Séquence 4, Le théâtre de la cité
Vinaver, Les Travaux et les Jours, 1979
"L'homme le plus parfait est
celui qui sait en chaque chose
considérer la fin." (Hésiode, Les
Travaux et les Jours)
Problématique : Comment Michel Vinaver parvient-il à créer un texte à la fois
comique et angoissant, porteur d'un discours critique sur la société
d'aujourd'hui ?
I] Une scène d'exposition surprenante
1. Un lieu moderne, froid
Définition scène d'expo :
La scène d'exposition crée chez le spectateur (et le lecteur) un horizon
d'attente.
Le lieu a de quoi surprendre. Nul palais (comme dans la tragédie), nulle
maison bourgeoise (comme dans les comédies de Molière, par exemple).
On s'attend souvent, en tant que spectateur, à ce que le théâtre nous
présente / nous propose un lieu intime, familial (salon, chambre, etc.).
Ici au contraire, on a bien un lieu de travail. Donc, on n'y vit pas, on n'y
est que temporairement. Ce théâtre nous invite donc à entrer dans un
lieu de vie collective « imposée » (je ne choisis pas mes collègues, ni
mon supérieur). Absence (a priori) de la famille. On n'est plus dans le
rassurant « chez-soi ».
Un lieu a priori ouvert cloison ouverte ») mais dont l'agencement
laisse apparaître des « cloisons ». Présence également du « métal », à
plusieurs reprises dans la didascalie initiale, donne une impression de
froideur clinique.
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2. Une scène sans « moteur » ?
Ce qui peut à juste titre surprendre le spectateur, c'est l'aspect saccadé
des différentes répliques. Observons d'abord quelques répliques prises
isolément.
A priori encore une fois, les répliques sont énigmatiques lorsqu'on les
découvre (effet de surprise voulu par l'auteur)
=> ex la réplique initiale On lui a déjà changé le moteur trois fois »
Problème avec les pronoms. Le pronom a pour fonction de remplacer
un nom. Or ici, étant donné que c'est la toute première réplique, a qui
font référence le « on » inaugural, et le « lui » ? On peut supposer que le
« on » désigne des personnes employées par l'entreprise, tandis que le
« lui » fait référence à une machine. Quoi qu'il en soit, le spectateur est
placé dans une position inconfortable (mais cela attise sa curiosité
aussi!) dès le départ, puisqu'on ne lui donne pas immédiatement
toutes les clés pour comprendre ce qui se déroule sous ses yeux.
En outre, chaque personnage semble parler pour lui-même et faire
référence à des histoires passées (d'où l'importance du passé composé)
et des personnages qui ne sont pas nommés ça lui arrache les
entrailles »).
Une parole qui s'emballe, que rien n'arrête (on peut parler de
logorrhée). Idée de rapidité dans l'enchaînement des répliques. On
notera ainsi l'absence presque totale première partie du texte) de
ponctuation. Le texte ne respire pas. On peut essayer de recréer une
ponctuation. Ex : «Ça vous reviendra moins cher, que je lui ai dit, et c'est
pas une question d'argent, qu'elle a dit. J'y suis attachée. Mon mari, qui
est mort, me l'a donné. A l'époque, on gagnait pas des masses : c'était
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une folie. » Au spectateur de comprendre qu'ici, la réplique de Nicole
contient en fait une bribe de dialogue = discours rapporté au style
direct, avec des incises (« que je lui ai dit » / « qu'elle a dit »). Le
spectateur peut reconstituer les liens logiques : l'objet donné par le mari
à son épouse coûtait une fortune, surtout pour des personnes aux
revenus modestes.
Deuxième partie du texte, la ponctuation apparaît : cinq points
d'interrogation (faisant peut-être écho à l'incrédulité du spectateur!)
Mais en même temps, une parole en difficulté, qui, comme le moteur
cassé dont il est question à deux reprises, tourne à vide : voir les
nombreuses répétitions, (ex : des thèmes évoqués, abandonnés, puis
repris plus loin). Certains thèmes sont plus subtilement liés (ex :
« pourquoi tu ne t'achètes pas un chien » peut être lié à l'idée de
solitude (c'est en général une suggestion que l'on peut faire à une
personne isolée) / peut aller avec « oui elle qui habite toute seule »).
