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SCÈNES
LA CHRONIQUE DE FABIENNE PASCAUD
iii
La
Vipère
Drame
Lillian Hellman
12h!51 Mise en
scène Thomas
Ostermeier
I Spectacle en
allemand, su rtitré
en français
I Jusqu'au 6 avril
I Les Gémeaux,
Sceaux (92)
I
Tél.: 0146 6136
67
m
Le Faiseur
Drame
Honoré
de Balzac
hhsolMiseen
scène Emmanuel
Demarcy-Mota
I Jusqu'au 12 avril
I Théâtre des
Abbesses, Parisis6
I
Tél.: 0142
74 22 77.
Une piquante
Vipère, mise en
scène par Thomas
Ostermeier.
Qu'est-ce donc qui a poussé le virtuose
patron de la Schaubiihne de Berlin à
monter The Little Foxes (en français,
La Vipère), le plus grand succès de
l'Américaine Lillian Hellman (1905-
1984)? La dénonciation qu'y fait la dra-
maturge communiste de l'argent sale
qui corrompt tout : couple, famille, rela-
tions sociales? On sait Thomas Oster-
meier engagé à gauche et vitupérant
volontiers le libéralisme de nos sociétés
actuelles. Mais le portrait au vitriol de
l'infâme Regina et de ses deux frérots
cupides et véreux manque de nuances.
Sans doute était-ce déjà faire preuve
de courage que de stigmatiser sur
Broadway, en 1939, les turpitudes capi-
talistes. Celle qui se voulait l'égale d'Eu-
gène O'Neill ou de Tennessee Williams
caricature quand même son héroïne,
continûment garce et rapace, qu'inter-
préta à merveille Bette Davis dans le
film de William Wyler (1941), et qu'adap-
ta pour elle-même à la scène Simone Si-
gnoret en 1950. Mais dans sa mise en
scène diablement chic, Ostermeier se
moque de l'intrigue sans finesse. Lui im-
portent la forme, le style, et un geste
théâtral qui semble constamment dé-
fier le cinéma. Par des jeux de miroir,
des profondeurs de champ, un travail
étonnant de gros plans et d'arrière-
plans; par la manipulation paradoxale
de procédés ultra théâtraux - telle cette
tournelle sur laquelle valsent par ins-
tants l'immense piano à queue et les
personnages. Il nous transporte dans
une espèce de film imaginaire au grand
escalier en CinémaScope, au mobilier
de films noirs glacés. Il se joue à ce point
des images et des codes hollywoodiens
qu'on ne sait plus, parfois, si on est de-
vant une scène ou un écran. Exercice
éblouissant. Qui compense la faiblesse
du texte, situé en 1900 dans la bour-
geoisie affairiste du Sud, catapulté ici à
notre époque avec des personnages
habillés façon série House of cards; et
dont l'interprète principale, Nina Boss,
évoque Nicole Kidman et Robin Wright.
IPad, tweets, les monstres de La Vipère
se servent de tous les moyens pour ma-
nipuler. Sans remords, Regina sacrifie-
ra jusqu'à mari et fille unique pour
s'installer richement à New York. Mais
elle finira seule. La troupe de la Schau-
biihne dirigée par Ostermeier a traqué
avec une distance hautaine les faux-
semblants, montré les risques du jeu
et de la quête du fric. Le théâtre est ici
plus fort que tous les cinémas.
Montant Le Faiseur (1848), comédie
peu jouée de Balzac et elle aussi sur les
manipulations financières, Emmanuel
Demarcy-Mota mise, lui, sur le théâtre.
Dans un décor de bois en plan incliné,
tout en chausse-trapes et déséquili-
bres - à l'image des fluctuations de la
Bourse et des coups de poker, des men-
songes toujours recommencés qu'elle
suscite -, le spéculateur Auguste Mer-
cadet (Serge Maggiani, époustouflant)
construit sa fortune - et sa ruine - sur
ses créanciers, déclamant avec un irré-
sistible bagou à ses'prêteurs que ses
dettes sont pour eux des richesses po-
tentielles. Mercadet crée de l'argent sur
du vide, tels les traders d'aujourd'hui.
Mais ses illusoires engagements, ses
fausses promesses le condamnent à
une course infernale. Au risque de dé-
truire sa famille. Si son épouse est obli-
gée de rentrer dans son jeu, Mercadet
ira-t-il jusqu'à négocier sa fille (déjà si
laide, regrette-t-il)? On est saisi par la
modernité visionnaire du texte. En
plus, le sauveur qu'attend désespéré-
ment Mercadet, et qu'on ne verra ja-
mais, s'appelle Godeau, devançant
étrangement le Godot de Beckett... Bal-
zac, qui sut si bien décrypter nos co-
médies humaines, avait des dons de
voyant, à l'image du confrère Hugo.
Nulle emphase, nul lyrisme pourtant
dans ce théâtre-là, qui court façon vau-
deville, tellement ancré dans le quoti-
dien et la matière qu'il en devient irréel.
Absurde à sa façon, juste fondé sur les
pouvoirs de la parole, du paraître, du
théâtre perpétuel de l'existence. Ainsi
Emmanuel Demarcy-Mota n'hésite pas
à convoquer Brecht avec des«songs»
(le Money des Pink Floyd en leitmotiv)
ou Labiche. Il se réfère pour cette apo-
logie de l'infini théâtre de nos vies à
toute la tradition. Et sa troupe suit avec
allégresse, lorgnant parfois sur le thé-
âtre de tréteaux, pétillante de vie et de
mouvement. Ils font théâtre de tout •