Ch. Heslon, 2014, (S)’Orienter tout au long de la vie, certes. Mais en fonction de quels « âges de la vie » ?
1
(S’)Orienter tout au long de la vie, certes.
Mais en fonction de quels « âges de la vie » ?
Christian HESLON, Ph.D.
LUNAM Université, UCO-Angers (France), LPPL (UPRES-EA 4638), équipe CAFORE
Maître de conférences en psychologie des âges de la vie
Membre du Conseil de Laboratoire du LPPL (UPRES-EA 4638), du Conseil scientifique du
Gérontopôle des Pays de la Loire (Nantes, France) et de la Chaire UNESCO Lifelong
Guidance and Counselling (CNAM-INETOP Paris et Université de Wroclaw, Pologne)
Le temps est une liberté, l’âge une contrainte.
Marc Augé
1
INTRODUCTION :
L’ÂGE, DONNÉE NÉGLIGÉE EN PSYCHOLOGIE DE L’ORIENTATION
Si la psychologie de l’orientation a de longue date situé ses travaux et ses
pratiques au regard de la temporalité d’un sujet qui s’interroge, à un
moment donné de sa vie, sur son orientation de carrière, elle a cependant
rarement pris en considération l’âge de ce sujet autrement que pour
l’inscrire dans une catégorie générationnelle : enfant ou adolescent
scolarisé ou décrocheur, jeune adulte ou « adulte émergeant » en quête
de primo-insertion, adulte confronté à une impasse carriérologique, senior
ou « quinqua » devenu inemployable, futur retraité aménageant sa
transition prochaine, etc. Plus globalement, elle s’est surtout employée,
depuis presque un siècle d’existence, à poser l’orientation comme une
sorte de prédicat post-scolaire, ainsi qu’en témoignent les deux grands
courants identifiés par Jean Guichard et Michel Huteau (2006), à savoir les
correspondances entre choix d’orientation et propriétés individuelles
relativement stabilisées d’une part, constitution et développement des
identités professionnelles d’autre part.
1
Une ethnologie de soi. Le temps sans âge. Seuil, 2014, p.15.
Ch. Heslon, 2014, (S)’Orienter tout au long de la vie, certes. Mais en fonction de quels « âges de la vie » ?
2
Le contraste est ainsi grand entre la préoccupation quant à leur âge
qu’expriment généralement les adultes confrontés à des choix
d’orientation, et le peu d’importance accordée par la psychologie de
l’orientation à la dimension psychologique de l’avancée en âge. En effet,
tout sujet qui se questionne sur son orientation professionnelle intègre
d’emblée à sa réflexion l’idée qu’il se fait de son âge (suis-je trop vieux ?
est-ce le moment ? ne suis-je pas trop jeune ? cela correspond-il à l’âge
de ma vie dans lequel je me trouve ? etc.). Certes, le Life-designing de
Mark Savickas (2010) prend-il en considération la projection dans une
dynamique identitaire au fil de l’âge, de même que des travaux comme
ceux de Dai Williams (1999), utilisant les lignes de vie pour analyser les
relations entre Life-events et career changes, intègrent l’avancée en âge à
leurs pratiques d’accompagnement des transitions de carrière. Il semble
cependant que l’âge soit, en la matière, au mieux considéré comme une
variable, au pire comme une donnée factuelle et rarement comme un
facteur déterminant des décisions d’orientation ou des manières de agir
à des orientations subies. C’est pourquoi nous souhaitons ici montrer à
quel point la psychologie de l’orientation au vingt-et-unième siècle
gagnerait à prendre en compte trois contributions de la psychologie des
âges de la vie, à savoir l’âge subjectif, le calendrier intime et les enjeux
générationnels qui influent tant sur les choix d’orientation tout au long de
la vie que sur les manières de faire face ou non, à tout âge, aux
réorientations subies.
1/ PRENDRE EN COMPTE LA TENSION
ENTRE ÂGE SUBJECTIF ET ÂGE D’ÉTAT-CIVIL
Héritant des travaux pionniers d’Alfred Binet et de Théodore Simon (1904)
qui forgèrent la notion d’ « âge mental », puis de l’épistémologie
génétique de Jean Piaget (1936) qui y substitua la notion de « stade de
développement » orthonormé, à son tour reprise par Anna Freud (1956)
en vue de contribuer psychanalytiquement à la psychologie génétique, la
Ch. Heslon, 2014, (S)’Orienter tout au long de la vie, certes. Mais en fonction de quels « âges de la vie » ?
3
manière dont la psychologie occidentale a abordé l’avancée en âge est, de
longue date, principalement chronologique et standardisatrice. Il a fallu
attendre les années 1970 pour qu’émergent de nombreux travaux,
principalement anglo-saxons, portant sur l’âge subjectif (Heslon, 2007). Il
n’est en effet pas irrecevable de fonder une psychologie développementale
de l’enfance sur l’âge chronologique, puisque le développement cognitif et
psycho-affectif y demeure principalement soumis à une croissance neuro-
physiologique à peu près objectivable et mesurable, même si des auteurs
comme Bernard Gibello (1984) ont depuis longtemps mis en évidence
l’existence de « dysharmonies évolutives ». C’est pourquoi le principal
apport des théories de l’âge subjectif initiées par Robert Kastenbaum
(1972) a-t-il été de montrer comment, au fur et à mesure de l’avancée en
âge à la fin de l’enfance, puis progressivement lors de l’adolescence, et
plus encore à partir de la période entre 25 et 30 ans, l’âge qui compte
n’est plus celui, chronologique, que mesurent le calendrier et l’état-civil,
mais bien celui, subjectif, éprouvé par le sujet, qui tend généralement à
un rajeunissement, tout autant défensif face au rapprochement de la mort
que porteur d’envies, de possibles et de projets à tout âge.
