L`ÉVOLUTION CRÉATRICE

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L'ÉVOLUTION
CRÉATRICE
D'HENRI BERGSON
Collection Épistémologie et Philosophie des Sciences
dirigée par Angèle Kremer-Marietti
La collection Épistémologie et Philosophie des Sciences réunit les
ouvrages se donnant pour tâche de clarifier les concepts et les théories
scientifiques, et offrant le travail de préciser la signification des termes
scientifiques utilisés par les chercheurs dans le cadre des connaissances
qui sont les leurs, et tels que "force", "vitesse", "accélération", "particule",
"onde", etc.
Elle incorpore alors certains énoncés au bénéfice d'une réflexion
capable de répondre, pour tout système scientifique, aux questions qui se
posent dans leur contexte conceptuel-historique, de façon à déterminer ce
qu'est théoriquement et pratiquement la recherche scientifique considérée.
1) Quelles sont les procédures, les conditions théoriques et pratiques
des théories invoquées, débouchant sur des résultats?
2) Quel est, pour le système considéré, le statut cognitif des principes,
lois et théories, assurant la validité des concepts?
Déjà parus
Angèle KREMER-MARlETTI,Nietzsche: L'homme et ses labyrinthes, 1999.
Angèle KREMER-MARIETTI, L'anthropologie positiviste d'Auguste Comte,
1999.
Angèle KREMER-MARIETTI, Le projet anthropologique d'Auguste Comte,
1999.
Serge LATOUCHE, Fouad NOHRA, Hassan ZAOUAL, Critique de la raison
économique, 1999.
Jean-Charles SACCHI, Sur le développement
des théories scientifiques,
1999.
Yvette CONRY
L'ÉVOLUTION CRÉATRICE
D'HENRI BERGSON
Investigations critiques
Préfacede
François DAGOGNET
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc)
CANADA H2Y 1K9
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan
Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
@ L'Harmattan, 2000
ISBN: 2-7384-9903-1
AVANT-PROPOS
Yvette Conry, philosophe et historienne des sciences,
prématurément disparue en 1992, a laissé un certain nombre
d'inédits, parmi lesquels la présente étude sur Bergson, issue
d'un cours professé à l'École Normale Supérieure de
Fontenay-Saint-Cloud en 1986.
S'agissant d'un texte entièrement rédigé, le travail
d'édition s'est limité à une vérification des références
portées en notes. Toute erreur à cet égard me serait
naturellement imputable.
Eliane CUVELIER
PRÉFACE
François
DAGOGNET
Nul n'était plus habilité qu'Yvette Conry, spécialiste de
biophilosophie, théoricienne de l'évolutionnisme (L'Introduction du darwinisme en France au XIXe siècle, Vrin, 1974,
l' atteste) pour éclairer l'ouvrage de Bergson L'Évolution
créatrice (1907). Il s'agit assurément d'un travail posthume,
mais il était achevé avant la mort de celle qui l'a écrit. Rien
n'y manque. On sera même ébloui par le nombre et la
précision des références.
Ce texte, si informé et si dense, n'est pas ce que l' 0n
croit.
D'abord, dès le début, Y. Conry se livre à un examen
pour lequel elle est orfèvre: l'introduçtion de L'Évolution
créatrice en France, au début du XXe siècle. Comment ce
texte a-t-il été reçu, souvent déformé, mais plus souvent
critiqué (Sorel, Fouillée, Le Dantec, etc.) ? J. de Tonquédec,
par exemple, s'inquiète de l'immanentisme
(ce qui nie
l'existence de Dieu, car la nature y est vue par Bergson
comme jaillissement, continuité, et donc cesse le recours à
toute transcendance), voire du panthéisme latent.
Mais le plus intéressant vient de ce qu' Yvette Conry s'est
souciée des réponses de Bergson à ses détracteurs ou
correspondants.
De ce fait, nous comprenons
mieux
Bergson: nous venons d'assister à une dramaturgie
suggestive, en somme à des « objections et réponses ».
Déjà, avec ce début, nous entrevoyons la méthode que va
suivre Y. Conry, fidèle à ses engagements philosophiques
antérieurs. En effet - ne nous y trompons pas - cet ouvrage
sur L'Évolution créatrice n'est pas une monographie, une
lecture paragraphe après paragraphe, une histoire ponctuelle.
