LE CALCUL DIFFÉRENTIEL DANS LES CORPS
DE CARACTÉRISTIQUE p > 0.
JEAN DIEUDONNé
La théorie dont j'ai l'honneur de parler ici est le développement d'idées
que je n'ai réussi à formuler de façon précise que depuis assez peu de temps;
aussi serait-il plus juste de parler d'un embryon de théorie, et je m'excuse d'a-
vance du caractère très incomplet des résultats obtenus jusqu'ici. Ce ne sont
pas par contre les problèmes qui manquent, et qui, comme j'espère vous en
convaincre, se présentent de la façon la plus naturelle; et s'il est vrai que les
problèmes sont la nourriture même du mathématicien, ce sera là ma justifica-
tion.
1.
Dérivations et
semi-dérivations1).
On sait que, depuis sa fondation, le
caractère formel du Calcul différentiel n'a cessé de frapper les mathématiciens,
jusqu'à en constituer à leurs yeux, à certaines époques, l'élément essentiel.
Mais ce n'est guère que depuis une cinquantaine d'années qu'il a été possible de
donner à ces idées une forme rigoureuse, grâce à l'introduction des notions de
polynôme abstrait et de série formelle.
Bornons-nous
au cas le plus simple;
dans l'anneau
if[[X"]]
des séries formelles à une indéterminée sur un corps
commutatif quelconque K, la „dérivation par rapport à X" est l'opération qui
00
à toute série formelle f(X) =
S
akXk,
fait correspondre la série formelle
fc=0
(1)
Df =
^L=ì
ka^-\
aA k=0
et on constate immédiatement que cette opération jouit des trois propriétés
essentielles de la dérivée classique, savoir
(2) D(f +
g)=Df
+ Dg, D(Xf)
=
XDf pour
XeK,
D(fg) = fDg + gDf.
Je ne m'étendrai pas ici sur l'extension de cette notion de „dérivation" aux
algèbres quelconques, ni sur les diverses généralisations qui en ont été intro-
duites, et dont l'importance, dans les travaux modernes d'Algèbre, de Géomé-
trie algébrique et de Topologie algébrique, n'a plus à être soulignée aujourd'hui.
Signalons seulement la généralisation évidente de la définition (1) aux séries
1)
Les numéros entre crochets renvoient à la bibliographie placée à la fin de ce travail.
240
formelles à un nombre quelconque d'indéterminées
X^
(1
5g
i
<g
n), avec la
propriété immédiate de permutabilité des „dérivées partielles"
3/9Xz-
(l^i^n),
Dans les propriétés fondamentales (2), la caractéristique du corps
K
n'intervient pas. Mais elle fait son apparitions que l'on s'occupe des „déri-
vées d'ordre supérieur" et de ce qu'on peut considérer comme la formule fon-
damentale du Calcul différentiel classique, la formule de Taylor. Si
K
est de
caractéristique 0, cette dernière s'établit pour les séries formelles comme dans
le cas classique, et on a donc
(3) /(X + Y) =
S
(kl)-1D^f(X)Y^
fc=0
(Y étant une seconde indéterminée). Mais si
K
est de caractéristique p > 0, on
a k\
=
0 pour
k ^
p, et d'autre part il résulte immédiatement de (1) que l'on
a
Dp
= 0 (et par suite
Dh
= 0 pour
k ^
p);
autrement dit, les termes de (3)
n'ont plus de sens après celui de degré p 1.
Mais il est clair que l'on peut toujours „développer" /(X + Y) suivant
les monômes
Y,
quelle que soit la caractéristique de
K,
et par suite écrire
(4) f(X + Y)
=
ÎA,J(X)Y"
fc=0
ou les
Ah
sont des opérateurs linéaires dans l'anneau
i£[[X]]
; d'où l'idée na-
turelle d'étudier ces opérateurs, qui, dans le cas où la caractéristique est
^
0,
jouent en quelque sorte le rôle des „dérivées d'ordre supérieur". Cette idée a
sans doute été introduite pour la première fois par H. Hasse, F. K. Schmidt et
O.
Teichmüller ([6], [7], [9]), qui, ainsi que leurs élèves, ont commencé l'étude
des opérateurs
Ah
et ont cherché à s'en servir dans diverses questions d'algèbre,
On constate aussitôt, par multiplication des formules (4) pour / et g, que la
propriété fondamentale des dérivations, la troisième relation (2), est remplacée
par une „formule de Leibniz"
m
(5)
4»(te)=2^*/4»-*g;
7c=0
d'autre part, en exprimant /(X
+
Y
-f
Z) de deux manières, on a les relations
A A
/M
+
n\
A
(6)
àmAn
=[
J
Am+n-
Il semble donc (et c'est le point de vue des auteurs précités) que l'on ne puisse
étudier les
opérateurs
Ak
isolément, mais uniquement le système qu'ils forment,
avec les relations
)
et (6) qui les relient; et on conçoit sans peine que le ma-
niement d'un tel système présente des difficultés considérables. Mais il est
241
possible d'envisager ces opérateurs d'un autre point de vue: de même qu'en
caractéristique 0, les
Ak
ne sont autre que les monômes
Dk/k
!,
on peut chercher
un „système de générateurs" des opérateurs
Ak
en caractéristique p. On con-
state aisément que, si on pose
Dh
=
A^
(h = 0, 1, .. .,), les
Dh
sont de tels
oo
générateurs; et de façon précise, si m =
S
anph
avec 0
^
aÄ
^
p 1 et
aA
=
0
à partir d'un certain rang (développement
^-adique
de m), on a [3]
(?)
Am
=
n
Ko-1.
On est donc ramené à l'étude des
Dh,
et on vérifie aussitôt les propriétés
suivantes de ces opérateurs: 1) restreint à l'anneau
K[[XP
]] des séries for-
melles en
Xp
,
Dh
est une dérivation; 2) plus généralement, on a
(8)
Dh(fg)
=
fDtf
+
gDJ
pourvu que
Vune
au moins des séries formelles f, g appartienne à
K\\XV
]].
L'intérêt de ces propriétés est que, contrairement à (5) et (6), elles font inter-
venir l'opérateur
Dh
individuellement, et sont par suite beaucoup plus mania-
bles;
mais elles ne déterminent pas
Dh
et on est donc conduit à étudier tous les
opérateurs ayant ces propriétés.
Plaçons-nous tout de suite dans l'algèbre
o
=
K[[xlt
. . .,
xn]\
des séries
formelles à n indéterminées
xi
(1
fg
i
^
n) sur un corps K de caractéristique
p > 0; on désignera par
or
la sous-algèbre des séries formelles en
xf,
. . .,
x%.
Nous dirons qu'un opérateur A dans fl est une semi-dérivation de hauteur r si
A
(or)
C
or
et si l'on a
(9)
A{fg) =
fAg + gAf
pourvu que l'une au moins des deux séries
formelles
/, g appartienne à
0T.
Il est
immédiat que A(l) = 0 et que la restriction de A à
or
est une dérivation; la
formule
de Leibniz montre alors que A
s'annule
dans
o^.
Nous dirons que A est
une semi-dérivation spéciale de hauteur
/
si elle s'annule dans
or;
toute semi-
dérivation de hauteur r est donc une semi-dérivation spéciale de hauteur r
+
1.
On vérifie aisément les propriétés suivantes:
3) Si A est une semi-dérivation de hauteur r, il en est de même
deAvet
de fA,
feOr.
4) Si
Av A2
sont deux semi-dérivations de hauteur r, il en est de
même
de
[Alt
A2]
=
AXA2
A2AX;
en outre,
\AX,A2\
est spéciale si
A1
ou
A2
l'est.
5) Si A
v
A
a
sont deux semi-dérivations spéciales de hauteur r, il en est de
même de
AXA2
et de
gA±
pour toute série formelle g.
On peut encore dire que les semi-dérivations de hauteur r forment une
242
algèbre
de Lie
®r
sur l'anneau
or,
dans laquelle les semi-dérivations spéciales
forment un idéal
©,,;
en outre,
@r
est une
algèbre
associative sur l'anneau 0.
Désignons en outre par
DMf
le coefficient de
yf
dans le „développement
de Taylor" de
f(x1
-f
ylt
. . .,
xn
+
yw),
où les
yt
sont
w
indéterminées;
Du
est
une semi-dérivation de hauteur
h, telle
queDw(#f')
=
ôti
(indice de Kronecker),
DM(x^
. . .
x^f)
=
0 si tous les
a,,-
sont <
^7l;
on a
DuDkj
=
DkjDhi
quels que
soient les indices, et
DfH
= 0. On montre alors que le
o-module
@r
a une base
r—1
n
formée des produits II II
Dfhf,
0
5g
A7ii
<p et les
XM
ne sont pas tous nuls;
7i=0 <=i
et d'autre part,
leor-module
S),,
est somme
directe de
©r
et duor-module
ayant pour
base les
Dri
(1
^
i
5j
n).
Il est commode ici d'introduire des notations abrégées;
pour tout système a =
(<xv
. . .,
an)
de
n
entiers
^
0, on pose
xa
=
x^x^
. . .
oo
x*n;
si
aÄ-
=
S
AÄ^A
est le développement
^-adique
de
ae-
(1
^i t=i
n),
on pose
co
n
Z)a
=
Il
II
Dfy.
On dit que a est
de hauteur
r si r
-f 1
est le plus petit entier tel
que les
Xhi
soient tous nuls pour h
^ r
+ 1, et on pose r =
Ä(a).
On écrit aussi
00
«
| a | =
ocx
+
a2
+ . . . +
aw
(„degré total" dea,
oude#a),
eta!
