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4REPÈRES ET TENDANCES
4CONJONCTURES
4DOSSIER
4LIVRES ET IDÉES
PEUT-ON SE PASSER D’INDUSTRIE ?
DominiQue pLihon
*
Le capitalisme financier
redessine l’industrie
Même lorsque les investisseurs internationaux ne cherchent pas à intervenir directement sur les décisions des
états-majors des firmes, leur poids dans le capital des
sociétés leur donne un rôle grandissant – quoique peu
visible – dans la définition des stratégies à mettre en
œuvre : diminution des coûts du travail, délocalisation
d’usines, recentrage sur les activités présentant un avantage compétitif, réduction de taille des périmètres de
production (downsizing). Dans leurs stratégies économiques à moyen terme, les managers doivent ainsi de
plus en plus tenir compte de la rentabilité des capitaux
qui leur ont été confiés par les fonds mutuels, les fonds
de pension, les sociétés d’assurance. Il en résulte des gestions souvent tiraillées entre les impératifs de rendement
des portefeuilles et les visions de développement économique à moyen et long terme. Ainsi, estime Dominique
Plihon, l’émergence du capitalisme financier contribue
de façon décisive à l’accélération des délocalisations.
L
es transferts d’activités à l’étranger,
qui se sont multipliés ces dernières
années, constituent un sujet sensible et
controversé, surtout depuis que certains groupes industriels comme
Siemens agitent la menace de se déloca* Professeur, Université Paris-Nord.
liser pour obtenir des concessions de la
part de leurs salariés, sous forme
notamment d’une augmentation du
temps de travail sans compensation
salariale. Si des travaux récents ont
tenté d’identifier les causes des déloca-
lisations1, peu d’analyses ont cherché à
relier ce phénomène à l’émergence du
capitalisme financier dont les investisseurs internationaux sont des acteurs
majeurs.
Les délocalisations ont pris récemment
une ampleur sans précédent et concernent un nombre croissant de pays et de
secteurs d’activité. Cette évolution
s’explique par les dimensions nouvelles
de la mondialisation. Mais deux facteurs,
étroitement liés, expliquent plus particulièrement cette accélération : d’une
part, l’émergence d’une nouvelle division internationale du travail ; d’autre
part, la montée en puissance de la
finance internationale.
Jusqu’au troisième quart du XXe siècle, la
mondialisation était principalement
associée au développement du commerce international. Aujourd’hui, plus
que l’internationalisation des échanges,
le fait marquant est la mondialisation des
processus de production et de la
finance. Les entreprises multinationales
sont devenues des « acteurs globaux »
dont les décisions et les comportements
semblent échapper à toute considération nationale et s’imposer aux responsables politiques locaux. Ces groupes
multinationaux cherchent à optimiser la
1 C. Gaudin (dir.), « Délocalisations : pour un
néo-colbertisme européen », Rapport du Sénat,
n° 374, 2004.
Sociétal N° 46 g 4e trimestre 2004
4REPÈRES ET TENDANCES
4CONJONCTURES
4DOSSIER
4LIVRES ET IDÉES
PEUT-ON SE PASSER D’INDUSTRIE ?
localisation de leurs activités à l’échelle
du monde dans le but de réduire leurs
coûts salariaux et fiscaux et de contourner les barrières, réglementaires ou autres. Rares aujourd’hui sont les produits
industriels qui ont une « nationalité »
déterminée : ce sont le plus souvent des
assemblages de composants fabriqués en
divers lieux.
L’économie monDiaLe :
un réseau De FiLiaLes
A
vec la diffusion mondiale des nouvelles technologies et le faible coût
de la main-d’œuvre dans le Tiers-Monde,
l’économie mondiale tend à se transformer en réseaux constitués par les filiales
et les sous-traitants d’entreprises multinationales. Leurs dirigeants et ingénieurs
résident dans les pays industrialisés,
parmi lesquels il faut désormais inclure
certaines régions de l’Inde et de la
Chine, tandis que l’activité de production proprement dite est de plus en plus
localisée – ou délocalisée – dans les
régions et les pays à bas salaires.
Cette mondialisation des processus productifs est illustrée par le fait que, dans le
cas de la France, le développement
récent des grands groupes semble avoir
davantage pris place à l’étranger. Une
comparaison entre données consolidées
de ces groupes sur des périmètres français et mondial fait apparaître une progression beaucoup plus rapide au niveau
mondial des principales variables, qu’il
s’agisse des effectifs, du chiffre d’affaires
ou du résultat opérationnel (voir
tableau).
La globalisation financière constitue
une autre dimension essentielle de la
mondialisation contemporaine. C’est en
effet dans le domaine de la finance que
le mouvement de globalisation a été
le plus rapide et le plus important.