Que non! Il convient d'embrasser l'ensemble du livre et de
le resituer dans l'immensité du champ philosophique,
scientifique et épistémologique du XXe siècle commençant.
Sont étudiées à la fois son introduction (qu'est-ce que
Bergson retient de son époque et qu'est-ce qu'il élimine?)
et ses retombées.
Nous est-il proposé alors une étude globale? Assurément,
mais son mérite vient de ce qu'à tout moment, Y. Conry
entre dans les moindres détails - y compris de subtiles
explications des néologismes, des termes scientifiques à
travers lesquels on repère des engagements doctrinaux.
Y. Conry a donc pris en compte tout le bergsonisme ; elle
s'emploie à mieux y replacer L'Évolution créatrice, ellemême évolutive. Ainsi, elle sera amenée à relier cet ouvrage
plus avec l'Essai qu'avec Matière et Mémoire, bien que ce
dernier texte soit plus proche (1896) : elle ne se contente pas
de noter ce croisement: elle nous en proposera une
explication.
L'auteur ne s'arrête pas là -, elle poursuit son dessein
d'analyse amplifiée, qui entend dessiner le paysage entier de
cette philosophie de la vie.
En effet, Y. Conry retrace à longs traits la situation de la
biologie à la fin du XIXe siècle (paléontologie, cytologie,
embryologie, etc.), afin de. discerner ce que Bergson lui
emprunte, mais aussi ce qu'il en néglige, parce que cela
heurterait ou embarrasserait sa propre philosophie. Ce travail
quasi topographique et comparatif entraîne l'admiration du
lecteur: nous n'avons pas lu ailleurs une analyse aussi serrée
et aussi ample. Nous en concevons la raison: pour le mener
à bien il faut à la fois la compétence du philosophe (attaché
ici à la compréhension du bergsonisme) et le savoir de
1'historien des sciences (l'épistémologie
des disciplines
expérimentales)
.
Plus encore, Bergson, dans L'Évolution créatrice, se livre
à de larges considérations sur la relation entre la science et la
philosophie, sur les liens qui unissent la physique et la
métaphysique, sur la loi, sur la cause, sur l'espace: or,
Y. Conry - qu'on pardonne le mot - le traque et
8
l'accompagne dans ses démonstrations ou ses références
(mécanique générale, atomistique, thermodynamique). Elle
tente de voir à la fois comment le philosophe s'inspire de la
nouveauté et comment ilIa gauchit.
Voici, par exemple, un échantillon de cette enquête. D'lns
l'Essai (de 1889), Bergson renvoie à deux théoriciens de la
thermodynamique:
le célèbre Lord Kelvin et Him (moins
connu). Or le nom de ce dernier s'éclipse et n'est plus
mentionné dans L'Évolution créatrice, bien qu'il ait écrit
deux mémoires (1858 et 1868), et que Bergson lui ait déjà
emprunté pour ses conclusions antérieures. Pourquoi ce
changement ou cette discordance? Certains verront là un
problème mineur; c'est, du moins, la réplique de l'ignorant.
Il nous paraît indispensable, au contraire, d'accompagner
Bergson dans ses moindres fluctuations. Et nous pourrions
évoquer de nombreux passages de même nature (une
question minime, un mot insolite ou inhabituel - mais tous
deux introduisent à des vues larges et décisives).
A la fin de son texte, plus particulièrement, Y. Conry va
aller encore plus loin. Après avoir resitué L'Évolution
créatrice dans une philosophie elle-même évolutive, après
avoir rappelé non seulement son point de vue mais aussi ses
emprunts, ses dettes (tant envers les philosophes, Lachelier,
Boutroux, Ravaisson, etc., qu'envers les savants, Claude
Bernard, Etienne ~larey, etc.), ses présupposés,
ses
paralogismes, ses reniements, ses refus, - un ensemble
particulièrement touffu - Y. Conry nous explique avec
netteté pourquoi le bergsonisme s'est trouvé en déséquilibre
ou même s'est avancé dans des impostures (le sous-titre du
livre en sort justifié: Investigations critiques).
Comme chacun le sait, Bergson s'est attaché au temps réel
(la durée) et à la continuité mélodique, du moins fluidique,
qui l'accompagne. Or la physique de son temps impose
« l'atome », que le bergsonisme rejette. Nous comprenons
l'affrontement: comment le philosophe va-t-il échapper à ce
qui le désavoue?
De son côté, la biologie - avec de Vries et sa conception
mutationniste et surtout Mendel - oblige Bergson à
concevoir la vie à l'aide de changements ponctuels et
soudains. Le philosophe embarrassé reste attaché à l'élan
vital. Il ne retouche que légèrement son texte, lors de la
9
seconde édition (et Y. Conry ne manque pas - c'est pain
bénit! - de composer les deux versions, de mettre à nu le
malaise, ainsi que les formules dilatoires, telle par exemple,
celle-ci: «nous ne nous hasarderons pas à prendre parti
entre cette hypothèse et celle des variations insensibles »; de
même, entre la fluctuation et la mutation. Y. Conry souligne
que, en 1940, Bergson ne nomme toujours pas Mendel).
La cytologie enfonce encore le clou: elle met en relief le
fait de «cellules» unitaires qui se liguent pour former les
tissus, une colonie, et surtout «l'associationnisme»,
la bête
noire du bergsonisme, qui ne conçoit que le mouvement et le
tout.
Partout le bergsonisme se trouve en décalage et en
difficulté. Les théories de la science de Bergson renvoient à
l'archaïque et à l'insoutenable.
Le livre d'Y. Conry donne les clés qui permettent
d'expliquer en profondeur un ouvrage difficile, ne serait-ce
que parce qu'il bourdonne de références, d'hésitations, de
méprises. Mais nous lui sommes surtout reconnaissant
d'avoir suivi et même intensifié sa méthode d'historienne
des textes et des sciences: éviter à tout prix le simple récit,
l'historiographie,
afin de nous ouvrir aux ensembles
(l'épistémè), non seulement la totalité du bergsonisme et des
épigones, mais aussi la somme des savoirs de son époque des savoirs que le philosophe tantôt utilisait, mais tantôt
déformait ou, pis encore, refoulait.
Bref un travail encyclopédique, restructurant et enfin
éclairant.
10
ABRÉVIATIONS
DI: Essai sur les données immédiates de la conscience,
(Paris: Alcan, 1889) ; 68e éd. (Paris: PUF, 1948).
MM : Matière et mémoire (Paris: Alcan, 1896); 46e éd.
(Paris: PUF, 1946).
EC: L'évolution créatrice (Paris: Alcan, 1907), 2e éd.
1940 ; 77e éd. (Paris: PUF, 1948).
ES: L'énergie spirituelle (Paris: Alcan, 1919); 52e éd.
(Paris: PUP, 1949).
DS: Les deux sources de la morale et de la religion
(Paris: Alcan, 1932) ; 48e éd. (Paris: PUF, 1946).
PM: La pensée et le mouvant (Paris: Alcan, 1934); 22e
éd. (Paris: PUF, 1946).
Première partie
PROBLÈMES ET PERSPECTIVES
DE L'ÉVOLUTION CRÉATRICE
I. DES LECTURES ÉDIFIANTES
La réception de l'ouvrage de 1907 oscille entre les
réponses tardives, les interprétations divergentes et les
attitudes d'opposition. Réponses tardives, notamment des
biologistes. Mis à part Le Dantec, dans la Revue du mois de
juillet-décembre 1907, il faut attendre 1910 pour que
L'Année biologique publie un article d'Hérubel - il avait
d'ailleurs
été annoncé
pour
1908 - et 1912 pour que The
Lancet donne en février trois articles concernant le traitement
des théories de l'évolution par Bergson: articles de Licorish
(critique lamarckienne), de Henslow et de Walker, le premier
instituant un parallèle Bergson-Wallace, et le second,
Bergson-Darwin. Interprétations divergentes, car il faut bien
admettre les redoutables ambiguïtés/obscurités du texte
bergsonien. Parmi les attitudes d'opposition, deux seulement
seront ici rappelées, dans deux ordres incomparables:
- le réquisitoire du mathématicien E. Borel concernant les
lignes consacrées, dans l'Évolution créatrice à une comparaison entre l'intelligence «naturelle»
et l'intelligence
« savante» en matière de géométriel.
- la mise à l'Index de l'Évolution créatrice, le 1erjuin
1914, par la Sacrée Congrégation, sous la direction de Pie X,
avec les Données immédiates et Matière et mémoire 2.
Les cinq figures que nous proposerons comme exemples
d'estimation ont été retenues en vertu de deux critères:
- les types de lecture et de crédits manifestés
1.
