Vérisme italien Naturalime français

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2015-2016
CERCLE
LY RIQ UE
D E METZ
Vérisme italien
Naturalime français
N° 217
Par Danielle Pister
Cavalleria rusticana, décor de la création, 1890
I Pagliacci, décor 1915 du Metropolitan opera
Vérisme italien
et
Naturalisme français
1913
par Danielle Pister
1
Pietro Mascagni vers 1890
2
SOMMAIRE
Les origines du Vérisme
p. 06
L’opéra en Italie au tournant des XIXe et XXe siècles
p. 11
Pietro Mascagni
p. 13
Ruggero Leoncavallo
p. 17
Umberto Giordano
p. 22
Francesco Cilea
p. 29
La mouvance vériste
p. 33
Le cas Puccini
p. 34
Au-delà des Alpes
p. 36
Le naturalisme français
p. 37
Le Vérisme, une impasse lyrique ?
p. 43
À lire
p. 46
À écouter
p. 46
3
Ruggero Leoncavallo, vers 1892
4
Lorsqu’en 1968, le Palais Garnier présenta, pour la première fois à Paris,
Turandot, dernier opéra de Puccini laissé inachevé, dans sa version
italienne originale - la création en français remontait à 1928 -, certains
esprits délicats firent la fine bouche devant les fastes déployés par l’Opéra
de Paris à cette occasion : pourquoi mobiliser les talents de Margherita
Wallmann (mise en scène) et de Birgit Nilsson (dans le rôle-titre) pour faire
entendre la musique si vulgaire d’un si mauvais musicien ? Un snobisme
bien français réduisait encore Puccini au seul vérisme et vouait aux gémonies ce courant musical qui a marqué l’opéra italien au tournant des XIXe
et XXe siècles.
Il n’est pas sûr qu’il y ait eu une réévaluation de cette école, mais il est
incontestable qu’il y a, de nos jours, un regain d’intérêt sur les plus grandes scènes lyriques européennes et américaines, pour les œuvres les plus
connues des Mascagni, Leoncavallo, Giordano, Cilea. Les tentatives pour
redonner vie à certains titres tombés dans l’oubli ne sont pas rares. Plus
emblématique, et plus surprenant s’agissant d’un style musical qui a été
accusé d’avoir dévoyé l’art du chant et propagé le mal canto, les plus
grands chanteurs du XXe siècle ont incarné les héros des opéras emblématiques du Vérisme, Cavalleria Rusticana ou I Pagliacci, à commencer par
Caruso. Dans les années 1970, le ténor canadien, Jon Vickers, grand
wagnérien, fut un Canio remarqué, comme c’est actuellement le cas, pour
le plus doué et le plus universel des ténors des années 2000 : Jonas
Kaufmann.
Les difficultés commencent lorsqu’il s’agit de définir les caractères communs aux différentes œuvres qualifiées de véristes, qu’il s’agisse du livret
ou de la partition. D’autant plus que la plupart des compositeurs, à commencer par Mascagni, se sont éloignés de leurs premières productions
considérées comme emblématiques de la nouvelle école, dans la suite de
leur carrière. Le Vérisme serait-il une voie sans issue ?
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Les origines du Vérisme
L’expression français vérisme traduit, à partir de 1888, le terme italien
verismo apparu en Italie, vers 1877. Formé sur l’adjectif vero, « vrai », il
désigne un courant artistique, littéraire, pictural puis musical, qui s’est
donné pour but de décrire, en refusant l’académisme ou l'idéalisme de l’art
classique et romantique, la réalité concrète de l’Italie nouvellement unifiée
et éprouvée par les luttes du Risorgimento. L’intérêt se focalise notamment
sur les populations provinciales et villageoises, c’est-à-dire les plus pauvres et les plus marquées par les particularismes régionaux.
Les racines françaises et La Scapigliatura
Le mouvement a cependant des origines françaises incontestables. C’est
Honoré de Balzac (1799-1850) qui, le premier, a affirmé que le romancier
doit s'inspirer de la vie contemporaine, en mettant en avant l'importance
des facteurs économiques dans les rapports sociaux. Karl Marx ne s’y est
pas trompé : il s’est appuyé sur La Comédie humaine (1830-1856) pour
élaborer certaines thèses de son Capital (1867-1894). L’écrivain français
imposa également l’idée d’une nécessaire adéquation du langage et du
style dont use le romancier avec la réalité sociale décrite. Ce dernier se fait
l’observateur, le témoin objectif - du moins le prétend-il -, de la société et
de la psychologie des individus, abandonnant tout idéalisme, ne négligeant
aucune classe sociale, même les plus déshéritées.
La chute du Premier Empire, les crises politiques et le désenchantement
qui s’en suivirent se reflétèrent dans la jeunesse estudiantine et le milieu
artistique, pauvre et anti-bourgeois, que le romantisme a généré et qui
peuplaient le Quartier latin. Souvent faméliques et sans grande espérance
dans une société tout entière préoccupée par le profit, ils furent traités de
« bohèmes » par dérision et par analogie avec ces nomades censés être originaires de la Bohême, actuellement en territoire tchèque. En témoigne la
publication épisodique, entre juillet 1846 et décembre 1848, du feuilleton
intitulé Scènes de la vie de Bohème, dans une petite feuille caustique Le
Corsaire-Satan. Le titre donne une idée de l’état d’esprit de ses lecteurs,
des artistes, souvent impécunieux, regroupés en cénacles ou en académies
pour défier le conformisme intellectuel du temps. Moins prestigieux que
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La Caricature ou Le Charivari qui publient les dessins satiriques de
Daumier et de Gavarni sur la société louis-philipparde, ce journal contribue au débat d’idées au moment où le mouvement romantique s’essouffle,
notamment grâce à cette chronique d’Henry Murger. L’anglicisation du
prénom s’impose en cette période de « Shakespearomanie » qui déferle en
France. Constituée d’une série de tableaux indépendants les uns des autres
sur le Paris des années 1830, ces Scènes racontent la vie de jeunes apprentis-écrivains, musiciens, rapins, pseudo-philosophes, qui rêvent, au Café
Momus, de refaire le monde mais qui épuisent leur génie et leur santé dans
la recherche d’expédients propres à les empêcher de mourir de faim. Pour
une bonne part autobiographiques, ces histoires associent le réalisme de
l’observation des mœurs et le romanesque de la caractérisation des personnages. Le trait oscille entre humour noir et poésie, dérision et pathétique,
tout en gardant une légèreté élégante. Ce ton nouveau assure la notoriété
de Murger auprès de ses confrères et consacre le mythe de la bohème littéraire qui perdurera au siècle suivant.
Cependant, c’est de l’adaptation théâtrale, réalisée en 1849 par Murger
et Théodore Barrière, que viendra le succès plus largement populaire de
l’œuvre. Rebaptisée La Vie de Bohème et accompagnée de chansons, elle
se recentre sur le personnage de Mimi, ses amours avec Rodolphe, sa
maladie, et sa mort. Murger décide alors de publier, en 1851, une compilation de la plupart des scènes de son feuilleton en un seul recueil. L’ajout
d’une préface, d’un premier chapitre introductif, et de deux autres conclusifs, donne son unité romanesque à ces Scènes de la vie de Bohème. En
changeant l’ordre chronologique des épisodes, en dénonçant dans l’épilogue, à tonalité flaubertienne désenchantée, la « race corrompue » de la
« bohème gantée » qui a survécu à la Révolution de 1848, Murger met fin
aux illusions romantiques. Le titre du dernier chapitre l’affirme avec force :
« la jeunesse n’a qu’un temps. » et la « Bohème ignorée n’est pas un
chemin, c’est un cul-de-sac » qui mène rarement à l’Académie, mais plus
sûrement à l’Hôtel-Dieu ou à la Morgue. Murger ignore alors qu’il dépeint
son propre destin : il meurt de gangrène en 1861, à moins de trente-neuf
ans, dans une maison de santé municipale parisienne, sans avoir connu
d’autre véritable succès littéraire.
L’œuvre, traduite en 1872 en italien, rencontre l’esprit d’un mouvement littéraire et artistique lombard de la fin du XIXe siècle, qui s'est développé
d’abord à Milan, restée sous la botte autrichienne jusqu’en 1859, avant d’être rattachée au royaume d’Italie en 1861. Ses adeptes combattent le
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conservatisme de la culture officielle italienne et critiquent le romantisme
italien jugé langoureux et artificiel et le provincialisme de la culture du
Risorgimento. Adoptant un point de vue différent sur la réalité, ils cherchent à trouver le lien subtil entre physique et psychique. Ce nouvel esprit,
proche de la bohème parisienne, se diffuse ensuite dans toute la péninsule,
particulièrement entre 1860 et 1880, sous le nom de Scapigliatura, d’après
le titre d’un roman de Cleto Arrighi, La Scapigliatura e il 6 febbraio, paru
en 1862. Ce terme désigne « un groupe d’individus de vingt à trente-cinq
ans au plus, brillants et d’avant-garde, inquiets et turbulents, vivant d’une
manière excentrique et désordonnée ». L’Italie unifiée a généré bien des
désillusions après la faillite des idéaux démocratiques du Risorgimento :
beaucoup de jeunes gens souffrent de déclassement social et économique,
et nourrissent des sentiments de rebellion. Ils calquent leur comportement
sur celui des bohèmes français avec une particularité cependant : leur pulsion vers les nobles idéaux élevés s’accompagne d’une complaisance pour
les aspects dégradés de la vie civile et de l’apparence physique négligée,
d’où leur surnom de Scapigliati que l’on peut traduire par ébourriffés,
échevelés. Chez eux se forme une sorte de conscience qui souligne le
contraste violent entre l'« idéal » qu'on cherche à atteindre et le « réel », la
dure réalité. Ils ont pour modèles les Allemands E. T. A. Hoffmann, Jean
Paul, Heinrich Heine et le Français Charles Baudelaire. Certains sont poète
et compositeur, comme Arrigo Boito (Mefistofele, 1868). Lui-même librettiste, il travailla avec d’autres musiciens notamment pour La Gioconda
(1876) d’Amilcare Ponchielli (avec lequel collaborera un autre scapigliato,
le poète Emilio Praga). Boito, après l’avoir un temps dénigré, devint un
collaborateur très important de Verdi pour la révision de certains de ses
opéras (livret de Boccanegra) et pour le convaincre d’écrire les deux derniers, Otello (1887) et Falstaff (1893) dont il fut le librettiste.
Naturalisme et Verismo
Le Réalisme qui s’est imposé dans les arts autour de 1850 fut bientôt
dépassé par le mouvement naturaliste. Ce dernier prétend, au-delà de la
peinture du vrai, rechercher les raisons du comportement des protagonistes, le romancier reprenant pour concevoir ses personnages, la méthode des
sciences humaines et sociales appliquée à la médecine par Claude
Bernard : les tares physiologiques, comme le milieu où vivent les protagonistes, conditionnent leur façon de penser et d’agir. Émile Zola, chef de file
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de ce mouvement, affirme dans le Roman expérimental, en 1880, que « le
romancier est fait d'un observateur et d'un expérimentateur ».
Sur cette base théorique, il a écrit les vingt romans du cycle des RougonMacquart ou Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second
Empire. Chaque roman met en scène un membre de cette famille, et
démontre comment les tares héréditaires sont aggravées ou non par l’influence du milieu sur l’individu. Les diverses conditions sociales décrites
au fil des romans correspondent à autant d’expériences scientifiques dont
on modifie un élément pour observer les différences de résultat. C’est ainsi
qu’on découvre le monde des mineurs dans Germinal, celui des militaires
dans La Débâcle, des paysans dans La Terre, de la prostitution dans Nana.
L’œuvre la plus représentative est probablement L’Assommoir qui décrit
les ravages de l’alcool chez les ouvriers. Dans l’Œuvre, Zola explore le
monde des artistes et se met lui-même en scène. Il expose ses convictions
sur l'art moderne, et témoigne de la difficulté qu'il éprouve à écrire ses
romans. Ses livres et ses prises de position lui attirèrent autant de haine que
d’admiration et lui valurent une renommée qui dépassa les frontières de la
France, et toucha notamment l’Italie dont son père était originaire.
Luigi Capuana (1839-1915), critique influent de sa génération, fut le premier à théoriser avec passion la « poésie du vrai ». Il devint ainsi le héraut
du vérisme qui renouvela la littérature italienne et la fit connaître à l’étranger. Sicilien né à Mineo, dont il fut le maire, dans la province de Catane, il
était journaliste à Milan, critique littéraire à Florence, et professeur à Rome
et à Catane où il mourut. Ses travaux sur le dialecte sicilien l’amenèrent à
le valoriser dans l’écriture littéraire et à introduire certains mots dans la
langue italienne. Influencé par le naturalisme de Zola, il publie, à partir
de 1872, une quarantaine d'œuvres, nouvelles, romans, poèmes, œuvres
critiques surtout, mais aussi des contes et récits pour enfants. Son œuvre
fantastique en fit le chantre d'une Sicile aride mais féconde en légendes et
en superstitions. Avec ses nouvelles et ses romans, dont le plus célèbre, Le
Marquis de Roccaverdina (Il Marchese de Roccaverdina), parut en 1901, il
inaugure en Italie la littérature régionale, celle des « provinciaux ». Il mêle
drame et comique, usant toujours d’un humour bienveillant aussi bien dans
ses contes que dans son œuvre critique. Ses récits sont frappants de vie. Ils
reflètent, sans exclusive, sa grande familiarité avec les gens, humbles paysans ou riches propriétaires, dont les mœurs villageoises sont encore proches des coutumes féodales. Il sait peindre les paysages merveilleusement
fertiles de la « montagne », l'Etna, dont la description illumine avec bonheur son œuvre. Capuana perçut très vite la grandeur « homérique » du
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livre de son compatriote Giovanni Verga, Les Malavoglia (I Malavoglia,
1881) pour lequel, ainsi que pour le vérisme, il va mener, un combat tenace pendant près de vingt ans. Ce qui ne l’empêchera pas, attentif qu’il est
aux métamorphoses de l’art, de défendre plus tard les courants à venir,
comme le futurisme.
Verga (1840-1922), originaire de Catane, surnommé « le poète des duchesses », a d’abord été classé dans les romantiques tardifs. Issu d'une famille
aisée et cultivée, d'origine aristocratique et ouverte aux idées nouvelles, il
fait des études de droit. Après un passage dans la Garde Nationale pour
mater les troubles agraires suscités par le mouvement garibaldien, il se met
à écrire des romans historiques et patriotiques comme I Carbonari della
montagna (1861-1862), qui dépeint la lutte des carbonari en Calabre
contre le despotisme napoléonien et celui qui l’incarne à Naples, le roi
Murat.
En 1869, il quitte la Sicile pour Florence, alors capitale du royaume
d’Italie. Dans les salons littéraires de la ville, il fréquente les scapigliati
Emilio Praga et les frères Boito. En 1872, il part pour Milan où il découvre Flaubert et le naturalisme, ce qui bouleverse sa conception de la littérature. Son roman Eva, paru en 1873, lui apporte le succès et une accusation d'immoralité. En 1878, il entreprend un ambitieux cycle romanesque
qui en fera le chef de file du vérisme, I Vinti, consacré aux « vaincus de la
vie ». Il admire le courage viril avec lequel les humbles affrontent les
épreuves quotidiennes d’autant plus que, positiviste, Verga ne croit pas en
la Providence. Dieu est absent de ses livres, tout comme l’espérance en un
avenir meilleur conquis par la force. Pessimiste, s’il critique la bourgeoisie, il dénonce toute tentative de lutte. Verga défend au contraire « l'ideale
dell'ostrica » - « l'idéal de l'huître » -, c’est-à-dire l'attachement au lieu de
naissance, aux anciennes coutumes, la résignation devant la dureté d'une
vie parfois inhumaine : la société traditionnelle, refermée sur elle-même,
souvent bornée, est la seule défense contre les nouveautés venues de l'extérieur que l'on n'est pas capable de maîtriser. La fidélité à des sentiments
simples et à des valeurs anciennes, comme les hiérarchies familiales, le
sentiment archaïque de l'honneur vaut mieux que la rupture brutale avec le
passé. Ceux qui acceptent leur propre destin avec résignation mais lucidité possèdent la sagesse et sont les gardiens de la moralité. De ce point de
vue, Verga est à l’opposé de Zola qui croit dans la rédemption du monde
par le progrès scientifique.
Des cinq volumes prévus par Verga pour I Vinti, seuls deux seront écrits :
I Malavoglia (1881) et Mastro don Gesualdo (1889) dans lesquels l’auteur
10
cultive un style impersonnel. En 1882, il rencontre Émile Zola au cours
d'un voyage en France. Ce sont les nouvelles réunies dans Vita dei campi
(Vie des champs), publiées en 1880, et plus précisément l’adaptation scénique de deux d’entre elles, Cavalleria Rusticana (1884) et La Lupa
(1886), qui inspireront plusieurs compositeurs lyriques.
L’opéra en Italie au tournant
des XIXe et XXe siècles
L’opéra italien est dominé par la statue de commandeur de Verdi qui règne
depuis une cinquantaine d’années sur les scènes italiennes (son premier
opéra, Oberto, remonte à 1839 et son premier triomphe, Nabucco, à 1842).
En 1887, il donne son dernier chef-d’œuvre, Otello, avant de surprendre
une dernière fois son public, en 1893, avec Falstaff, étonnant de jeunesse
et d’inventivité chez un homme de 80 ans. Ces deux derniers opéras bénéficient de livrets écrits par le turbulent Arrigo Boito, traducteur de
Shakespeare et de Wagner. Agitateur culturel, émule de Victor Hugo, tour
à tour disciple et ennemi de Wagner, contempteur puis collaborateur de
Verdi, son Mefistofele ne l’a pas imposé parmi les nouveaux grands compositeurs, pas plus que Ponchielli, malgré les succès de La Gioconda ou de
Marion Delorme (1885). Alfredo Catalani (1854-1893), écartelé entre le
romantisme germanique et le renouveau naturaliste, s'est fait remarquer par
le climat de violence vocale et orchestrale de La Wally (1892), et par les
tendres inflexions belcantistes de sa Loreley (1890), mais aucun de ces
musiciens italiens n’arrive à s’imposer sur les scènes nationales et internationales, jusqu’en 1890.
Il faut évoquer l’influence de la Carmen de Bizet (1875) sur le réalisme
musical. Le sujet traité est d’une extrême audace : jusque-là, les personnages de gitanes n’étaient que des personnages secondaires (Preziosilla dans
La Force du destin, 1862, par exemple) et assez conventionnels, ou des
mères effrayantes, comme Azucena (Le Trouvère, 1853). Bizet montre une
femme de basse origine qui exerce, en l’assumant, toute sa force séductrice sur les hommes. Il fallut que les librettistes invente la pure Micaëla pour
amadouer la censure. Verdi l’avait précédé dans cette voie avec La Traviata
(1853). Le destin tragique de la courtisane s’inscrivait dans la réalité de son
époque, et donc dans celle des spectateurs. Mais les autorités avaient inter-
11
dit que l’on représentât l’action dans son cadre du XIXe siècle et, jusqu’aux
années 1950-60 en Italie, l’opéra fut donné dans des décors et des
costumes du XVIIe siècle : la distance historique adoucissait la crudité de
l’action.
Le vérisme théâtral
Edoardo Sanzogno (1836-1920), éditeur de livres, de nombreux journaux
et rival de Giulio Ricordi qui avait l’exclusivité de l’édition des partitions
de Verdi, avait lancé en 1883, un concours d’opéras en un acte, pour dénicher de jeunes talents. Il offrait au lauréat l’aubaine de voir son œuvre
représentée au Teatro Costanzi de Rome. Puccini avait participé à la première édition, en 1883, sans succès, avec Le Villi. En 1890, Pietro
Mascagni remporte le concours devant 72 autres concurrents. Le jury
remarque également le candidat arrivé 6e, auquel Sanzogno donne une
seconde chance en lui commandant un opéra représenté en 1892, Mala
Vita. Il s’agissait d’Umberto Giordano qui refera parler de lui.
La nouvelle génération d’artistes, déçue par le virage à droite de la jeune
Italie si durement bâtie, est en quête de nouveaux thèmes dont le naturalisme français et, dans une moindre mesure, le réalisme anglais et les
russes Tolstoï et Dostoïevski, lui offraient des exemples. C’est tout naturellement qu’elle pense trouver chez Verga un maître à penser italien : il
vient de connaître un triomphe avec sa Cavalleria rusticana, adaptation
théâtrale, en 1884, d’une nouvelle éponyme, tirée de son recueil Vita dei
campi. Jouée par la Duse, sans maquillage pour ajouter à la vérité de son
jeu, cette « tranche de vie » paysanne avait comblé les attentes de tout
un public qui considérait que les objectifs de la scapigliatura milanaise,
encore teintée de couleurs romantiques, étaient obsolètes. Avec l’adaptation musicale d’une telle œuvre, Sanzogno pouvait espérer découvrir un
nouveau génie musical à opposer à Verdi publié par son rival milanais
Ricordi et qui vaudrait à la nouvelle capitale, Rome, un succès digne de
ceux dont bénéficiait régulièrement la Scala de Milan. Le sujet pouvait
également sembler emblématique pour un parti socialiste italien en train de
se structurer précisément entre 1890 et 1892.
S’agissant de la représentation sans fard de la réalité, le vérisme italien diffère du naturalisme français en ce qu'il prend souvent ses (anti)héros dans
les classes rurales plutôt que chez les ouvriers ou petits employés, étant
donnée la situation sociale de la Péninsule de l’époque, et de la forte iden12
tité régionale des différents auteurs, siciliens, lombards, romains qui émergent dans le milieu intellectuel. En cela, Verga constituait la meilleure des
sources et l’opéra de Mascagni venait à son heure.
Pietro Mascagni (1863-1945)
Né à Livourne, fils d’un boulanger, Pietro Mascagni fait des études musicales contre la volonté de son père et entre au Conservatoire de Milan. Il a
pour professeur Amilcare Ponchielli et pour condisciple Giacomo Puccini
de cinq ans son aîné. Réfractaire à la discipline imposée, Mascagni quitte
le conservatoire en 1885, s’engage dans une troupe d’opérettes comme
chef d’orchestre et enseigne la musique. Puccini le pousse à participer,
en 1888, à la seconde édition du concours Sanzogno. Destiné à favoriser
l’éclosion de nouveaux talents parmi les jeunes compositeurs italiens écrasés par les ombres de Verdi et de Wagner, il impose le format d’un opéra
en un acte et le respect de la tradition italienne sans toutefois méconnaître
les nouvelles perspectives de l’art lyrique. Mascagni, qui n’avait écrit
jusque-là qu’une opérette, Il re a Napoli (1885), s’adresse, pour le livret, à
son ami Giovanni Targioni-Tozzetti, poète et professeur de littérature à
Livourne, aidé par Guido Menasci, qui choisit la pièce de Verga,
Cavalleria rusticana, succès théâtral récent. Bouclée en une vingtaine de
jours durant lesquels le compositeur travaille de 16 à 18 heures quotidiennes, la partition est déposée le dernier jour de validité pour être acceptée,
et emporte le premier prix. La première, le 17 mai 1890, au Théâtre
Costanzi de Rome obtient un véritable triomphe, l’auteur a droit à 60
rappels. C’est la première manifestation du vérisme musical. En moins
d'un an, l’opéra connaît une trentaine de reprises et il est acclamé un peu
partout en Italie, en Europe et en Amérique. Mascagni, célèbre dans le
monde entier, séduit même Gustav Mahler qui n’appréciera guère La
Bohème de Puccini. Pendant quelques années, Mascagni sera autant estimé, voire plus, que ce dernier.
Seule ombre au tableau : Verga, peu satisfait des droits que lui offre
Sanzogno pour l’adaptation de son œuvre, intente un procès pour plagiat
sous prétexte qu’il n’avait pas reçu de demande officielle pour céder ses
droits. Il obtiendra gain de cause devant les tribunaux et touchera 25% des
bénéfices sur les représentations de l’opéra, ce qui lui assura une rente
confortable.
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Dès l’année suivante, Mascagni donne un second opéra, L'amico Fritz
(1891), sorte de pastorale bien accueillie. L’écriture s’affine mais l’inspiration réaliste semble disparaître. Tirée d’un roman d’Erckmann-Chatrian
(1864), l’action se situe dans une partie de l’Alsace rattachée au Palatinat
en 1815, la seule couleur locale étant celle du goût pour la bonne chère de
paysans aisés dont fait partie Fritz, célibataire endurci qui se convertit par
amour au mariage. Les mêmes réserves valent pour Guglielmo Ratcliff
(1895), d’inspiration romantique, tiré d’un drame allemand d’Heinrich
Heine, se déroulant en Écosse. Quant à Isis (1898, la seconde version de
1899 a été créée par Arturo Toscanini), que certains considèrent comme le
meilleur opéra de Mascagni - il avait été salué par Verdi -, et encore joué
en Italie, c’est un conte qui se déroule dans un Japon de fantaisie et qui
inaugure la mode orientale à l’opéra. Sa beauté mélodique, son harmonie
raffinée, sa richesse instrumentale le distinguent du cliché vériste attaché à
Mascagni. L’Hymne du soleil, chœur qui ouvre et clôt l’opéra a été choisi
comme hymne officiel des Jeux olympique de Rome en 1960.
Outre ses œuvres lyriques, Mascagni a écrit de la musique sacrée, des
œuvres orchestrales et vocales, des pièces pour piano. Il fut parmi les
premiers compositeurs à écrire de la musique de film (en 1915 et en 1934).
Il a fait également une carrière appréciée de chef d’orchestre symphonique
en Europe et dans les deux Amériques. Il fut choisi pour l’hommage rendu
à Verdi à sa mort et il dirigea le Requiem de ce dernier à Rome, pour le quarantième anniversaire de sa disparition, comme il l’avait fait, pour le premier, en 1902 à Vienne, à la demande du gouvernement autrichien. C’est
lui également qui prononça l'éloge funèbre de son ami Puccini lorsque
celui-ci disparut prématurément en 1924. Enfin, il représenta l’Italie à
Vienne, en 1927, pour les commémorations du centenaire de la mort de
Beethoven.
Sur les dix-sept ouvrages lyriques que Mascagni écrivit entre 1890 et
1935,1 aucun n’a retrouvé la ferveur suscitée par Cavalleria Rusticana. Le
compositeur dira lui-même : « J’ai été couronné avant d’être roi. » Deux
raisons peuvent expliquer ce parcours singulier : la première est à mettre
au crédit du musicien qui n’a jamais voulu s’enfermer dans un système,
celui du vérisme, qui aurait bridé son inventivité. Ce que le public ne comprit peut-être pas. La seconde, moins honorable, c’est qu’il passa pour le
musicien officiel du fascisme, même si son œuvre fut essentiellement com1
Pinotta (composé en 1880, représenté en 1932 ; Guglielmo Ratcliff (composé en 1885, représenté en 1895) ;
Cavalleria rusticana (1890) ; L’amico Fritz (1891) ; I Rantzau (1892) ; Silvano (1895) ; Zanetto (1896) ; Iris (1898) ;
Le maschere (1901) ; Amica (1905), seul opéra de Mascagni en français ; Isabeau (1911) ; Parisana (1913) ; Lodoletta
(1917) ; Sì (1919), opérette ; Il Piccolo Marat (1921) ; Nerone (1935).
