond à un « état de choses »2,
compris comme le corrélat objectif de l’acte de prédication. Symétriquement, la figure
n’est pas un simple ornement, mais le corrélat d’un acte référentiel, en sens inverse de la
dénotation. Faits et figures, comme l’indique le titre de la deuxième section du chapitre
II des Langages de l'art sont deux manières différentes et symétriques de référer. Le rapprochement entre théorie de la métaphore et théorie de la projection prend alors un tout
autre sens. Ce que détermine le cercle (remanié) des pratiques et des projections, c’est
un régime de normativité, c'est-à-dire un critère de correction3 métaphorique. Ce qui
rend ce régime de normativité métaphorique particulièrement intéressant, c’est qu’il
contracte deux régimes normatifs hétérogènes : celui du vrai et celui du goût, qui ne
coïncident pas forcément. Goodman semble suggérer qu’il faut quelque chose de plus
à une métaphore vraie pour être une bonne métaphore. En effet il y a des vérités méta-
1. Nous nous référons ici à la distinction de Frege entre sens et référence proposée dans Ueber Sinn und Bedeutung :
le sens est ce que dit la proposition, la référence, ce sur quoi est dit le sens. Ainsi la référence de « étoile du
soir » et de « étoile du matin » serait la même (la planète Vénus, en l'occurrence), mais leur sens différent.
Les exemples d’Aristote indiquent clairement qu'il travaille sur le sens des énoncés : « « Assurément Ulysse
a accompli dix mille exploits » car dix mille signifie beaucoup, et l’auteur l’a employé à la place de beaucoup. »
(Nous soulignons.)
2. Proposition 2 du Tractatus Logico-Philosophicus : « ce qui arrive, le fait, est l'existence d'états de choses. »
3. La notion générale de correction correspond, chez Goodman, au critère qui norme la référence d'un symbole à un objet. La correction est à la notion de vérité ce que la notion d'étiquette est à la notion de vérité :
par rapport à la vérité, la correction présente l'intérêt de reposer sur un processus variable d'ajustement et de
s'appliquer à un ensemble de symboles plus vaste que celui des énoncés.
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De l'induction à la métaphore : le cercle vertueux des pratiques et des projections chez Goodman.
phoriques triviales (on pense au cas répertorié de la catachrèse, ou métaphore incontournable, du type « les pieds de la chaise ») comme des vérités logiques triviales. Une
vérité métaphorique efficace supposerait un certain rapport entre le conflit et la justesse du transfert. Goodman dit : « la bonne métaphore donne satisfaction tout en déroutant »1. Là encore, nous nous en remettons aux tactiques bien comprises du poète
de métier.
Toutefois, cette théorie de la référence métaphorique reste difficile à accepter : les
critères dont nous disposons, produits par la projection des pratiques métaphoriques
antérieures, restent très peu satisfaisants. L'idée que l'exploration métaphorique de règnes
étrangers reste irréductiblement vague en raison de l'instabilité conflictuelle qui la définit, fournit une réponse tout juste suffisante : il s'agirait alors de concéder la différence de degré de précision au profit de l'identité de fonctionnement référentiel. Soyons
plus ambitieux : « les normes vérités sont à peu près les mêmes que le schème soit ou
non transféré. Dans l'un et l'autre cas, l'application d'un terme est faillible, et donc sujette à correction. »2 La vérité métaphorique, instable et vague n'a rien à envier à la vérité littérale des sciences. C'est au moins ce qu'a permis de montrer l'analyse, un peu
plus haut, de notions telles que celles de lois ou de dispositions, constamment pratiquées
par les scientifiques, sans que la logique de leur correction soit toujours claire.
L'acquisition de la référence métaphorique n'est pas seulement un nouvel apport
dans l'histoire des théories de la métaphore, c'est encore une pièce centrale de l'édifice
du pluralisme. En effet, dans la terminologie de Goodman, « une version n'est pas
tant rendue correcte par un monde qu'un monde n'est fait par une version correcte. »
La correction est le critère qui permet de distinguer entre les versions simplement constructibles et celles qui forment un monde. Or dans la mesure où la métaphore est ce qui définit d'une manière plus générale, symbolique, au-delà du seul plan linguistique, l'expression comme exemplification métaphorique, la référence métaphore est ce qui met
l'expression artistique sur la voie de la référence au monde, c'est à dire sur la voie de la
construction du monde. Conformément au cercle vertueux des pratiques et des projections, la référence ou la constructibilité du monde métaphorique de l'expression ne
se fonde pas sur autre chose que la référence ou la constructibilité des mondes métaphoriques passés.
Que ce soit pour la construction du monde scientifique, ou de celui de l'art, le cercle
vertueux des pratiques et des projections se présente comme un mécanisme central dans
les processus de formation, d'évolution, de contestation des règles qui structurent nos
1.
2.
N. Goodman, Langages de l'Art, op.cit., p. 110.
N. Goodman, Langages de l’Art, p. 109.
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pratiques et nos tactiques, au milieu ce chantier ininterrompu de symboles qu'est le
monde. C'est peut-être aussi le concept philosophique d'un certain rapport à la norme radicalement distinct de celui qu'établit le concept de justification. Ce que nous dit
Goodman, et en cela il doit beaucoup à Wittgenstein, c'est qu'il n'y a pas de principes, de même qu'il n'y a pas de grande philosophie, de Système, mais seulement des
problèmes à résoudre et des pratiques à projeter. Le monde n'est pas la totalité d'un réel
à comprendre, mais plutôt un réel que nous faisons, et remettons en chantier à chaque
fois que nous nous engageons dans le parcours indéfini du cercle vertueux des pratiques
et des projections.
Pierre Saint-Germier
[email protected]
Bibliographie
ARISTOTE, Poétique, XXI, 1457 b7.
GOODMAN N., Faits, fictions et prédictions, « la nouvelle énigme de l'induction »,
Paris, Les éditions de Minuit, 1984.
GOODMAN N., Langages de l'Art, trad. fr. J. Morizot, Nîmes, Editions Jacqueline
Chambon, 1998.
GOODMAN N., Manières de faire des mondes, trad. fr. Dominique Popelard,
Nîmes, Editions Jaqueline Chambon, 1992.
GOODMAN N., QUINE V.-W., « Steps Towards a Constructive Nominalism »,
The Journal of Symbolic Logic, Vol. 12, No. 4. (Dec., 1947), pp. 105-122.
HUME D., A Treatise of Human Nature, Part III, Section XIV, Oxford, Oxford
University Press, 1949.
KANT E., Critique de la raison pure, Introduction, trad. fr. A. Trémesaygues et
B. Pacaud, Paris, PUF, 1968.
MORIZOT J., La philosophie de l’art de Nelson Goodman, Collection “Rayon Art”,
Editions Jacqueline Chambon, 1996.
QUINE W.-V., « Main trends in recent philosophy : two dogmas of empiricism »,
The Philosophical Review, Vol. 60, No. 1, janvier 1951, pp. 20-43.
RICOEUR P., La Métaphore Vive, Chapitre I, Paris, éd. du Seuil, 1975.
WITTGENSTEIN L., Investigations philosophiques, in Tractatus logico-philosophicus ;
(suivi de) Investigations philosophiques; trad. de l'allemand par Pierre Klossowski ;
introd. de Bertrand Russell, Paris, Gallimard, 1986.
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