Médecine & enfance Les très jeunes anorexiques : diagnostic et évolution C. Doyen, service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, hôpital Robert-Debré, Paris, et service de psychiatrie infanto-juvénile, centre hospitalier Sainte-Anne, Paris [email protected] L’anorexie mentale chez les très jeunes, âgés de huit à douze ans, surprend souvent l’entourage familial comme le milieu professionnel du fait de sa survenue au stade de développement de l’enfance, alors que les descriptions classiques concernent des sujets déjà engagés dans la puberté. Se rajoute à cela sa rareté relative en comparaison avec l’anorexie des adolescents et jeunes adultes, et enfin son expression clinique atypique. Il existe néanmoins des données cliniques, thérapeutiques et évolutives spécifiques, dont il importe d’avoir connaissance pour accompagner au mieux ces enfants et leurs familles. Mots clés : anorexie mentale, pédopsychiatrie, troubles nutritionnels de l’enfant, diagnostic, évolution de maladie. ans conteste, le diagnostic des formes précoces d’anorexie mentale est lui-même rarement précoce. Les enfants anorexiques sont pris en charge après un parcours toujours nécessaire d’évaluation médicale et somatique. Et si cela n’a rien d’étonnant, l’on souhaiterait qu’il en fût autrement, car l’expression de l’anorexie mentale des très jeunes sujets est liée au développement psychoaffectif des enfants de cet âge et souvent méconnue. Plus l’enfant est jeune et moins l’anorexie est verbale (les enfants anorexiques verbalisent peu leurs difficultés à manger), moins elle est cognitive (les préoccupations corporelles et pondérales sont rarement exprimées d’emblée) et plus elle est d’expression corporelle (les enfants se plaignent de maux de ventre, de nausées). D’ailleurs, la nouvelle classification du DSM-V ne s’y trompe pas et propose comme projet de moduler les items « cognitifs », voire de les supprimer. S LES CLASSIFICATIONS DIAGNOSTIQUES Les systèmes de classifications internationales ne nous offrent pas de critères cliniques entièrement satisfaisants, car le DSM-IV ignore le stade de développement de l’enfance et de la préadoles- cence. Il applique sans modulation le critère de l’aménorrhée secondaire, alors que les jeunes sujets sont à un stade auquel c’est l’aménorrhée primaire qui est habituellement présente. La CIM-10 est plus nuancée et introduit la notion de « croissance insuffisante », tout en restant quelque peu imprécise car elle ne définit pas ce terme de façon médicalement objective. La classification établie par l’équipe londonienne initialement dirigée par Bryan Lask, classification dite de GOSH (Great Ormond Street Hospital), a été créée à la croisée de l’expérience clinique de son équipe et d’hypothèses psychopathologiques. Le coefficient Kappa, reflet de la fidélité inter-juge de cette classification, en comparaison à celui des classifications internationales, est estimé à 0,88, c’est-à-dire supérieur à celui du DSM-IV et de la CIM-10. Par ailleurs, cette classification donne une meilleure information par rapport aux autres, puisque le pourcentage de patients qui n’appartiennent à aucune catégorie clinique passe d’une fourchette de 7 à 15 % avec les classifications internationales à une fourchette de 3 à 5 % avec la classification de GOSH [1]. Les catégories cliniques de cette classification ont été établies pour des enfants âgés de huit à quatorze ans et sont en lien étroit avec le stade de développemars 2012 page 97 ment de l’enfant. Pour l’anorexie mentale, les auteurs ont retenu les critères suivants : 첸 l’observation d’une perte de poids provoquée (par une alimentation restreinte, des vomissements provoqués, un exercice physique excessif ou une prise de laxatifs) ; 첸 l’existence de cognitions anormales concernant l’aspect physique et/ou le poids ; 첸 l’expression de préoccupations anormales concernant le poids et/ou l’aspect physique et/ou l’alimentation. Ces critères se rapprochent donc de ceux de l’anorexie mentale de l’adolescent et de l’adulte, et une étude réalisée avec l’EDE (Eating Disorder Examination) a montré la spécificité de l’anorexie mentale prépubère par rapport aux autres troubles des conduites alimentaires (TCA) de l’enfant. Les enfants anorexiques ont en effet des préoccupations concernant l’alimentation, le poids et la silhouette plus importantes que ceux atteints d’autres TCA. Ils se rapprochent donc bien de la psychopathologie des adolescents anorexiques [2]. La classification établie par Irène