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posée avant l’installation de ce régime en 1922, et s’il se réjouit de la destitution du Duce par le Roi d’Italie en juillet 1943. Mussolini l’avait,
certes, nommé, par décret en 1929, parmi les premiers membres de
l'Académie d’Italie, créée trois ans plus tôt et le compositeur s’était inscrit
au parti en 1932. Mascagni dut son dernier triomphe à l’opéra au ministre
de la Presse et de la Propagande, Galeazzo Ciano, futur ministre des
Affaires étrangères et gendre de Mussolini, et au Duce lui-même. L’un et
l’autre imposèrent en effet, en 1935, à la Scala de Milan, avec force publicité, la création de son Nerone refusé jusque-là par tous les théâtres. Cela
lui a peut-être valu une forme de purgatoire.
En tout cas, la carrière de Mascagni est le premier exemple de ce qui va se
répéter avec plusieurs de ses confrères : un premier succès éclatant qui
éclipse la plupart de ses œuvres suivantes qui s’éloignent de l’esthétique
vériste. Le compositeur ira jusqu’à affirmer, en 1910, que « le verismo
assassine la musique ; seule la poésie, le romantisme, peuvent donner des
ailes à l’inspiration. »
Cavalleria rusticana, entre nouveauté et recyclage
Plus la création de Cavalleria s’éloigne dans le temps, plus le mélomane
doit faire un effort pour comprendre ce qu’elle apportait de neuf au spectateur de 1890. L’intrigue se ramène à une banale histoire de trahison et de
vengeance cent fois utilisée à l’opéra : une femme (Santuzza), découvrant
que celui dont elle pense être aimée (Turridu) courtise une femme mariée
(Lola), à laquelle il a été fiancé autrefois, dénonce cette infidélité à l’époux
trompé (Alfio). Ce dernier lave son honneur en provoquant la mort de son
rival. Si on substitue à ces noms, ceux de la princesse Eboli, de Carlos,
d’Élisabeth et de Philippe II, on reconnait, exception faite de sa dimension
politique, l'intrigue du Don Carlos de Verdi (1867). Autrement dit, c’est
moins l’histoire qui importe que son traitement. On passe du monde de la
Cour espagnole - où s’imposent la rigidité protocolaire et le sens du devoir
qui supplantent les sentiments personnels, emblématiques de ce milieu et
de cette époque -, à l’univers plébéien de la campagne sicilienne, où dominent les pulsions individuelles. Le sens de l’honneur n’a aucune dimension
transcendante mais relève de la survie au sein du milieu auquel on appartient. On passe de l’événement historique au fait-divers : loin de maîtriser
sa destinée, même dans le sacrifice, le personnage vériste est emporté par
la passion et il est condamné à en subir les conséquences. Cela dote ces
15
personnages d’une personnalité assez fruste car ils ne calculent pas leurs
actes, et ils sont chacun à mi-chemin entre le statut de victime et de coupable : Santuzza a doublement fauté, en cédant à Turridu et en le dénonçant ;
mais elle a été trahie par celui en qui elle avait mis toute sa confiance ; son
amant n’a pas une attitude glorieuse vis-à-vis d’elle, mais il prend conscience du malheur dans lequel il va plonger Santuzza s’il meurt dans le
duel au couteau qui l’attend, d’où le dernier appel à sa mère pour qu’elle
protège la jeune femme.
Cette humanité moyenne - l’horreur est dans le dénouement tragique, pas
dans une dimension monstrueuse des personnages -, établit une proximité
plus grande entre ces derniers et le public. De façon identique la musique
garde une simplicité de bon aloi dans l’expression des réjouissances de la
fête pascale comme dans celle de la douleur. Il n’y a aucune recherche
grandiloquente, pas plus que n’apparaît une quelconque revendication
sociale. Le dénouement brutal et bref accentue l’impression de vérité.
Comme le duel se passe en coulisse, le spectateur partage la même
angoisse que celle des personnages qui en attendent l’issue sur scène.
L’action, resserrée sur une durée de 1h10, rend plus sensible la marche
inéluctable vers la catastrophe. D’une façon classique, l’action tragique se
développe au sein d’une atmosphère festive de célébration pascale, de
même que Violetta se meurt alors que montent les chants et les cris de
réjouissance de la foule dans la rue. Ce qui autorise la chanson à boire qui
précède l’affrontement entre Alfio et Turridu, passage obligé de bien des
opéras. De même, les numéros musicaux alternent soli, duos, ensembles,
ce qui soutient l’intérêt mais restent dans la tradition de l’opéra. Alors que
les écrivains véristes voudront entrer directement dans le vif du sujet,
Cavalleria rétablit le récit préliminaire exposant la situation des personnages avec le Voi lo sapete, o Mamma de Santuzza qui apprend, plus au spectateur qu’à la mère de Turridu, la situation de la jeune femme. C’est un procédé que Verdi utilise dans le prologue du Trouvère (1853) mais qu’il abandonne dans Otello (1887) qui ouvre directement sur la tempête qui doit
décider du sort du Maure. Deux longues pages orchestrales (prélude et
intermezzo) créent un climat de tension passionnelle, annonçant ou reprenant des thèmes, attachés notamment à Santuzza. La qualité mélodique et
la simplicité de cette musique imprègnent la mémoire du public - ce qui
était déjà une caractéristique des airs de Rigoletto, ce qui ne contribua pas
peu à la célébrité de l’œuvre. Bref, tous les caractères d’un opéra populaire sont réunis, et les schémas qui ont déjà fait leurs preuves sont repris.
16
Pour autant, la partition est-elle médiocre et vulgaire, comme on l’a souvent affirmé, et en quoi est-elle vériste ? L’orchestration ne manque pas
d’habileté, sinon de subtilité, comme cette interruption aménagée au milieu
du prélude pour laisser la place, rideau baissé, à la sicilienne, reprise d’un
chant populaire, chantée par Turridu, avant que ne reprenne avec la force
d’une vague déferlante, le thème attaché à Santuzza. L’efficacité est patente. Le verismo, la prétention au vrai, est plus problématique : il y a certes
l’utilisation partielle du dialecte sicilien, mais l’unique lieu de l’action, une
place qui met face à face l’église et le débit de vin de Mamma Lucia tient
du chromo assez convenu. Les personnages sont peints à grands traits,
réduits à un seul élément (jalousie, coquetterie, arrogance, veulerie) et
l’expression des sentiments reste assez simpliste. Le style vocal est souvent
tendu, dépourvu des traits de virtuosité propre au chant romantique. Il cède
souvent la place au parlando, voire au cri. C’est la naissance du chant
vériste qui ira jusqu’à sa caricature jusque dans les années 1950. On
reviendra ensuite à une conception plus retenue, lorsque de grands chefs
d’orchestre daigneront diriger et graver l’œuvre avec des interprètes de
qualité qui ne jugeront pas indigne de leur talent d’incarner Santuzza ou
Turridu. D’ailleurs les créateurs étaient d’excellents artistes, familiers du
répertoire classique. Qu’une telle partition puisse se prêter à différentes
lectures prouve qu’elle transcende l’assignation à une classification
unique.
Deux autres compositeurs se sont inspirés de la nouvelle de Varga :
Stanislao Gastaldon qui se retira du concours Sanzogno mais fit jouer son
opéra sous le titre Mala Pasqua en 1890 ; Domenico Monleone qui se fit
interdire pour avoir repris le titre original. Aucun des deux ouvrages n’est
passé à la postérité.
Ruggero Leoncavallo (1857-1919)
Fils d’un magistrat, né à Naples, il fit pendant huit ans des études de piano
au conservatoire de sa ville natale et approfondit sa connaissance du répertoire lyrique italien grâce aux manuscrits, conservés dans cet établissement, des prestigieux compositeurs qui sont passés par cette ville
(Scarlatti, Pergolèse, Cimarosa, Rossini, Donizetti, Bellini). Le jeune
homme complète cette formation par des études littéraires à l’université de
Bologne, tout en travaillant à un premier opéra qui ne sera créé qu’en 1896,
Chatterton. Il voyage en Angleterre et en France où il mène une joyeuse
17
vie de bohème, subsistant en jouant du piano dans les cafés-concerts. Il va
même officier un certain temps à la cour d’Égypte, chassé en 1882 par la
guerre anglo-égyptienne. Il retourne alors à Paris où il commence à se faire
connaître par des pièces de circonstances, romances ou pièces pour piano.
Leoncavallo se met également à écrire des livrets. Il rencontre Jules
Massenet et Victor Maurel (1848-1923), baryton choisi par Verdi pour
créer les rôles de Iago et de Falstaff. C’est le premier chanteur à avoir fait
passer la psychologie des personnages au premier plan des critères d’interprétation, ce qui rejoint l’esthétique vériste. Grâce à cet ami, Leoncavallo
signe un contrat avec l’éditeur Ricordi pour une trilogie lyrique consacrée
au crépuscule de la Renaissance italienne, Crepusculum, et dont seul le
premier volet, I Medici, sera joué en 1893, sans convaincre.
Le succès de Cavalleria incite Leoncavallo à proposer à Sanzogno un
ouvrage de style vériste dont il écrit, en cinq mois, livret et partition.
Voulant aller au-delà d’un mélodrame vraisemblable, il choisit de mettre en
scène un fait-divers authentique, autrefois jugée par son père, alors qu’il
était enfant. Du moins l’affirme-t-il. À moins qu’il ne s’agisse de désamorcer le procès pour plagiat dont le menace l’écrivain français Catulle
Mendès qui l’accuse d’avoir pillé son récit, La Femme de Tabarin. Il est
vrai que cette trame est relativement fréquente au théâtre. C’est aussi une
façon d’affirmer que la scène se fait le miroir de la réalité. Le théâtre
devient l’emblème du vérisme, même si Claude Debussy, réfractaire à cette
esthétique, considérait que Cavalleria n’était pas la vie mais une « fourberie ».
Le succès de Paillasse, lors de la création au Teatro dal Verme de Milan,
en 1892, sous la direction du jeune d’Arturo Toscanini, se répète sur toutes
les scènes italiennes et internationales. Dès la fin de l’année, c’est Gustav
Mahler qui dirige à Budapest ce drame violent dominé par la jalousie. Le
grand air de Canio, enregistré par Enrico Caruso dès 1904, sera le premier
disque à atteindre le million d’exemplaires vendus à travers le monde.
Leoncavallo écrivit pour ce ténor la chanson Mattinata (1904) qui devint
ensuite un « tube » pour tous les ténors. Aucune autre création de
Leoncavallo ne renouvellera ces réussites,2 même pas La Bohème créée à
la Fenice de Venise en 1897, un an après celle de Puccini, qui lui avait brûlé
la politesse : l’accueil fut favorable mais l’œuvre ne rentra jamais au répertoire des théâtres, même italiens, et il fallut attendre 1970 pour qu’elle soit
jouée à Londres. Le succès de Zazà, en 1900, fut éphémère. Le composi2
I Medici, 1893 ; Chatterton, 1896 ; La bohème, 1897 ; Zazà, 1900 ; Roland von Berlin, 1904 ; Maia, 1910 ; Zingari,
1912 ; Edipo Re, 1920 (création posthume, l'orchestration n'est pas de Leoncavallo).
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teur se tourna vers l’opérette mais sans retrouver la faveur du public.
Leoncavallo mourut à 61 ans, amer de ne pas avoir pu renouveler son premier coup d’éclat.
I Pagliacci, l’opéra-manifeste du vérisme
L’action se passe au sein d’une petite troupe de saltimbanques, le titre original au pluriel a été traduit en français par un singulier, Paillasse. Le
terme désignait autrefois un bateleur de foire vêtu d'un costume de toile
écrue rappelant un sac de paille. Il était chargé d'attirer le public en contrefaisant de façon ridicule les tours de force ou d'adresse de ses camarades.
C’est donc un clown risible, dont tout le monde se moque. Dans l’opéra,
c’est Canio, qui tient ce rôle dans la troupe qu’il dirige, celui de l’époux
de Colombine qui le trompe avec Arlequin. On comprend mieux alors sa
colère, quand on suggère devant ce mari jaloux que Tonio, clown difforme
de la troupe, pourrait tenter de séduire sa femme Nedda pendant son absence. Il ne faut pas confondre l’acteur et le personnage qu’il incarne : si
Paillasse se laisse bafouer, Canio lui saura venger son honneur, « Le théâtre et la vie / Ne sont pas même chose ! »
La question de la relation entre théâtre et réalité est clairement posée et
reçoit deux réponses différentes dans l’œuvre. Paillasse se présente
comme un véritable manifeste du mouvement vériste lancé par Cavalleria,
deux ans auparavant. Il est clairement énoncé dans le célèbre prologue de
Pagliacci, ajouté par le compositeur à la demande de Victor Maurel.
Considéré comme le meilleur chanteur verdien de son époque, Maurel
s’était enthousiasmé d’emblée à la lecture du nouvel ouvrage de
Leoncavallo, devenu son ami durant le séjour parisien de ce dernier. Il lui
proposa de créer le personnage de Tonio, en lui suggérant d’étoffer le rôle
par une aria supplémentaire qui ouvrirait le spectacle. Ce dernier mot renvoie, par son étymologie, à une famille de mots latins qui désignent aussi
bien ce qui s’offre aux yeux (spectaculum) que le fait de regarder (spectare) ou l’objet qui restitue fidèlement une image qu’il renvoie, le miroir
(speculum). Or le public assis dans la salle du théâtre a son reflet sur la
scène. Ce sont les villageois accourus à la représentation donnée par les
comédiens ambulants. Les uns deviennent mimétique des autres, comme si
les feux de la rampe ne séparaient pas deux mondes différents mais invitaient à les confondre. Phénomène qui se réalise en chacun des personnages : sous l’emprise de leurs violentes émotions, ils oublient leurs rôles
19
dans la pièce pour se mettre à jouer, dans tous les sens du terme, leur vie.