Depuis les années 1970, le développement des flux financiers internationaux
a été beaucoup plus rapide que celui
des échanges de biens et services, et a
conduit à l’émergence d’un marché
mondial de l’argent.
La globalisation financière est allée
de pair avec la montée en puissance
Sociétal N° 46
g
4e trimestre 2004
Les grands groupes français croissent à l’étranger
Comparaison entre les périmètres France et monde
(données consolidées moyennes pour 32 groupes français cotés)
Effectifs
Monde
France
78 632
47224
112951
49632
Taux de
croissance
+ 44 %
+ 5%
Chiffre
d’affaires*
Monde
France
14817
6943
22630
8742
+ 53 %
+ 26 %
Résultat
opérationnel*
Monde
France
909
691
1873
585
+ 106 %
- 15 %
1997
2000
* Millions d’euros
Source : Insee, Direction des statistiques d’entreprises.
Le poids croissant des investisseurs interde nouveaux acteurs : les banques, les
nationaux dans le capital des groupes
investisseurs internationaux, les analysmultinationaux, en France comme dans la
tes financiers, les agences de notation
plupart des autres pays indusqui composent l’industrie
trialisés, a un impact considédes services financiers. Les
Les fonds
rable sur les politiques de ces
investisseurs institutionnels
mutuels
groupes, et contribue à expliont pris une place préponquer l’accélération des opédérante dans l’émergence
préfèrent exercer
rations de délocalisation.
d’une nouvelle division
leur influence en
internationale du travail
vendant leurs
entre pays2. Il s’agit des
Les entreprises
fonds mutuels, fonds de pentitres, tandis
sous pression
sion et sociétés d’assurance,
que
les
fonds
es formes de pression
originaires des pays riches,
de pension
exercées sur les diriprincipalement des étatsgeants des entreprises peuUnis. Ils effectuent la
recourent plus
vent varier selon les
majeure partie des transacfacilement à la
investisseurs. Il est ainsi bien
tions sur les marchés finanpression directe
connu que les fonds mutuels
ciers et contrôlent une
préfèrent exercer leur
grande part du capital des
auprès des
influence en vendant leurs
entreprises cotées dans le
dirigeants.
titres (exit), tandis que les
monde. Ils symbolisent
fonds de pension recourent
la place centrale prise par la
plus facilement à la pression
finance dans l’économie
directe auprès des dirigeants (voice).
mondiale3, ce qui conduit un certain
Mais généralement, les investisseurs ne
nombre d’économistes à qualifier le système économique actuel de « capitalisme financier »4.
L
Au début des années 2000, les investisseurs institutionnels détenaient la plus
grande partie du capital des entreprises
cotées en France. Une large part revient
aux investisseurs étrangers, principalement anglo-saxons, qui possédaient 43 %
du capital des plus grandes entreprises
cotées à l’indice CAC 40 en 2003, selon
la Banque de France.
D. Plihon et J.-P. Ponssard (dir.), La montée
en puissance des fonds d’investissements : quels
enjeux pour les entreprises ?, Les études de la
Documentation Française, 2002.
3 F. Chesnais (dir.), La finance mondialisée, racines
sociales et politiques, configuration, conséquences, La
Découverte, 2004.
4 D. Plihon, Le nouveau capitalisme, La Découverte, Repères n° 370, 2003.
2
LE CAPITALISME FINANCIER REDESSINE L’INDUSTRIE
cherchent pas à intervenir directement
sur les décisions des managers.
res et les effectifs. Une fois exploitées
toutes les possibilités sur le marché
domestique, les entreprises se tournent
Au-delà de leurs spécificités, les diffévers l’étranger. C’est dans ce contexte
rents investisseurs ont un objectif comque se situent les délocalisations tradimun, la maximisation du rendement de
tionnelles destinées à transplanter des
leur portefeuille de titres. Ils considèrent
usines dans les pays où la main-d’œuvre
les entreprises comme des actifs finanest bon marché et moins bien protégée.
ciers dont il faut optimiser le rendeVisant au départ la main-d’œuvre non
ment, mesuré par le fameux ROE (return
qualifiée (cas du textile), ces délocalisaon equity). Le rendement financier se
tions concernent désormais la maindécompose en deux éléd’œuvre qualifiée dans les
ments : les dividendes et les
secteurs de haute technoDu fait de la
plus-values boursières génélogie. C’est ainsi que le fabrirées par la hausse des cours.
quant américain de puces
priorité donnée
Lorsqu’il achète les actions
Intel a embauché 1000 ingéau rendement
d’une entreprise, l’investisnieurs chinois. Ce type de
du capital
seur vise à obtenir un rendedélocalisation n’est pas noument au moins égal à celui
veau, mais il s’accélère du fait
financier, le
d’un autre placement effecdes exigences des investistravail devient
tué sur le marché dans des
seurs en termes de rendela principale
conditions de risque simiment du capital.
laires. La rémunération du
variable
capital exigée par les invesUne deuxième source de
d’ajustement
tisseurs est donc fixée
délocalisation, plus radicale,
dans
ex ante par les conditions du
consiste à sortir du périmèmarché, et non ex post par
tre de l’entreprise une partie
l’entreprise.
rapport à la performance de
de son activité. C’est le
l’entreprise au terme de son
recours à la sous-traitance
exercice5. Par ailleurs, les gestionnaires
réalisée à moindre coût par une société
de fonds gèrent leurs actifs en fonction
étrangère. Cette politique d’externalisade normes internationales de rentabilité
tion (outsourcing) permet de réimporter
(benchmarking), généralement fixées par
les biens pour les commercialiser sur le
les analystes financiers spécialisés par
marché d’origine avec de meilleures
branche d’activité.
marges. Cette forme d’externalisation se
généralise à tous les secteurs et touche
Pour aligner leurs performances finanune partie croissante des services à l’incières sur ces normes de rentabilité, les
dustrie (comptabilité, logiciels…).
entreprises doivent générer une croissance positive de leurs résultats à chaDeux mots D’orDre :
que période. C’est à cette condition
réDuire sa taiLLe
qu’elles pourront servir des dividendes à
et se recentrer
leurs actionnaires et/ou faire monter
es investisseurs incitent les managers
leur cours en Bourse. Afin de satisfaire
à mener ces politiques pour deux
cette contrainte forte, les dirigeants sont
séries de raisons. Premièrement : en se
incités à mettre en œuvre plusieurs
recentrant sur les activités pour lesqueltypes de stratégie, qui peuvent donner
les elles détiennent un avantage compélieu à différents types d’opérations de
titif, les entreprises sont supposées
délocalisation.
valoriser leurs savoir-faire par rapport à
leurs concurrentes et augmenter leur
Tout d’abord, du fait de la priorité donrentabilité. Cette stratégie les conduit à
née au rendement du capital financier, le
délaisser, au profit de producteurs étrantravail devient la principale variable d’agers, les activités dont la rentabilité est
justement dans l’entreprise. Les diriinférieure aux normes (benchmarking)
geants commencent donc par réduire le
fixées par les investisseurs. Deuxièmecoût du travail en jouant sur plusieurs
ment : l’un des moyens les plus efficaces
leviers, notamment les niveaux de salai-
L
d’accroître la rentabilité des capitaux
propres (ROE) de l’entreprise est d’en
réduire la taille. C’est la stratégie dite de
downsizing, dont l’externalisation par
délocalisation est l’une des modalités
principales.
La troisième forme de délocalisation
s’inscrit également dans la nouvelle logique du capitalisme financier. Les dirigeants des groupes considèrent chaque
unité de production, chaque segment
d’activité comme un actif d’un portefeuille d’activités plus ou moins diversifié. Afin d’accroître le rendement
financier global du groupe, et de satisfaire les attentes des investisseurs, les
managers se comportent eux-mêmes
comme des gestionnaires de portefeuille
en modifiant la structure de celui-ci par
type d’activité et par zone géographique
en fonction des rendements anticipés.
Danone, par exemple, cherche à vendre
son activité biscuits en Europe (23 % de
son chiffre d’affaires), jugée peu dynamique, afin de se redéployer sur les boissons et les produits laitiers, jugés plus
prometteurs dans d’autres régions du
monde6. Dans cette logique boursière,
même si elles dégagent des résultats
positifs, des usines seront fermées en
raison du différentiel de gains attendus
par rapport à des investissements dans
d’autres pays ou d’autres activités.
Les états-majors des groupes multinationaux semblent bien être les principaux
responsables des opérations de délocalisation. Mais on peut penser que les
investisseurs internationaux jouent eux
aussi un rôle important, même si celui-ci
est moins direct et souvent peu visible.
Ce constat ne se limite d’ailleurs pas aux
délocalisations. Au cœur du capitalisme
contemporain, un processus de « financiarisation » tend de plus en plus à imposer une logique financière aux diverses
dimensions du fonctionnement des
entreprises. g
5 D. Plihon (dir.), « Rentabilité et risque dans le
nouveau régime de croissance », Rapport du
Commissariat Général du Plan, octobre 2002.
6 Les Echos, 23 et 24 juillet 2004.
Sociétal N° 46 g 4e trimestre 2004
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