Vie, désir et négation dans les ontologies de Renaud Barbaras et de

PhænEx 10 (2015) : 133-161
© 2015 Christopher Lapierre
Vie, désir et négation dans les ontologies de
Renaud Barbaras et de Nicolas Grimaldi
CHRISTOPHER LAPIERRE
Les philosophies de Nicolas Grimaldi et de Renaud Barbaras se
rencontrent en des chemins inattendus qui nont, à notre connaissance, fait
lobjet daucun rapprochement à ce jour. Pourtant les affirmations
réitérées de ces deux auteurs ne laissent guère de doute quant à la
prétention, commune au moins en apparence, délaborer une ontologie de
la vie. Ainsi, Grimaldi, prenant acte du caractère abstrait de la notion de
temps qui se tenait au centre de son ontologie dans louvrage inaugural de
1971 Le désir et le temps, ne comprend en définitive cette notion quà
partir de celle de vie :
Comment y aurait-il en effet du temps où il ny aurait pas de délai?
Or quel délai pourrait-il jamais y avoir que ne dût précéder quelque
attente? Comme seul un être qui vit est capable dattendre, il ny a
pas de temps où il ny a pas de vie. Bien loin par conséquent que la
vie en soit un phénomène, cest elle au contraire qui est à lorigine
du temps. (Grimaldi, Effervescence 165)
Barbaras, pour sa part, depuis Introduction à une phénoménologie de la
vie, dessine, à rebours de lontologie de la mort qui gouverne la
philosophie moderne dans laquelle est également prise la tradition
phénoménologique, une voie qui prend son point de départ dans le vivre et
qui conduit à redéfinir lêtre de la corrélation1 à partir d’une archi-vie
originaire et anonyme dont, en tant que pôle subjectif de cette corrélation,
nous procédons :
Ainsi, la vie que nous vivons n’est pas véritablement la nôtre au
sens n’en sommes ni la source, ni même, en vérité, le sujet :
1 « Ainsi, il n’y a pas de co-dépendance dans la distance sans une communauté d’être
plus profonde et la relativité des deux termes l’un à l’autre n’est, pour ainsi dire, que la
trace ou l’écho d’une parenté originaire et, par conséquent, d’un unique mode d’être par-
delà la différence ou la distance qui traversent la phénoménalité […]. En soulevant ces
questions, nous passons du plan de la corrélation comme telle à celui de son être et nous
affirmons que l’on ne peut penser une véritable relation qui ne soit pas une simple
mise en présence, une simple rencontre entre des termes qui ne lui doivent rien mais bien
une dépendance mutuelle sans en venir au plan de son être. » (Barbaras, Dynamique,
134 sq.)
- 134 -
PhænEx
vivre c’est s’inscrire dans une vie qui nous précède et que nous
reprenons pour ainsi dire à notre compte en lui donnant une
inflexion singulière qui sera la marque de notre propre vie.
(Barbaras, Dynamique 330)
Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliquer cette
lacune dans la littérature exégétique en dépit d’une nette consonance de
première intention : tout d’abord, alors que la pensée de Barbaras
s’enracine profondément dans la tradition phénoménologique dont il a été
l’un des commentateurs les plus putés à l’Université ces deux dernières
décennies avant de la prolonger par une œuvre plus rigoureusement
personnelle, celle de Grimaldi trace discrètement depuis une quarantaine
d’années une voie philosophique originale qui est encore largement
méconnue dans la mesure elle s’est patiemment construite à l’écart des
institutions il a exercé en tant que professeur et, qui plus est, en dehors
de tout courant philosophique nettement repérable. Fait alors plutôt écran
le portrait que l’on pourrait d’abord dresser de cet auteur en se fiant au
témoignage de sa notoriété universitaire ou médiatique : celle d’un
historien de la philosophie spécialiste de Descartes2 ou encore celle d’un
fin connaisseur de l’œuvre proustienne, invité régulier de France Culture à
ce titre. Ainsi, plus encore que l’écart d’une génération entre les deux
penseurs3, c’est l’absence d’une continuité nette, chez Grimaldi, entre
l’universitaire et le philosophe qui peut expliquer la moindre visibilité de
ce dernier dans le paysage philosophique français4. Ensuite, quoique tous
deux tendent à proposer une ontologie de la vie, aucun ne se réfère
explicitement aux travaux de l’autre pour défendre ses thèses; la
comparaison ne s’impose donc pas d’emblée au lecteur.
À ces raisons somme toute accidentelles vient néanmoins s’ajouter
un obstacle sérieux : il faut admettre que la voie phénoménologique
empruntée par Barbaras semble de prime abord étrangère aux
préoccupations grimaldiennes. L’auteur d’Introduction à une
phénoménologie de la vie prend en effet pour point de part current de
son œuvre de philosophe l’a priori corrélationnel tel que défini au
paragraphe 48 de la Krisis, fixant dans la déclaration husserlienne le noyau
2 Grimaldi fut directeur du Centre d’études cartésiennes de la Sorbonne de 1986 à 1988.
On lui doit notamment trois essais sur Descartes (voir notre liste de références en fin
d’article).
3 Grimaldi est en 1933, Barbaras, en 1955; le premier a quitté ses fonctions
universitaires à Paris IV Sorbonne dans les années 1990 tandis que le second exerce
actuellement à Paris I Panthéon-Sorbonne.
4 Un colloque international consacré à la philosophie de Barbaras, intitulé « Le désir et le
monde, une nouvelle phénoménologie de la vie. Sur l’œuvre de Renaud Barbaras », s’est
tenu à Prague du 7 au 9 mai 2014. Le grand prix de Philosophie a par ailleurs été décerné
en 2014 à cet auteur pour l’ensemble de son œuvre. Or, la pensée grimaldienne n’est pas
à ce jour l’objet d’un semblable intérêt institutionnel.
- 135 -
Christopher Lapierre
de l’approche phénoménologique elle-même5. Or, d’une part, Le désir et
le temps, ouvrage ontologique inaugural, enracine le propos de son auteur
dans la tradition métaphysique qui s’étend de Platon à Bergson (cf.
Grimaldi, Désir ch. II.B, 129-153 et 3e partie, ch. 3). D’autre part, dans
son autobiographie intellectuelle, L’effervescence du vide, Grimaldi
consigne en ces termes sa méfiance à l’égard du courant
phénoménologique : « Sans doute la plupart des ouvrages de
phénoménologie que je lus par la suite ne me donnèrent pas tous cette
impression d’inutile obscurité. Mais je les trouvai généralement bavards,
n’en finissant pas de commencer, se perdant en considérations
propédeutiques, et presque plus soucieux de leur méthode que de ses
résultats. » (Effervescence 112)
Pertinence d’un rapprochement : deux ontologies de la vie qui
redéfinissent en des termes semblables l’être du sujet comme désir
Néanmoins, si Grimaldi, dans un ouvrage d’entretiens récent
intitulé À la lisière du réel, formule un certain désaveu de la
phénoménologie, il est en définitive plus « sociologique » que
fondamental :
je ne me sens pas appartenir à ce courant, dans la mesure où,
précisément, un courant philosophique est toujours, d’une certaine
façon, un groupe, un clan, une tribu. Une tribu a son style, ses mots
de passe, son vocabulaire, son dialecte. D’un point de vue
sociologique, au sens l’on distingue diverses tribus
philosophiques, je ne me rattache pas à la peuplade des
phénoménologues. (Lisière, 43)
En outre, le désaccord n’est ferme qu’à l’égard de la phénoménologie
comprise comme philosophie transcendantale :
Cependant, dans la mesure la phénoménologie se donne pour
tâche d’être une philosophie du concret, de revenir aux choses
mêmes, mon entreprise et mes analyses peuvent paraître très
proches de la phénoménologie. Cependant, dans la mesure la
phénoménologie est aussi une philosophie transcendantale, le
sujet constitue les essences dont il découvre ensuite les silhouettes
5 Husserl définit de la manière suivante l’a priori universel de la corrélation entre le
transcendant et ses modes d’apparition : « Tout étant se tient dans une telle corrélation
avec les modes de donnée qui lui appartiennent dans une expérience possible […], et tout
étant possède ses modes de validation ainsi que les modes de synthèse qui lui sont
propres. » (Husserl 188). Barbaras s’y réfère de manière récurrente, par exemple :
« Travail de toute une vie, qui se confond avec le destin de la phénoménologie naissante,
l’élaboration de cet a priori corrélationnel est bien la tâche de la phénoménologie elle-
même. » (Barbaras, Introduction 13)
- 136 -
PhænEx
dans l’expérience, comme autant de figures, ou d’emblèmes, je ne
suis pas du tout phénoménologue. (43)
Or, toute l’entreprise de Barbaras peut justement être lue comme une
tentative de sauver la phénoménologie de toute réification, et
principalement celle qui menace, depuis Husserl, le pôle subjectif de
l’apparaître6. De plus, à rebours d’un dispositif qui apparaît, dans Le désir
et le temps, comme métaphysique par son recours à une genèse,
l’Ontologie du temps restaure un primat de la phénoménalité et l’on peut
être tenté de voir dans le deuxième chapitre, d’ailleurs intitulé
« Phénoménologie de l’attente », une authentique épochè visant à révéler
le champ phénoménal en deçà de toute réification du pôle sujet comme du
pôle objectif de l’apparaître7. L’expérience à travers laquelle ce champ
émerge dans toute sa pureté n’est autre que l’ennui, épreuve d’un exister
privé de tout corrélat objectal. L’ennui révèle, par contrecoup, que la
subjectivité est fondamentalement attente. Or, plus encore que dans
Le désir et le temps, le désir est, à cette occasion, compris comme visée
qui n’a sa vérité dans aucun comblement objectif. Le désir n’est pas
fondamentalement désir d’objet. En effet, vivre sans plus rien attendre, en
ayant atteint une forme de satiété, ce n’est finalement pas tant le bonheur
que l’ennui :
Comme Aristote remarquait que nulle guerre ne poursuit autre
chose que la paix, et qu’en tout mouvement s’exerce quelque sir
de l’immobile, de même avions-nous donc cru que le désir n’est
qu’un manque, que le manque est une requête de la plénitude qui la
colmatera, et que tout désir est donc désir de ne plus désirer. Or
[…] ne plus désirer, ne plus rien avoir à attendre, n’éprouver plus
rien qui soit encore à-venir, c’est en avoir fini avec le temps.
Comme on pourrait donc dire que le pain est la vérité de la faim,
ou que la source est la vérité de la soif, n’avions-nous même pu
penser alors que l’éternité est la vérité du désir? L’expérience de
l’ennui vient de dénoncer à la fois l’insuffisance et l’emphase
6 C’est la lecture qu’en propose Rodrigo : « Selon la logique de refondation qui est celle
de Renaud Barbaras, il faut donc radicaliser la conception husserlienne de la corrélation
en gardant en vue la “boussole” de la non-réification de la conscience. » (256)
7 « Remontant toujours de ce qui est donné aux conditions qu’il suppose, la même
méthode nous prescrit toutefois de nous demander si cette pure attente n’est pas elle-
même conditionnée par la vie, et si l’expérience que nous faisons d’un temps pur où il ne
se passe rien ne nous dissimule pas, en fait, la temporalité de notre propre vie qui passe,
qui dure, et s’étire, et s’épuise, et se lasse. » (Grimaldi, Ontologie 55) S’ensuit une
description de l’ennui (61-76). Ce retour aux conditions, non pas de toute expérience
possible, mais de l’expérience réelle, pourrait caractériser l’attitude phénoménologique
par opposition au criticisme kantien. C’est ainsi que l’ennui nous vèle par quels fils
intentionnels nous sommes reliés au monde, sans toutefois nous en rendre compte parce
que l’expérience ordinaire contribue à nous les masquer.
- 137 -
Christopher Lapierre
d’une telle analyse. En effet, vivre sans plus savoir quoi désirer,
vivre sans plus rien attendre : on pourrait croire que c’est le
bonheur et ce n’est que l’ennui. (Ontologie 71 sq.)
L’ennui véritable n’est finalement si douloureux que parce qu’il est
l’expérience d’une tension qui a son siège ritable en deçà de la
« conscience » : c’est la vie elle-même qui se lasse et s’use en nous de
devoir continuer à attendre alors que plus rien ne parvient à relancer et
susciter de nouveau le désir. À travers ce témoignage rigoureux de la vie
pure, l’apparaître gagne, davantage encore que dans les phénoménologies
existentielles, en épaisseur, puisque son sujet n’est plus seulement un pôle
perceptif, même engagé dans le monde, mais une vie qui s’impatiente et
qui s’use bref qui, dans sa relation au monde, est attaquée dans son
être même. Même si Grimaldi affirme s’interroger sur l’« essence de la
conscience », on est au plus loin des conceptions intellectualistes du pôle
subjectif de l’apparaître : l’épochè ne signifie rien moins que le retour à
une conscience transcendantale. Au plus loin de l’intellectualisme, on est
en revanche au plus près d’une pensée, comme celle de Barbaras, qui
souhaite, à la suite de Merleau-Ponty mais en repensant plus avant que lui8
le sens d’être du corps comme vivre, rendre compte de l’épreuve du
monde du point de vue de quelqu’un qui en est :
En effet, comment caractériser l’existence du sujet de la
corrélation, dont nous avons dit, sur un mode seulement négatif,
qu’il commande l’apparaître du monde tout en lui appartenant? La
réponse est simple : cette existence doit être définie comme vivre.
[…] Le sujet de la corrélation a ceci de propre qu’il vit : il est à la
fois vivant, et il fait partie en cela du monde, et un sujet qui vit le
monde, c’est-à-dire pour lequel il y a ce monde. Dire qu’il vit, c’est
d’abord reconnaître que son existence dans le monde enveloppe
une apparition du monde ou que son épreuve du monde ne va pas
sans un engagement en lui. (Barbaras, Introduction 19 sq.)
C’est donc tant le pôle subjectif que le pôle objectif de l’apparaître qui
exigent d’être redéfinis à l’aune de cette épochè. Or, le résultat de cette
tentative rapproche singulièrement les deux auteurs.
Cette secrète affinité se joue à trois niveaux.
(1) Tout d’abord, on observe une homologie structurelle entre les
deux bâtis ontologiques : la vie est comprise chez tous deux comme sens
de l’Être, débordant le plan s’inscrit la conscience humaine. Le pôle
8 Pour cette critique, cf. Barbaras, Dynamique 172 : « Si la question du sens d’être du
sujet est posée à la faveur de celle d’une reprise du statut du corps, elle ne peut être
résolue par le recours à ce corps, même rebaptisé comme chair. Pour la résoudre, il aurait
fallu au contraire suspendre tout présupposé, c’est-à-dire toute référence à la corporéité,
quitte à la retrouver ensuite mais comprise selon son sens d’être véritable. »
1 / 29 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !