Cultures & Conflits
15-16 | 1994
État et communautarisme
Les habits neufs du communautarisme libanais
Elisabeth Picard
Édition électronique
URL : http://conflits.revues.org/515
DOI : 10.4000/conflits.515
ISSN : 1777-5345
Éditeur :
CCLS - Centre d'études sur les conflits
lilberté et sécurité, L’Harmattan
Édition imprimée
Date de publication : 15 octobre 1994
ISSN : 1157-996X
Référence électronique
Elisabeth Picard, « Les habits neufs du communautarisme libanais », Cultures & Conflits [En ligne],
15-16 | automne-hiver 1994, mis en ligne le 15 mars 2006, consulté le 30 septembre 2016. URL :
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Les habits neufs du communautarisme
libanais
Elisabeth Picard
1 On surprendrait vivement les leaders politiques libanais de l'avant-guerre, les Pierre
Gemayel, les Rachid Kara, les Camille Chamoun et autres Kamal Junblat - Allah
yarhamôn - en leur apprenant que le " confessionnalisme ", la structuration de la socié
en communautés religieuses régies par leur droit privé spécifique, n'est plus guère
contesté aujourd'hui à Beyrouth. Et plus encore en constatant que le " communautarisme
politique ", soit l'inscription de la division communautaire dans le système
constitutionnel du pays, est sorti renforcé de quinze anes de guerre. Avec l'avenir des
Palestiniens et la satisfaction des ambitions de son voisin syrien, la question de la levée de
l'emprise communautaire sur l'Etat avait été un enjeu majeur des années 1970, un objet
de discorde entre ces leaders, et une cause de l'embrasement du Liban. Pour régler la
question communautaire et faire avancer la laïcisation du système politique, propositions
et contre-propositions s'étaient succées au long de la guerre : programme intérimaire
de réforme politique du Mouvement National (août 1975), document constitutionnel du
Président Frang(février 1976), propositions du Front Libanais (janvier 1977), quatorze
points du Président Sarkis (mars 1980), document du Haut comité druze (mai 1983), projet
du mouvement Amal (novembre 1983), conclusions de la réunion de Lausanne (mars
1984), accord intermilicien " de Damas " (décembre 1985), projet du Président Gemayel
(mars 1987), projet de réforme de Rafic Hariri (novembre 1987) 1, sans oublier les
propositions étrangères - américaines et syriennes en particulier. Or, depuis l'adoption de
la nouvelle Loi constitutionnelle du 21 septembre 19902, les critiques envers le
communautarisme politique se sont considérablement atténes, et les demandes de
laïcisation du droit personnel ou de paration du religieux et du politique se sont faites
rares. Lorsqu'elles sont exprimées, elles sont parfois accueillies avec mépris. Ainsi
l'ancien président du Conseil, Salim el-Hoss, adversaire obstiné du communautarisme
politique, est-il souonde " [faire] du confessionnalisme sommaire " 3. Souvent, elles
sont contrées avec l'aplomb de ceux qui se savent porteurs d'une opinion majoritaire et
fenseurs d'un système établi. Dans le Liban d'après-guerre, le communautarisme va de
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soi ; il reflète l'état de la société ; il assure le fonctionnement de l'Etat. Le remettre en
cause serait dangereux pour l'équilibre du pays, ou tout simplement impossible au vu du
rapport des forces sociales et politiques. Ce constat nous incite à nous interroger à propos
de la nouvellepublique libanaise, sur la nature des arrangements intercommunautaires
qui la fondent, sur les sources de sa stabilité et sur les menaces que ferait peser sur ces
populations la sécularisation du système politique. Mais avant cela, il nous faudra
examiner les causes et les circonstances du changement radical que constitue le triomphe
du discours communautaire dans le Liban de l'après-guerre. Ensuite, seulement, nous
remettrons en cause la relation entre Etat et communautés, dans une perspective
dynamique. Sans nous arc-bouter rigidement sur le paradigme de l'Etat-nation, nous
souverons quelques questions à propos de la légitimité de l'Etat libanais de la Deuxième
république, et de sa fonction de régulation de l'économie nationale. Nous espérons
montrer que, même s'il se pose différemment, le probme des réformes
constitutionnelles est toujours d'actualité.
2 La réhabilitation de l'ethnicité A la veille de la guerre du Liban, à l'époque dite " moderne
", la structuration communautaire de la société libanaise était souvent considérée comme
un phénomène honteux, et l'organisation communautaire de l'Etat comme un regrettable
vestige des époques ottomane et mandataire. Dans un contexte de croissance économique
et de changement social rapide, les comportements laïques, c'est-à-dire détachés du lien
communautaire, s'affichaient. Ils étaient particulièrement observables dans deux
domaines : la multiplication des mariages mixtes, rendue possible par des conversions de
complaisance ou par le recours à une juridiction laïque (en général, à Chypre ou en
France) ; et l'extension des zones d'habitat mixte, soit en milieu prolétaire dans les
nouvelles banlieues industrielles, soit au contraire dans les luxueux quartiers de Hamra,
Raouché et Ramlet el-Baïda, à Beyrouth ouest. Cette évolution des comportements
s'appuyait sur un changement des discours et des postures. Pendant des décennies, les
relations intercommunautaires avaient été gérées par des codes de dissimulation des
identités et des antagonismes. Or, en me temps que s'estompait la moire des
coutumes cessaires à l'évitement, la " pudeur " 4 des communautés cédait peu à peu la
place à l'indifférence et une culture urbaine standardisée se développait. De plus, les
idéologies laïcisantes gagnaient en influence, véhicues par la résistance palestinienne,
par les échos de mai 1968 dans les milieux étudiants et plus encore par l'adoption de
moles occidentaux. Le succès de l'économie marchande et du réseau bancaire libanais
ne connaissait pas de frontière communautaire ; la crise (hausse de prix, crise du
logement) qui frappait les couches populaires, non plus. A la veille de la guerre, sayyed
Musa Sadr mobilisait les Chiites sous la bannière du Mouvement (en principe
transcommunautaire) des Déshérités. Lorsque la guerre s'est déclenchée, le Front
Libanais qui s'opposait aux Palestiniens a été perçu comme conservateur (ce qu'il était)
plut que comme chrétien (ce qu'il était plus nettement encore). La révision induite par
la guerre a été radicale. Les identités culturelles collectives sont aujourd'hui reconnues.
Elles sont même affichées, et les particularismes revendiqués. Etrange inversion du
discours dominant, remarque l'historien Nadim Shehadi5, qui non seulement lève un
tabou, mais érige la socialisation communautaire en norme. L'insécurité, la dispersion des
familles, le passage des générations, la perte des repères socio-économiques en période
d'anomie et, bien sûr, la paralysie, puis l'éclatement de l'appareil d'Etat, tous ces facteurs
ont contribué à revaloriser la communauté religieuse comme marqueur ultime des
identités6. La différence communautaire est devenue le principe central de l'explication
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politique et le moteur premier de la mobilisation politique : les Chiites sont souonnés
d'être favorables à un (hypothétique) régime islamiste ; les Chrétiens sont globalement
assimilés à l'opposition au gouvernement de Rafic Hariri. Le statut des Chrétiens dans un
Orient majoritairement musulman devient l'enjeu politique majeur. Les hiérarchies
religieuses se substituent aux élites laïques absentes ou délégitimées. La guerre a é la
cause principale de la modification radicale des représentations sociales qui servent de
matrices aux identités communautaires renfores. Mais le contexte mondial de la post-
modernité n'est pas moins important : un contexte dans lequel la guerre des cultures, ou
le " clash of civilizations ", s'est substitué au conflit bipolaire comme système
d'explication du monde. La revendication identitaire - communautaire, ethnique,
nationalitaire ou nationale - s'est partout exacere. Depuis la fin des années 1980, les
guerres communautaires se sont multipliées dans l'aire méditerranéenne et moyen-
orientale : Caucase, Balkans et Corne de l'Afrique. Et, s'il fallait une preuve
supplémentaire, le Liban, nagre synonyme d'Etat paisible et démocratique, est devenu
la référence à un processus d'éclatement de l'Etat et de conflit communautaire : la "
libanisation ". Autant de raisons qui se conjuguent pour penser et agir le politique en
termes communautaires.
3 Un communautarisme renforcé Le " document d'entente nationale " adopté à Taëf par 58
des 70 dépus libanais encore vivants en octobre 1989, et entériné par la nouvelle Loi
constitutionnelle, a confirmé le principe du communautarisme politique en maintenant le
fameux article 95 qui stipule que " dans la période transitoire [qui dure depuis 1926]... les
communautés seront équitablement représentées dans la fonction du ministère " 7. Il a
fait plus. Car au Pacte national de 1943, formule implicite et non écrite de coexistence
communautaire, il a désormais substitué la formule écrite de " pacte de vie en commun ",
condition exigée à la légalité du pouvoir8. La recherche de l'accommodement
intercommunautaire s'opère au niveau de l'exécutif, partagé par le Conseil des ministres
et le Président, au niveau dugislatif, le Parlement qui dispose de pouvoirs sensiblement
accrus, et jusque dans les hauts rangs de l'administration dont les 120 principaux
fonctionnaires sont choisis de concert par les trois Présidents (de la publique, du
Conseil et de l'Assemblée). A ce choix, nous pouvons avancer trois modes d'explication,
qui se complètent plus qu'ils ne s'opposent. Le premier consiste à reconntre que le "
document " de Taëf ne faisait qu'entériner une situation de fait. Rompant avec les
multiples et vaines tentatives de réforme qui avaient rythmé la guerre, il prenait acte de
la présence (mais non de la victoire) partout sur le terrain, de forces politiques et
militaires à base communautaire, enme temps que du silence, ou de la disparition, des
forces transcommunautaires de la société civile. Après tant de sastres idéologiques et
de cteux fantasmes, seules comptaient sormais les alités tangibles : les forces de
facto (les milices) et les fa'âliyât9, et c'était avec elles qu'il fallait reconstruire le pays.