Entre autres prolongés par le bel ouvrage de Bernice L. Neugarten (1996)
intitulé The Meanings of Age, ces travaux sont à point nommé venus
interroger la psychologie stadiste-normative du développement adulte,
dont les remarquables synthèses qu’en établirent Renée Houde (1999) ou
Helen Bee et Denise Boyd (2011) persistent à prolonger une psychologie
du développement adulte décalquée sur la croissance des enfants et des
adolescents, au lieu d’intégrer solument la dynamique subjective de la
perception de nos avancées en âge, en vue de la plus large « psychologie
des âges de la vie » que je défends. Aspirant à dépasser la psychologie
développementale adulte classique, cette psychologie des âges de la vie
répond notamment à l’appel de Marcel Gauchet (2004), qui milite pour
une « psychologie contemporaine », adéquate aux actuelles mutations des
avancées en âge, depuis la procréation maîtrisée jusqu’aux fins de vie
Ch. Heslon, 2014, (S)’Orienter tout au long de la vie, certes. Mais en fonction de quels « âges de la vie » ?
4
accompagnées. Retenons-en surtout, pour ce qui nous concerne, que l’âge
subjectif, dont Robert Kastenbaum (1972) fut le pionnier, et les
significations subjectives que nous accordons à notre âge, telles que
réfléchies par Bernice Neugarten (1996), demeurent deux dimensions
négligées par la plupart des pratiques de guidance et de conseil en
orientation.
La psychologie de l’orientation gagnerait ainsi à s’affranchir des modèles
stéréotypés que constituent les « tâches développementales » promues,
en une autre époque, par Robert J. Havighurst (1972) dans le sillage
d’Erik H. Erikson (1959). En effet, ce modèle classique associe à chaque
âge d’état-civil un ensemble de « tâches de vie » standardisées
(particulièrement chez Havighurst), qui ne correspondent plus aux réalités
fluctuantes des parcours de vie contemporains. De ce fait, c’est l’âge
subjectif qui prime désormais dans les choix d’orientation ou de
réorientation tout au long de la vie. Dès lors, mesurer l’âge subjectif au
moyen de l’échelle de Robert Kastenbaum (1972) ou de celle, plus
récente, de R. E. Goldsmith et R. A. Heiens (1992), permettrait de repérer
l’écart ou la coïncidence entre âge subjectif et âge d’état-civil, et
d’intégrer cette tension au « tenir conseil » en évolution de carrière, au
sens d’Alexandre Lhotellier (2001).
2/ ASSOCIER LE CALENDRIER INTIME PROSPECTIF
AU RÉCIT DE SOI RÉTROSPECTIF
La vie adulte est en effet traversée par cette tension entre les deux âges
que nous avons simultanément, du moins dans les cultures occidentales, à
savoir l’âge d’état-civil et l’âge subjectif. Cette tension peut s’avérer plus
ou moins propice à des choix d’orientation judicieux, selon que l’on se
sente suffisamment jeune ou trop âgé, à moins qu’au contraire, on ne
surestime ses capacités en niant la réalité du temps passé ou que l’on
anticipe de manière opportune une future étape de vie ou de carrière.
Ch. Heslon, 2014, (S)’Orienter tout au long de la vie, certes. Mais en fonction de quels « âges de la vie » ?
5
C’est ainsi que la tension entre âge subjectif et âge d’état-civil recoupe la
dynamique identitaire, appelée « identisation » par Pierre Tap (1993)
condensant ainsi « identité » et « personnalisation », dont Paul Ricoeur
(1990) explique qu’elle condense l’identité personnelle avec l’identité
narrative. Cette dynamique identitaire met en jeu la question du
changement au fil de l’âge et du temps, c’est-à-dire l’ipséïté qui consiste à
s’éprouver identique malgré les changements que la vie impose, par
opposition à la mêmeté qui est l’identité au sens numérique de
l’« identique » (deux calculs différents peuvent aboutir à un résultat
identique). L’ipséïté, condition de l’identité personnelle, est opération de
mémoire, donc de souvenir et d’oubli, c’est-à-dire de ce « tri sélectif »
qu’opère nécessairement tout récit de soi. Car la narration biographique,
qui est au cœur de nombreuses pratiques en psychologie de l’orientation
(bilan de compétences, ligne de vie, tests de personnalité, etc.), ne sert
jamais qu’à rétablir de la continuité face aux discontinuités qu’infligent,
sinon les ans, du moins l’existence.
Or l’âge et le temps tiennent une place essentielle dans ses récits de soi :
ils contextualisent les évènements de vie, ordonnent chronologiquement
leur survenue à moins qu’ils ne les soumettent à une autre logique,
associative, thématique, diachronique, ils ponctuent et jalonnent de dates
ou de chiffres d’âge nos identités narratives ainsi reconstruites ou
récapitulées. Bref, ils dénotent ou connotent les relectures du passé vécu.
Mais ils comportent également, de manière plus ou moins explicite, une
dimension anticipatoire. Cette dimension est au principe des travaux de
Jean-Pierre Boutinet (2010), portant tour-à-tour sur les conduites à
projet, les temporalités et les âges de la vie. Ce fut également l’intuition
de Neugarten (1996), dont le « calendrier intime » suggère que l’on
anticipe, au cours de la vie adulte, des évènements souhaités mais
incertains (diplôme, plan de carrière, financement du logement, retraite,
etc.), mais aussi des évènements redoutés quoique probables (décès des
parents, impasses carriérologiques, risques de maladie, etc.). Bernice
1 / 12 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !