54
Sociétal
N° 39
1er trimestre
2003
C O N J O N C T U R E S
dynamisme économique retrouvé
et à l’issue victorieuse de la guerre
froide, sans toutefois que les ré-
serves envers le modèle américain
se soient estompées.
Aux Etats-Unis, les Français ne
reconnaissent plus comme domaines
d’excellence que leurs performances
technologiques et la qualité de leurs
universités. Sur tous les autres points,
ils préfèrent le modèle français : la
protection sociale bien sûr, mais
aussi la lutte contre le chômage,
l’inté gration des immigrés ou la lutte
contre l’insécurité, domaines où les
Américains ont pourtant enregistré
des résultats dont nous pourrions
tirer quelque profit. On voit transpa-
raître ici cette vision caricaturale
des Etats-Unis dont Jean-François
Revel a montré l’omniprésence
médiatique1.
La force de ce rejet apparaît claire-
ment dans un sondage réalisé en
1996, à un moment où le contraste
est profond entre une France qui
vient de connaître le plus fort ralen-
tissement de sa croissance depuis la
fin de la guerre et une économie
américaine en pleine santé. Citons
intégralement la question posée :
« L’économie américaine enregistre
des résultats spectaculaires en ce qui
concerne l’emploi, la croissance ou
la réduction des déficits. Doit-on,
selon vous, s’inspirer du modèle
libéral américain pour traiter ces
problèmes en France » ? Réponse :
63 % de « non » contre 31 %
de « oui ». Difficile d’être plus
catégorique.
LES ARGUMENTS DE
LA FAIBLESSE ?
Au sein de l’Europe, ce sont
les Français qui se montrent
régulièrement les plus critiques
envers l’allié américain. Ce sont ceux
qui émettent le plus de réserves sur
la politique étrangère du président
Bush, comme sur les pratiques
commerciales récentes des Etats-
Unis. Ils sont aussi les plus nombreux
à rejeter une mondialisation trop
conforme, selon eux, aux intérêts
américains, et à déplorer un enva -
hissement culturel américain dans
le domaine du cinéma ou de la
télévision. Bref, ils sont les plus
réticents à l’égard du leadership
mondial qui incombe aux Etats-Unis
depuis la chute de l’empire sovié-
tique, comme ils l’étaient auparavant
face à leur domination dans le cadre
de l’Alliance atlantique.
Pour être complet, il faut signaler
qu’au lendemain du 11 septembre
2001, les Français étaient aussi les
plus nombreux, parmi les quinze
pays de l’Union, à souhaiter mettre
les moyens nationaux de renseigne-
ment à la disposition des Etats-Unis,
et comptaient avec les Britanniques
parmi les rares pays qui souhaitaient
une participation des troupes
nationales aux opérations qui
s’annonçaient en Afghanistan.
Que conclure de ce constat ? La
conduite à tenir envers Saddam
Hussein cristallise aujourd’hui les
réticences européennes, et d’abord
françaises. Elle n’est pas le seul sujet
de dissension : on pourrait mention-
ner aussi le soutien américain à
Israël, le projet de bouclier anti-mis-
sile, la dénonciation du traité ABM
ou le rejet du protocole de Kyoto.
Une alliance internationale ne
saurait signifier une identité de vue
sur tout ; mais l’abondance actuelle
des sujets de désaccord amène à
s’interroger sur les raisons de
l’irritation européenne, alors que le
leadership américain était mieux
accepté quand prévalait le sentiment
d’une menace commune.
On peut, avec Jacques Plassard,
attribuer ce changement au retour-
nement des rythmes de croissance :
la longue période de rattrapage
européen ayant pris fin en 1982, et
l’écart se creusant de nouveau au
profit des Etats-Unis, l’Europe rechi-
gnerait à prendre les mesures qui la
rendraient plus compétitive : « Ne
voulant plus suivre les Américains
dans la course à la croissance, les
Européens contestent les conditions
du progrès ; ils jugent que les
Américains ont tort de ne pas se
comporter comme eux »2.
On peut aussi estimer, avec Robert
Kagan, que ces approches différentes
des relations internationales reflè-
tent la profonde transformation de
la géographie du pouvoir qui s’est
opérée au XXesiècle, au détriment
de l’Europe et au bénéfice des
Etats-Unis. Si les Américains sont
plus unilatéralistes et plus enclins à
recourir aux moyens militaires,
pendant que l’Europe privilégie la
négociation et l’appel au droit inter-
national, ce serait simplement là les
points de vue naturels du fort et
du faible. L’aspiration de l’Union
européenne à devenir une autre
super-puissance mondiale serait
démentie par la façon dont elle a
utilisé les dividendes de la fin de la
guerre froide pour accroître ses
dépenses sociales tout en abaissant
la garde sur sa défense3.
Si ces auteurs voient juste, quel que
soit le dénouement de la tension
actuelle entre Européens et Améri-
cains au sujet du sort à faire à Saddam
Hussein, on peut penser que ce ne
sont pas les motifs de divergence
entre l’Amérique et ses alliés
européens qui manqueront dans les
années qui viennent. Sans pour autant
remettre vraiment en cause l’appar-
tenance à une famille de nations
inspirées du même idéal politique.l
1J. F. Revel,
L’obsession anti-
américaine, Plon,
2002.
2J. Plassard,
« Des économies
en
convalescence »,
Sociétal, n° 38,
4etrimestre
2002.
3R.Kagan,
« Puissance et
faiblesse »,
Commentaire,
n° 99, automne
2002.
LE MORAL DES FRANÇAIS
PRINCIPALES SOURCES :
• Collection de la revue Sondages,
1938-1978.
• Série des sondages BVA-Paris-
Match de la guerre du Golfe,
1990-91.
• Sondage BVA-BFM sur le
modèle américain, 1996.
• Sondages Sofres et Ifop de
septembre 2002.
• Sondage Sofres « Regards croisés
franco-américains », août 2002.
• Etude Worldview, juin 2002, dans
6 pays d’Europe et aux Etats-Unis.