2.
« L'évolution
de
l'intelligence
géométrique
»,
Revue
de
métaphysique et de morale, 15 (1907), 747-54, auquel Bergson
répondra en janvier 1908 (RMM 16 (1908), : 28-33).
Voir Bergson, Mélanges, éd. par A. Robinet, avec M.R. MosséBastide, M. Robinet et M. Gautier (Paris, PUP, 1972), 1089
- les précisions/éclaircissements/éclairages de la doctrine
bergsonienne, lorsqu'il y a eu réponse de son auteur même.
G. de Tarde percevait chez Bergson une «conception
admirable de la vie comme orientation vers la conscience et
l'indéterminé [...] la liberté »; mais l'élan vital n'est qu'une
« métaphore» [...] «qui ne satisfait que parce qu'elle est une
image »; de surcroît, cette représentation d'un élan vital
créateur contient un «vice caché », à savoir la possibilité
d'expliquer que les lignes divergentes d'évolution se soient
rencontrées dans des organisations semblables1 ; pour Tarde,
si chacune de ces organisations est une création nouvelle,
comment les comparer?
et si elles sont néanmoins
comparables, de par le lien de l'élan vital, «ce lien est une
harmonie à laquelle obéissent les choses qui se créent. C'est
déjà dire qu'elles ne se créent plus »2.
M. Hérubel: «Je ne lui vois aucune vertu créatrice de
recherches nouvelles. Il informe plus qu'il n'inspire et il est
moins une synthèse des connaissances que l'exposé d'un
état d'âme »3.
G. Sorel écrit, dans Le mouvement socialiste, en 19074:
« Le nouveau livre de M. Bergson aura autant d'importance
dans l'histoire de la philosophie que la Critique de la rai.c:on
pure» (257). Éloge piégé s'il en est, car l'intolérance de
Bergson à l'égard de Kant n'a pu échapper à Sorel, et la
conjonction des deux philosophies ne peut en être
qu'insupportable,
paradoxale ou ironique. Éloge suspect
d'autre part, puisque ne révélant pas, avec sa formulation, ce
que vaut Kant pour Sorel. Semblable estimation véhicule
donc une ambiguïté essentielle, laquelle trouve finalement sa
source dans une procédure de transposition de lecture: pour
Sorel, la pertinence de l'Évolution créatrice est à chercher
1.
2.
3.
4.
Les cas de « convergences»
serviront, dans l'Évolution créatrice,
d'objection à un «transformisme mécaniste ».
G. de Tarde, «Une nouvelle métaphysique: M. Bergson », Revue
de psychologie sociale 1 (nov. 1907), 103-106 (105-106).
Marcel Hérubel, Année biologique 15 (1910), 532-35 (535).
G. Sorel, «L'évolution créatrice », Le mouvement socialiste 22 (15
oct.-15 novo 1907), 257-82; 478-94; 23 Uanv.-juin 1908), 3452; 184-94; 276-94.
16
dans le fait qu'elle vaut - c'est-à-dire s'en inspire et s' y
applique - pour une sociologie. Bref, la théorie biologique
de Bergson sort de l'histoire économique, au double sens où
elle en est la projection inconsciente, ce qui constitue son
mérite, et où elle ne s'y cantonne pas, ce qui signe son
échec; où Sorel applique à Bergson le même type d'exégèse
que celui qu'on a appliqué à la théorie darwinienne,
considérée comme dérivation transposée de l'économie
malthusienne: «L'évolutionnisme
me paraît comme étant
fabriqué avec les données de l'histoire économique; on peut
se demander même si aucune théorie biologique peut se
constituer autrement qu'en imitant la vie au moyen de
constructions sociales» (270) [...] «Nous allons maintenant
essayer d'établir que l'évolution créatrice de M. Bergson ne
serait qu'une imitation de l'histoire de l'industrie humaine»
(275).
De cette orientation critique, nous retiendrons trois
exemples:
- la «gerbe» évolutive: «L'histoire de la production
montre, de la façon la plus claire, la projection de forces sous
forme d'une gerbe ». Et Sorel renvoie au Manifeste pour le
développement de l'industrie dans le capitalisme.
- l'intelligence a rapport à l'adaptation pratique ~
«Bergson fonde sa doctrine de l'intelligence
sur des
considérations relatives au travail, comparables au rôle que
Marx attribue à la technologie dans l'histoire; [...] mais
cette thèse ne conduit pas M. Bergson à des conséquences
aussi considérables qu'on pourrait l'espérer, parce qu'il est
obligé, par la nature même de son plan, de l'appliquer aussi
bien aux animaux qu'à l'homme et de sortir ainsi de
l'histoire économique» (478-79)
- les questions thermodynamiques sont empruntées, elles
aussi, à l'industrie: «L'idée que le monde se défait dépasse
de beaucoup la théorie de Clausius sur la dissipation de
l'énergie;
elle est très ancienne, et elle dépend de
l'économie antérieure au capitalisme »5.
5.
(1908), 279. En fait de « dépassement»,
il s'agit surtout et plu tôt
de celui qui, à travers les métaphores bergsoniennes,
convertit
« l'entropie» définie par Clausius en dilution (EC, 244).
17
Le texte de Le Dantec6 sera ici traité au titre du second
critère que nous annoncions ci-dessus, à savoir comme
occasion d'éclaircissement de la part de Bergson. Toutefois
il importe d'appeler l'attention sur l'objection fondamentale
de Le Dantec à l'égard de l'Évolution créatrice: il lui
reproche d'avoir inversé la méthodologie. Il eût fallu faire
d'abord une «étude objective, puis conscientielle». En quoi
Le Dantec a bien saisi le schéma de l'ouvrage bergsonien,
quoiqu'en en affaiblissant l'intention:
car il rend une
procédure responsable de ce qui relève en fait d'une
problématique et d'une idéologie. Ceci dit, en deçà de cette
critique générale, Le Dantec croit pouvoir prétendre à des
identités - peut-être des priorités? - entre ses propres
convictions-déclarations
et celles de Bergson? : le
«mécanisme cinématographique de la pensée », dont on
trouve la notation dans Le conflit, ouvrage publié par Le
Dantec en 1900; l'affinité de l'intelligence humaine avec
une logique des solides, signalée dans Les influences
ancestrales8, la «lutte universelle» identifiée à «l'élan
vital ». Bergson répondra sur ce dernier point dans sa lettre
du 20 août 1907 au rédacteur de la Revue du mois: «Les
conclusions où j'aboutis ne peuvent pas rejoindre celles de
M. Le Dantec. Pour ne parler que de l'essentiel, de ce que
j'appelle «élan vital », je ne vois ni en quoi il est «lutte
universelle », ni comment on pourrait le confondre avec
« l'hérédité» [...] Comme le fait remarquer M. Le Dantec
lui-même, c'est un principe de changement, bien plus que de
conservation »9.Ici se greffent les rapports de Bergson avec
la théorie darwinienne de l'évolution, et la manière dont il
6.
7.
8.
9.
«La biologie de M. Bergson », Revue du mois 2 Uuill.-déc. 1907),
230-41.
Dans sa réponse à Le Dantec, Bergson défendra sa priorité: le thème
occupe une place textuellement privilégiée dans l'Évolution
créatrice, et d'autre part, il y a l"à, selon nous, matière à éclairer la
place et la signification de l'Evolution créatrice dans l' œuvre de
Bergson, notamment par rapport aux œuvres antérieures.
«Le rôle des corps solides dans notre éducation ancestrale a été tel
que nous pouvons dire aujourd'hui, sans trop d'exagération, que notre
logique, résumé héréditaire de l'expérience des ancêtres, est surtout
une logique des solides », F. Le Dantec, Les influences ancestrales
(Paris: Flammarion, 1905), 134.
Revue du mois 2 (10 sept. 1907), 351-54 (353).
18
l'a comprise, et plus précisément encore la fonction/statut
qu'il
a assignée à la sélection naturelle, principe
« conservateur» et non pas créateur1o. La question de
l'hérédité a été longuement débattue dans l'Évolution
créatrice (79-85), à partir des thèses de Weismann sur la nonhérédité des caractères acquis: l'enjeu étant de savoir si
l'hérédité était «créatrice », c'est-à-dire étant de réserver à
« l'élan vital» cette propriété. C'est donc là la raison, et du
débat, et de sa solution. «Je ne puis », déclare Bergson,
« malgré tous mes efforts, trouver le moindre rapport entre
ce que j'ai dit et ce que M. Le Dantec me fait dire »11, et en
l'occurrence - et ce point est d'importance, pour ne pas dire
fondamental dans l'Évolution créatrice, qui prolonge ainsi
Matière et mémoire - ce qui concerne la définition, la portée
et les implications des termes «relatif» - « absolu»: «M. Le
Dantec prend pour point de départ un article que j'ai écrit
autrefois sur la fonction de la science et de la
métaphysique12. Je cherchais une définition des termes relatif
et absolu. Considérant le mouvement, par exemple, je disais
qu'on perçoit le mouvement d'un objet différemment, selon
le point de vue, mobile ou immobile, d'où on le regarde, qu'on l'exprime différemment selon le système d'axes
auquel on le rapporte - et qu'on l'appelle relatif pour cette
raison. Dans ce cas comme dans l'autre, disais-je, on se place
en dehors de l'objet lui-même. J'ajoutais que, lorsqu'on
parle d'un mouvement absolu, c'est qu'on attribue au
mobile un intérieur, et comme des états d'âme, qu'on
sympathise avec ces états, qu'on s'insère en eux par un
effort d'imagination
»13.
Le relatif se définit comme et par
un système référentiel, en rapport avec l'extérieur; l'absolu
comme l'immanent, à la fois l'intérieur à soi-même, le
conscientiellvécu, la sympathie de soi à soi (au sens de
(j'UJl,-na8EtV : partager une affection-impression, re[s]-sentir.
Aussi Bergson retenait-il le mouvement musculaire comme
exemple/archétype de mouvement absolu:
10. EC, 56-57 entre autres.
Il. Revue du mois 2 (1907), 351.
12. «Introduction
à la métaphysique », Revue de métaphysique et de
morale Il (1903), 1-36; in La pensée et le mouvant, 22e éd.
(Paris: PUF, 1946), 177-227.
13. Revue du mois 2 (1907), 351 ; c'est nous qui soulignons.
19
.
«Dès qu'on veut donner à l'idée de mouvement absolu un
contenu positif, c'est à une image psychologique qu'on revient.
Descartes mettait bien en lumière le caractère mathématique ce
l'idée de mouvement relatif, quand il expliquait que tout
mouvement est «réciproque» et que, si A se meut vers B, on
peut aussi bien dire que B se meut vers A. Et Henry More
mettait bien en lumière le caractère psychologique de l'idée ce
mouvement absolu quand il répondait à Descartes, en tenant
compte de la sensation intérieure de travail musculaire: «si je
suis assis tranquille et qu'un autre, s'éloignant de moi, devienne
rouge de fatigue, c'est bien lui qui se meut et c'est moi qui me
repose». Quand il s'agit de résoudre les grosses difficultés
soulevées par les philosophes autour de la question du
mouvement, je suis du côté de Henry More »14.
Le contenu « positif» du mouvement absolu: le terme est
polysémique. Il possède:
1) un sens polémique: non «négatif» (et il n' y a pas là
tautologie) ;
2) un sens minimal: «pertinent »;
3) un sens propre: «naturel », c'est-à-dire expérientiel,
délivré par sa propre expérience, de soi et sur soi.
L'expérience
du sens intime dont il s'agit est, à
l'évidence, l'expérience du mouvement musculaire, c' est-àdire de l'effort sensori-moteur à l'origine d'un geste ou
d'une conduite. Bergson, qui invoque Henry More15 s'est
aussi instruit de façon plus proche - chronologiquement et
problématiquement - à Maine de Biran et, entre autres, aux
analyses de l'Essai sur les fondements de la psychologie
(1812). Aussi bien Bergson a-t-il consacré son cours au
Collège de France, en 1906-1907 (la date est signifiante par
14. Ibid., 352.
15. Henry More, appartient au groupe des Platoniciens de Cambridge,
dans l'Angleterre de la deuxième moitié du XVIr siècle, dont on peut
brièvement définir l'orientation
comme celle d'un rationalisme
« vitaliste »: critiques du mécanisme, ils considèrent les corps
comme possédant la vie à des degrés divers (v. la théorie des
« natures
plastiques»
selon
Cudworth,
forces
agissant
physiquement, et se constituant un organisme;
Leibniz fut ainsi
amené à prendre position contre Cudworth). Les Platoniciens de
Cambridge développent donc une philosophie organismique Oh la
représentation du mouvement trouve sa signification.
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