3. Un spectateur actif
Le spectateur peut se laisser emporter par le flot des paroles, mais il
peut aussi tenter de trouver une solution de continuité entre les
répliques. En réalité, les personnages s'adressent bien les uns aux
autres. C'est évident dans le cas de Jaudouard : la didascalie
« Jaudouard se penche sur le travail d'Yvette » nous fait comprendre que
le « comme ça » s'adresse probablement à sa jeune employée ». Autre
exemple, le « oui » de la réplique d'Yvette (l. 23) montre d'ailleurs
qu'elle répond à quelqu'un (peut-être à Anne). => circularité du
langage entre les personnages.
On peut reconstituer des bribes d'histoires : histoire d'une veuve
qui parle de son mari à Nicole : histoire d'amour entre cette même Nicole
et Guillermo (l'absence de ponctuation dans « De Guillermo Nicole » tend
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aussi à rapprocher ces deux personnages) ; histoire de Jaudouard, le
chef de service, qui ne veut pas passer pour le « méchant loup » (l. 36)
et qui tente de justifier le fonctionnement de l'entreprise en la comparant
à d'autres firmes (l. 17, 18, 34, 36, 43, 44)
Autre thème qui se décline dans cette scène, celui de la nourriture /
cuisine préservation de l'arôme » / « casserole moulin à café
saladier ».) Ces termes, à la fin du texte, peuvent être eux-mêmes reliés
à l'expression « soupe au lait » qui désigne le mari dont parle Nicole.
Dans ce cas, le lien repose sur des associations d'idées : « soupe au
lait » renvoie bien sûr à une personne qui s'emporte rapidement, mais
aussi les mots soupe + lait font penser aux ustensiles de cuisine
énumérés ligne 45 (ce sont d'ailleurs des contenants). Donc, jeu sur les
mots / remotivation / réactivation d'une expression toute faite, qui
rejaillit plus loin dans le texte. => participe du comique de cette
scène, tout en subtils décalages.
Transition : Idée que le texte est un tissage fragile. A la fois flot verbal et
parole qui tourne à vide. Parti pris : étonner le spectateur, le rendre actif en le
faisant s'interroger sur les liens entre les personnages. Comique, mais aussi un
certain malaise. L'un ne va pas sans l'autre. Comique comme support d'une
critique sur la société.
II] Une pièce qui porte un regard distancié sur certains travers de nos
sociétés modernes
1. Remise en cause du monde infernal de l'entreprise
Un univers fragmenté : voir les différents « postes de travail » auquel
chacun est assigné. Remarque : pas d'actes ni de scènes dans cette
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pièce, mais aussi des fragments.
Un univers la pression est forte : voir les répliques de Jaudouard, qui
compare son entreprise à d'autres, pour faire valoir la singularité de
Cosson.
Un univers déshumanisé? Ex : Longue didascalie initiale détaille les
objets mais pas les personnages, qui ne sont définis que par leur
prénom, leur âge et leur fonction au sein de l'entreprise. Autre ex : le
personnage de Nicole semble au début réciter des fragments de
publicité (l. 8 à 10, avec l'impératif « profitez-en »). Des employés qui
ont intégré le langage de l'entreprise et de la publicité, et qui ne peuvent
plus s'en défaire (automatismes).
Pourquoi alors continuer à parler ? Pour lutter contre l'angoisse du
silence, ce silence qui est censé « émerveill[er] le consommateur
(trice!) ? Contre le silence (celui d'une société de consommation repue,
pleinement satisfaite), la parole théâtrale comme un désir de
partage authentique.
2. Un texte qui permet de se questionner sur les rapports hommes-
femmes
Premier point : un texte qui fait s'interroger sur les inégalités hommes-
femmes dans le monde du travail. Voir les rôles dévolus aux hommes ici
(l'un est préposé au contrôle d'arrivée des révisions du SAV, l'autre est
chef de service) Postes de direction pour les personnages masculins,
tandis que les personnages féminins sont relégués au rang de simples
« employées ». Notons que la didascalie initiale ne distingue Anne, Nicole
et Yvette que par leur prénom, et non par leur fonction dans l'entreprise.
Inégalités dans la société. Nicole, lorsqu'elle récite / restitue la parole
publicitaire, utilise un participe passé valeur adjectivale) féminin :
« émerveillée ». Idée sous-jacente : c'est la femme qui va consommer
certains objets et appareils électroménagers => femme au foyer,
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