Chatoor et son équipe apporte un éclairage différent de la nosographie des TCA, car elle s’intéresse plus spécifiquement au lien entre les troubles du comportement alimentaire du nourrisson et du jeune Médecine & enfance enfant et ceux de l’enfant prépubère. Elle distingue ainsi trois groupes selon l’âge de début des troubles : les troubles à début dans la petite enfance ; les troubles dits à début précoce, telle l’anorexie mentale ; enfin les troubles débutant à n’importe quel âge [3, 4]. Les critères retenus pour l’anorexie mentale par Irène Chatoor sont ceux de la classification du DSM-IV mais modifiés pour être adaptés à l’enfant : 첸 refus de maintenir le poids au niveau ou au-dessus du poids minimal pour l’âge et la taille (défaut de gain de poids escompté pendant la période de croissance entraînant un poids inférieur à 85 % de celui attendu) ; 첸 peur intense de prendre du poids ou de devenir gros, même si le patient est maigre ; 첸 perturbation de la façon dont l’enfant perçoit son poids et sa silhouette ; 첸 déni de la maigreur. Bien que cette catégorie se rapproche également de l’anorexie de l’adolescent et de l’adulte dans ces différents aspects psychopathologiques et qu’elle s’apparente à la catégorie anorexie mentale de Bryan Lask, Irène Chatoor insiste sur des spécificités de cette classe d’âge. Il s’agit notamment de la fréquence de la restriction hydrique, du ratio de garçons supérieur en comparaison des adultes et des adolescents anorexiques, de la forte comorbidité, et du lien étroit et complexe entre l’anorexie mentale et la dépression. Mais au final, c’est le projet du futur DSM-V, dont la sortie est prévue pour 2013, qui s’intéresse à préciser les critères diagnostiques de l’anorexie mentale du sujet jeune. Une modulation de certains critères cognitifs ou psychologiques contribuant au diagnostic est proposée : les notions de « refus », de « déni » et de « peur intense » d’être trop gros ne seraient plus nécessaires pour poser le diagnostic. L’accent serait mis sur les comportements interférant avec la prise de poids ou son maintien et sur l’adaptation des critères somatiques, qui prendraient en compte l’indice de masse corporelle (IMC) adapté à l’âge et supprimeraient le critère d’aménor- rhée secondaire. Cette nouvelle classification, ayant pour objectif de diminuer la fréquence des diagnostics dits EDNOS (Eating Disorders Not Otherwise Specified), semble plus adaptée aux troubles de la tranche d’âge qui nous concerne. Elle permettra ainsi dans le futur de mieux évaluer la prévalence de l’anorexie mentale et de mieux déterminer les priorités thérapeutiques chez les sujets les plus jeunes [5]. LA SÉMIOLOGIE Lors du premier épisode, ces enfants verbalisent rarement leurs préoccupations corporelles ou pondérales, mais se plaignent facilement de douleurs abdominales ou de difficultés à avaler [6]. Les préoccupations corporelles enfantines concernent le haut du corps (« je ne peux pas avaler », « je vais vomir »), et, lorsque les petites filles ou les petits garçons commencent la restriction alimentaire, l’amaigrissement n’est pas toujours un objectif souhaité. Ce sont d’ailleurs plus souvent des comportements qui vont alerter l’entourage : l’enfant ne veut pas acheter de nouveaux vêtements de taille supérieure à ceux du printemps dernier, se regarde beaucoup dans la glace, questionne sa mère sur son poids au même âge… Ce n’est que plus tard, quand le trouble sera vraiment installé ou en cours de traitement, que ces angoisses seront éventuellement verbalisées. Toutefois, pour certains de ces très jeunes sujets, le tableau est identique à celui de l’adolescent et de l’adulte, avec une inquiétude claire sur leur poids, exprimée alors avec des mots d’enfants : « je ne veux pas m’élargir ». Chez les garçons, les préoccupations corporelles concernent principalement la taille, la forme des muscles et les capacités sportives. Le stade d’état est semblable à celui décrit chez la fille, mais avec une plus grande rareté des formes restrictives pures ; l’amaigrissement est plus important bien que l’IMC initial semble plus élevé [7]. Ces enfants peuvent consommer des aliments reconnus « caloriques » mais en quantités restreintes. Ils sont sensibles aux percepmars 2012 page 98 tions corporelles de remplissage et évitent ainsi très fréquemment les apports hydriques. Les conduites purgatives restent néanmoins rares à cet âge [8]. Ces symptômes s’installent souvent lors de périodes de transition, à l’occasion de l’entrée