
qui est à l’origine du développement différentiel des feuilles suivant leur exposition au soleil.
La position de Friedman selon laquelle il n’est pas nécessaire de rechercher les causes des
phénomènes observés, les enchaînements permettant d’expliquer2 la situation observée par le
chercheur nous semble donc tout à fait insoutenable. Plus précisément, on tient là à notre avis
une exigence claire à l’endroit de toute modélisation « critique » : une telle modélisation,
notamment parce qu’elle doit donner prise au dialogue avec les autres disciplines et, plus
largement au débat démocratique (cf. ci-dessous), se doit justement de mettre à jour, sous une
forme évidemment simplifiée, les mécanismes qui causent les phénomènes.
2. Mettre à jour des mécanismes
Cette position est défendue avec une grand clarté par Tony Lawson, dans son ouvrage
fondateur du « réalisme critique », intitulé Economics and reality (Lawson, 1997). Lawson se
donne lui aussi comme point de départ le modèle des sciences naturelles : comment expliquer,
demande-t-il, que les relations empiriques entre deux grandeurs obtenues par des scientifiques
dans un laboratoire, c’est-à-dire dans des conditions très particulières, continuent à être
valides, aux approximations près, dans la « réalité », en dehors du laboratoire ? Pour Lawson,
la seule réponse satisfaisante tient au fait que les scientifiques ne se contentent pas de mettre
en évidence de simples corrélations statistiques, comme le font trop souvent les économistes.
Au contraire, ils mettent à jour des mécanismes qui ne sont pas apparents au simple niveau
des observations empiriques (difficile de parvenir à établir la loi de la gravité à partir de
l’observation de la chute de nombreuses feuilles d’arbres !) :
(…) experimental activity can be understood as an attempt to intervene in order to insulate a
particular mechanism of interest by holding off all other potentially countervailing forces.
The aim is to engineer a system in which the actions of any mechanism being investigated are
more readily identifiable. Thus, experimental activity is rendered intelligible not as the
production of a rare situation in which an empirical law is put into effect, but as an
intervention designed to bring about those special circumstances under which a non-
empirical law, a mechanism or tendency, can be identified empirically. (Lawson, 1997,
pp. 28-29)
Lawson, tout comme Friedman, pense donc l’économie à partir des sciences naturelles. Tout
comme lui, il revendique le statut de science pour l’économie. Mais contre Friedman, il
estime que ce qui définit la scientificité d’une proposition, ce n’est pas sa capacité prédictive,
mais sa capacité explicative. Plus exactement, pour Lawson, il s’agit de mettre à jour les
mécanismes, c’est-à-dire les relations causales entre structures qui gouvernent le
fonctionnement de l’économie et de la société. Selon lui, il est impossible de partir de la
simple « observation » empirique des phénomènes constatés pour en déduire les mécanismes à
l’œuvre. Ceux-ci sont en effet sous-jacents, cachés en un sens, et on ne peut remonter à eux à
partir des constats que nous pouvons faire, puisque ces mécanismes agissent et existent, que
nous les percevions ou non. Il n’est donc pas possible de remonter de l’observation empirique
à ces mécanismes : tout comme on ne peut déduire la loi de la gravité de la chute des feuilles,
on ne peut déduire le fonctionnement d’une économie de marché des allées et venues des
clients dans un supermarché. Il faut donc, selon Lawson, distinguer le domaine « empirique »,
qui relève des impressions et des sentiments, du domaine « réel », qui concerne les
mécanismes, les relations causales entre structures :
Not only does the autumn leaf pass to the ground and not only do we experience it as falling
but, according to the perspective in question, underlying such movement and governing it
2 Il est d’ailleurs frappant de constater que tout au long de son article, Friedman emploie systématiquement ce
terme avec des guillemets, comme dans la citation ci-dessus.
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