Les Américains, Saddam et nous

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Conjonctures
LE MORAL DES FRANÇAIS
Les Américains, Saddam
et nous
MICHEL BRULÉ
L
L’affaire irakienne semble avoir été le catalyseur
d’une montée de l’anti-américanisme en Europe
– et surtout en France – alors que l’action des
Etats-Unis au cours de la guerre du Golfe de 1991
avait été largement approuvée. Les sondages
montrent que les fluctuations des sentiments des
Français à l’égard de l’allié américain sont liées à
celles de notre politique étrangère, à l’évolution des
rapports de force mondiaux, et sans doute aussi
aux divergences entre les « modèles » économiques
et sociaux de part et d’autre de l’Atlantique.
L
Sociétal
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’Irak de Saddam Hussein
semble aujourd’hui le révélateur
des divergences entre les pays de
l’Alliance atlantique. Sur la conduite
à adopter à son égard, on doit
constater à quel point l’écart s’est
creusé, depuis la guerre du Golfe de
1991, entre l’Europe continentale
et les Etats-Unis. Et la France est
probablement, des pays européens,
celui où cet écart est le plus tangible
dans les enquêtes d’opinion, même si
les récentes élections allemandes
nous montrent qu’elle n’est pas seule
à contester l’approche américaine.
Si les Français mettent bien l’Irak en
tête des pays les plus menaçants pour
la paix, on n’en compte qu’un quart
pour se prononcer en faveur d’une
intervention militaire américaine
ayant pour objet le renversement
du régime de Saddam Hussein ; une
telle intervention devrait d’abord
recevoir l’aval de l’ONU, mais, même
dans ce cas,une participation militaire
française ne recueillerait l’approbation que du tiers de nos concitoyens.
Nous sommes bien loin du large
soutien que le père du président
Bush avait su réunir il y a douze
ans avant de lancer sa coalition
dans la guerre du Golfe. Rappelons quelques-unes des réactions
marquantes de l’opinion française
de l’époque.
A la veille du déclenchement des
hostilités, seul un tiers des Français se
déclaraient opposés à une participation française à une action militaire
américaine. Une fois les opérations
entamées, les trois quarts estimaient
que les Etats-Unis et leurs alliés
avaient raison de faire la guerre à
l’Irak.Ils étaient plus nombreux à souhaiter la poursuite de la guerre jusqu’à la chute de Saddam Hussein qu’à
estimer qu’elle devait s’arrêter avec
l’évacuation du Koweït. Et 78 % des
Français faisaient de la chute de Saddam une condition indispensable au
rétablissement de la paix dans le
monde.
En mars 1991, 85 % des Français
approuvaient donc l’action du
président Bush père, que l’opinion
qualifiait de ferme, lucide et
compétente. La démonstration de la
puissance militaire américaine à
laquelle on venait d’assister rassurait
deux fois plus de Français qu’elle n’en
inquiétait. La politique américaine
suscitait de la sympathie, voire de la
reconnaissance, bien plus souvent
que de la méfiance ou de l’hostilité.
Une fois les opérations militaires
achevées, la moitié des Français
persistaient à penser qu’elles
auraient dû se poursuivre jusqu’à la
chute de Saddam, un objectif qu’ils
refusent d’endosser aujourd’hui. Il
est vrai que l’occupation du Koweït
constituait à leurs yeux un motif
LES AMÉRICAINS, SADDAM ET NOUS
d’intervention bien plus convaincant
que le non-respect des résolutions
de l’ONU sur le contrôle des armes
dont dispose l’Irak.
que l’Union européenne devienne
un jour une super-puissance, plus
pour coopérer avec les Etats-Unis
que pour rivaliser avec eux. Mais ils
hésitent à accepter, pour y parvenir,
un accroissement des dépenses de
UN RETOURNEMENT EN
défense. Ils estiment que la puissance
DIX ANS
économique est un facteur d’ine contraste avec l’état actuel de
fluence bien plus important que
l’opinion est frappant. Aujourla puissance militaire – oubliant,
d’hui, les Français estiment que la
semble-t-il, que la naissance de
politique étrangère des Etats-Unis
l’union économique européenne
vise surtout à protéger leurs intérêts
s’est faite à l’abri du bouclier militaire
dans le monde et à les étendre. Dans
américain. Dans le même esprit,
la proportion de près de 3 contre 1,
ils désapprouvent l’accroissement
ils y voient plus le désir d’imposer
du budget américain de la défense,
la volonté américaine
et donneraient la priorité
au reste du monde que Pour lutter
à des programmes d’aide
celui d’y maintenir la contre le
au développement éconopaix. D’ailleurs, quand
mique.
on les invite à définir ce terrorisme, les
qu’évoquent pour eux les Français font
Ces divergences sur les
Etats-Unis, les termes de confiance à
moyens du rayonnement
puissance, voire d’impéinternational reflètent des
tout le monde
rialisme progressent.
priorités différentes de
plus qu’aux
part et d’autre de l’océan
La même divergence se Etats-Unis.