Quand il comprend que ce n’est plus Paillasse qui menace Colombine,
mais Canio qui exige que sa femme lui livre le nom de son rival, Silvio,
l’amant caché parmi les spectateurs du village, saute sur les tréteaux pour
sauver Nedda du couteau vengeur de son mari. Arrivé trop tard, il tombe
également sous les coups de ce dernier. Le rideau s’abaisse tandis que
Canio prononce la phrase rituelle qui clôt toute commedia dell’arte : « la
commedia è finita ». Elle sonne comme un écho ironique au dernier vers
du prologue « Andiam ! Incominciate ! », « allons, commencez ». La boucle est bouclée.
La volonté de faire « vrai » n’empêche donc pas de recourir à un procédé
qui appartient à une pratique théâtrale très codée, donc peu naturelle, celle
du prologue. Dans l’antiquité, il servait à l’exposition du sujet ; dans le
théâtre classique français, il constituait une scène lyrique souvent allégorique, située au début d’un ouvrage dramatique et dans la tragédie lyrique
classique, il constituait un hommage au roi. Dans Paillasse, un personnage - habituellement le baryton qui chante le rôle de Tonio, le clown bossu,
passant la tête entre les rideaux de scène restés fermés, demande au public
l’autorisation de parler en ouverture du drame pour en esquisser le déroulement et surtout en révéler toute la portée. Se présentant comme une allégorie - « Je suis le Prologue » dit-il -, il vient expliquer les intentions de
l’auteur : « peindre une tranche de vie. Il a pour seule maxime que l’artiste est un homme et que c’est pour les hommes qu’il doit écrire. Et s’inspirer de la vérité », en puisant dans ses propres souffrances. Parce qu’il a
versé de vraies larmes en écrivant, il peut faire entendre de vrais cris de
douleur dans son œuvre. Le rôle du compositeur est de mettre en musique
la réalité de la vie quotidienne des plus humbles, comme l’avait fait
Capuana et Verga en littérature, et comme le recommandait Emile Zola :
« Le premier homme qui passe est un héros suffisant, fouillez en lui et vous
trouverez certainement un drame simple qui met en jeu tous les rouages des
sentiments et des passions ».
L’opéra de Leoncavallo est donc une défense et illustration des thèses
véristes. Le sujet, développé sur deux actes en 70 minutes, a une durée proche de celle de l’action représentée. La structure de la pièce est celle d’une
mise en abyme : les saltimbanques jouent un spectacle dont l’action rejoint
les événements personnels qu’ils vivent au même moment. Ironiquement
la farce se mue en tragédie, sous les yeux incrédule des villageoischoristes accourus au spectacle. Leur effroi reflète celui qui doit saisir, au
même moment, le véritable public assis dans la salle de l’opéra. Il y a donc
20
tout un jeu intellectuel sur l’illusion théâtrale qui n’est pas nouveau. On
peut évoquer L’illusion Comique de Corneille dont le héros croit voir son
fils assassiné sous ses yeux, alors qu’il le surprend en train d’interpréter un
rôle. Le père ignorait qu’il était devenu comédien. Le vérisme affirme
l’identité entre réalité et fiction et pour cela l’artiste doit recourir à une
esthétique fondée sur l’émotion immédiate. Ce qui implique des situations
fortes, compréhensibles d’emblée, des protagonistes mus par des passions
irrépressibles, d’autant plus violentes qu’elles s’appuient sur des sentiments légitimes : amour, honneur. En découle une partition qui parfois
semble céder à des effets immédiats en se voulant accessible pour des
oreilles peu exercées à l’art lyrique. En fait, cette musique joue assez
subtilement sur des effets contrastés : aux accents simplistes, avec force
cuivres et timbales, qui accompagnent la parade des bateleurs, au début de
l’action, répond le pastiche musical, dans l’esprit léger du XVIIIe siècle,
qui rend les échanges amoureux de Colombine et d’Arlequin comiques. À
l’opposé, l’air de Canio, « Vesti la giubba », a des accents dramatiques qui
traduisent le désespoir de l’homme trahi, contraint par son métier de se
ridiculiser pour la plus grande joie d’inconnus prêts à rire d’une souffrance qu’ils croiront feinte. C’est là le « paradoxe du comédien » que
soulignait Diderot au siècle précédent : l’acteur doit exprimer des sentiments qu’il n’éprouve pas personnellement. On voit combien la frontière
entre art et vérité reste difficile à tracer. Le vrai ne peut pas exclure totalement l’artifice ; à l’inverse ce dernier participe à l’effet de réel. Ainsi vont
les sentiments des spectateurs à la fois extérieurs à l’intrigue et submergés
par l’émotion qu’elle génère.
Du point de vue de l’écriture musicale, Leoncavallo se montre plus audacieux que Mascagni, ne reculant pas devant quelques dissonances, sans
pour autant rejeter un lyrisme classique dans le duo des deux amants, mais
coupant net au pathos du finale. Rappelons que le compositeur a écrit le
livret ce qui assure d’autant mieux la cohésion de l’œuvre.
La proximité des dates de création entre Cavalleria et Paillasse, comme
celle de leurs choix esthétiques et la brièveté de leurs durées, ont conduit
les théâtres à les présenter ensemble et les Américains les désignent par le
raccourci Cav’Pag. Des tentatives pour associer l’un et l’autre à d’autres
opéras brefs, comme Il Tabarro, plaisent moins aux spectateurs. Les deux
œuvres continuent à faire courir les foules et leur aura fait pâlir les autres
opéras véristes.
21
Umberto Giordano (1867-1948)
Originaire des Pouilles, Giordano, remarqué lors du concours d’opéra où
triompha Mascagni, fit des études musicales, contre la volonté de son pharmacien de père, au conservatoire de Naples, de 1866 à 1874.
L’établissement avait accueilli Leoncavallo quinze ans plus tôt et Cilea y
entrera en 1879. Après l’œuvre du concours Sanzogno de 1888, Marina,
classée 6e, l’éditeur lui commande Mala vita (1892) qui connaît un
meilleur accueil à l’étranger qu’en Italie car elle met en scène une prostituée de bas étage - et non une traviata, élégante courtisane -, que veut sauver un ouvrier, ce qui ne manqua pas de choquer dans la Péninsule. Avec
les librettistes de Cavalleria, il écrit Regina Diaz (1894) qui se souvient du
bel canto et du romantisme, mais qui ne dépasser pas la deuxième représentation. Jusque-là la nature vériste des sujets choisis n’est pas discutable.
Elle est moins évidente pour l’opéra suivant qui sera son triomphe
incontestable.
Le compositeur est séduit par le livret d’Andrea Chénier, écrit par Luigi
Illica qui travaille, dans la même période, pour Puccini et sa Bohème. Ce
texte était destiné à Alberto Franchetti (1860-1942) qui y renonce volontiers. Plus difficile sera de décider la Scala d’accepter l’œuvre, ce qui se
fera en 1896, après l’intervention énergique de Mascagni dont il faut saluer
la générosité.
Andrea Chénier, une entorse au vérisme ?
L’opéra s’inspire très librement de la vie du poète français qui périt sur
l’échafaud le 7 Thermidor de l’an II (25 juillet 1794) à l’âge de 31 ans.
L’action se passant dans un milieu aristocratique, au siècle précédent, on
semble loin de l’univers vériste. Si ce n’est que, d’entrée, s’installe la
revendication du peuple contre les privilèges de la noblesse par la voix de
Gérard, le domestique, lui-même fils du plus vieux serviteur de la famille
de Coigny. Chénier, hôte de la soirée donnée par la comtesse maîtresse des
lieux, sollicité pour improviser un madrigal, se lance dans un improvisation véhémente contre l’injustice faite aux pauvres, prédisant des troubles
graves. Bientôt le salon est envahi par des gueux que Gérard a fait entrer.
Loin d’obéir à la comtesse qui veut les jeter dehors, il enlève sa livrée et
part avec eux. Au second acte, quatre ans plus tard, les événements révolu22
Luigi Capuana
Giovanni Verga
Vérisme italien
Umberto Giordano
Francesco Cilea
23
Edoardo Sanzogno
Giacomo Puccini
Victor Maurel
La Santuzza préférée de Pietro Mascagni
24
Charles Bruneau
Xavier Leroux
Naturalisme français
Gustave Charpentier
25
Enrico Caruso
Magda Olivero
Grands interprètes
Beniamino Gigli
Jon Vickers
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tionnaires et l’intrigue romanesque s’entremêlent de la façon la plus romanesque puisque la fille de la comtesse, Maddalena, tombée amoureuse du
poète Chénier, est menacée par les révolutionnaires qui ont tué sa famille.
Elle vient lui demander sa protection. Mais Gérard, devenu un puissant
personnage et qui aime depuis toujours la jeune fille, intervient et livre
Chénier au tribunal révolutionnaire. Il tente, à la façon de Scarpia,3 d’obtenir les faveurs de Maddalena en faisant miroiter le fait qu’il a le pouvoir de
sauver le poète, mais devant la force de la passion que celle-ci manifeste
pour Chénier, loin de profiter de la situation, il va tenter en vain de sauver
le jeune homme. La jeune femme rejoindra le condamné dans sa prison
pour mourir avec lui.
On retrouve les mêmes relations exacerbées entre les personnages que
celles déjà décrites chez les protagonistes plus frustres de Mascagni ou de
Leoncavallo : la bestialité tapie dans l’âme humaine est transférée de l’individu à celle de la société, plongée dans une situation historique de terreur
politique. Les protagonistes, transcendés par les événements, retrouvent un
statut de héros - au sens plein du terme -, et surmontent leur faiblesses pour
sauver leur idéal ou leur amour, quand d’autres sacrifient tout à l’idéologie.
La partition ne présente pas d’altérations à la clé, pratique qui sera celle des
compositeurs de musique atonale, bien que l'écriture musicale reste parfaitement tonale. Il s’agit d'une simple habitude de Giordano. L’orchestre, très
mobile, suit les mutations d’atmosphère, celle galante du premier acte,
laisse la place à la tension, puis au pathétique jusqu’à l’envolée finale. À
l’acte III, lors du procès, quand Gérard révèle à Chénier que Maddalena est
dans le public, résonne le célèbre accord de Tristan qui a pour fonction
d’évoquer le puissant lien entre amour et mort. De nombreux compositeurs
l’ont repris après la création de Tristan et Isolde (1865). Les véristes ont
subi, comme la plupart des leurs confrères de leur génération, l’ascendant
de Wagner, tout en suivant d’autres chemins. Cependant, si l’orchestration
ne manque ni d’imagination ni souvent de finesse, les scènes de foule manquent de souffle révolutionnaire. C’est la voix des solistes qui est mise au
premier plan. L’accent porte sur l’expression véhémente des sentiments,
soutenue par une ligne de chant toujours tendue, exaltée, qu’il s’agisse de
poésie, d’amour, de passion politique ou de débat de conscience. Le côté
populaire ne manque pas avec l'intrusion de chants révolutionnaires, bien
connus, qui prennent une résonnance de plus en plus sinistre au fur et à
3
Si l’opéra de Puccini n’est créé qu’en 1900, la pièce de Victorien Sardou est jouée et connue grâce à Sarh Bernhardt
depuis 1887.
27
mesure du déroulement de l’action. La part belle revient à Andrea Chénier
(ténor) qui a quatre grands airs (un par acte), sans compter les duos avec
l’héroïne, Gérard ou Roucher. Les grands ténors du siècle dernier
(Beniamino Gigli, Mario Del Monaco, Franco Corelli, Plácido Domingo,
José Carreras) ont tous voulu s’illustrer dans cet opéra, au moins en récital
dans Un dì all'azzurro spazio, l’improvviso du 1er acte ou, au dernier, dans
l’adieu à la vie, Come un bel dì di maggio. Au XXIe siècle, Jonas
Kaufmann a abordé ce rôle avec bonheur.
La soprano, moins bien lotie que le héros, n'a que deux grands airs, aux 2e
et 3e actes, dont une des pages les plus célèbres de la partition, La mamma
morta, utilisée dans le film Philadelphia (1993), dans l’interprétation de
Maria Callas. Il faut ajouter ses deux grands duos avec le ténor au 2e et dernier acte. Le rôle nécessite une voix longue et puissante. Quant à Gérard,
son Nemico della patria ? constitue un passage obligé des récitals de baryton.
Cette esthétique, « à fleur de peau », qui fait vibrer immédiatement le
mélomane, même peu averti, rejoint bien le projet vériste et elle assura un
triomphe au compositeur, le 28 mars 1896, toujours actuel, si l’on arrive à
réunir trois grandes voix. Seules les scènes internationales de premier plan
peuvent s’offrir ce luxe. C’est la limite de ce type de partition dont la partie purement instrumentale ne peut racheter une interprétation vocale
moyenne, contrairement aux opéras de Wagner dans lesquels la richesse de
l’accompagnement orchestral peut rendre secondaires quelques faiblesses
d’un chanteur.
Giordano voit sa fortune assurée, car l’œuvre est donnée partout en Europe
- mais Paris, peut-être à cause d’un sujet jugé antirévolutionnaire, ne le
créera qu’en 1906 -, et dans les grandes villes des deux Amériques avant
1900. Ce succès lui permit de faire un riche mariage et il put alors se consacrer à un projet qui lui tenait à cœur depuis 1885 : l’adaptation de la Fédora
(1882) de Victorien Sardou, sombre histoire de vendetta russe où le véritable traître n’est peut-être pas celui qu’on pense, créée par Sarah Bernhardt.
