Le réveil tardif des victimes de la débâcle du - Gredeg

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GROUPE DE RECHERCHE EN ECONOMIE, DROIT ET GESTION
CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
UNIVERSITE DE NICE - SOPHIA ANTIPOLIS
Le réveil tardif des victimes de la débâcle du Crédit Lyonnais
fait évoluer la notion du préjudice propre
Ingeborg Krimmer
Octobre 2005
Document de travail n° 2005 - 7
G.R.E.D.E.G.
250, rue Albert Einstein.
06560 Valbonne – Sophia Antipolis, France.
Le réveil tardif des victimes de la débâcle du Crédit Lyonnais fait évoluer la notion du préjudice propre
Cass. com. 28 juin 2005
Attendu, selon l’arrêt confirmatif attaqué, qu’à l’automne 1992, la société Banque financière parisienne (la société BAFIP), contrôlée par la société Altus finance, filiale de la société Crédit lyonnais, directement et par l’intermédiaire de sa filiale, la société Calciphos, a fait l’objet d’opérations
de restructuration à l’issue desquelles elle a pris le nom de banque Colbert ; qu’au titre de ces opérations, la société BAFIP a absorbé les sociétés Saga et Altus patrimoine et gestion et reçu par voie
d’apport partiel d’actif les activités bancaires de la société International bankers SA (la société IBSA) et de la société Alter banque, ainsi que les titres Alter banque détenus par la société Altus finance ; qu’en 1998, la société Total Fina Elf (la société Total) et la Société financière d’Auteuil (la
société SFA), actionnaires minoritaires de la société BAFIP, alléguant avoir subi un préjudice du
fait de la surévaluation des actifs apportés à celle-ci, ont assigné en dommages-intérêts MM. Windsor et Amata, commissaires aux apports et à la fusion, les sociétés ayant participé aux opérations de
restructuration ou leurs ayants cause, à savoir la société CDR créances, venant aux droits de la banque Colbert, la société CDR entreprises, venant aux droits de la société Altus finance, la société
Calciphos, la société Crédit lyonnais et la société IBSA, ainsi que les sociétés de commissaires aux
comptes intervenues dans le contrôle des comptes de la banque Colbert ou des sociétés ayant participé aux opérations de restructuration, à savoir la société Ernst et Young audit (la société Ernst et
Young), la société Cabinet Robert Mazars, devenue société Mazars et Guérard, la société Befec
Price Waterhouse (la société Befec), la société KPMG Fiduciaire de France (la société KPMG) et la
société Cabinet Guy Noël et associés (la société Cabinet Guy Noël) ;
Sur le premier moyen, pris en ses six branches :
Attendu que les sociétés Total et SFA font grief à l’arrêt d’avoir dit n’y avoir lieu à surseoir à statuer, alors, selon le moyen :
1°/ que l’exception de sursis, tirée de l’article 4 du Code de procédure pénale, peut être soulevée
utilement après défense au fond ; qu’en décidant le contraire, la cour d’appel a violé, par fausse
application, l’article 74 du nouveau Code de procédure civile ;
2°/ qu’en toute hypothèse, le sursis à statuer prévu par l’article 4 du Code de procédure pénale doit
être ordonné dès lors que la décision à intervenir sur l’action publique est susceptible d’influer sur
celle qui sera rendue par la juridiction civile ; qu’en l’espèce, la cour d’appel se borne à relever
1
qu’elles avaient eu connaissance au plus tard le 11 octobre 1999 de la procédure pénale ouverte à
l’encontre de certains anciens dirigeants d’IBSA ; que de tels motifs sont impropres à établir
qu’elles disposaient, à cette date, des éléments nécessaires pour apprécier si la décision à intervenir
sur l’action publique ainsi ouverte serait susceptible d’influer sur celle de leur propre action en responsabilité civile ; qu’en statuant comme elle l’a fait, la cour d’appel a violé les articles 4 du Code
de procédure pénale et 74 du nouveau Code de procédure civile ;
3°/ que la prescription de l’action en responsabilité engagée par elles contre les sociétés de commissaires aux comptes dépendait, notamment, du point de savoir si les faits dommageables, à savoir la
certification des comptes des sociétés apporteuses pour l’année 1991 et le visa de leurs situations
arrêtées au 30 juin 1992, avaient été dissimulés ; qu’une telle dissimulation pouvait ressortir de la
procédure pénale ouverte en décembre 1994 du chef de présentation de comptes sociaux inexacts,
et que l’issue de cette procédure était ainsi de nature à exercer une influence sur la décision du juge
civil ; qu’en décidant le contraire, la cour d’appel a violé l’article 4 du Code de procédure pénale ;
4°/ qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a également violé les articles L. 225-242 et L. 225-254 du
Code de commerce ;
5°/ que le caractère intentionnel de la surévaluation des apports, allégué par elles, impliquait que les
sociétés du groupe Crédit lyonnais, déjà majoritaires au sein de la BAFIP au moment du vote des
opérations litigieuses, avaient cherché à s’avantager au détriment des actionnaires minoritaires, de
sorte que le préjudice souffert par elles présentait dans ces conditions un caractère individuel ; que
la démonstration d’une surévaluation intentionnelle était donc susceptible d’avoir une incidence sur
l’appréciation de la recevabilité de l’action en responsabilité intentée par elles ; qu’en estimant que
l’issue de la procédure pénale ouverte en décembre 1994, qui pouvait pourtant permettre d’établir le
caractère intentionnel des surévaluations, n’était pas de nature à exercer une influence sur la décision du juge civil, la cour d’appel a violé l’article 4 du Code de procédure pénale ;
6°/ qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a également violé l’article 31 du nouveau Code de procédure civile ;
Mais attendu qu’après avoir exactement énoncé qu’il résulte de la combinaison des articles 73, 74 et
108 du nouveau Code de procédure civile que l’exception de sursis à statuer fondée sur les dispositions de l’article 4 du Code de procédure pénale, tendant à faire suspendre le cours de l’instance,
doit à peine d’irrecevabilité être soulevée avant toute défense au fond, l’arrêt relève que les sociétés
Total et SFA ont soulevé pour la première fois dans leurs dernières conclusions d’appel, du 31 octobre 2002, l’exception de sursis à statuer tirée de la procédure pénale ouverte au mois de décembre
2
1994 et dont elles avaient eu connaissance au plus tard par une lettre du 11 octobre 1999 ; qu’en
l’état de ces énonciations et constatations et abstraction faite des motifs surabondants que critiquent
les quatre dernières branches du moyen, c’est à bon droit que la cour d’appel a dit n’y avoir lieu à
surseoir à statuer ; que le moyen, non fondé en ses deux premières branches, ne peut pour le surplus
être accueilli ;
Sur le troisième moyen, pris en ses quatre branches :
Attendu que les sociétés Total et SFA font encore grief à l’arrêt d’avoir déclaré prescrite l’action en
responsabilité engagée contre les sociétés KPMG, Ernst et Young, Befec, Mazars et Guérard et Cabinet Guy Noël, alors, selon le moyen :
1°/ que la preuve de la dissimulation peut se faire par tous moyens, y compris par présomptions et
par indices ; qu’en l’espèce, elles faisaient valoir, dans leurs écritures d’appel, que les actifs apportés à la banque Colbert par des sociétés du groupe Crédit lyonnais avaient perdu près de soixante
quinze pour cent de leur valeur dans les deux ans qui avaient suivi l’apport ; qu’elles ajoutaient que
la surévaluation des apports résultait d’une insuffisance de provisionnement couverte sinon encouragée par le Crédit lyonnais ; qu’elles avaient produit des pièces à l’appui de ces allégations ;
qu’elles en déduisaient que les commissaires aux comptes des sociétés apporteuses ne pouvaient
ignorer que les états financiers qu’ils visaient ou certifiaient étaient faux ; qu’il appartenait aux juges du second degré d’apprécier la valeur probatoire de ces indices et présomptions ; qu’en
s’abstenant de le faire, sous prétexte qu’elles procédaient “par voie d’affirmations et de déductions”, la cour d’appel a violé l’article 1353 du Code civil, ensemble les articles L. 225-242 et L.
225-254 du Code de commerce ;
2°/ que la prescription ne court pas contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un
empêchement quelconque résultant, soit de la loi, soit de la convention, soit de la force majeure ;
qu’en l’espèce elles soutenaient, se référant à une ordonnance du président du tribunal de commerce
de Paris en date du 18 mai 1998, avoir été dans l’impossibilité d’agir en raison de leur ignorance et
d’une erreur invincible ; qu’en s’abstenant de répondre à ce moyen déterminant, la cour d’appel a
violé l’article 455 du nouveau Code de procédure civile ;
3°/ qu’elles faisaient valoir dans leurs conclusions que les sociétés KPMG et Ernst et Young avaient
reçu le 26 mars 1992 une mission de nature purement contractuelle, et que l’action en responsabilité
délictuelle qu’elles engageaient de ce chef à leur encontre se prescrivait par dix ans ; que la cour
d’appel a constaté que les sociétés KPMG et Ernst et Young ne pouvaient se prévaloir au titre de
leur mission d’évaluation des établissements destinés à constituer la banque Colbert, de la prescrip3
tion abrégée de l’article L. 225-242 du Code de commerce ; qu’en se fondant seulement, pour les
débouter de leurs demandes contre les sociétés KPMG et Ernst et Young, sur la prescription de
l’article L. 225-242 du Code de commerce, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de
ses propres constatations et a violé par fausse application les articles L. 225 -242 et L. 225-224-4°
du Code de commerce ;
4°/ qu’en statuant ainsi sans énoncer de motifs à l’appui de sa décision de les débouter de leurs demandes formées contre les sociétés KPMG et Ernst et Young au titre de l’établissement par celle-ci
d’un rapport d’évaluation n’entrant pas dans le cadre de leur mission légale de commissaire aux
comptes, la cour d’appel a méconnu les exigences de l’article 455 du nouveau Code de procédure
civile ;
Mais attendu, en premier lieu, que la cour d’appel ayant retenu, par un motif adopté, que dans
l’hypothèse d’une dissimulation, il apparaît que la révélation de celle-ci résulte du procès-verbal du
conseil d’administration du 21 septembre 1994 faisant état de la nécessité de dotations en provisions
complémentaires d’un montant total de 314 000 000 francs, alors que les demandes ont été formées
par acte du 18 décembre 1998, la critique de la première branche s’adresse à un motif surabondant ;
Attendu, en deuxième lieu, que les sociétés Total et SFA se bornaient, dans leurs conclusions
d’appel, à faire valoir qu’elles avaient été empêchées d’agir par la dissimulation des faits dommageables, sans alléguer l’existence d’un événement de force majeure distinct de celle-ci ;
Et attendu, en troisième lieu, que si les sociétés Total et SFA prétendaient exercer, sur le fondement
de la mission d’évaluation confiée aux sociétés KPMG et Ernst et Young, une action en responsabilité délictuelle soumise à la prescription décennale, elles n’alléguaient à l’encontre de ces sociétés
aucune faute dans l’exécution de ladite mission et se bornaient à invoquer des manquements commis dans leur mission légale de certification des comptes ; que par suite, c’est vainement qu’il est
fait grief à la cour d’appel, qui n’était pas tenue de s’expliquer sur une demande que n’étayait aucune preuve ou offre de preuve, d’avoir surabondamment déclaré l’action prescrite ;
D’où il suit que le moyen, qui ne peut être accueilli en ses première et troisième branches, n’est pas
fondé pour le surplus ;
Mais sur le deuxième moyen, pris en sa première branche :
Vu l’article 31 du nouveau Code de procédure civile ;
4
Attendu que pour déclarer irrecevables les demandes formées par les sociétés Total et SFA à
l’encontre de l’ensemble des défendeurs, l’arrêt retient qu’est irrecevable, en application du textes
susvisé, l’action individuelle exercée, fût-ce à l’encontre de tiers par les actionnaires ou anciens
actionnaires d’une société dès lors que le préjudice dont ils demandent réparation ne leur est pas
personnel, mais n’est que le corollaire de celui qui aurait été subi par la société elle-même et relève
qu’à la supposer réelle et même délibérée, la surévaluation des éléments d’actif objets des traités
d’apport et du traité de fusion a porté atteinte au patrimoine de la banque Colbert, devenue propriétaire de ces éléments d’actif qu’elle a rémunérés, de sorte que le préjudice consécutif à une telle
surévaluation a été subi directement par la personne morale et que, loin de constituer un dommage
distinct de celui causé à cette dernière, le préjudice que font valoir les sociétés Total et SFA, en raison des mêmes faits, au titre de la violation du principe d’égalité des actionnaires, tenant à une dépréciation de leurs actions et à une dilution excessive de leur participation, n’est qu’un effet de
l’amoindrissement de l’actif social ;
Attendu qu’en statuant ainsi, alors que la surévaluation des apports faits par un associé, qui se traduit par une majoration infondée de sa participation au capital social, cause de ce fait aux autres
associés un préjudice qui n’est pas le corollaire de celui que subit la société et dont ceux-ci sont par
suite recevables à demander réparation, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il a déclaré irrecevables les demandes formées par
les sociétés Total Fina Elf et Financière d’Auteuil contre les sociétés CDR Créances, CDR Entreprises, Calciphos, International Bankers, Crédit lyonnais et contre MM. Windsor et Amata, l'arrêt rendu le 21 janvier 2003, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, quant à
ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les
renvoie devant la cour d'appel de Versailles ;
Le commentaire : Ce que l’on appelle l’affaire du Crédit Lyonnais semble avoir débuté en 1991
avec les vérifications effectuées par la Cour des comptes dans certaines de ses filiales, portant sur
des opérations immobilières1.Ces mêmes opérations immobilières ont entraîné une première enquête judiciaire dès 19922. Les faits qui nous intéressent plus spécialement se situent à l’automne
1992. Certaines filiales du Crédit lyonnais font alors l’objet d’une opération complexe de restructuration. Aux termes de ces opérations, la Banque financière parisienne (la société BAFIP) devient la
1
2
Sévère réquisitoire de la Cour des Comptes sur la gestion du Credit Lyonnais, Le Monde 24 sept.1995
B. Stern, Le dossier IBSA rattrape Jean-Maxime Levêque, Le Monde 3 Mai 1995
5
banque Colbert, et elle reçoit par des fusion-absorptions les patrimoines des sociétés Saga et Altus
patrimoine et gestion. Par la même occasion, elle reçoit par voie d’apport partiel d’actif les activités
bancaires de la société International bankers SA (la société IBSA) et de la société Alter banque. La
Banque Colbert a été créée pour regrouper les activités de petites banques en difficulté. La société
IBSA est alors au bord de la faillite, et des créances immobilières de quatre milliards de francs sont
prises en charge par la Banque Colbert3. En 1998, quelques actionnaires minoritaires (la société
Total Fina Elf et la Société financière d’Auteuil) de la Banque Financière Parisienne, devenue la
Banque Colbert, intentent une action en responsabilité civile d’une part contre les commissaires aux
apports et à la fusion, les commissaires aux comptes des sociétés parties aux opérations de restructuration et d’autre part contre les sociétés concernées ou leurs ayants cause. Ils considèrent que les
actifs apportés grâce à ces différentes opérations à la Banque Colbert ont été surévalués, ce qui leur
aurait causé un préjudice.
Nous n’allons pas retracer toutes les péripéties du Crédit Lyonnais et de ses filiales. Notons seulement qu’une enquête parlementaire4, une enquête du Sénat, des vérifications plus approfondies de la
Cour des comptes, notamment sur l’opération de restructuration qui nous intéresse, interviennent. A
la suite de ces différentes enquêtes, le parquet est saisi par Jean Peyrelevade, le nouveau PDG du
Crédit lyonnais5, par la Cour des comptes6, et un actionnaire minoritaire de la banque Colbert7, pour
ne donner que quelques exemples. En tout, soixante-quinze procédures pénales semblent avoir été
ouvertes en France et à l'étranger sur des opérations suspectes réalisées par le Crédit lyonnais et ses
filiales8. Des mises en examen de plusieurs dirigeants de la société IBSA et du Crédit lyonnais ont
lieu, pour, selon les cas, présentation de faux bilans, abus de biens sociaux et abus de confiance,
complicité ou recel9. Des décisions ont été rendues, aboutissant, selon les cas, à des condamnations10
ainsi qu’à des relaxes11, critiquées par une partie de la doctrine12. Certaines procédures pénales
semblaient encore être pendantes, ce qui est notamment le cas dans l’affaire qui a donné lieu à
l’arrêt en date du 28 juin 200513. En effet, les demandeurs reprochent dans un premier moyen à la
cour d’appel de ne pas avoir retenu l’exception de sursis à statuer. La Cour de cassation rejette le
pourvoi sur ce point, précisant que l’exception de sursis à statuer doit être soulevée avant toute défense au fond, ce que les actionnaires minoritaires n’avaient pas fait. Comme il s’agit là d’un problème de procédure pénale, nous n’allons pas le traiter.
3
E. Leser, Une histoire sulfureuse qui s'apparente à un mauvais roman financier : Le Monde 29 Mai 1997
E. Leser, Le rapport de la commission d'enquête parlementaire sur le Crédit lyonnais : Un constat accablant : Le Monde, 13 juill. 1994
5
E. Leser, Le Crédit lyonnais porte plainte contre X dans l'affaire de la banque IBSA : Le Monde 10 sept. 1994
6
Sévère réquisitoire de la Cour des comptes sur la gestion du Credit lyonnais : Le Monde 24 sept. 1995
7
B. Stern, Les procédures judiciaires se multiplient dans les filiales du Crédit lyonnais : Le Monde 19 mars 1995
8
La Tribune, 21 mai 1997
9
E. Leser, La justice disposerait de documents prouvant que le bilan d'IBSA a été maquillé en 1991, Le Monde 2 oct. 1997
10
Trib. Corr. de Paris, 19 juin 2003, Contre l'accusation, le tribunal a dédouané les autorités de tutelle du Crédit lyonnais : Le Monde 20 juin 2003
11
Trib. Corr. de Paris, 14 avril 1999
12
M.-A. Frison-Roche, Quand les juges confondent intérêt social et objet social : Le Monde 4 mai 1999
13
Cass. com. 28 juin 2005, D. 2005, p. 1941, obs. A. Lienhard, JCP E 2005 1325 note H. Hovasse
4
6
Les demandeurs reprochent ensuite à la Cour d’appel d’avoir déclaré prescrite leur action contre les
commissaires aux comptes. Ils ne contestent pas la chronologie des faits établis par le juge du fond,
mais invoquent d’une part, de façon classique, le fait qu’ils auraient été victimes d’une dissimulation et, d’autre part, le fait que les fautes reprochées aux commissaires aux comptes n’auraient pas
été commises lors de la certification légale des comptes, mais à l’occasion d’une mission qui leur
aurait été contractuellement confiée. La question qui se pose est alors de savoir si une mission qui
se situe en marge de la certification légale des comptes est soumise au cadre législatif strict du code
de commerce, ou si elle est régie par le contrat conclu, et, vis-à-vis des tiers, par le droit commun de
la responsabilité civile.
Finalement, les demandeurs reprochent à la cour d’appel d’avoir déclaré leurs actions irrecevables,
au motif que leur préjudice n’est que le corollaire de celui qui aurait été subi par la société. L’arrêt
est cassé sur ce point, ce qui nous permet d’ajouter un nouvel exemple à la liste des préjudices admis en tant que préjudice propre de l’associé et de donner ainsi un nouvel éclairage à la conception
du « préjudice propre » retenue par la Cour de cassation. Petit à petit, au gré des décisions rendues,
ce préjudice particulier dévoile sa forme et son contenu.
Nous allons suivre l’exemple de la Cour de cassation et examiner d’abord la question de la prescription et ensuite celle du préjudice propre.
I – La prescription de l’action contre le commissaire aux comptes
Le 18 décembre 1998, les demandeurs ont introduit une action en responsabilité civile contre les
commissaires aux comptes, aux apports et aux fusions pour la certification des comptes de l’année
1991 et le visa de la situation des sociétés concernées par l’opération de restructuration, visa arrêté
au 30 juin 1992. Une telle action se prescrit, en application de l’article L 225-254 C. com., auquel
renvoie l’article L. 225-242 C. com.14, « par trois ans à compter du fait dommageable ou s’il a été
dissimulé, de sa révélation ». Par « fait dommageable », il faut comprendre le fait générateur d'un
dommage15. Dans le cadre du commissariat aux comptes, il s’agit de la certification des comptes
sociaux inexacts16. Les dirigeants de l’entreprise contrôlée, ainsi que les tiers, sont abusés par la
certification de tels comptes. Ils les croient réguliers, sincères et fidèles en raison de la certification.
C’est à partir des comptes certifiés qu’ils prennent leurs décisions, qu’ils déterminent leur comportement. En l’espèce, il y a eu une surévaluation des actifs apportés à la banque Colbert. Ainsi, en ce
qui concerne la seule banque IBSA (International Bankers SA), la valeur retenue était de 475 millions de francs, alors que la valeur réelle était, paraît-il, négative de trois milliards de francs17. Des
provisions auraient dû être constituées pour corriger la valeur des actifs, ce qui n’a pas été fait.
14
devenu l’art. L 822-18 C. com. grâce à l’ordonnance n° 2005-1126 du 8 sept. 2005
O. Rault, Le point de départ de la prescription de l'action en responsabilité de l'article 247 de la loi du 24 juillet 1966 : JCP E 2000, p. 1462
16
Cass. 1re civ. 3 mars 1993, Bull. CNCC 1994, p. 98, note Ph. Merle ; Petites affiches 3 juin 1994, p. 27, obs. M.J. Coffy de Boisdeffre
17
A. Leparmentier, Antoine Gaudino met en cause les anciens dirigeants de la Banque Colbert : Le Monde 28 mars 1995
15
7
L’évaluation des biens apportés était en partie basée sur ces comptes, certifiés fidèles. La certification de comptes inexacts semble donc bien avoir contribué à générer le dommage, qui consistait
dans le fait que la surévaluation des apports a faussé le rapport entre les participations des différents
actionnaires. Le fait dommageable se situe ainsi dans la deuxième moitié de l’année 1992. Comme
en l’absence de dissimulation le délai de prescription court à compter de la certification des comptes, l’action introduite en 1998 était prescrite.
Le pourvoi invoque trois arguments pour échapper à la prescription, qui sont d’inégale importance.
Nous allons voir, dans un premier temps, le moyen tiré de l’erreur invincible et le moyen tiré de la
nature contractuelle de la mission du commissaire aux comptes. Nous verrons ensuite que le problème essentiel concerne la notion de dissimulation.
A°/ Les arguments subsidiaires : erreur invincible et mission contractuelle
Selon la deuxième branche du troisième moyen, les demandeurs auraient été dans l’impossibilité
d’agir « en raison de leur ignorance et d’une erreur invincible ». Nous allons voir que leur ignorance
résultait de la dissimulation du caractère inexact des comptes, que les demandeurs invoquent dans la
première branche de ce troisième moyen. Ils se réfèrent manifestement à l’adage « contra non valentem agere non currit praescriptio » qui pose comme principe que la prescription ne court pas
contre celui qui a été empêché d'agir18. Il peut être invoqué dans deux hypothèses, en cas de force
majeure et en cas d'ignorance de son droit, hypothèse qui est apparentée à la force majeure19. Encore faut-il, pour que l’adage puisse trouver application, que la prescription soit fixée expressément
par la loi à un jour précis20, ce qui n’est pas le cas pour la prescription de l’action en responsabilité
civile du commissaire aux comptes. Sans surprise, la Cour écarte cette branche du moyen. Elle est
très claire : l’impossibilité d’agir résulte de la dissimulation que les demandeurs ont invoquée sur le
fondement de l’article L 225-254 du code de commerce. Ils n’apportent aucun élément distinct. Non
seulement les demandeurs se servent ici des mêmes faits en invoquant deux fondements juridiques
différents mais, en plus, l’empêchement d’agir a cessé au moment où les faits ont été connus, c’està-dire plus de quatre ans avant l’introduction de l’action.
Dans les troisième et quatrième branches du troisième moyen, les demandeurs soulèvent un problème de qualification de la mission. Certains commissaires aux comptes n’auraient pas (seulement ?) agi dans le cadre de leur mission légale de certification des comptes, mais en exécution
18
19
20
O. Rault, préc.
Th. Gretere, L'adage contra non valentem agere non currit praescriptio, thèse, Paris I, 1981, p. 97 et s.
J. Monéger et Th. Granier, Dictionnaire Dalloz Société, V° Commissaire aux comptes, § 619, p. 69
8
d’une « mission de nature purement contractuelle ». La prescription abrégée du droit des sociétés ne
s’appliquerait alors pas. Comme les demandeurs sont des tiers par rapport au contrat invoqué, il
faudrait retenir la responsabilité délictuelle du droit commun, dont l’action se prescrit par dix ans en
application de l’article 2270-1 du Code civil. La Haute juridiction y répond que les demandeurs
« n’alléguaient aucune faute dans l’exécution de ladite mission et se bornaient à invoquer des manquements commis dans leur mission légale de certification des comptes ». Elle semble ainsi admettre que la prescription triennale ne joue que dans les hypothèses où le commissaire aux comptes agit
dans les limites de sa mission légale. Cette thèse était défendue par certains auteurs21 qui partaient
de la conception traditionnelle telle qu’elle résulte de la loi du 24 juillet 1867, selon laquelle le
commissaire aux comptes est le mandataire de la société22. On sait que la loi du 24 juillet 1966 a
investi le commissaire aux comptes d’une mission légale, et il s’est alors posé la question de savoir
si cette qualification de « mission légale » absorbait tous les aspects de son activité. La jurisprudence a eu à se prononcer dans des hypothèses où la nomination d’un commissaire aux comptes
était facultative. Le Tribunal de Grande Instance de Nanterre a jugé que la mission de ce dernier
était délimitée par le contrat (qui ne prévoyait pas, bien sûr, la révélation de faits délictueux23). Ce
jugement est reformé24. La Cour d’appel semble considérer que les parties contractantes ont placé
leur convention sous l’empire de la loi du 24 juillet 1966. Le Tribunal de grande instance de Nice
avait déjà jugé dans ce sens25. Messieurs Monéger et Granier estimaient toutefois que leur mission
était de nature contractuelle, « avec toutes les conséquences en matière […] de prescription ». En
l’espèce, les commissaires aux comptes étaient obligatoires, mais ils semblent avoir exécuté des
missions qui dépassaient leurs obligations légales. A notre connaissance, il n’y a pas de jurisprudence sur ce point, la Haute juridiction semble avoir adopté le point de vue des Professeurs Monéger et Granier, puisqu’elle admet implicitement que la prescription particulière du droit des sociétés
ne s’applique pas à une telle relation contractuelle. Toutefois, le législateur est intervenu depuis les
faits en question. Il a dans un premier temps soumis les commissaires aux comptes, nommés volontairement pour contrôler les personnes morales ayant une activité économique, aux mêmes obligations que les commissaires nommés impérativement en application de la loi26. Il a ensuite prévu,
dans la loi de sécurité financière du 1er août 2003, que les règles relatives au contrôle légal
s’appliquent à tous les commissaires aux comptes, quelque soit leur mission et quelque soit le statut
de la personne morale contrôlée27. Finalement, dans l’ordonnance du 8 septembre 200528, il clarifie
21
J. Monéger, Th. Granier, Le commissaire aux comptes : Dalloz 1995 p. 139 n° 496
R. Granger, La nature juridique des rapports entre actionnaires et commissaires chargés du contrôle dans les sociétés par actions, thèse, Paris 1952
23
TGI Nanterre, 17 mai 1984, Bull. CNCC 1984, p. 475
24
CA Versailles 14 mai 1986, inédit, cité par A. Sayag op. cit. n° 462
25
TGI Nice, 19 avril 1978, Bull. CNCC 1978, p. 341
26
art. L. 612-1 in fine, C. com. tel qu’il résulte de la loi n° 94-475 du 10 juin 1994
27
art. L. 820-1 al. 1er c. com.
28
N° 2005-1126, JO n° 210, 9 sept. 2005 p. 14637
22
9
le régime du contrôle légal en regroupant toutes les dispositions d’ordre générale dans le livre VIII
du Code de commerce. L’argument invoqué par les demandeurs perd ainsi tout intérêt. Mais ils
croyaient disposer d’un autre atout.
B°/ L’argument principal : la dissimulation du fait dommageable
Selon la première branche du troisième moyen, il y aurait eu dissimulation des faits dommageables.
Il se pose alors la question de savoir quand il y a « dissimulation » dans le sens de ce texte. Un premier courant doctrinal, suivi par certaines juridictions du fond29 envisage le problème du côté de la
victime. Il y aura dissimulation lorsque la victime est dans l’ignorance du fait dommageable. La
cour d’appel de Paris semble adopter ce point de vue lorsqu’elle constate que "l'article 24730 n'exige
pas que la dissimulation soit imputable aux commissaires aux comptes"31. Cette jurisprudence fait
peut-être un certain rapprochement avec l’article 2270-1 du Code civil, qui concerne la prescription
de droit commun des actions en responsabilité extracontractuelle. Le délai de prescription ne court
qu’à partir « de la manifestation du dommage », et la Cour de cassation interprète ces termes dans le
sens qu’il court à compter « de la date à laquelle il est révélé à la victime », pour peu que cette dernière apporte la preuve de son ignorance antérieure32.
Un deuxième courant doctrinal considère que la dissimulation ne peut être invoquée que lorsqu’elle
est l’œuvre du commissaire aux comptes33. Ce n’est que dans ce cas que le point de départ de la
prescription serait retardé au jour de la révélation. Ce courant doctrinal se subdivise. Certains auteurs considèrent que la volonté du commissaire aux comptes n’est pas requise pour qu’il y ait dissimulation, il y aurait dissimulation en cas de manque de diligence du commissaire aux comptes, de
négligences commises, d’abstentions dans l’obligation de contrôle, à condition toutefois que ces
manquements revêtent un caractère gravement fautif34. D’autres auteurs développent un raisonnement plus subtil : ils considèrent que la volonté du commissaire aux comptes peut se manifester
dans une absence ou insuffisance de contrôle35. Il ne serait donc pas nécessaire qu’il ait la volonté
de dissimuler des inexactitudes. La Cour de cassation ne suit ni l’une, ni l’autre de ces subdivisions
doctrinales. Elle considère que la dissimulation « implique la volonté du commissaire aux comptes
de cacher des faits dont il a connaissance par la certification des comptes »36. La Cour reprend ce
29
TGI Nice, 19 avril 1978, Bull. CNCC 1978, p. 341 ; CA Rouen, 27 avr. 1982 : Bull. CNCC 1982, p. 288 ; CA Paris, 14 mai 1982, Bull. CNCC
1982, p. 179 ; TGI Lorient, 22 févr. 1983, Bull. CNCC 1983, p. 92 ; CA Bourges, 21 août 2001, RJDA 2002/3, p. 225, n° 264 ; Dr. sociétés 2002,
com. n° 11, note D. Vidal
30
de la loi du 24 juill. 1966, devenu l’article L 225-254 C. com.
31
CA Paris, 13 nov. 1998 : Bull. Joly sociétés 1999, § 67, note J. F. Barbiéri ; D. affaires 1999, p. 136, obs. M. B.
32
Cass. soc. 18 déc.1991, Bull. civ. V 1991, n° 598
33
A. Sayag, Le commissaire aux comptes. Renforcement ou dérive ? : CREDA, Librairies techniques Paris 1989 t. 1
34
note de B. Le Bars sous Cass. com. 17 déc. 2002, Société Gang c/ Monsieur Madour, Rev. sociétés 2003, p. 297
35
J.-P. Chazal et Y. Reinhard, note sous Cass. com. 17 déc. 2002, RTD com. 2003, p. 330
36
Cass. Com. 17 déc. 2002, Sté Gang c/ M. Madour, FS+P+B : D. 2003 p.279, obs. A. Lienhard ; RTD com. 2003 p.330, obs. J.-P. Chazal et Y.
Reinhard ; Rev. sociétés 2003, p. 297, note B. Le Bars ; Bull. Joly sociétés 2003 p. 268, note J.-F. Barbièri
10
point de vue dans un autre arrêt rendu le 28 juin 2005. Se posait plus précisément la question de
savoir qui doit être l’auteur de la dissimulation. En l’espèce, c’était l’auteur des détournements,
détournements que le commissaire aux comptes n’avait pas décelés. La Cour de cassation précise
que la dissimulation ne peut retarder le point de départ de la prescription que lorsque le commissaire
aux comptes a eu « la volonté d'éviter que ses clients ou des tiers prennent connaissance du fait »
dissimulé. En l’absence d’une telle volonté, la prescription court à partir du fait dommageable, qui
est constitué, nous l’avons vu, par « la certification fautive qui clôt les investigations du commissaire aux comptes »37.
Il y a ainsi dissimulation lorsque le commissaire aux comptes certifie sans réserves des comptes
qu’il sait irréguliers. Le début du délai de prescription est alors retardé au jour de la révélation de
cette irrégularité. Cette interprétation de la loi a pour conséquence que seule une faute lourde du
commissaire aux comptes peut donner lieu à un relèvement de la prescription, mais elle ne correspond pas aux termes de l’article L 225-254 du code de commerce. Ce dernier précise que l’action en
responsabilité se prescrit « par trois ans à compter du fait dommageable ou s’il a été dissimulé, de
sa révélation ». Le fait dommageable, c’est la certification. Mais ce n’est pas elle qui est « révélée ». Elle est portée à la connaissance des dirigeants, des actionnaires, du comité d’entreprise. Le
banquier peut, doit même, exiger des comptes certifiés avant d’accorder un crédit d’une certaine
importance, puisqu’il « doit s’assurer de la sincérité et de la régularité des comptes »38. La certification est pour ainsi dire « publique ». Ce qui est dissimulé, c’est l’irrégularité d’une ou de plusieurs
écritures, ou l’omission d’écritures, ce qui semble avoir été le cas en l’espèce. Pour respecter les
termes de la loi, la Cour de cassation pourrait décider que le « fait dommageable », c’est l’écriture
inexacte, ou l’écriture qui aurait dû être passée à un moment donné, selon les règles comptables39.
Ce sont effectivement des « faits dommageables », mais ils entraînent la responsabilité de leur auteur, ou du dirigeant de l’entreprise, et non pas celle du commissaire aux comptes.
La Haute juridiction pourrait aussi décider, comme le suggèrent certains auteurs, que la « cause du
dommage est la négligence du commissaire aux comptes »40. Il arrive en effet que des écritures irrégulières échappent à la vigilance du commissaire aux comptes. Il n’a d’ailleurs, selon la doctrine
dominante, qu’une obligation de moyens lorsqu’il certifie les comptes. Certains juges du fond ont
adhéré ouvertement à cette doctrine41, tandis que la Cour de cassation ne s’y réfère
qu’implicitement42. Elle précise que la faute du commissaire aux comptes dans la certification des
comptes s’apprécie par rapport à ses diligences. Il est en effet acquis que le commissaire aux comp37
Cass. com. 28 juin 2005, n° 03-11.207, Caisse régionale du Crédit agricole du Finistère c/ Michel Basset et autres, inédit
I. Bon-Garcin, L’abus de droit dans les contrats de crédit, Cah. dr. entr., 1998, n° 6, p. 4
39
pour une autre critique du rapport entre le fait dommageable et « sa » dissimulation : B. Le Bars, préc.
40
J.-P. Chazal et Y. Reinhard, préc.
41
CA Rennes, 27 mai 1975 : Rev. socétés 1976, p. 120, note Y. Guyon ; Gaz. Pal. 1975, 2. jurispr. p. 525 note A.P.S. ; RTD com. 1976, p. 561, obs.
R. Houin
42
Cass. com. 9 févr. 1988 : Bull. CNCC 1988 p. 197, note E. du Pontavice ; Petites Affiches 7 mars 1988, p. 13, note P. Moretti ; Bull. Joly sociétés
1988, p. 275 note P.L.C. ; Rev. sociétés 1988 p. 555 note J. Monéger
38
11
tes n’a pas à refaire la comptabilité43. Comme l’administration fiscale, il s’appuie sur des méthodes
de sondage et de recoupement pour chercher des irrégularités. Il doit agir comme un « professionnel
normalement prudent et diligent »44. La Compagnie nationale des commissaires aux comptes publie
des recommandations de méthode depuis 1971. Si elles n’ont pas de valeur juridique contraignante,
le commissaire aux comptes a néanmoins tout intérêt à démontrer qu’il les a respectées, puisqu’elles
sont prises en compte par les juges pour apprécier sa négligence éventuelle45. Le commissaire aux
comptes est ainsi soumis à une obligation de moyen renforcée. Il se peut donc que le commissaire
aux comptes certifie des comptes irréguliers sans se rendre compte de rien. Il est de bonne foi, mais,
peut-être, était il négligent, peut-être n’a-t-il pas examiné les comptes assez attentivement, n’a-t-il
pas fait les recoupements qui s’imposaient. La Cour de cassation46 considère d’ailleurs qu’il doit
effectuer des recherches plus approfondies lorsqu’il rencontre des difficultés dans l’exécution de sa
mission.
Se pose alors d’emblée un problème de preuve : comment prouver que la certification de comptes
inexacts est la conséquence d’une volonté délibérée du commissaire aux comptes et non pas le résultat d’un travail bâclé ? Le troisième moyen du pourvoi déduit la connaissance que les commissaires aux comptes auraient eu de l’inexactitude des comptes du seul fait que les actifs apportés à la
banque Colbert par des sociétés du groupe Crédit lyonnais avaient perdu près de soixante quinze
pour cent de leur valeur dans les deux ans qui avaient suivi l’apport. Selon le moyen, « les commissaires aux comptes des sociétés apporteuses ne pouvaient ignorer que les états financiers qu’ils visaient ou certifiaient étaient faux ». Ils auraient donc sciemment certifié des comptes inexacts, et
ainsi dissimulé la véritable situation des sociétés contrôlées.
La Cour d’appel avait précisé que cette preuve ne peut pas résulter « d’affirmations et de déductions ». Le demandeur, auquel incombe la charge de la preuve, doit présenter des indices suffisamment graves et concordants pour que le juge obtienne la conviction que le commissaire aux comptes
« ne pouvait ignorer » les irrégularités47. En l’espèce, la Haute juridiction ne se prononce pas sur la
pertinence du moyen de preuve invoqué ; elle constate que, même à supposer qu’il y a eu dissimulation, elle aurait été révélée par un procès-verbal du conseil d’administration du 21 septembre 1994.
Même en partant de cette date, l’action est prescrite.
La position adoptée par la Haute juridiction quant à la définition de la notion de dissimulation, qui
se fond uniquement sur des règles formelles pour exonérer les commissaires aux comptes de toute
43
CA Rennes, 24 juin 1987 : Bull. CNCC 1987, p. 336
Cass. com. 27 oct. 1992, JCP E 1993, II, 403 note M. Jeantin
45
Cass. com. 2 avr. 1996, arrêt cité par J.-C. Gofard, Espaces et limites de la mise en cause de la responsabilité des commissaires aux comptes :
Commissaire aux comptes, Missions et Responsabilités, ouvrage collective sous la direction de M. Domingo, p. 172, et Cass. com. 19 oct. 1999 : D.
2001, p. 623, obs. J.-L. Navarro ; Defrénois 2000, p. 1729, note B. Lecourt
46
Cass. com. 9 févr. 1988 : Bull. CNCC 1988 p. 197, note E. du Pontavice ; Petites Affiches 7 mars 1988, p. 13, note P. Moretti ; Bull. Joly sociétés
1988, p. 275 note P.L.C. ; Rev. sociétés 1988 p. 555 note J. Monéger
47
par ex. : Req. 9 mars 1942, Journ. Soc., 1944. 31
44
12
responsabilité, ne paraît pas être satisfaisante. Vu l’écart énorme entre les comptes certifiés exacts et
les dettes qui ont été « découvertes » ensuite par la société repreneur, il paraît plus que probable que
les commissaires aux comptes ont au moins commis des graves négligences pour ne se rendre
compte de rien. Bien que la doctrine ouvre des nombreuses pistes qui permettraient de rechercher
leur responsabilité, notamment en incluant dans leur « volonté » celle de bâcler leur travail, la Haute
Juridiction maintient sa position, qui est bien fragile face aux incertitudes quant à la preuve de la
volonté de dissimulation. Comme les irrégularités comptables ne sont souvent découvertes que plusieurs années après la certification des comptes, les négligences, et parfois la malveillance des
commissaires aux comptes restent sans sanction. Il serait pourtant de l’intérêt public, mais aussi de
l’intérêt de la profession, de faire la lumière sur la responsabilité respective des uns et des autres,
notamment dans un dossier comme celui du Crédit Lyonnais et de ses filiales. Le voile pudique de
la prescription nous cache les agissements des commissaires aux comptes. Toutefois, en l’espèce, la
Cour a fait un pas vers une admission plus facile de l’action individuelle.
II – L’action individuelle
Dans l’affaire commentée, il s’agit de savoir si les actionnaires minoritaires ont, ou n’ont pas, le
droit d’intenter une action individuelle. Ce droit est reconnu à la victime d’un préjudice autonome,
résultant de la faute d’un dirigeant. Une jurisprudence constante considère que ce préjudice autonome s’oppose au préjudice subi par la société, qui peut atteindre l’associé par ricochet. Les origines de cette jurisprudence remontent à 191248. La Cour de cassation y fait effectivement la distinction entre le « préjudice qui atteint la société tout entière » et la « réparation d’un dommage personnel à chaque intéressé, indépendamment de celui souffert par la collectivité », et elle en déduit que
la première catégorie de dommage ne peut pas être réparé dans le patrimoine de l’associé. L’arrêt
commenté se trouve au cœur de cette distinction.
A°/ Le préjudice autonome de l’actionnaire
En l’espèce, les actionnaires minoritaires avaient surtout invoqués une dilution « excessive » de leur
participation. Cette dilution était bien réelle, elle était la conséquence du fait que certains apports
faits à la société n’étaient pas correctement évalués. Le rapport entre la valeur des différents apports
est donc faussé, les anciens actionnaires des sociétés absorbées et les apporteurs d’actifs reçoivent
proportionnellement plus que ce que valent leurs apports, au détriment des anciens actionnaires de
la Banque Financière Parisienne. On sait qu’en application de l’article 1843-2 du Code civil, « les
48
Cass. civ., 26 nov. 1912 : DP 1913, 1, p. 377, note E. Thaller
13
droits de chaque associé dans le capital social sont proportionnels à ses apports […] ». Le rapport
entre les apports détermine ainsi l’étendue des pouvoirs politiques des associés, tel que leurs droits
de vote dans les assemblées ou la possibilité d’exercer certaines prérogatives, comme l’expertise de
« minorité »49. En l’absence d’une clause statutaire contraire, le rapport entre les apports détermine
aussi la participation aux résultats. Des nombreuses conséquences découlent ainsi de ce rapport, ce
qui explique d’ailleurs que dans les sociétés par actions et les SARL, un commissaire aux apports
doit faire un rapport sur l’évaluation du ou des biens apportés en nature. De même, et nous revenons
ainsi à l’espèce traitée, des commissaires à la fusion et aux apports doivent être nommés pour les
opérations de restructuration. Les actionnaires minoritaires ont ainsi invoqué, à juste titre, une rupture d’égalité entre les actionnaires, résultat de la disproportion entre la contrepartie de leurs apports
et la contrepartie des apports fortement surévalués, faits ultérieurement. La Cour de cassation leur
donne raison. Elle se base sur le fait que le rapport entre les différentes participations est faussé par
la surévaluation de certains apports, l’égalité entre les actionnaires est rompue : « la surévaluation
des apports faits par un associé, qui se traduit par une majoration infondée de sa participation au
capital social, cause de ce fait aux autres associés un préjudice ». Le principe d’égalité des associés
a été dégagé à partir de l’article 1833 du code civil. La Cour de cassation l’utilise surtout pour caractériser l’abus de majorité50.
La surévaluation des apports constituait donc la faute, le lien de causalité entre cette surévaluation
et la dilution des participations des anciens actionnaires est évidente.
Il y a eu un antécédent de jurisprudence concernant un préjudice similaire, celui qui résulte de la
modification de la participation à la suite d’une augmentation du capital. La Haute juridiction a ainsi admis l’intérêt à agir d’actionnaires qui ont perdu le contrôle de leur société en raison de manœuvres exercées par un cocontractant de la société, manœuvres qui ont amené la société au bord de la
faillite, de laquelle elle a été « sauvée » par une augmentation de capital de 1 000 %, réservée au
« sauveteur » à hauteur de 90 %. En l’espèce, il n’avait pas eu de surévaluation, la diminution de la
participation des actionnaires d’origine résultait de l’entrée en force du « sauveteur ». La Cour a
admis le préjudice personnel des actionnaires d’origine, qui avaient perdu le contrôle de la société51.
Dans cet arrêt, la Cour insiste tout particulièrement sur la « violence » employée par le repreneur :
« les agissements fautifs [ont] consisté à provoquer les difficultés financières » pour prendre le
contrôle de la société.
49
le minoritaire doit disposer, respectivement, d’un taux de participation de 5 % (art. L. 225-231 al 1 et 2 C. com.) dans les sociétés par actions et de
10 % (art. L. 223-37 al. 1er C. com.) dans les SARL.
50
ex. : Cass. com. 1er juill. 2003 Rev. sociétés 2004. p. 337, note B. Lecourt
51
Cass. com. 18 févr. 1997, Cons. Game c/ Sté Dassault Aviation et autres : Bull. civ. IV 1997, n° 59 ; Bull. Joly sociétés, 1997, p. 408 note J.-J.
Daigre ; BRDA 1997, p. 5 ; Petites affiches, 31 août 1998, p. 12, note J.-L. Courtier ; RD bancaire et bourse 1997, p. 70, obs. M.-A. Frison-Roche et
M. Germain ; D. affaires 1997, p. 447 ; RJDA 1997, n° 659
14
Dans ces deux arrêts, on constate qu’un élément particulier s’ajoute à la faute. Dans les deux cas, un
autre associé, et plus précisément l’auteur de la faute, tirait un bénéfice personnel du dommage subi
par l’associé contestataire. Il y avait donc rupture d’égalité, et les demandeurs étaient bien inspirés
de placer le débat sous le principe de l’égalité des actionnaires. Toutefois, cette rupture d’égalité
n’est pas toujours requise, ce que nous montre une troisième série de décisions qui admettent le
préjudice autonome de l’actionnaire.
Elle se situe sur le terrain du droit pénal et concerne la possibilité pour la victime de se constituer
partie civile. Lorsque le délit à l’origine du préjudice est constitué par la présentation de comptes
inexacts, la Haute juridiction admet que les actionnaires peuvent se constituer partie civile52. Pourtant, cette infraction « n’emporte aucune atteinte immédiate au patrimoine social dont elle donne
seulement une représentation inexacte »53. En fait, le préjudice se situe uniquement dans le patrimoine des actionnaires ou des autres investisseurs, puisque « cette infraction […] est susceptible de
provoquer une fausse appréciation de la valeur des titres »54. « Présenter des bilans faux, c’est égarer les arbitrages que font les investisseurs dans la gestion de leur patrimoine »55. La publication
d’un faux bilan peut donc, selon le cas, inciter à acheter56, vendre ou conserver des titres. Elle peut
ainsi causer un préjudice financier à de celui qui s’est basé sur ces comptes irréguliers pour prendre
une décision qu’il n’aurait pas prise s’il avait eu connaissance des véritables comptes de la société.
Dans toutes ces hypothèses, il y avait un comportement gravement répréhensible à l’origine du préjudice : la violence exercée envers la société et ses contrôlaires, la surévaluation d’apports, la publication de comptes inexacts. Le préjudice personnel de l’actionnaire a alors été retenu. Peut-on
considérer qu’un comportement malhonnête de l’auteur du dommage ouvre la porte de l’action individuelle ? Une réponse nuancée s’impose : D’une part, la Cour de cassation ne sanctionne pas
tous les délits en admettant l’action individuelle. D’autre part, le comportement malhonnête permet
de détecter les cas où les règles de ce jeu particulier de société(s) ne sont pas respectées.
Pour illustrer cette dernière affirmation, nous allons nous situer dans l’hypothèse d’un « coup
d’accordéon ». C’est une réduction suivie d’une augmentation de capital. Cette opération réduit
considérablement la participation de certains actionnaires, parfois, elle l’anéantit complètement.
L’augmentation de capital est parfois réservée à certains, voir à un seul des actionnaires. Le préju-
52
Cass. crim. 29 nov. 2000 : Bull. Joly 2001 p. 407 § 101, note J.-D. Belot et E. Dezeuze ; Cass. crim. 30 janv. 2002 : Bull. crim. n° 14, Dr. pén.
2002, n° 73 . Bull. Joly sociétés 2002 p.797, note J.-F. Barbièri.; Juris-Data n° 2002-013027
53
J.-J. Caussain, F. Deboissy et G. Wicker, note sous Cass. crim. 30 janv. 2002, JCP G 2002, p. 2226
54
Op. cit.
55
A. Maron, J.-H. Robert et M. Véron, JCP G 2003, I, 103
56
Cass. crim. 5 nov. 1991 : Bull. Joly sociétés 1992, p. 163, note Barbièri ; Dr. sociétés 1992, comm. n° 56, note Le Nabasque ; Rev. Sociétés 1992,
p. 91, note B. Bouloc
15
dice résultant d’un « coup d’accordéon » semble être bien spécifique. Selon un auteur57, le « coup
d’accordéon » « cristallise » le préjudice individuel de l’actionnaire. Nous irons même plus loin : le
« coup d’accordéon » transfert le dommage du patrimoine de la société vers le patrimoine des associés, puisqu’il entraîne une réduction de la valeur nominale des titres, une dilution de la participation et même, en cas de réduction du capital à zéro suivie d’une augmentation réservée,
l’anéantissement de la qualité d’actionnaire. Il y a alors bien, comme le précise M. Sylvestre, une
« perte de substance ». Toutefois, la Cour précisait en 200258, comme elle l’avait fait en 198659, que
le préjudice, c’est-à-dire les pertes sociales, doit être supporté par l’actionnaire en raison de ses
droits et devoirs sociaux. Elle poursuit ainsi sa jurisprudence constante en matière de « coup
d’accordéon »60. Dans ces arrêts, les demandeurs ont invoqué, à côté de la perte de valeur subie par
leurs actions, une augmentation de leurs engagements d’actionnaires ou une atteinte à leur droit de
propriété. L’augmentation des engagements résulterait du fait que, pour maintenir le niveau de sa
participation, l’actionnaire doit souscrire à l’augmentation du capital. L’atteinte au droit de propriété est la conséquence de l’anéantissement de la valeur des actions lors d’une réduction de capital à
zéro. Elle est rendue nécessaire par des pertes égales ou supérieures au capital social, et elle entraîne
l’exclusion de l’actionnaire de la société. En se référant aux « droits et devoirs » de l’associé, la
Cour lui rappelle qu’en devenant actionnaire, il a accepté de se soumettre aux règles du jeu sociétaire, de participer à l’aventure sociétaire, d’accepter le risque de perdre la valeur de son investissement dans la société. A notre avis, l’arrêt commenté ne remet pas en cause cette jurisprudence. De
même, il nous semble qu’il ne remet pas non plus en cause un grand principe dans le rejet de
l’action individuelle, celui que la perte de valeur des actions n’est que le corollaire du préjudice subi
par la société.
B°/ La perte de valeur des actions à la suite du préjudice subi par la société
Dans l’affaire commentée, la cour d’appel avait considéré que la surévaluation des actifs apportés à
la Banque Colbert avait causé un préjudice à cette dernière, puisqu’elle « a rémunéré » ces actifs sur
la base des traités d’apport et de fusion prévoyant des valeurs supérieurs aux valeurs réelles des
apports. La cour en déduit que le préjudice dont les actionnaires demandent réparation ne leur est
pas personnel, il n’est « qu’un effet de l’amoindrissement de l’actif social », qu’il n’est que le corollaire du préjudice qui aurait été subi par la société elle-même. Elle poursuit ainsi une jurisprudence
57
St. Sylvestre, note sous Cass. com. 15 janv. 2002, Bull. Joly sociétés 2002, p. 689 § 155
Cass. com. 15 janv. 2002; op. cit.
59
Cass. com. 4 mars 1986, Bull. civ. IV 1986, n° 42 p. 36 ; RJ com., 1987, p. 169, note F. Cherchouly-Sicard
60
Cass. com. 17 mai 1994 : Bull. Joly sociétés 1994, p. 816 note J.-J. Daigre ; Rév. sociétés 1994, p. 485, note S. Dana-Démaret ; Gaz. Pal. 16-18
nov. 1994, note Y. Chartier ; Dr. soc. 1994, n° 142, obs. H. Le Nabasque ; Défrenois 1994, art. 35881, n° 6, p. 1035 ; obs. H. Hovasse ; RTD com.
1996, p. 73 obs. B. Petit et Y. Reinhard ; Cass. com. 18 juin 2002, JCP E 2002, 1556, note A. Viandier
58
16
constante de la Cour de cassation61. Cette dernière considère qu’un associé ne peut pas se prévaloir,
en cas d’atteinte au patrimoine social, d’un appauvrissement, d’un préjudice personnels, même si
ses titres ont perdu une partie de leur valeur à la suite des erreurs ou indélicatesses de l’auteur du
dommage. La Cour de cassation qualifie invariablement le préjudice invoqué par l’associé de « corollaire » du dommage subi par la société Un auteur constate que « la jurisprudence paraît ainsi
avoir une conception très restrictive de ce qui fait la valeur de l'action », qu’il explique par le fait
que l’actionnaire est censé être « un investisseur à long ou moyen terme »62, les accidents de parcours dans la gestion du patrimoine social pourraient être corrigés par la suite. A une époque où la
liquidité des portefeuilles d’actions ne cesse d’augmenter, il est difficile de souscrire à ce raisonnement, même s’il a quelque valeur moralisatrice, tout comme la loi pour la confiance et la modernisation de l'économie, qui cherche à encourager la détention durable d’actions63. Ce raisonnement
s’appuie surtout sur la possibilité de rechercher la responsabilité de l’auteur d’un dommage par
l’action sociale. D’une part, le représentant de la société peut intenter une action sociale contre
l’auteur de l’appauvrissement de la société. D’autre part, un associé peut intenter ce que l’on appelle l’action ut singuli contre ce même auteur. Dans les deux cas, les dommages et intérêts alloués
à la société sont destinés à permettre la reconstitution du patrimoine de cette dernière. Ce patrimoine étant reconstitué, le préjudice personnel de l’associé serait par la même occasion réparé,
puisque sa participation est censée retrouver la valeur qu’elle avait avant l’incident. Ce raisonnement comporte deux défauts. D’une part, la valeur des actions ne reflète que de façon limitée la
valeur du patrimoine d’une société. Une action qui reconstitue le patrimoine de la société peut
n’avoir qu’un effet limité sur la valeur des actions. D’autre part, les actions proposées par le Code
de commerce sont d’une utilisation pratique plus que limitée : l’action sociale doit être intentée par
le représentant de la société, qui est la plupart du temps l’auteur du dommage. Cette action
n’intervient donc qu’en cas de changement de dirigeant. L’action ut singuli n’est pratiquement jamais exercée : un actionnaire devrait subir les frais et les aléas de la procédure pour un résultat qui
irait dans les caisses de la société, il n’en profiterait que très indirectement. S’il y a, certes, des Don
Quichotte du droit des sociétés, ils se font rares.
L’action individuelle est donc la seule qui pourrait connaître un certain succès, et qui pourrait ainsi
quelque peu moraliser le comportement de certains dirigeants de société, si elle était plus largement
admise. On comprend d’ailleurs mal le raisonnement de la Cour de cassation. Certes, il y a un lien
entre le patrimoine social et la valeur des actions, même si ce lien n’obéit pas à une logique pure61
Cass. com. 26 janv. 1970 : JCP 1970, II, 16385, note Y. Guyon ; RTD com. 70, 431, note R. Houin ; Cass. com. 1er avr. 1997 : Bull. Joly sociétés
1997, p. 650 note J.-F. Barbièri ; RTD com. 1997, p. 647, obs. B. Petit et Y. Reinhard ; D. 1998, somm. p. 180, obs. J.-Cl. Hallouin ; Com. 15 janv.
2002, Bull. Joly sociétés 2002 p. 689 note St. Sylvestre ; RJDA 2002, n° 650.
62
R. Vatinet, La réparation du préjudice causé par la faute des dirigeants sociaux devant les juridictions civiles : Rev. sociétés 2003, p. 247
63
LOI n° 2005-842 du 26 juillet 2005, J.O n° 173 du 27 juill. 2005 p. 12160
17
ment comptable. La dépréciation des actions peut bien être la conséquence d’une mauvaise gestion,
de fautes de gestion, ou même d’un abus de biens sociaux. Nous ne le contestons pas. Mais il y a
bien un préjudice qui est subi par l’actionnaire, dans son patrimoine, préjudice qui lui est propre.
D’ailleurs, si l’actionnaire est soumis à des obligations comptables, il doit bien faire ressortir ce
préjudice dans sa comptabilité. Son préjudice s’ajoute au préjudice subi par la société. La chambre
criminelle de la Cour de cassation l’avait dans un premier temps admis en cas d’abus de biens sociaux64, mais elle65 a ensuite adopté la logique défendue par la chambre commerciale : le dirigeant a
puisé dans le patrimoine de la société, la dévaluation éventuelle des titres qui en résulte ne serait
que le corollaire des pertes infligées au patrimoine social.
Puisque la Cour de cassation refuse d’indemniser la perte de valeur des actions, une partie de la
doctrine66, suivie par des juges du fond, soutient que le préjudice de l’actionnaire ne peut donner
lieu à réparation qu’en absence de préjudice subi par la société. Cette théorie écarte tout cumul de
réparation. Une cour d’appel67 a ainsi constaté, dans une affaire où les pertes de la société ont été
jugulées par un « coup d’accordéon », que les résultats financiers de cette dernière étaient bénéficiaires, qu’elle n’avait pas subi de préjudice. La société n’avait donc pas souffert des fautes de gestion invoquées par l’actionnaire. En conséquence, le préjudice de l’actionnaire n’était « ni un effet
second ni un corollaire d’un préjudice subi par la société ». La cour d’appel semblait ainsi considérer que le préjudice doit être alternatif : soit il est subi par la société, soit par l’actionnaire. Allant
jusqu’au bout de ce raisonnement, la cour d’appel a admis l’action de l’actionnaire. Elle n’a pas été
suivie par la Cour de cassation68. Cette dernière rappelait que l’actionnaire avait été appelé à supporter les pertes sociales causées par les agissements fautifs du dirigeant. Le préjudice était bien
social ; il avait rendu nécessaire une réduction du capital à un dixième du capital initial. Cette perte
de la valeur des titres n’était que le corollaire du préjudice social Lorsque l’affaire revient devant la
Cour de cassation, cette dernière se remet au pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond69.
La Cour de renvoi a en effet rejeté l’action de l’actionnaire en constatant qu’il ne rapportait pas la
preuve que les fautes par lui invoquées lui aient causé un préjudice spécial. Dans cette affaire,
l’augmentation de capital était réservée. Il y avait donc une diminution de la participation, subie par
l’actionnaire.
64
Cass. crim. 6 janv. 1970, Rev. Sociétés 1971, p. 25 note B. Bouloc
Cass. crim. 13 déc. 2000, RDJA 2001. n° 593 ; JCP G 2001.I.346, p. 1670 ; Bull. Joly sociétés 2001. p. 499, note J.-F. Barbièri ; Dr. pén. 2001, n°
47, note J.-H. Robert ; Rev. Sociétés 2001, p. 394, note B. Bouloc, Rev. sc. crim. 2001, p. 393, obs. F. Renucci ; Cass. crim. 12 sept. 2001, Dr. pénal.
2002, n° 6, obs. J.-H. Robert ; Cass. crim. 5 déc. 2001, Bull. Joly sociétés 2002 p. 492 § 107, note critique H. Le Nabasque ; Cass. crim. 18 sept.
2002 : Bull. Joly Sociétés 2003, p. 63 § 11 ; Cass. crim. 8 oct. 2002 : Bull. Joly Sociétés 2003, p. 64, § 12, note commune J.-F. Barbièri ; Cass. crim. 9
mars 2005, Bull. Joly Sociétés 2005, p. 959 § 228, note P. Scholer.
66
par ex. : R. Vatinet, préc.
67
CA Lyon, 5 juill. 1984, Juris-Data n° 041205
68
Cass. com. 4 mars 1986, op. cit.
69
Cass. com. 18 juil. 1989 : Dr. soc. 1989, n° 261 ; Défrénois 1990, art. 34788 [p. 633] obs. J. Honorat
65
18
On peut d’ailleurs se demander si, en cas de surévaluation d’un apport d’actifs à l’occasion d’une
fusion ou d’un apport partiel d’actif, la société elle-même subit nécessairement un préjudice. En
contrepartie des apports faits, elle donne des titres de sa propre société aux apporteurs, qu’elle obtient par une augmentation du capital70. Une surévaluation des apports fausse ainsi le bilan de la
société absorbante, mais n’a pas d’impact immédiat et direct sur son patrimoine71. Nous avons vu
en revanche que le rapport entre les différents apports, et donc les différentes participations, est
faussé. De même, si l’on adhère au principe que le capital social réel constitue le gage des créanciers, ces derniers sont trompés puisque le capital social formel ne correspond pas à la valeur des
actifs. Du même coup, la société est fragilisée. A ce stade, elle n’a pas vraiment perdu une partie de
son patrimoine. Toutefois, dans l’espèce commentée, il semble que les apports, ou au moins certains
d’entre eux, étaient négatifs. Selon les sources, on parle d’un apport de dettes de trois à quatre milliards de francs, dettes que la société devait payer, puisque aussi bien la fusion que l’apport partiel
d’apport, placé sous le régime de la scission, opère une transmission universelle de patrimoine72.
On se trouve ici dans l’hypothèse où la société a subi un préjudice, mais un préjudice différent de
celui des actionnaires. Le préjudice causé par un seul et même « fait générateur », en l’espèce
l’apport surévalué de plusieurs sociétés, peut donc bien engendrer des préjudices différents dans les
patrimoines respectifs de la société et des actionnaires. La société a subi une perte de substance,
puisqu’elle a donné plus qu’elle n’a reçu. L’actionnaire a subi la dilution de sa participation minoritaire. Le professeur Hovasse73 propose une formule mathématique pour chiffrer le préjudice résultant de cette dilution. Mais elle ne semble pas tenir compte du préjudice résultant de la réduction
des pouvoirs politiques des anciens actionnaires.
La jurisprudence de la Cour de cassation sur l’admission de l’action individuelle montre une cohérence certaine. Le préjudice subi par la société, qui entraîne une diminution de la valeur des actions
ou parts sociales, n’ouvre pas droit à cette action. Il en est de même pour les préjudices qui sont la
conséquence du jeu « normal » du droit des sociétés, même s’ils sont subis individuellement par les
associés. Il ne reste que le préjudice qui résulte d’un « jeu truqué » du droit des sociétés. C’est le
seul à être indemnisé, et encore faut-il qu’il soit subi directement par l’associé, et non pas par la
société. Cette jurisprudence prête pourtant le flanc à la critique : ce n’est pas parce que la société
subit un préjudice pécuniaire et parce que les associés en pâtissent tous ensemble qu’il faut leur
refuser toute indemnisation. Chacun d’eux subit bien un préjudice personnel dans son patrimoine
propre. De plus, à l’ère de la dépénalisation, l’initiative privée, qui, en réclamant des dommages70
P. Le Cannu, Droit des sociétés, Montchrestien Paris 2ème éd. 2003, n° 1541 pour la fusion et n° 1583 pour l’apport partiel d’actif ; M. Cozian, A.
Viandier et F. Deboissy, Droit des sociétés, Litec Paris 16ème éd. 2003, n° 1724 pour la fusion et n° 1763 pour l’apport partiel d’actif.
71
aussi dans ce sens : H. Hovasse préc.
72
G. J. Martin, La notion de fusion, RTD com. 1978, p. 269
73
Op. cit.
19
intérêts, se substitue partiellement à l’absence de sanction pénale, devrait être favorisée. Alors que
les salariés se trouvent dans une situation de plus en plus précaire, les dirigeants renforcent sans
cesse leur position.
Ingeborg KRIMMER
Maître de conférences à l’Université de Nice – Sophia Antipolis
Membre du CREDECO, GREDEG FRE 2767 CNRS/INRA
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