Puisque la communauté s'était révélée l'unirésiliente de la structure sociale libanaise,
la plus immédiatement opérationnelle aussi, le système constitutionnel reflétait cette
structure et organisait le fonctionnement de ses éléments. Le choix de Taëf avait aussi
une autre explication : l'identi des signataires et des promoteurs du document
d'entente. Ce sont les députés, élus de 1972 et représentants par excellence des
communautés, qui ont discu et adop ce texte. Convoqs autoritairement à Taëf,
réinstallés par miracle en position de décideurs alors qu'ils avaient perdu leur crédit
populaire en même temps que leur capacité à peser sur le destin de l'Etat, comment
n'auraient-ils pas saisi cette occasion de recouvrer légitimité et pouvoir ? Pour mettre fin
à la division du Liban en quasi Etats dominés par les milices, ils se sont entendus au moins
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pour restaurer le système de représentation et d'accommodement communautaire qui les
avait portés au pouvoir en 1972. Mais ce " miracle " était surtout le fait d'un deus ex
machina, ou plutôt de deux puissances régionales. L'Arabie Saoudite, d'abord, favorable,
dans toute la gion arabe, à des régimes politiques fons sur une foi religieuse, ou
taillés à la mesure des communautés de croyants. Pour les dirigeants saoudiens, un
régime dominé par une communauté chtienne, comme le régime libanais l'était par les
Maronites avant la guerre, est préférable à un régime sécularisé ; un Etat communautaire
dont l'exécutif est dominé par un président du Conseil musulman sunnite, comme l'est le
régime libanais mis en place à Tf, comble leurs voeux. La Syrie, ensuite, trouvait dans la
formule de Taëf la consécration d'un maintien illimité de son contrôle militaire sur le
Liban. Car, tout en approuvant la restauration du système communautaire et en
marquant sa sollicitude pour les chefs de communaus, religieux et politiques, elle
obtenait l'insertion, dans le chapitre des réformes, d'une exigence ferme d'abolition du
communautarisme politique, abolition à laquelle elle conditionnait le retrait de ses forces
10. En somme, la pérennisation du communautarisme assurait la rennisation de son
occupation.
4 Un rempart contre les totalitarismes Conservatisme, force d'inertie et
instrumentalisation d'une stratégie par des acteurs sont des explications convaincantes
du renforcement du communautarisme politique aps la guerre du Liban. Ces
explications doivent pourtant être complétées par l'examen de thèses abondamment
battues à Beyrouth, selon lesquelles l'adoption d'un mode de représentation laïque,
ba sur une majorité démographique, comporte un sérieux risque de dérive totalitaire.
La première thèse consiste à opposer les voies constitutionnelles choisies par différents
Etats successeurs de l'Empire Ottoman au Moyen-Orient, le Liban d'une part, les autres
Etats arabes de l'autre, après la décolonisation. Alors que le premier faisait accéder les
communautés à la repsentation politique, reprenant en le transformant le système des
millet11, les autres récusaient ce mode d'organisation " traditionnel " (de même que le
tribalisme). Pour accéder à la modernité, ils choisissaient toriquement la voie de la
sécularisation et de l'intégration nationale, celle dans laquelle les citoyens égaux en
droits et en devoirs ont l'Etat pour interlocuteur. En principe, donc, la majorité politique
de ces pays est dessinée par la seule loi du nombre. En pratique, leur sécularisation est
incomplète, puisque l'islam ou la sharî'a figurent, à un titre ou un autre, dans toutes les
constitutions du monde arabe. Surtout, la plupart de ces systèmes, loin d'assurer une
compétition équitable, favorisent la domination d'une communauté (un segment
ethnique ou religieux de la population) sur les autres 12. Ainsi, la soi-disant sécularisation
d'Etats comme la Syrie ou l'Iraq masque un système de préférence et d'exclusion
communautaire plus virulent que le communautarisme institutionnali, parce qu'il
échappe à la gulation constitutionnelle. En dénoant le caracre dictatorial de
régimes " modernes " et sécularisés, en proclamant même que le Liban est le seul Etat de
la région qui a échappé au totalitarisme, les défenseurs du communautarisme politique
mettent l'accent sur un autre probme : celui du déficit démocratique. Or, ce n'est pas
parce qu'ils sont laïques que ces régimes arabes sont dictatoriaux, mais plut parce qu'ils
ne le sont qu'en façade et, qu'au fond, ils sont farouchement communautaristes. Ils ont
voyé le principe laïque de la séparation du religieux et du politique en identifiant l'Etat
à une seule communau; ils ont transformé le principe démocratique " un homme, un
vote " en un plébiscite sans choix ; ils ont " dé-politisé " les opposants au système en les
excluant d'une nation pour le moins hypothétique. Mais, pour aigu qu'il soit dans ces
régimes patrimoniaux et militarisés, le problème de la mocratie ne se pose pas moins
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