Le dramaturge lui avait longtemps refusé de céder ses droits. Arturo
Colautti, qui travaillera pour Cilea, resserre de façon très efficace l’action.
La création le 17 novembre 1898 à la Scala de Milan, permet à un jeune
ténor de 25 ans, Enrico Caruso, de débuter dans cette salle prestigieuse.
C’est un nouveau triomphe mais l’œuvre s’est moins imposée dans le
temps.
Il en sera de même pour les sept ouvrages que Giordano écrira encore :
28
quoique bien accueillis, aucun ne restera au répertoire, quelles que soient
leurs qualités et malgré certaines reprises ou publications récentes. Le
compositeur va lui aussi tourner le dos aux sujets véristes à la Verga. La
Russie étant souvent présente dans l’actualité des années 1880, il compose
un mélodrame mêlant crime politique, déportation et rédemption d’une
courtisane au grand cœur (Siberia, 1903, remanié en 1927). Il se tourne
même vers des ouvrages comiques comme Madame sans gêne, empruntée
à Victorien Sardou et créée, en 1915, au Metropolitan Opera de New-York
sous la direction de Toscanini. La mutation esthétique est patente avec La
cena delle beffe (Le Dîner des ricaneurs, 1924), poème dramatique en quatre actes, emprunté à un petit-maître italien de poésie carnavalesque du
XVIe siècle. Si Giordano s’y sent à l’aise dans les duos d’amour, s’il réussit l’écriture contrapuntique d’un octuor au IIIe acte, s’il sait jouer d’un
style archaïsant, il manque le côté grotesque de l’histoire.
Giordano cesse de composer à 62 ans, alors qu’il lui reste presque 20 ans
à vivre. Comme ses prédécesseurs, il reste l’homme d’un seul ouvrage.4
Francesco Cilea (1866-1950)
Calabrais, fils d’avocat, il aurait découvert sa vocation lyrique en entendant
une fanfare jouer le finale de Norma de Bellini. Il est mis très tôt au piano
et compose dès l’enfance. Il entre à 13 ans au même conservatoire de
Naples où avait étudié Leoncavallo et où il va rencontrer Giordano. Resté
orphelin à 18 ans, et remarqué pour son travail, il a l’autorisation de diriger le chœur et l’orchestre du conservatoire et il a un accès libre à l’opéra
de San Carlo. Il compose des pièces pour piano et formation de chambre,
donne des leçons de piano et, au vu d’une partition d’opéra, Gina,
Sanzogno, décidément ange tutélaire des véristes, lui promet un contrat. Ce
sera, la création de La Tilda, à Florence en 1892, dont bien des éléments rivalité amoureuse qui se règle à coups de couteaux -, rappellent Cavalleria
rusticana. Après plusieurs représentations dans différents théâtres italiens,
l’œuvre est donnée à l’exposition de Vienne en 1892. Il n’en reste plus
aujourd’hui qu’une réduction pour voix et piano.
Pianiste émérite, doué pour la musique de salon, Cilea décide pourtant de
se consacrer à l’opéra. Installé à Florence pour enseigner, il compose
4
Autres opéras : Marcella, 1907 ; Mese mariano (1910) ; Giove a Pompei, 1921 ; Il re, 1929 ; La festa del Nilo,
inachevé.
29
L’Arlesiana, d’après le drame homonyme d’Alphonse Daudet (1872), tiré
d’une de ses Lettres de mon moulin. Lors de la création, en 1897, au Teatro
Lirico de Milan, le jeune Caruso s’y fait remarquer dans le seul passage
resté célèbre, le lamento de Federico, « È la solita storia del pastore ». C’est
pourtant un échec. Cilea s’obstinera, pendant une quarantaine d’années,
pour imposer cet opéra. Il le réduit de quatre à trois actes, pour la reprise
de 1898 ; il l’étoffe avec d’autres pages chantées ou orchestrales en 1912
et en 1938, sans succès notable. Il ira même jusqu’à solliciter Mussolini
pour que son œuvre soit diffusée sur la radio officielle du régime fasciste.
Il voulait obtenir qu’elle soit donnée dans tous les théâtres italiens d’où
seraient exclus les compositeurs étrangers dont les pays auraient voté
en 1935, à la Société des Nations, les sanctions contre l’Italie attaquant
l’Éthiopie.
Le 6 novembre 1902, au même Teatro Lirico de Milan, et toujours avec
Caruso, Cilea obtient un plein succès avec Adriana Lecouvreur, opéra en
quatre actes, sur un livret d’Arturo Colautti, tiré d’une pièce éponyme
(1849) d’Eugène Scribe et d’Ernest Legouvé, inspirée par la vie de la célèbre tragédienne française du XVIIIe siècle. Sa mort brutale fit croire à un
empoisonnement, ce qui la dota d’une aura romantique propre à inspirer
une œuvre lyrique. Seul opéra de Cilea encore universellement connu, il
possède une spontanéité mélodique qui mêle avec bonheur les acquis
lyriques de l’école musicale napolitaine et le raffinement harmonique et les
modulations tonales puisées chez les musiciens français contemporains,
notamment chez Massenet.
L’opéra gagne le public de la Péninsule dans les deux ans suivants, puis
Buenos-Aires (1903) et New-York (1907). Cela vaut au compositeur de
siéger au Concours international de Sanzogno, en 1905, aux côtés de
Massenet et d’Humperdinck. Mais il fallut attendre 1935 pour qu’Adriana
soit créée en France, à Bordeaux.
Adriana Lecouvreur, le vérisme emperruqué
Le sujet est repris d’une pièce écrite plus d’un demi-siècle auparavant.
Six mois plus tôt, Debussy avait créé son Pelléas et Mélisande, tiré d’une
pièce éponyme de Maurice Maeterlinck, datant de 1893, et Richard Strauss
s’apprêtait à travailler sur la Salomé d’Oscar Wilde (1896), qui sera jouée
trois ans plus tard. Cilea semble donc loin de l’actualité théâtrale et il est
aux antipodes du symbolisme qui gagne alors l’Europe. Il est vrai que le
30
personnage d’Adrienne reste à la mode puisque le cinéma ne tardera pas à
s’en emparer. Le destin, tant personnel que professionnel de cette comédienne permet de toucher à tous les registres : passions amoureuses contrariées, rivalités entre comédiennes, suscitant héroïsme et veulerie. Le théâtre permet une mise en abyme : l’ouvrage s’ouvre sur une répétition de
Bajazet, ce qui fait que le spectateur a sous les yeux des chanteurs jouant
aux comédiens, procédé déjà utilisé par Leoncavallo ; au troisième acte,
Adriana déclame un extrait de la Phèdre de Racine, qui devient une accusation lancée contre sa rivale, la Princesse de Bouillon. En mourant
Adrienne déclare être Melpomène, déesse de la tragédie après avoir été
celle du chant, ce qui fait d’Adriana la synthèse de ces deux expressions
théâtrales. Il y a dans sa personne interférence entre les sentiments personnels et l’expression scénique, ce qui peut rappeler Paillasse. L’argument de
l’opéra s’inscrit cependant dans l’univers vériste avec ses oppositions tranchées, comme celle entre les deux amoureux d’Adriana : le bon Michonnet,
régisseur un peu ridicule et le brillant guerrier, mais un peu fat, comte
Maurice de Saxe : il est sûr de son pouvoir de séduction, alors que le premier doit taire ses sentiments pour Adrienne. La jalousie de la princesse de
Bouillon et sa froide détermination mettent d’autant plus en relief l’amour
désintéressé de la comédienne. L’intrigue riche en quiproquos, notamment
sur l’identité des personnages principaux, garde l’artificialité d’un théâtre
fait pour distraire et néglige l’étude de l’âme humaine.
La musique facile à mémoriser, grâce à des motifs systématiquement répétés, est séduisante par son absence de complexité et relève plus souvent du
bel canto que du vérisme. L’opéra conserve la distribution traditionnelle
des rôles des amoureux au ténor et à la soprano, quand les rivaux sont
mezzo-soprano et basse (le couple des Bouillon). Le découpage musical
sépare airs distincts et flot musical orchestral continu. Le pathos, parfois
excessif, qui colore les épisodes relève plus du mélodrame que du vérisme,
et n’exclut pas le romanesque (rôle du bouquet de fleurs qui circule d’une
rivale à l’autre et qui, une fois empoisonné, sera le vecteur de la mort de
l’héroïne).
L’orchestre suit les modifications des changements d’atmosphère : l’agitation des comédiens et des soubrettes qui assaillent le régisseur Michonnet,
à l’ouverture, appartient à la tradition bouffe, de même que les personnages de l’abbé de Chazeuil et du prince de Bouillon dont l’orchestre souligne par ses saccades la prétention et la superficialité. À l’inverse, quand
Adrienne apparaît, c’est en comédienne qu’elle s’exprime puisqu’elle
récite des vers de Racine, avant d’entamer son air le plus célèbre « Io son
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l’umile ancella... », d’une grande noblesse d’expression. Cilea joue également habilement sur le tissu orchestral pour exprimer la fusion amoureuse
entre Maurizio et Adriana. Par de sombres thèmes qui se font entendre à
l’orchestre, l’issue tragique se laisse deviner. Ces motifs réapparaissent
dans le prélude du dernier acte, avec celui du bouquet de violettes. Se
dédoublant, en spectatrice de sa propre mort, Adriana s’identifie à
Melpomène et meurt dans un murmure accompagné par une musique
volontairement séraphique. Cilea fait montre d’un indéniable sens théâtral,
d’une science orchestrale et harmonique sûre, quoique les effets soient
parfois un peu trop prévisibles. L’œuvre bénéficia d’une distribution
exceptionnelle à la création : le rôle-titre était tenu par la créatrice de Mimi,
l’héroïne de La Bohème (1896) de Puccini, Angelica Pandolfini (18711959), Maurizio par Enrico Caruso (1873-1921), Michonnet par Giuseppe
de Luca (1876-1950) qui allait devenir un des plus grands barytons de
l’histoire lyrique. Ils contribuèrent grandement au succès retentissant de
l’ouvrage.
Adriana Lecouvreur constitue une sorte d’épilogue du vérisme, une fois
admis que Puccini constitue un cas à part. On y voit presque le parfait reflet
des deux premières œuvres qui avait imposé ce nouveau type d’opéra : une
action fondée sur la passion amoureuse suscitant jalousie, vengeance et
meurtre (schéma sublimé dans le contexte historique de Giordano et de
Cilea, l’esprit de sacrifice se manifestant chez Maddalena comme chez
Adriana) ; le lien entre théâtre et vie, donc celui existant entre art et vérité,
posé dans Paillasse réapparaît dans Adrienne et, dans une certaine mesure,
dans le rôle joué par la poésie chez Chénier. Ce dernier puise son art dans
sa propre vie et la haute conception qu’il en a le soutient dans son acceptation de la mort. Poésie et musique révèlent la beauté cachée de l’âme
humaine, là où il n’y aurait que la banalité et la vulgarité d’un fait divers.
On touche dans le même temps à la limite de cette forme lyrique puisque
la frontière est fragile entre ce qui appartient à l’art et ce qui relève de la
vérité humaine. L’œuvre n’est jamais le simple reflet du réel. Le paradoxe
veut que le vrai ne devienne perceptible qu’en passant par une forme de
transposition, précisément celle de l’art.
L’esthétique vériste s’est épuisée en une douzaine d’années entre
Cavalleria rusticana et Adriana Lecouvreur, avant que les compositeurs
n’explorent d’autres chemins. Cilea, comme ses aînés, a cherché à se
renouveler avec une tragédie en trois actes, Gloria, sur un livret de
Colautti, d’après une pièce de Victorien Sardou. Représentée à la Scala de
Milan, le 15 avril 1907, sous la direction de Toscanini, et malgré ses qua32
lités, elle fut retirée de l’affiche après deux représentations. Cet échec,
ajouté à un boycot théâtral de l’éditeur Ricordi que Sanzogno ne sut pas
contrer, décida le compositeur à abandonner définitivement la scène, malgré quelques projets d’opéra. Cependant, il continua à écrire de la musique
de chambre et quelques pièces orchestrales. En 1913, il consacra un poème
symphonique, Il canto della vita, au centième anniversaire de la naissance
de Verdi. Puis il privilégia l’enseignement et devint directeur des conservatoires de Palerme, puis de Naples où il termina sa carrière en 1936. Il
s’occupa aussi de jeunes chanteurs, particulièrement de Magda Olivero
(1910-2014), qu’il admirait. Elle se fit une spécialité du rôle-titre
d’Adriana Lecouvreur qu’elle chanta cent-treize fois entre 1940 et 1973.
Cilea mourut le 20 Novembre 1950. On donna son nom au Conservatoire
de Musique et au Théâtre Communal de Regio de Calabre. Il reste des
témoignages sonores de Cilea accompagnant au piano Caruso, Libero De
Luca ou Fernando De Lucia, qui remontent aux premiers temps du gramophone.
La mouvance vériste
Par-delà ces œuvres majeures qui assurent encore la survivance du
vérisme, il est d’autres compositeurs qui ont défendu cette esthétique mais
sans la renouveler et surtout sans que leurs œuvres s’imposent au répertoire. Les opéras de Pietro Floridia (1860-1932) qui s’exila aux États-Unis, de
Nicola Spinelli (1865-1909), de Pierantonio Tasca (1858–1934), de Spiro
Samara (1861-1919) ont eu du succès à leur création dans les années 1890.
Seul reste le nom de Samara, mais comme auteur de l’hymne officiel des
jeux olympique.
Franco Alfano (1875-1957) est surtout connu pour avoir achevé, à la
demande d’Arturo Toscanini, la partition de Turandot laissée en chantier à
la mort prématurée de Puccini en 1924. Il reste l’auteur de deux opéras de
qualité : Resurrezione, d’après Tolstoï (1904) et Cyrano de Bergerac
(1936) d’après Edmond Rostand, repris récemment par Roberto Alagna.
