Dès la première scène, les noces du théâtre et du cinéma sont consommées. Certes, l’ouverture
dans le hall d’un théâtre, juste avant la représentation, alors que le public attend encore derrière
les portes, semble nous dire que le cinéma absorbe le théâtre. Mais c’est un ouvreur en livrée qui,
avant de laisser entrer les flots de spectateurs, entame le texte de Claudel face caméra : « L’ordre
est le plaisir de la raison. Mais le désordre est le délice de l’imagination » – la formule pourrait
d’ailleurs servir d’adage au cinéma d’Oliveira. Par la suite, une fois le public installé dans
l’orchestre, les comédiens, alignés au balcon, tous costumés, rejoignent la scène. Alors qu’un
digne gentilhomme, tout droit issu du Siècle d’or espagnol, posé sur le proscenium, contextualise
l’ouverture du drame, l’image animée d’un bateau sur mer s’affiche sur un écran blanc, posé à
ses côtés, comme la matrice de l’imagination dont il nous demande de faire preuve pour entrer
dans l’histoire. Au plan suivant, on découvre le projecteur en marche et le vaste faisceau du
lumière qui s’élance au-devant de lui. Un long travelling avant suit sa course, traverse l’orchestre
et fond sur l’écran blanc, jusqu’à en épouser le cadre. On se croyait assis sur un siège de théâtre,
mais c’est bien dans un film que nous venons de plonger.
À ce jeu de l’impureté, cinéma et théâtre ont tout à gagner. Le théâtre conquiert, par le montage,
une rapidité d’exécution inédite – pas le moindre des paradoxes pour un film aussi long : on passe
d’un tableau à l’autre par un simple fondu, qui aurait nécessité en live des heures d’installation.
L’usage du hors-champ, allié à certains angles de prise de vue, emporte la représentation
scénique vers des possibles qu’elle n’aurait pu se permettre, comme, par exemple, de
surplomber deux actrices à la nage ou, encore, de saturer l’espace d’un visage – celui de Marie-
Christine Barrault dans le magnifique monologue de la Lune. Le cinéma, quant à lui, en s’adaptant
à des codes étrangers, accueille une hétérogénéité revigorante : ici où rien ne va de soi,
l’immédiateté d’une composition frontale rend les choses perçues nouvelles et inédites. Chaque
scène correspond à un nouveau tableau et le film compte presque autant de plan que de scènes
(les coupes sont rares). Chaque tableau est organisé selon l’axe dessiné par le regard du
spectateur, vers lequel toute chose est orientée, et tend comme vers la limite du représentable.
Ainsi, les personnages, l’environnement, les objets, tous regardent vers nous, et nous sont plus
présentés qu’agencés par un découpage de l’espace auquel correspondrait l’évolution du récit.
Ici, l’espace n’est rien – le noir annihilant de la scène ou du studio – et, pourtant, il doit être tout,
car de ce vide (métaphysique du Borniol) naissent des mondes entiers, des pays, des continents,
par le statut unique que ce noir confère à chaque élément.
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