en sixième, d’un déménagement ou de la perte réelle ou symbolique d’une figure d’attachement. L’éloignement géographique de la « meilleure amie », la séparation parentale, le décès d’un proche familial, voire d’un animal domestique choyé sont autant de facteurs précipitants du début du trouble. Mais, à l’instar des adolescents, les comportements alimentaires peuvent être rigides : les enfants imposent des repas à heures fixes, choisissent sélectivement leurs aliments, sont dans l’impossibilité d’aller au restaurant et les repas à la cantine sont exclus… Cette rigidité semble l’apanage des très jeunes anorexiques, qui témoigneraient de plus de perfectionnisme et de rigidité que les patients pubères [9, 10]. L’hyperactivité physique peut aussi être intense, et les enfants qui pratiquent des sports pour lesquels un haut niveau de performance est requis, comme la danse classique, le patinage artistique ou la gymnastique, sont plus à risque de développer des TCA graves. L’investissement intellectuel est variable, mais il s’agit d’écoliers souvent très performants au plan académique. Cet excellent niveau scolaire et le perfectionnisme sont présents dans la majorité des cas, et souvent de façon antérieure à la maladie. Ils peuvent être des signes précoces d’appel s’ils s’avèrent nouveaux par rapport au comportement habituel de l’enfant. L’hyperactivité intellectuelle se révélera dans la demande de devoirs supplémentaires réclamés aux parents. Les complications psychologiques concernent les symptômes qui vont se surajouter à ceux de la restriction alimentaire : besoin impérieux de se laver, de faire le ménage, de ranger ; idées tristes, voire suicidaires, et dévalorisation de soi ; prise de risque en agressant les autres ou en s’auto-agressant. Certains enfants très angoissés vont agresser leur corps et gratter des boutons, arracher les croûtes Médecine & enfance cicatricielles, triturer leurs cheveux, taper leurs cuisses ou leur ventre. Ces comportements impressionnants ont paradoxalement une fonction apaisante pour l’enfant, et le recours à un traitement anxiolytique en sus des approches psychothérapiques peut s’avérer utile. Au final, la sémiologie de l’anorexie mentale de l’enfant et du préadolescent est très proche de celle du grand adolescent ou de l’adulte. Deux spécificités sont néanmoins relevées pour cette tranche d’âge par Mouren-Siméoni et al. dans la seule étude française portée à notre connaissance : l’intensité des symptômes habituels peut mener à une généralisation des conduites de refus et à la restriction hydrique [11]. L’ÉVOLUTION Ce sont les travaux de Rachel BryantWaugh sur l’évolution de l’anorexie mentale chez les plus jeunes qui nous proposent la cohorte d’étude la plus homogène en âge, et les résultats de l’une de ces études sont en faveur d’une évolution positive dans 62 % des cas [12]. C’est un taux moyen en comparaison de ceux observés dans des études comportant des sujets plus avancés dans la puberté, évalués entre 49 % et 76 %, et supérieur à celui observé dans la revue de littérature de Nancy Berkman, qui nous indique qu’une évolution positive est observée chez, en moyenne, 27 à 58 % des adolescents et des adultes [13]. L’évolution des enfants souffrant d’anorexie mentale est également marquée Références [1] NICHOLLS D., CHATER R., LASK B. : « Children into DSM don’t go : a comparison of classification systems for eating disorders in childhood and early adolescence », Int. J. Eat. Disord., 2000 ; 28 : 317-24. [2] COOPER P.J., WATKINS B., BRYANT-WAUGH R., LASK B. : « The nosological status of early anorexia nervosa », Psychological Medicine, 2002 ; 32 : 873-80. [3] CHATOOR I., SURLES J. : « Eating disorders in mid-childhood », Prim. Psychiatry, 2004 ; 11 : 34-9. [4] TASK FORCE ON RESEARCH DIAGNOSTIC CRITERIA : INFANCY PRESCHOOL : « Research diagnostic criteria for infants and preschool children : the process and empirical support », J. Am. Acad. Child Adolesc. Psychiatry, 2003 ; 42 : 1504-12. [5] ACQUAVIVA E. : « Epidémiologie et classifications des troubles du comportement alimentaire de l’enfant », in MOUREN M.C., DOYEN C., LE HEUZEY M.F., COOK-DARZENS S. : par la dépression et l’anxiété, dont les prévalences sur la vie entière varient de 60 à 100 %. Dans l’unité spécialisée dans les TCA du sujet jeune, nous nous sommes intéressés à l’évolution à l’âge adulte d’une population d’enfants qui avaient bénéficié, alors qu’ils étaient prépubères, de soins en hospitalisation à temps plein pour anorexie mentale. Une première enquête a permis de recruter des sujets âgés au minimum de dix-huit ans au moment de l’étude, d’accord pour répondre dans un premier temps à un questionnaire écrit de santé générale [14]. Puis des données ont été recueillies par entretien téléphonique et/ou directement ; 15 d’entre eux ont accepté l’entretien. Tous ces sujets avaient bénéficié d’une hospitalisation entre 1991 et 2003. Le temps moyen écoulé entre leur hospitalisation pour anorexie mentale et le moment de l’étude était de 11,3 ans. Nous avons évalué des variables somatiques et psychosociales : l’évolution de l’IMC et du développement pubertaire et statural ; l’évolution des TCA et le développement de nouveaux troubles psychiatriques ; l’évolution des symptômes alimentaires, ainsi que l’évolution psychosociale et de la qualité de vie. Les résultats sont en faveur d’une évolution similaire à celle des adultes : l’évolution est positive à l’échelle de Morgan et Russell pour 71 % des sujets de notre groupe. La variabilité de l’IMC est faible sur la durée d’évolution, et les sujets ne sont en moyenne pas plus dénutris au moment de l’évaluation. Enfin, 60 % d’entre eux ne présentent plus L’évolution de l’anorexie mentale vécue dans l’enfance semble positive dans des proportions semblables à celles observées chez des adultes, mais elle serait marquée par une forte comorbidité anxieuse, à la différence des adultes, qui sont eux plus exposés aux troubles dépressifs [15]. Ces résultats sont à interpréter avec prudence du fait des biais méthodologiques et de la nécessité de répliquer ce type d’étude avant d’en généraliser les conclusions. Néanmoins, si l’évolution potentiellement longue du trouble alimentaire est dans la majorité des cas positive, ces enfants sont à risque de présenter à l’âge adulte des troubles émotionnels anxieux ou dépressifs. Et cette observation nous renvoie de fait à la question de la nature de la prévention des troubles alimentaires chez les sujets jeunes. Si ces résultats s’avéraient valides, à savoir que l’apparition d’un trouble alimentaire dans l’enfance serait un signe précurseur de troubles émotionnels ultérieurs, alors ils souligneraient l’intérêt du développement de programmes de « promotion de la santé » qui paradoxalement ne ciblent pas les troubles du comportement alimentaire mais adoptent une approche écologique, développementale et féministe [16]. 첸 Troubles du comportement alimentaire de l’enfant - Du nourrisson au pré-adolescent, Elsevier Masson, 2011, 212 p. [6] FOSSON A., KNIBBS J., BRYANT-WAUGH R., LASK B. : « Early onset anorexia nervosa », Arch. Dis. Childhood, 1987 ; 621 : 114-8. [7] CHAMBRY J., CORCOS M., GUILBAUD O., JEAMMET P. : « L’anorexie mentale masculine : réalités et perspectives », Ann. Méd. Interne, 2002 ; 153 (suppl. 3) : 1561-7. [8] IRWIN M. : « Diagnosis of anorexia nervosa in children and the validity of DSM-III », Am. J. Psychiat., 1981 ; 138 : 1382-3. [9] CASTRO J., GILA A., GUAL P. et al. : « Perfectionism dimensions in children and adolescents with anorexia nervosa », J. Adolesc. Health, 2004 ; 35 : 392-8. [10] LASK B., BRYANT-WAUGH R. : « Early-onset anorexia nervosa and related eating disorders », J. Child Psychol. Psychiatry, 1992 ; 33 : 281-300. [11] MOUREN-SIMÉONI M.C., FONTANON M., BOUVARD M.P., DUGAS M. : « L’anorexie mentale chez l’enfant prépubère », Rev. Can. Psychiatr., 1993 ; 38 : 51-5. [12] BRYANT-WAUGH R., KNIBBS J., FOSSON A. et al. : « Long term follow-up of patients with early onset anorexia nervosa », Arch. Dis. Childhood, 1988 ; 63 : 5-9. [13] BERKMAN N.D., LOHR K.N., BULIK C.M. : « Outcomes of eating disorders : a systematic review of the literature », Int. J. Eat. Dis., 2007 ; 40 : 293-309. [14] ROZÉ C., DOYEN C., LE HEUZEY M.F., ARMOOGUM P., MOUREN M.C., LÉGER J. : « Predictors of late menarche and adult height in children with anorexia nervosa », Clin. Endocrinol., 2007 ; 67 : 462-7. [15] DOYEN C., BIGNAMI L., COOK-DARZENS S., LÉGER J., ACQUAVIVA E., MOUREN M. C. : « Long term outcome in prepubertal anorexia nervosa : a 10 years retrospective follow-up French study » (submitted). [16] COOK-DARZENS S. : « Prévention » in MOUREN M.C., DOYEN C., LE HEUZEY M.F., COOK-DARZENS S. : Troubles du comportement alimentaire de l’enfant - Du nourrisson au préadolescent, Elsevier, Masson, 2011. mars 2012 page 99 de signes d’anorexie mentale ou de boulimie nerveuse mais présentent une comorbidité élevée en termes de troubles de l’humeur et de troubles anxieux. CONCLUSION