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Le cas Puccini (1858-1924)
Giacomo Puccini a commencé sa carrière avec deux œuvres éloignées du
style vériste puisque Le villi (1884) sont tirés d’une légende romantique
allemande et Edgar (1889) d’une pièce de Musset. Il se distingue déjà par
son sens mélodique qui épouse les émotions des personnages. L’essentiel
est ailleurs cependant : dans l’importance essentielle qu’il accorde, dans
ses opéras, à l’atmosphère. Il ne s’agit pas d’un simple décor, mais de ce
qui constitue l’univers dramatique, car pour lui, « La difficulté consiste à
commencer un opéra, c’est-à-dire à trouver son atmosphère. »
Manon Lescaut (1893) s’éloigne de la réalité italienne du temps puisque le
sujet est emprunté à un roman français du XVIIIe siècle. Mais son auteur,
l’abbé Prévost, se plaisait déjà à noter des faits réalistes que l’on retrouve
dans l’opéra comme les scènes de rue (1er acte), les mouvements de foule,
notamment à l’embarquement des prostituées au Havre (3e acte). Mais c’est
déjà la peinture psychologique - la passion de des Grieux pour Manon,
l’attrait pour la vie brillante puis la peur de la mort chez cette dernière - qui
dominent. La peinture de l’amour, ses joies, ses souffrances sont désormais
au centre de l’écriture puccinienne, dépassant les critères du vérisme. Le
compositeur prend l’habitude de doter chaque personnage d’un thème
musical qui l’accompagne tout au long de l’œuvre, suivant différentes
modalités. On le retrouve pour Manon, Mimi, Scarpia notamment. Puccini
a fait le voyage à Bayreuth en 1889 et a pu y découvrir la notion de leitmotiv, mais il en fait un usage qui lui propre. Ce premier succès fait de ce
compositeur le chef de la jeune école italienne et Bernard Shaw le salue
comme l’héritier de Verdi.
Un temps tenté par La lupa de Verga sur lequel le succès de Cavalleria a
attiré l’attention des musiciens, Puccini se tourne vers Les scènes de la vie
de Bohème de Murger qui lui rappellent sa vie d’étudiant à Milan. Le
mélange de gaieté et de tristesse lui convient et surtout la figure de Mimi
(en fait en partie empruntée à un autre personnage du roman, Francine) lui
apporte le prototype de l’héroïne qui correspond le mieux à son inspiration,
frêle et stoïque à la fois. La misère des jeunes gens, la maladie de Mimi, le
recours à la prostitution pour survivre appartiennent au vérisme. Mais la
musique crée un tel climat d’émotions poétiques qu’on ne retient plus que
l’expression amoureuse qui unit indéfectiblement les jeunes gens. Cela
34
déconcerta d’ailleurs les spectateurs de la première, dirigée par Toscanini,
au Teatro Regio de Turin le 1er février 1896, preuve que la nouveauté de
l’œuvre dépassait tout effet de mode, par la vérité psychologique, le sens
dramatique et surtout la veine mélodique inépuisable et les trouvailles
orchestrales qu’elle renferme. Le génie de Puccini s’exprime déjà pleinement. Le compositeur découvre, en 1891, la Tosca de Victorien Sardou
(1887). Après trois ans de travail, l’opéra est présenté à Rome, en janvier
1900. Malgré une cabale montée par les adversaires de Puccini, le public
est conquis et la critique choquée par la crudité de certaines scènes (le
chantage sexuel de Scarpia, les dernières pensées de Cavaradossi allant à
sa maîtresse et non pas à Dieu...). Bien des éléments relèvent du vérisme :
le peintre à son travail, le sacristain qui maugrée, la jalousie de Tosca, la
scène de torture, l’assassinat de Scarpia, l’exécution de Cavaradossi et le
suicide de l’héroïne. Il y a une accumulation de violence peu commune,
mais tempérée par une histoire de passion amoureuse qui produit des pages
d’un lyrisme irrésistible et qui s’appuie sur une richesse harmonique
inépuisable. Le lever du jour sur Rome, au dernier acte est à la fois vériste
- Puccini s’était lui-même rendu sur les hauteurs de la ville, pour noter le
son des cloches qui se faisaient entendre à cette heure ; le chant du pâtre au
côté aigrelet est plus « vrai » que nature - et poétique, car l’accompagnement orchestral fait « voir » cette montée de la lumière du jour.
Madama Butterfly (1904) est avant tout un rêve oriental poétique, traversé
d’éléments véristes comme l’insistance sur la misère morale et économique de la femme abandonnée au second acte ; les bruits montant du port
et interrompant le chœur à bouche fermée du 3e acte, qui accompagne la
longue et vaine attente nocturne de Cio-Cio-San ; les retrouvailles manquées avec Pinkerton à cause du suicide de l’héroïne. La Fanciulla del
West (1910) raconte un western romanesque car son héroïne, Minnie, est
une jeune femme assez improbable dans un milieu de trappeurs frustres et
brutaux. Elle gagne la liberté de l’homme qu’elle aime en jouant - et en trichant - au poker. La partie de cartes constitue une incontestable scène
réaliste. La Rondine (1917) est une autre vision de la bohème où Mimi
déciderait de quitter Rodolphe, sans retrouver la grâce de l’œuvre précédente.
Du Triptyque (1918), seul Il Tabarro appartient au vérisme, avec ses personnages de bateliers assez miséreux. La situation, avec son trio classique
de vaudeville du mari trompé, de la femme et de son amant, devient un
drame glauque sur un fond de misère sociale et sexuelle où la jalousie,
l’alcool aboutit à une vengeance d’une horrible noirceur. Le terrible
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dénouement plonge le spectateur dans l’atmosphère sordide du pire des
faits divers. L’écriture musicale est d’une étonnante modernité.
Turandot rompt, par sa splendeur orchestrale et par son caractère de parabole, avec le vérisme. Puccini ne pouvait ignorait les courants lyriques de
son époque mais il en saisit ce qui correspondait à sa propre sensibilité,
sans jamais s’enfermer dans un système. Surtout son sens de la construction dramatique (il a toujours mis à la torture ses librettistes pour obtenir
d’eux exactement ce qu’il voulait), son sens de la couleur orchestrale, ses
trouvailles rythmiques et sa curiosité pour toutes les recherches musicales
de son époque, en font un compositeur d’un niveau nettement supérieur à
celui de tous ses contemporains italiens. À sa mort, le mouvement néoclassique était déjà apparu, et, dès le début du siècle, un Wolf Ferrari l'avait
compris en retournant avec esprit à Goldoni.
Au-delà des Alpes
En Allemagne, l’opéra Tiefland (1903) d’Eugen d’Albert (1864-1932), tiré
d’un roman espagnol, présente des caractères véristes assez frappants :
Pedro, berger du cossu Sebastiano, reçoit de ce dernier l’ordre d’épouser
Martha, maîtresse de ce patron qui doit faire un riche mariage mais entend
ne pas rompre avec la jeune femme. Pedro tue le triste sire et se réfugie
dans la montagne avec son troupeau et Martha. La musique est plus proche
de Catalani que de Mascagni.
Der Evangelimann (L’Évangéliste), 1895, de l’autrichien Wilhelm Kienzl
(1857-1941), est une sombre tragédie qui mêle vie monastique et désordres amoureux. Incendie et meurtre pimentent l’action qui s’achève sur un
pardon général. L’œuvre a attiré l’attention de chefs d’orchestre (par
ailleurs compositeurs) comme Richard Strauss et Gustav Mahler. Mais elle
a pratiquement quitté le répertoire des théâtres actuels.
À l’inverse, de plus en plus en vogue, Jenůfa (1904) de Leoš Janáček
(1854-1928), s’affiche dans un nombre grandissant de salles d’opéras.
L’œuvre s’inspire d’un tragique infanticide dans un milieu paysan de
Moravie. Les sentiments sont mus par les motivations les plus basses : intérêt sordide, lâcheté abjecte, stupidité bestiale. Ceci sur les rythmes de
chants choraux et de danses folkloriques qui charment l’oreille. Ce qui
ajoute au trouble que peut éprouver l’auditeur devant l’étalage simultané
de tant de bassesse humaines et de réelles qualités musicales. Il ne s’agit
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plus simplement de tableau réaliste mais d’une manière de pénétrer plus
avant dans les mystères de l’âme humaine.
On pourrait ajouter dans cet esprit les opéras de Kurt Weill, de
Chostakovitch (Lady Macbeth de Mensk, 1934), de Britten (Peter Grimes,
1945). Mais pour ces deux derniers l’univers musical transcende la nature
du sujet traité.
Le Naturalisme français
Il eût été étonnant que le réalisme et le naturalisme français, qui ont eu une
telle importance, même de façon indirecte, pour le vérisme italien, n’aient
eu aucune influence sur l’opéra français. Le naturalisme se présente
comme une étude physiologique des êtres vivants, une observation in vitro
d’échantillons humains, selon les méthodes expérimentales du docteur
Claude Bernard. À la source, Les Soirées de Médan, recueil publié en 1880
par un collectif d’écrivains groupés autour d’Émile Zola, dont les six
nouvelles s’inspirent des souvenirs de la guerre franco-allemande de 1870.
Le naturalisme, et sa continuation naturelle, le vérisme, s’affirme comme
l’esthétique du vrai, et se consacre à « l’imitation de la nature en toutes
choses », pour reprendre la définition de l’Académie des beaux-arts au dixseptième siècle. Mais il s’agissait alors d’imiter « la belle nature », alors
que dès 1865, les frères Goncourt, précurseurs en ce domaine, s’intéressaient à un cas pathologique, dans Germinie Lacerteux, personnage inspiré par leur servante atteinte d’érotomanie.
Jules Massenet (1842-1912)
Aussi surprenant que cela puisse paraître aujourd’hui, le compositeur
français le plus influent pour le naturalisme musical, et qui ne manqua pas
d’attirer l’attention de Mascagni et de Leoncavallo, fut Jules Massenet.
Il eut pour élèves les principaux représentants français de ce courant qui, à
la suite d’Émile Zola, tourna le dos aux chimères du romantisme pour
peindre les réalités, fussent-elles triviales : Alfred Bruneau, Gustave
Charpentier, Xavier Leroux. Le maître lui-même a écrit deux œuvres que
l’on peut classer dans cette catégorie : La Navarraise et Sapho.
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Le premier est un bref opéra en deux actes, tiré d’une nouvelle de Jules
Claretie, La Cigarette. Créé à Londres en 1894, il raconte un épisode des
guerres carlistes de 1874, qui se déroule près de Bilbao. L’héroïne d’origine modeste est amoureuse d’un jeune homme dont le père, riche fermier,
s’oppose à leur mariage. Croyant obtenir une forte récompense qui lèverait
l’interdit, la jeune fille se glisse dans les lignes ennemies pour tuer un chef
redouté. Mais à son retour, elle trouve l’homme qu’elle aime blessé à mort
et devient folle. La critique française accueillit l'œuvre froidement en 1895.
Comme elle présentait un interlude musical entre les deux actes, à la
manière de Cavalleria rusticana, La Navarraise fut surnommée par dérision Cavalleria española ou Calvélleria rusticana, jeu de mot sur le nom
de la créatrice Emma Calvé, par ailleurs célèbre Carmen. C’est à la demande de cette dernière que Massenet écrivit le second opéra, tiré d’un roman
éponyme, en partie autobiographique d’Alphonse Daudet et représenté en
1897, le même jour que la création de L’Arlesiana de Cilea. L’action se
passe dans les milieux bohèmes des artistes parisiens. Un jeune provençal
tombe amoureux d’un modèle mais il ne peut oublier son passé de femme
libre. Elle partira pour mettre fin à une vie impossible. La cruauté est moins
dans les situations que dans la peinture réaliste d’une jalousie destructrice
entre deux êtres trop dissemblables. Il faut noter le langage familier prêté
aux protagonistes.
Ces deux œuvres ne font pas partie des plus grandes réussites du Maître
mais elles témoignent de l’air du temps et de l’éclectisme du musicien.
Alfred Bruneau (1857-1934)
Disciple de Massenet, second prix de Rome, critique musical au Gil Blas
(1892-1895), puis au Figaro et au Matin, Bruneau a été premier chef à
l’Opéra-Comique entre 1903 et 1904. En 1900, il est nommé membre du
Conseil supérieur du Conservatoire de Paris, et en 1909 il devient inspecteur de l'instruction musicale à la place d’Ernest Reyer. Il a fait des tournées en Russie, en Angleterre, en Espagne et aux Pays-Bas où il a dirigé
ses œuvres. Son rôle est déterminant pour introduire le réalisme sur la
scène lyrique française. En 1888, il avait fait la connaissance d’Emile Zola.
De leur amitié naquit une collaboration qui dura près de quinze ans, jusqu'à
la mort de l'écrivain. Les deux amis se sont employés à développer une
conception générale et généreuse de la vie humaine, tandis que Charpentier
se limite avant tout à la seule vision de la vie de bohème. Avec Bruneau,
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on entend le lyrisme du pauvre : il a fait chanter des chiffonniers philosophes, des boulangers prophétiques, des pêcheurs apostoliques mais en leur
mettant dans la bouche des sentences d’exégètes. S’inspirant des romans
de Zola dans ses drames lyriques, il reste le compositeur le plus représentatif de l’esthétique naturaliste. Ses opéras transcendent la matière première des romans et Zola lui-même dut se plier à des modifications significatives à partir de ses livres. L’écrivain s’engage dans la création lyrique par
réaction contre la musique jugée vide de sens. Ses livrets d’opéras auront
tous une portée symbolique par la réflexion sur le sens de la vie et sur la
condition humaine. Zola rejette les brumes germaniques et la métaphysique : le naturalisme et le vérisme concentrent sa latinité. Ils expriment la
passion d’êtres de chair et de sang, leurs souffrances et leurs joies. Le
mythe de Faust, abstrait, nordique et germanique, s’oppose au mythe de
Don Juan, latin et méditerranéen, charnel, physiologique et passionnel.
Zola lui-même dans une lettre adressée à un critique écrira : « Dites-le,
soyez franc, vous ne voulez pas de moi dans le temple de Parsifal, et vous
avez raison [...] car tout mon sang de Latin se révolte contre ces brumes
perverses du Nord et ne veut que des héros humains de lumière et de vérité. » Bruneau reprend certains romans ou nouvelles de Zola : Le Rêve,
1891, histoire d’une pauvre enfant abandonnée, qui rêve d’amour mais qui
est victime de la perfidie d’un évêque ; L’Attaque du moulin (1893), tirée
d’une nouvelle des Soirées de Médan (1880), qui traite du conflit francoprussien de 1870, mais pour des raisons de censure, l’histoire au théâtre
sera transposée au temps de la Révolution, car c’est une dénonciation des
méfaits de la guerre et de sa stupidité. Zola lui propose également des
sujets inédits dont l’écrivain rédige les livrets : Messidor (1897), sorte de
décalque de L’Or du Rhin, histoire de paysans ariégeois assoiffés par le
riche industriel Gaspard que tue Mathias par vengeance ; même la nature
prend parti en provoquant une inondation qui rase l’usine et rend sa fécondité à la terre à nouveau irriguée. C’est un échec. Il en sera de même pour
L’Ouragon (1901) et pour L'Enfant roi (1905), Naïs Micoulin (1907), Les
quatre journées (1916), et Lazare (créé à titre posthume en 1954). Bruneau
s’inspira également d’Hans Christian Andersen (Le Jardin de Paris, 1923)
et de Victor Hugo (Angelo, tyran de Padoue, 1928, déjà utilisé par
Almicare Pionchelli pour sa Gioconda en 1876).
Jacques Bourgeois s’interrogeait : « Ces ouvrages méritent-ils l’oubli total
d’aujourd’hui ? Bruneau y a chanté le travail humain, l’amour de la terre
avec des accords d’un réalisme musical un peu fruste mais d’une sincérité
véritable. »
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Xavier Leroux (1863-1919)
Leroux remporte, en 1885, le Premier Prix de Rome. Il sympathise avec
Claude Debussy à la villa Médicis. Devenu professeur d'harmonie au
Conservatoire à partir de 1896, il dirige également la Revue Musica. Outre
quelques œuvres de musique sacrée et quelques motets, il écrit avant tout
de la musique de théâtre, qu’il s'agisse de musiques de scène (Les Perses
d’Eschyle, Pluton d’Aristophane, La Sorcière de Sardou), ou d'opéras. Son
chef-d'œuvre (et son plus grand succès) est incontestablement Le
Chemineau (1907), sur un livret de Jean Richepin (1849-1926), représenté
106 fois à l'Opéra-Comique jusqu'en 1945.
La partition simple et expressive, dans l’esprit de la poésie de Richepin,
porte-voix des pauvres et des humbles, est pleine de chaleur et de vie selon
Albert Carré, directeur de l’Opéra-Comique et metteur en scène de la
pièce. Le succès fut grand en province. C’est l’histoire d’un homme qui
chemine le long des chemins, vivant de la force de ses bras pour les travaux qu’on lui offre. Il séduit la jeune servante d’une ferme, convoitée par
un autre. Mais il reprend son chemin. Revenu vingt ans plus tard, il découvre qu’il a un fils, reconnu par son rival. Celui-ci en mourant lui révèle la
vérité et le supplie d’épouser sa veuve, mère de l’enfant. Le chemineau
reprendra cependant son chemin et sa liberté, une fois qu’il aura permis par
son travail à son fils d’épouser la fille du fermier.
Gustave Charpentier (1860-1956)
Charpentier, né à Dieuze et fils d’un boulanger, quitte avec sa famille la
région pour Tourcoing en 1870, au moment de l’Annexion. Il prend des
cours de violon et, en 1876, entre à l'orchestre symphonique municipal.
Embauché dans une filature, il fonde une société musicale et enseigne le
violon à son employeur qui finance son entrée au conservatoire de Lille.
Devant ses résultats, la ville lui alloue en 1879 une pension annuelle pour
lui permettre de suivre les cours du Conservatoire national de Paris. Il
prend goût à la vie montmartroise, à la bohème et manifeste une certaine
rébellion contre l'autorité, ce qui lui vaut d’être écarté du conservatoire. En
1887, il obtient cependant le premier grand prix de Rome pour sa cantate
Didon. Pensionnaire indocile de la Villa Médicis, il y compose des
Impressions d'Italie et La vie du poète, sorte de version naturaliste du Lelio
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romantique de Berlioz, admirée par Charles Gounod. Cette œuvre représente la première manifestation d'une tendance populiste, qui cherchait une
musique écrite pour le peuple, destinée non à le flatter, mais à élever ses
sentiments comme, sur un autre plan, les Universités populaires. Très
préoccupé par les questions sociales, Gustave Charpentier fonde, en 1902,
le Conservatoire populaire de Mimi Pinson, nom d’une héroïne d'Alfred
de Musset où les jeunes ouvrières pouvaient recevoir une instruction
musicale gratuite. Avec Alfred Bruneau, il crée la Fédération des artistes
musiciens affiliée à la CGT (1902). En 1912, promu officier de la légion
d'honneur (il en sera fait Grand officier en 1950), il succède à Massenet à
l'Académie des Beaux-Arts. Charpentier tenta d'introduire avec son
Conservatoire et ses Fêtes du peuple, la musique instrumentale, et surtout
chorale, dans les réjouissances populaires. C'est à cette intention qu'il écrivit le Couronnement de la Muse qu’on retrouve dans Louise.
Louise, manifeste libertaire
C'est à Rome que Charpentier compose le premier acte et pratiquement
tout le livret de Louise. Dans un style réaliste, audacieux pour l'époque,
teinté d'idéologie anarchiste, il raconte les amours libres d’une cousette
avec un poète sans le sou et adepte de la vie de bohème, dans le
Montmartre contemporain. Ce roman musical, montre la vie dure des
ouvriers, comme celle du père de l’héroïne qui prêche à sa fille les joies
humbles d’une vie de labeur, quand elle ne rêve que de liberté et de plaisir
amoureux. Elle s’échappera du carcan familial et sera couronnée « Muse
de la butte Montmartre ». Louise est l’opéra des midinettes parisiennes, des
jeunes arpettes à la langue verte. Les rêves de la jeune femme se heurtent
aux conventions et au pragmatisme d’une mère sévère. En écoutant les
appels de la ville de Paris, véritable personnage et héros mythique de
l’opéra, elle fait le choix de la vie de bohème.
André Messager, directeur de la musique à l'Opéra-Comique, avait dû
lutter pour faire admettre cette œuvre au caractère si neuf. Albert Carré
marqua sa nomination à la direction de l'Opéra-Comique de Paris avec la
création de Louise, le 2 février 1900, avec un immense succès : en 1950,
on approchait de la millième représentation. Paul Dukas dira : « Le premier
acte, et surtout le quatrième, sont déjà d'un maître. Les deux autres d'un
homme. Prodige rare par le temps qui court, où nous entendons tant de soidisant œuvres d'art dont les auteurs ne sont ni des hommes, ni des maîtres,
41
ni hélas des artistes. » Le 30 avril suivant, Carré distribua 400 places gratuites aux couturières parisiennes. Charpentier devint l'un des plus populaires parmi les musiciens français car il savait décrire avec justesse les joies
et les souffrances du peuple grâce au caractère direct et le mouvement
pittoresque (« Les Cris de Paris ») de sa musique. Celle-ci dégage une
sympathie sincère pour le peuple de Montmartre dont le compositeur partagera la vie jusqu’à sa mort.
Charpentier est, avec Bruneau, « le créateur de l'opéra en prose », avec ses
mots d'argot, ses expressions triviales qui scandalisèrent bien des spectateurs ; « l’inventeur de l'opéra « en blouse » avec ses ouvriers en costume
de travail, ses silhouettes de chiffonniers, de sergents de ville.» Si Bruneau,
tout en dénonçant les horreurs de la guerre, défend toujours une morale
généralement partagée, Charpentier chante la volupté des sens qui pousse
Louise, éperdue de désirs, à quitter père et mère pour suivre Julien. Ce
poète philosophe prêche le droit au bonheur. Montmartre devient le centre
universel d'une fête où sont dénoncés tous les devoirs que famille et société imposent à l'individu. Charpentier recrée en fait une utopie libertaire. Sa
musique, notamment dans le grand air de Louise, exprime une sensibilité
romantique portée par une ligne mélodie naturellement fluide, frémissante,
avec un travail harmonique cependant savant. Ce lyrisme est même sensible dans les scènes « réalistes », plus prosaïques, des ouvrières à l’atelier
et s’impose dans l’émouvante berceuse du père. L'entrée en scène de son
« Plaisir de Paris » et le couronnement de son héroïne accédant à un
Parnasse populaire, résument clairement l'idéologie qui l'a guidé dans la
composition de ses deux ouvrages dont le second, Julien, n'a pas connu la
fortune éclatante du premier : exalter la vie d’un peuple libéré, maître de
son destin.
Louise devait être le premier volet d'une trilogie. En 1913, le second volet,
Julien ou la vie du poète, a un grand succès, interrompu par le départ soudain du ténor pour Bruxelles. La première guerre mondiale ne permettra
pas de remonter l'ouvrage. Charpentier annonce une autre trilogie formée
de trois opéras en 2 actes : L'amour au Faubourg, Comédiante et
Tragédiante. Aucun n'a été mené à bien. On cite parfois L'amour du
Faubourg comme troisième volet qui aurait dû compléter Louise (Roman
musical) et Julien (drame lyrique). Mais on mentionne aussi le projet d'un
opéra Marie, fille de Louise pour compléter Louise et Julien.
Après avoir travaillé à la transposition - orchestration et coupures - de ses
œuvres les plus célèbres pour la radio, en 1938-1939, Gustave Charpentier
collabora à une version cinématographique de son opéra Louise, mis en
42
scène par Abel Gance (1939), avec Grace Moore, Georges Thill et André
Pernet dans les principaux rôles.
Le compositeur s'éteignit à Paris en 1956, cinq ans après avoir dirigé pour
la dernière fois Le Couronnement de la Muse (1 250 exécutants) devant le
marché Saint-Pierre à l'occasion du bimillénaire de Paris et Montmartre. Il
a formé, en classe d'harmonie, de grands chefs d’orchestre français du XXe
siècle : Paul Paray, Roger Désormière, Eunène Bigot, Albert Wolff, Louis
Fourestier.
Le Vérisme, une impasse lyrique ?
La production vériste et naturaliste couvre à peine une décennie, entre
1890 et 1900, de Cavalleria au doublet Tosca et Louise. On peut étendre
la durée jusqu’à 1918 pour y inclure Adriana Lecouvreur et Il Tabarro,
même si, en ce début de XXe siècle, les principaux compositeurs véristes
ont changé d’orientation et si, dans une acception courante, le terme de
vérisme recouvre souvent tous les opéras de la Jeune école italienne écrits
entre 1890 et 1910, quels qu'en soient le caractère, l'époque ou le lieu. Ce
qui peut signifier que les limites du genre ont été vite atteintes et qu’il était
destiné à aboutir à une aporie. L’émergence de ce type d’opéra s’explique
à la fois par des raisons musicales - rompre avec les modèles obsédants de
Verdi et de Wagner - mais aussi politiques : l’unification italienne n’a pas
comblé toutes les attentes du pays et elle accentue l’opposition entre le
Nord, plutôt opulent et le Mezzogiorno déshérité, qui se sent méprisé et
prend musicalement sa revanche grâce à Mascagni.
L’opéra ramené à l’expression « d’une tranche de vie », loin des sujets
nobles fournis par l’histoire, la mythologie ou la tragédie, change la manière de restituer les déchirements de la passion dans une sorte d’emportement
lyrique « naturel » qui doit susciter, chez l’auditeur lui-même, la violence
des passions éprouvées par les personnages. Quand l’art classique fait
appel à la raison pour créer une distance entre la scène et le spectateur afin
qu’il rejette loin de lui ces élans et les crimes qu’ils entraînent, le vérisme,
au contraire pousse à une identification par le biais de l’émotion générée
par la musique, et surtout par le chant qui correspond à la respiration même
de l’être humain. Aussi les compositeurs, soucieux également de toucher
un public sans grande culture musicale, ont-ils pu être tentés par des effets
faciles mais efficaces : la mélodie cède alors la place à la parole ou au cri,
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au râle, au sanglot. C’est surtout sur l’impact de la voix, lancée à pleins
poumons, comme dans l’ultime scène d’Andrea Chénier, que l’on compte
pour remuer l’auditeur jusqu’aux entrailles. D’autres, au contraire, joueront sur la sobriété et la brièveté, rompant brutalement avec la violence qui
a précédé pour mieux frapper les esprits, comme à la fin de Paillasse.
Faut-il affirmer avec le musicologue René Dumesnil que « Le vérisme a
flatté les instincts et les goûts les moins nobles et c'est sa tare. » et que
« cette musique superficielle et lâchée ne s'adresse point à l'âme et se
contente de parler aux sens » ? Certes, les années 1940 et 1950, ont donné
sans doute trop d’exemples de chanteurs qui, faute de savoir utiliser les
inflexions ou les couleurs de la voix pour traduire la souffrance des personnages, ont usé et abusé de moyens histrioniques avec force sanglots et
hurlements. Cela tient à un chant qui se resserre sur le haut medium, sans
fioritures ni vocalises, sans recours à la « messa di voce », technique
propre au chant baroque qui consiste à attaquer une note pianissimo, à en
augmenter progressivement le volume puis à revenir graduellement au
pianissimo initial, le tout sans reprendre son souffle. Le vérisme facilite
l’émission de la voix, en privilégiant la puissance dans le registre médian.
Cette « école du rugissement » s’est développée, pour des chanteurs sans
technique, hors répertoire vériste. L’intérêt renouvelé pour le répertoire
baroque a permis de retrouver une plus saine conception du chant. Car il
ne faut pas oublier que les créateurs des opéras véristes étaient par ailleurs
de grands chanteurs verdiens, comme Victor Maurel, ou comme Caruso qui
fut un Canio d’exception. Il est intéressant de rappeler qu’un des premiers
rôles interprétés par Maria Callas sur scène fut celui de Santuzza. Or, c’est
elle qui a fait redécouvrir l’art du Bel canto, tout en étant la plus grande
Tosca de son temps. C’est donc sur la sensibilité de l’artiste et sa maîtrise
technique que doit reposer la force de conviction de l’interprète. A l’opposé de la psyché du personnage vériste, souvent assez fruste, plus le chanteur saura pénétrer dans l’esprit de la musique, plus il saura mettre en
valeur le lien entre texte et musique. Ce sont des artistes comme hier Jon
Vickers, ou aujourd’hui, Jonas Kaufmann qui redonnent tout leur intérêt
à ce répertoire. La même rigueur interprétative est attendue du chef
d’orchestre et là aussi, ce sont ceux qui sont rompus au répertoire symphonique - Herbert von Karajan, naguère, Riccardo Muti et Christian
Thielemann aujourd’hui - qui savent faire ressortir les beautés de ces partitions.
Reste le paradoxe du vérisme. On l’a vu, il est parfois difficile de décider
ce qui fait la spécificité d’un sujet et d’une musique véristes, en dehors de
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quelques types de personnages et de situations et de quelques procédés
musicaux. Cela tient plus à une évolution de la sensibilité du public qui
accepte que l’on mette sur la scène des personnages exclus jusque-là par
bienséance, du moins dans les premiers rôles, et que l’on montre ce que
l’on cachait jusque-là. C’est l’acceptation du mélange de tons et l’effacement entre les genres de l’opéra et de l’opéra-comique. C’est aussi la mise
sur le même niveau d’importance du texte et de la musique (héritage
wagnérien ?), quand l’opéra romantique privilégie la musique et la pure
virtuosité vocale. Mais les compositeurs finirent par éprouver, au bout d’un
temps relativement bref, le besoin de se tourner vers autre chose. La raison
essentielle vient de la contradiction fondamentale à laquelle le vérisme se
heurte : le « vrai » peut-il se confondre avec l’art, dont l’étymologie renvoie à l’idée d’une technique, à quelque chose que l’on fabrique ? Chaque
époque a cherché à donner une réponse, aucune ne peut prétendre en avoir
trouvé une définitive. De plus, il a manqué à cette école, un véritable
renouvellement de l’écriture musicale qui, pour l’essentiel, a repris les chemins du romantisme ou du wagnérisme, à l’exception d’un Puccini qui se
fraie un chemin personnel. Ceci explique peut-être l’affirmation péremptoire de Mascagni, en 1910, surprenante venant de lui : « Le vérisme assassine la musique ; seule la poésie, le romantisme, peuvent donner des ailes
à l’inspiration ». Cela conforte l’idée que le vérisme semble aboutir à une
impasse. Aurait-il manqué la voie ouverte par Bizet, définie par le musicologue italien, Rodolfo Celletti : « sous l'influence de Carmen et des éléments réalistes apportés par cette œuvre, le conflit entre l'Homme et le
Femme s'est substitué au conflit romantique entre le Bien et le Mal » ?
Peut-être les héritiers du vérisme se trouvent-ils du côté du Wozzeck
d’Alban Berg, écrit entre 1912 et 1922 et représenté en 1925. L’œuvre
présente des traits propres au vérisme : des personnages misérables,
socialement et psychologiquement, une action brève (1h30), un dénouement tragique. Le personnage principal, Wozzeck, ancien soldat, sert de
cobaye pour les expériences d'un médecin. Il est victime d'hallucinations
qui l'éloignent de Marie, ancienne prostituée dont il a eu un fils.
Découvrant qu’elle lui est infidèle, il la tue. Au dénouement, leur fils
semble indifférent à l’annonce par des enfants de la découverte du corps
sans vie de sa mère. Il continue à se balancer sur un cheval à bascule en
répétant la même onomatopée, avant de suivre les enfants partis voir le
cadavre. Cette histoire glauque est mise en musique en partie sur un mode
atonal, avec l’utilisation du « sprechgesang » (le parler-chanter), rendu
célèbre par son maître Schönberg, dans le Pierrot lunaire. Chaque scène et
chaque situation sont caractérisées par une technique musicale spécifique :
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pavane, gavotte, passacaille, polka, fugue, etc. Il y a bien invention d’un
nouveau langage en accord avec cette déshumanisation et cette désespérance que dénonce le compositeur.
Il ne faut pas se cacher que le plaisir de l’auditeur, dans ce dernier cas, sera
plus intellectuel que sensuel ; aussi ce répertoire, depuis un siècle, n’a pas
pu conquérir un public aussi vaste que celui du vérisme italien. Il ne s’agit
pas de les comparer. Se pose une autre question qui serait de savoir s’il n’y
a pas eu au XXe siècle, une disparition du plaisir apporté à l’auditeur par la
musique et la voix, par cette éradication du lyrisme, dans le sens banal du
terme. Ce qui contrevient au concept même d’opéra, tel qu’il a été conçu à
ses origines. Mais comme l’écrivait Rudyard Kipling : ceci est une autre
histoire.
À lire
• Avant-scène Opéra : Cavalleria rusticana / Paillasse, mars 1983, n°50 ;
André Chénier, juin 1989, n°121 ; Adrienne Lecouvreur, 4e trimestre
19933, n°155.
• Gérard DENIZEAU, Les Véristes, Paris, Bleu Nuit, 2011.
• Manfred KELKEL, Naturalisme, vérisme et réalisme dans l’opéra de
1890 à 1930, Paris, Vrin 1984, rééd. 2002.
À écouter
• Cavalleria rusticana : Impossible de faire le tour de tous les enregistrement disponibles. Notons la version dirigée par Mascagni lui-même, à la
Scala de Milan, pour les 50 ans de la création de l’œuvre (1940), avec le
Turrido de Beniamino Gigli et le Tonio de Gino Bechi (EMI repris par
Naxos). Chez EMI-Warner, la Santuzza de Maria Callas, dirigée par
Tullio Serafin, en 1953, est impressionnante. Tous les grands ténors,
depuis l’après-guerre, ont enregistré l’intégrale et leurs interprétations
sont disponibles sous différentes étiquettes (au moins trois avec Plácido
Domingo). Luciano Pavarotti a enregistré Cavalleria rusticana en 1977,
chez Decca, avec Julia Varady en Santuzza. C’est affaire de préférence,
leurs partenaires étant corrects dans l’ensemble, sans s’imposer particu46
lièrement. Si l’on veut un grand chef et un ténor stylé, Karajan et Carlo
Bergonzi s’imposent chez Deutsche Grammophon (1965) : c’est assurément le meilleur choix, couplé avec un Paillasse de grande qualité.
• I Pagliacci : Même remarque que précédemment. Il faut avoir entendu
Gobbi impressionnant en Tonio. On le trouve aux côtés de Callas qui n’a
jamais chanté Nedda à la scène, chez EMI-Warner, dirigée par Tullio
Serafin, en 1953.
Sur tous les supports DVD et Blue Ray, de même que sur quelques CD
audio, Cavalleria et Paillasse sont systématiquement couplés. On peut
ainsi peut retrouver Karajan chez Deutsche Grammophon, avec un exceptionnel Jon Vickers dans I Pagliacci. Quant à Plácido Domingo, mis en
scène de façon surchargée par Zeffirelli sous la baguette de Georges Prêtre,
il souffre de partenaires souvent impossibles dont la très discutable Elena
Obraztsova dans Santuzza (CD et DVD : Philips repris par Decca). Au
festival de Pâques en 2015 à Salzbourg, Jonas Kaufmann, également dans
les deux rôles de Turridu et de Canio, est dirigé par Christian Thielemann
à tête de l’exceptionnelle Staatskapelle de Dresde mais dans une
scénographie hors de propos (Sony).
• Andrea Chénier : Decca a publié une version avec Renata Tebaldi et
Mario del Monaco, la version de référence dirigée par Gianandra
Gavazzeni avec le Chœur et l’Orchestre de l’Académie Sainte Cécile de
Rome, dans un son excellent (1957). Plácido Domingo, Renata Scotto,
Sherrill Milnes et James Levine à la tête du National Philarmonic
Philharmonic Orchestra et le Jon Alldis Choir offrent une équipe solide
mais pas exceptionnelle (RCA-Sony 1976). Pour les inconditionnels de
Luciano Pavarotti et de Montserrat Caballé, Leo Nucci, Decca offre une
nouvelle version, en 1984, sous la direction de Riccardo Chailly à la tête
du Welsh National Opera Chorus et du National Philharmonic Orchestra
de Londres.
• Adriana Lecouvreur : on ne peut ignorer Magda Olivero dans un rôle
auquel elle s’est identifiée, même s’il n’existe que des prises de son très
précaires sur le vif. Chez Lirica, Oliviero de Fabritiis dirige l’orchestre de
la RAI, avec Juan Oncina, Maria Rota, Mario Basiola. La version Decca
avec Tebaldi et Del Monaco reste la référence moderne chez Decca.
En DVD, à la Scala de Milan, dirigés par Gianandrea Gavazzeni, on peut
écouter Mirella Freni, Fiorenza Cossotto, Peter Dvorsky.
• Fedora : il ne faut surtout pas se priver de l’unique enregistrement studio
de Magda Olivero, en 1969, chez Decca, avec Mario Del Monaco, Tito
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Gobbi, l’orchestre de Monte-Carlo dirigé par Lamberto Gardelli.
Mirella Freni et Plácido Domingo se retrouvent en DVD, en 1993 (TDK),
dirigés par Gianandrea Gavazzeni, à la Scala, et en 1996 (DGG), dirigés
par Roberto Abbado, au Metropolitan Opera.
• Louise : pour les amateurs de vieilles cires, la version Eugène Bigot
Ninon Vallin, Georges Thill, André Pernet (1935) chez Naxos fait renaître un pan de l’histoire de l’opéra et du chant français.
En version moderne, Plácido Domingo, Ileana Cotrubas, Gabriel Bacquier,
dirigés par Georges Prêtre chez Sony (1976) nous livrent un compromis
acceptable.
• Wozzeck : Pierre Boulez dirige de façon convaincante le chœur et
l'Orchestre de l'Opéra de Paris avec Walter Berry, Isabel Strauss Carl
Dönch, chez Sony (1971).
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Cavalleria rusticana / I Pagliacci
Pietro Mascagni / Ruggero Leoncavallo
L’animation concernant la présentation des deux œuvres aura lieu le samedi 28 mai
2016 à partir de 16 h (1/2h participation à la répétition ; 1h de présentation de
l’œuvre avec extraits musicaux, salle Ambroise-Thomas de l’Opéra-Théâtre de Metz
Métropole ; 1/2h d’échange avec l’équipe artistique : metteur en scène, chef
d’orchestre et artistes du plateau). Jean-Pierre Pister, 2e Vice-Président du Cercle
Lyrique de Metz assurera la conférence. Entrée libre.
Les représentations des deux opéras auront lieu les vendredi 3 juin 2016 à 20h,
dimanche 5 juin 2016 à 15h et mardi 7 juin 2016 à 20h.
Une demi-heure avant chaque représentation, un « amuse-bouche », brève présentation de l’œuvre, a lieu dans la salle Ambroise-Thomas. Entrée libre.
Nouvelles productions de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole
Coproduction avec l’Opéra de Toulon Provence Méditerranée
Direction musicale : Jacques Mercier
Mise en scène : Paul-Émile Fourny
Décors : Benito Leonori*
Costumes : Giovanna Fiorentini
Lumières : Patrick Méeüs
CAVALLERIA RUSTICANA
Melodramma en un acte. Livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci
d’après la pièce de Giovanni Verga. Création au Teatro Costanzi, Rome, 17 mai 1890.
Santuzza Lorena Valero ; Turiddu Marc Heller* ; Alfio Fabián Veloz* ; Mamma
Lucia Vikena Kamenica* ; Lola Paola Mazzoli*
I PAGLIACCI
Dramma en deux actes. Livret du compositeur. Création au Teatro dal Verme, Milan,
21 mai 1892.
Canio (Pagliaccio) Marc Heller ; Nedda (Colombina) Francesca Tiburzi ; Tonio
(Taddeo) Fabián Veloz* ; Silvio Ilhun Jung ; Beppe (Arlecchino) Enrico Casari*
Chœur de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole et Chœur d’enfants spécialisé du
Conservatoire à Rayonnement Régional de Metz Métropole
Orchestre national de Lorraine
* Pour la première fois à l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole
Couverture : Détail d'une illustration de Cavalleria rusticana, vers 1880 (artiste inconnu)
Directeurs de la publication : Jean-Pierre Vidit, président du CLM et Danielle Pister, première viceprésidente.
Adresse postale du Cercle Lyrique de Metz : B.P. 90261 - 57006 Metz Cedex 1
Adresse du site : www.associationlyriquemetz.com
Email : [email protected]
Composition graphique et impression : Co.J.Fa. Metz - tél. 03 87 69 04 90 - [email protected].
La distribution
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