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Sociétal
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LIrak de Saddam Hussein
semble aujourd’hui le révélateur
des divergences entre les pays de
l’Alliance atlantique. Sur la conduite
à adopter à son égard, on doit
constater à quel point l’écart s’est
creusé, depuis la guerre du Golfe de
1991, entre l’Europe continentale
et les Etats-Unis. Et la France est
probablement, des pays européens,
celui cet écart est le plus tangible
dans les enquêtes d’opinion, me si
les centes élections allemandes
nous montrent qu’elle n’est pas seule
à contester lapproche américaine.
Si les Français mettent bien lIrak en
te des pays les plus menaçants pour
la paix, on n’en compte qu’un quart
pour se prononcer en faveur d’une
intervention militaire américaine
ayant pour objet le renversement
dugime de Saddam Hussein ; une
telle intervention devrait d’abord
recevoir l’aval de l’ONU, mais, me
dans ce cas, une participation militaire
fraaise ne recueillerait l’approba-
tion que du tiers de nos concitoyens.
Nous sommes bien loin du large
soutien que le père du psident
Bush avait su unir il y a douze
ans avant de lancer sa coalition
dans la guerre du Golfe. Rappe-
lons quelques-unes des actions
marquantes de l’opinion fraaise
de l’époque.
A la veille du déclenchement des
hostilités, seul un tiers des Fraais se
claraient oppos à une participa-
tion française à une action militaire
américaine. Une fois les orations
entamées, les trois quarts estimaient
que les Etats-Unis et leurs alls
avaient raison de faire la guerre à
l’Irak. Ils étaient plus nombreux à sou-
haiter la poursuite de la guerre jus-
quà la chute de Saddam Hussein qu’à
estimer qu’elle devait s’arrêter avec
l’évacuation du Koweït. Et 78 % des
Fraais faisaient de la chute de Sad-
dam une condition indispensable au
rétablissement de la paix dans le
monde.
En mars 1991, 85 % des Français
approuvaient donc l’action du
président Bush père, que l’opinion
qualifiait de ferme, lucide et
comtente. La démonstration de la
puissance militaire américaine à
laquelle on venait d’assister rassurait
deux fois plus de Fraais qu’elle n’en
inquiétait. La politique américaine
suscitait de la sympathie, voire de la
reconnaissance, bien plus souvent
que de la méfiance ou de l’hostilité.
Une fois les opérations militaires
achevées, la moitié des Français
persistaient à penser qu’elles
auraient se poursuivre jusqu’à la
chute de Saddam, un objectif qu’ils
refusent d’endosser aujourd’hui. Il
est vrai que l’occupation du Koweït
constituait à leurs yeux un motif
Conjonctures
LE MORAL DES FRANÇAIS
Les Américains, Saddam
et nous
MICHEL BRULÉ
L
Laffaire irakienne semble avoir été le catalyseur
d’une montée de l’anti-américanisme en Europe
et surtout en France alors que l’action des
Etats-Unis au cours de la guerre du Golfe de 1991
avait été largement approuvée. Les sondages
montrent que les fluctuations des sentiments des
Français à l’égard de l’allié américain sont liées à
celles de notre politique étrangère, à lévolution des
rapports de force mondiaux, et sans doute aussi
aux divergences entre les « modèles » économiques
et sociaux de part et d’autre de lAtlantique.
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LES AMÉRICAINS, SADDAM ET NOUS
d’intervention bien plus convaincant
que le non-respect des résolutions
de lONU sur le contrôle des armes
dont dispose l’Irak.
UN RETOURNEMENT EN
DIX ANS
Le contraste avec l’état actuel de
l’opinion est frappant. Aujour-
d’hui, les Fraais estiment que la
politique étrangère des Etats-Unis
vise surtout à protéger leurs intérêts
dans le monde et à les étendre. Dans
la proportion de près de 3 contre 1,
ils y voient plus le désir d’imposer
la volon américaine
au reste du monde que
celui d’y maintenir la
paix. D’ailleurs, quand
on les invite à finir ce
qu’évoquent pour eux les
Etats-Unis, les termes de
puissance, voire d’impé-
rialisme progressent.
La me divergence se
retrouve quand il s’agit
des moyens de lutte contre le
terrorisme : les Français doutent de
l’efficaci de la politique américaine
dans ce domaine. Pour eux, faire
la guerre à Saddam Hussein, n’abou-
tit pas à combattre efficacement
lextrémisme islamique et les
mouvements terroristes qui s’en
réclament, mais à les renforcer.
Ils pensent que la lutte contre le
terrorisme se gagnera bien plus par
la paix au Proche-Orient ou par la
lutte contre la pauvreté dans le
Tiers-Monde que par une interven-
tion militaire.
Au total, pour lutter contre le ter-
rorisme, les Français font aujourd’hui
confiance à l’Union européenne, à
l’ONU, à leurs propres dirigeants
politiques, bref à tout le monde
plus qu’aux Etats-Unis. Contre les
menaces, la manière forte ne leur
semble pas une réponse efficace.
Plus généralement, les Européens se
parent aujourd’hui des Américains
sur les voies de la puissance, et la
place qui revient aux moyens
militaires. Ils souhaitent, certes,
que l’Union européenne devienne
un jour une super-puissance, plus
pour coorer avec les Etats-Unis
que pour rivaliser avec eux. Mais ils
hésitent à accepter, pour y parvenir,
un accroissement des penses de
fense. Ils estiment que la puissance
économique est un facteur d’in-
fluence bien plus important que
la puissance militaire oubliant,
semble-t-il, que la naissance de
l’union économique européenne
s’est faite à l’abri du bouclier militaire
américain. Dans le me esprit,
ils sapprouvent l’accroissement
du budget américain de la défense,
et donneraient la priorité
à des programmes daide
au veloppement écono-
mique.
Ces divergences sur les
moyens du rayonnement
international reflètent des
priorités différentes de
part et d’autre de l’océan
En Europe, le terrorisme
n’est ci que par 3 % de
la population comme le problème
majeur, bien loin derrière le chô-
mage, l’incurité ou l’immigration.
Le réchauffement de la planète
préoccupe autant que l’Irak.
Parallèlement, les dépenses que
les Européens voudraient voir
croître sont les penses d’éduca-
tion et de protection sociale. Aux
Etats-Unis par contre, depuis le
11 septembre 2001, les prioris ont
chan : la menace terroriste éclipse
tous les problèmes intérieurs ce
qui explique que les élections
à mi- mandat aient été rempor-
tées, malgré une conjoncture
économique incertaine, par le
président Bush, qui avait fait de la
guerre anti-terroriste l’axe de sa
campagne.
Ces priorités différentes n’ont
pas empêché la majorité des
Français d’exprimer pour les
Etats-Unis sympathie et solidarité
au lendemain du 11 septembre ;
mais ils souhaitent que la France
conserve son autonomie en matre
de politique étrangère.
LE CONTRE-MODÈLE
ARICAIN
Depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, les attitudes
des Fraais envers le puissant all
américain sont d’ailleurs pases
par une rie de phases dont les
enqtes d’opinion ont conservé la
trace. Au début des années 50, avec
la guerre froide, ils expriment leur
confiance envers les Etats-Unis,
confiance qui contraste avec les
ticences que leur inspire l’Union
soviétique, et me l’Allemagne,
avant la naissance des institutions
européennes. Les Français attribuent
alors plus de qualis aux Américains
quà aucun de leurs voisins d’Europe,
à commencer par leur ouverture au
progrès. Ils sont d’ailleurs massive-
ment persuadés qu’en cas de conflit
armé les Etats-Unis interviendraient
si cessaire pour défendre lEurope
occidentale, comme ils l’ont jà fait
à deux reprises. Puis, avec le retour
au pouvoir du général de Gaulle, une
fois réglé le sort de lAlgérie, les
réticences se font jour, au fur et à
mesure que la politique exrieure
fraaise se marque de celle de
l’Arique. A la fin des années 60,
une majorité de Français souhaitent
que, sur le plan international, la
France ne se situe « ni du côté de
l’URSS, ni du côté des Etats-Unis ».
Dans le courant des anes 70, du fait
de la guerre du Viêt-Nam, du
Watergate, de la crise du dollar,
l’image des Etats-Unis se dégrade. Six
Fraais sur dix ne leur font plus
confiance pour traiter raisonnable-
ment les problèmes internationaux.
On voit aussi apparaître une percep-
tion bien plus critique de la socié
américaine : on reconnt son avance
technique et scientifique, mais en
s’interrogeant sur le fonctionnement
de la démocratie et du capitalisme
américain et en critiquant l’ampleur
des inégalis sociales.
Par la suite, l’Amérique des prési-
dents Reagan, Bush père et Clinton
bénéficiera d’un renouveau de
considération, dû notamment à son
Pour lutter
contre le
terrorisme, les
Français font
confiance à
tout le monde
plus qu’aux
Etats-Unis.
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C O N J O N C T U R E S
dynamisme économique retrou
et à l’issue victorieuse de la guerre
froide, sans toutefois que les ré-
serves envers le modèle américain
se soient estompées.
Aux Etats-Unis, les Français ne
reconnaissent plus comme domaines
d’excellence que leurs performances
technologiques et la qualité de leurs
universités. Sur tous les autres points,
ils prérent le mole français : la
protection sociale bien r, mais
aussi la lutte contre le chômage,
l’inté gration des immigs ou la lutte
contre lincuri, domaines où les
Américains ont pourtant enregistré
des résultats dont nous pourrions
tirer quelque profit. On voit transpa-
raître ici cette vision caricaturale
des Etats-Unis dont Jean-François
Revel a montré l’omniprésence
diatique1.
La force de ce rejet apparaît claire-
ment dans un sondage alisé en
1996, à un moment où le contraste
est profond entre une France qui
vient de conntre le plus fort ralen-
tissement de sa croissance depuis la
fin de la guerre et une économie
américaine en pleine santé. Citons
intégralement la question poe :
« Léconomie américaine enregistre
des sultats spectaculaires en ce qui
concerne lemploi, la croissance ou
la réduction des déficits. Doit-on,
selon vous, s’inspirer du modèle
libéral américain pour traiter ces
problèmes en France » ? Réponse :
63 % de « non » contre 31 %
de « oui ». Difficile d’être plus
catégorique.
LES ARGUMENTS DE
LA FAIBLESSE ?
Au sein de l’Europe, ce sont
les Français qui se montrent
régulièrement les plus critiques
envers l’allié aricain. Ce sont ceux
qui émettent le plus de réserves sur
la politique étrangère du psident
Bush, comme sur les pratiques
commercialescentes des Etats-
Unis. Ils sont aussi les plus nombreux
à rejeter une mondialisation trop
conforme, selon eux, aux inrêts
américains, et à déplorer un enva -
hissement culturel américain dans
le domaine du cinéma ou de la
vision. Bref, ils sont les plus
ticents à l’égard du leadership
mondial qui incombe aux Etats-Unis
depuis la chute de l’empire sovié-
tique, comme ils l’étaient auparavant
face à leur domination dans le cadre
de l’Alliance atlantique.
Pour être complet, il faut signaler
quau lendemain du 11 septembre
2001, les Fraais étaient aussi les
plus nombreux, parmi les quinze
pays de l’Union, à souhaiter mettre
les moyens nationaux de renseigne-
ment à la disposition des Etats-Unis,
et comptaient avec les Britanniques
parmi les rares pays qui souhaitaient
une participation des troupes
nationales aux opérations qui
s’annoaient en Afghanistan.
Que conclure de ce constat ? La
conduite à tenir envers Saddam
Hussein cristallise aujourd’hui les
réticences euroennes, et dabord
fraaises. Elle n’est pas le seul sujet
de dissension : on pourrait mention-
ner aussi le soutien aricain à
Isrl, le projet de bouclier anti-mis-
sile, la nonciation du traité ABM
ou le rejet du protocole de Kyoto.
Une alliance internationale ne
saurait signifier une identité de vue
sur tout ; mais l’abondance actuelle
des sujets de saccord amène à
s’interroger sur les raisons de
l’irritation euroenne, alors que le
leadership américain était mieux
accepté quand prévalait le sentiment
d’une menace commune.
On peut, avec Jacques Plassard,
attribuer ce changement au retour-
nement des rythmes de croissance :
la longue riode de rattrapage
européen ayant pris fin en 1982, et
l’écart se creusant de nouveau au
profit des Etats-Unis, l’Europe rechi-
gnerait à prendre les mesures qui la
rendraient plus compétitive : « Ne
voulant plus suivre les Américains
dans la course à la croissance, les
Européens contestent les conditions
du progrès ; ils jugent que les
Américains ont tort de ne pas se
comporter comme eux »2.
On peut aussi estimer, avec Robert
Kagan, que ces approches différentes
des relations internationales reflè-
tent la profonde transformation de
la ographie du pouvoir qui s’est
opée au XXesiècle, au détriment
de l’Europe et au néfice des
Etats-Unis. Si les Aricains sont
plus unilatéralistes et plus enclins à
recourir aux moyens militaires,
pendant que l’Europe privilégie la
gociation et lappel au droit inter-
national, ce serait simplement les
points de vue naturels du fort et
du faible. Laspiration de l’Union
européenne à devenir une autre
super-puissance mondiale serait
mentie par la fon dont elle a
utilisé les dividendes de la fin de la
guerre froide pour accroître ses
penses sociales tout en abaissant
la garde sur sa défense3.
Si ces auteurs voient juste, quel que
soit le nouement de la tension
actuelle entre Européens et Améri-
cains au sujet du sort à faire à Saddam
Hussein, on peut penser que ce ne
sont pas les motifs de divergence
entre l’Arique et ses alls
européens qui manqueront dans les
années qui viennent. Sans pour autant
remettre vraiment en cause l’appar-
tenance à une famille de nations
inspirées du même idéal politique.l
1J. F. Revel,
L’obsession anti-
américaine, Plon,
2002.
2J. Plassard,
« Des économies
en
convalescence »,
Sociétal, 38,
4etrimestre
2002.
3R.Kagan,
« Puissance et
faiblesse »,
Commentaire,
99, automne
2002.
LE MORAL DES FRANÇAIS
PRINCIPALES SOURCES :
Collection de la revue Sondages,
1938-1978.
rie des sondages BVA-Paris-
Match de la guerre du Golfe,
1990-91.
Sondage BVA-BFM sur le
modèle américain, 1996.
Sondages Sofres et Ifop de
septembre 2002.
Sondage Sofres « Regards croisés
franco-américains », août 2002.
Etude Worldview, juin 2002, dans
6 pays d’Europe et aux Etats-Unis.
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