En Europe, le terrorisme
retrouve quand il s’agit
n’est cité que par 3 % de
des moyens de lutte contre le
la population comme le problème
terrorisme : les Français doutent de
majeur, bien loin derrière le chôl’efficacité de la politique américaine
mage, l’insécurité ou l’immigration.
dans ce domaine. Pour eux, faire
Le réchauffement de la planète
la guerre à Saddam Hussein, n’aboupréoccupe autant que l’Irak.
tit pas à combattre efficacement
Parallèlement, les dépenses que
l’extrémisme islamique et les
les Européens voudraient voir
mouvements terroristes qui s’en
croître sont les dépenses d’éducaréclament, mais à les renforcer.
tion et de protection sociale. Aux
Ils pensent que la lutte contre le
Etats-Unis par contre, depuis le
terrorisme se gagnera bien plus par
11 septembre 2001, les priorités ont
la paix au Proche-Orient ou par la
changé : la menace terroriste éclipse
lutte contre la pauvreté dans le
tous les problèmes intérieurs – ce
Tiers-Monde que par une intervenqui explique que les élections
tion militaire.
à mi-mandat aient été remportées, malgré une conjoncture
Au total, pour lutter contre le teréconomique incertaine, par le
rorisme,les Français font aujourd’hui
président Bush, qui avait fait de la
confiance à l’Union européenne, à
guerre anti-terroriste l’axe de sa
l’ONU, à leurs propres dirigeants
campagne.
politiques, bref à tout le monde
plus qu’aux Etats-Unis. Contre les
Ces priorités différentes n’ont
menaces, la manière forte ne leur
pas empêché la majorité des
semble pas une réponse efficace.
Français d’exprimer pour les
Plus généralement, les Européens se
Etats-Unis sympathie et solidarité
séparent aujourd’hui des Américains
au lendemain du 11 septembre ;
sur les voies de la puissance, et la
mais ils souhaitent que la France
place qui revient aux moyens
conserve son autonomie en matière
militaires. Ils souhaitent, certes,
de politique étrangère.
L
LE CONTRE-MODÈLE
AMÉRICAIN
D
epuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, les attitudes
des Français envers le puissant allié
américain sont d’ailleurs passées
par une série de phases dont les
enquêtes d’opinion ont conservé la
trace. Au début des années 50, avec
la guerre froide, ils expriment leur
confiance envers les Etats-Unis,
confiance qui contraste avec les
réticences que leur inspire l’Union
soviétique, et même l’Allemagne,
avant la naissance des institutions
européennes. Les Français attribuent
alors plus de qualités aux Américains
qu’à aucun de leurs voisins d’Europe,
à commencer par leur ouverture au
progrès. Ils sont d’ailleurs massivement persuadés qu’en cas de conflit
armé les Etats-Unis interviendraient
si nécessaire pour défendre l’Europe
occidentale, comme ils l’ont déjà fait
à deux reprises. Puis, avec le retour
au pouvoir du général de Gaulle, une
fois réglé le sort de l’Algérie, les
réticences se font jour, au fur et à
mesure que la politique extérieure
française se démarque de celle de
l’Amérique. A la fin des années 60,
une majorité de Français souhaitent
que, sur le plan international, la
France ne se situe « ni du côté de
l’URSS, ni du côté des Etats-Unis ».
Dans le courant des années 70, du fait
de la guerre du Viêt-Nam, du
Watergate, de la crise du dollar,
l’image des Etats-Unis se dégrade. Six
Français sur dix ne leur font plus
confiance pour traiter raisonnablement les problèmes internationaux.
On voit aussi apparaître une perception bien plus critique de la société
américaine : on reconnaît son avance
technique et scientifique, mais en
s’interrogeant sur le fonctionnement
de la démocratie et du capitalisme
américain et en critiquant l’ampleur
des inégalités sociales.
Par la suite, l’Amérique des présidents Reagan, Bush père et Clinton
bénéficiera d’un renouveau de
considération, dû notamment à son
Sociétal
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CONJONCTURES
dynamisme économique retrouvé
et à l’issue victorieuse de la guerre
froide, sans toutefois que les réserves envers le modèle américain
se soient estompées.
Aux Etats-Unis, les Français ne
reconnaissent plus comme domaines
d’excellence que leurs performances
technologiques et la qualité de leurs
universités.Sur tous les autres points,
ils préfèrent le modèle français : la
protection sociale bien sûr, mais
aussi la lutte contre le chômage,
l’intégration des immigrés ou la lutte
contre l’insécurité, domaines où les
Américains ont pourtant enregistré
des résultats dont nous pourrions
tirer quelque profit. On voit transparaître ici cette vision caricaturale
des Etats-Unis dont Jean-François
Revel a montré l’omniprésence
médiatique1.
1
J. F. Revel,
L’obsession antiaméricaine, Plon,
2002.
2
J. Plassard,
« Des économies
en
convalescence »,
Sociétal, n° 38,
4e trimestre
2002.
3
R.Kagan,
« Puissance et
faiblesse »,
Commentaire,
n° 99, automne
2002.
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La force de ce rejet apparaît clairement dans un sondage réalisé en
1996, à un moment où le contraste
est profond entre une France qui
vient de connaître le plus fort ralentissement de sa croissance depuis la
fin de la guerre et une économie
américaine en pleine santé. Citons
intégralement la question posée :
« L’économie américaine enregistre
des résultats spectaculaires en ce qui
concerne l’emploi, la croissance ou
la réduction des déficits. Doit-on,
selon vous, s’inspirer du modèle
libéral américain pour traiter ces
problèmes en France » ? Réponse :
63 % de « non » contre 31 %
de « oui ». Difficile d’être plus
catégorique.
LES ARGUMENTS DE
LA FAIBLESSE ?
A
u sein de l’Europe, ce sont
les Français qui se montrent
régulièrement les plus critiques
envers l’allié américain. Ce sont ceux
qui émettent le plus de réserves sur
la politique étrangère du président
Bush, comme sur les pratiques
commerciales récentes des EtatsUnis. Ils sont aussi les plus nombreux
à rejeter une mondialisation trop
LE MORAL DES FRANÇAIS
conforme, selon eux, aux intérêts
américains, et à déplorer un envahissement culturel américain dans
le domaine du cinéma ou de la
télévision. Bref, ils sont les plus
réticents à l’égard du leadership
mondial qui incombe aux Etats-Unis
depuis la chute de l’empire soviétique, comme ils l’étaient auparavant
face à leur domination dans le cadre
de l’Alliance atlantique.
Pour être complet, il faut signaler
qu’au lendemain du 11 septembre
2001, les Français étaient aussi les
plus nombreux, parmi les quinze
pays de l’Union, à souhaiter mettre
les moyens nationaux de renseignement à la disposition des Etats-Unis,
et comptaient avec les Britanniques
parmi les rares pays qui souhaitaient
une participation des troupes
nationales aux opérations qui
s’annonçaient en Afghanistan.
Que conclure de ce constat ? La
conduite à tenir envers Saddam
Hussein cristallise aujourd’hui les
réticences européennes, et d’abord
françaises. Elle n’est pas le seul sujet
de dissension : on pourrait mentionner aussi le soutien américain à
Israël, le projet de bouclier anti-missile, la dénonciation du traité ABM
ou le rejet du protocole de Kyoto.
Une alliance internationale ne
saurait signifier une identité de vue
sur tout ; mais l’abondance actuelle
des sujets de désaccord amène à
s’interroger sur les raisons de
l’irritation européenne, alors que le
leadership américain était mieux
accepté quand prévalait le sentiment
d’une menace commune.
On peut, avec Jacques Plassard,
attribuer ce changement au retournement des rythmes de croissance :
la longue période de rattrapage
européen ayant pris fin en 1982, et
l’écart se creusant de nouveau au
profit des Etats-Unis, l’Europe rechignerait à prendre les mesures qui la
rendraient plus compétitive : « Ne
voulant plus suivre les Américains
dans la course à la croissance, les
Européens contestent les conditions
du progrès ; ils jugent que les
Américains ont tort de ne pas se
comporter comme eux »2.
On peut aussi estimer, avec Robert
Kagan, que ces approches différentes
des relations internationales reflètent la profonde transformation de
la géographie du pouvoir qui s’est
opérée au XXe siècle, au détriment
de l’Europe et au bénéfice des
Etats-Unis. Si les Américains sont
plus unilatéralistes et plus enclins à
recourir aux moyens militaires,
pendant que l’Europe privilégie la
négociation et l’appel au droit international, ce serait simplement là les
points de vue naturels du fort et
du faible. L’aspiration de l’Union
européenne à devenir une autre
super-puissance mondiale serait
démentie par la façon dont elle a
utilisé les dividendes de la fin de la
guerre froide pour accroître ses
dépenses sociales tout en abaissant
la garde sur sa défense3.
Si ces auteurs voient juste, quel que
soit le dénouement de la tension
actuelle entre Européens et Américains au sujet du sort à faire à Saddam
Hussein, on peut penser que ce ne
sont pas les motifs de divergence
entre l’Amérique et ses alliés
européens qui manqueront dans les
années qui viennent.Sans pour autant
remettre vraiment en cause l’appartenance à une famille de nations
inspirées du même idéal politique.l
PRINCIPALES SOURCES :
• Collection de la revue Sondages,
1938-1978.
• Série des sondages BVA-ParisMatch de la guerre du Golfe,
1990-91.
• Sondage BVA-BFM sur le
modèle américain, 1996.
• Sondages Sofres et Ifop de
septembre 2002.
• Sondage Sofres « Regards croisés
franco-américains », août 2002.
• Etude Worldview, juin 2002, dans
6 pays d’Europe et aux Etats-Unis.
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