=
II II
XM\,
si
bien que la „formule de Taylor" prend la forme
(10)
/(%
+
yl9.
. .,
xn
+yn)=X-yaDJ.
a
a!
2.
Groupes de Lie formels et
hyperalgèbres
de Lie. Il paraît vraisemblable
que les notions introduites ci-dessus puissent avoir de nombreux usages en
algèbre; j'ai indiqué comment on est amené assez naturellement à les introduire
dans la théorie des extensions radicielles d'exposant quelconque [2]. Je vais
me borner ici à montrer comment elles servent à
bâtir
une théorie de Lie pour
les „groupes de Lie formels" sur un corps K de caractéristique p > 0 (voir
[4] et [5]).
Un groupe de Lie formel de dimension
n
(qu'il vaudrait peut-être mieux
appeler une „loi de groupe"2)) sur un corps commutatif
K
consiste en la donnée
de
n
séries formelles à coefficients dans
K,
sans terme constant, par rapport à
2n indéterminées,
(pi(xlt
. . .,
xn,
ylf
.. .,
yn),
satisfaisant aux conditions
(n)
ç>(ç>(x,
y),
z)
=
ç>(x,
<p(y>z))
(12)
<p(x,
e)
=cp(e,x)
=x
2)
Dans cette conception, il ne subsiste en effet plus rien de la notion
„ensembliste"
de groupe; on ne peut
même
plus parler d'un „élément" du groupe, et il n'est pas question,
en général, de „substituer" des valeurs quelconques aux indéterminées
x{.
243
où on a posé x =
(xv
. ..,
xn),
y
=
(yv
. . .,
yn),
z =
(zlf
. . .,
zn)
fo nouvelles
indéterminées),
cp
=
(q>v
. . .,
cpn)
et e = (0, . . ., 0). On tire aussitôt de là que
les termes du premier degré de
q?t
sont
xt
+
yi},
et qu'il existe n séries
formelles
0^(x)
telles que
<p(x,
0(x))
= <p(0(x),x) =x
(autrement dit, l'„associativité"
et l'existence d'un „élément neutre" entraînent l'existence d'un „inverse").
La loi de composition d'un groupe de Lie au sens classique, considérée dans un
voisinage de l'élément neutre, donne un exemple de groupe de Lie formel (sur
le corps des nombres réels ou des nombres complexes)
;
de
même,
les „groupes de
Lie algébriques" au sens de
Weil-Chevalley
([10],
[1]), sur un corps quelconque
•K,
donnent des groupes de Lie formels lorsqu'on les considère "localement",
c'est-à-dire que l'on identifie l'anneau local de la variété du groupe en l'élément
neutre avec un sous-anneau d'un anneau de séries formelles.
A partir d'un groupe de Lie formel G, on peut en déduire d'autres par le
procédé du „changement de variables": étant données n séries formelles
%
(1
5^
i
5^
n) sans terme constant, dont le jacobien a un terme constant
^
0,
on considère le système des n séries formelles cp
(x,
y)
=
u
(^(ir^x),
u_1(y)))
par rapport à 2n indéterminées
xlt
. . .,
xn,
ylt
. . .,
yn;
il est immédiat que cela
définit un nouveau groupe de Lie formel G, dont la structure n'est pas essen-
tiellement distincte de celle de
G;
on dira que les n séries formelles
%
con-
stituent un isomorphisme
u
de
G
sur G, et les résultats intéressants de la théorie
seront évidemment ceux qui restent invariants par tout isomorphisme.
Si on veut étudier les groupes de Lie formels sur le modèle de la théorie
classique de Lie, on est conduit à introduire les
opérateurs
différentiels invariants
par le groupe. Par „opérateur différentiel" au sens strict, on entend une com-
binaison linéaire finie
S
caDa,
où les
ca
appartiennent à
l'anneau
o; plus-
oc
néralement, si A est un
o-module
(par exemple un anneau de séries formelles
par rapport aux
xi
et à certaines autres indéterminées), un „opérateur différen-
tiel"
au sens large, à valeurs dans A, sera une somme
S
oJDa,
où les coefficients
a
ca
appartiennent à A et sont tels que la somme
S
caDaf
ait un sens pour toute
a
série formelle / e o; on introduira en outre ici l'opérateur
différentiel impropie
DQ=
I (identité). Des exemples importants de tels opérateurs différentiels au
sens large sont donnés par les opérateurs de translation à gauche et à droite
dans G
(13)
Lyf
=
f(<p(y,x)),
BJf
=
f(v{x,y))
A étant ici l'anneau des séries formelles à 2n indéterminées
xi}
yi}
comme il
résulte aisément de la formule de Taylor et de (12). Cela étant, un opérateur
différentiel
D =
S
caDa
est dit invariant à gauche par G (ou simplement in-
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