L'ÉVOLUTION CRÉATRICE D'HENRI BERGSON Collection Épistémologie et Philosophie des Sciences dirigée par Angèle Kremer-Marietti La collection Épistémologie et Philosophie des Sciences réunit les ouvrages se donnant pour tâche de clarifier les concepts et les théories scientifiques, et offrant le travail de préciser la signification des termes scientifiques utilisés par les chercheurs dans le cadre des connaissances qui sont les leurs, et tels que "force", "vitesse", "accélération", "particule", "onde", etc. Elle incorpore alors certains énoncés au bénéfice d'une réflexion capable de répondre, pour tout système scientifique, aux questions qui se posent dans leur contexte conceptuel-historique, de façon à déterminer ce qu'est théoriquement et pratiquement la recherche scientifique considérée. 1) Quelles sont les procédures, les conditions théoriques et pratiques des théories invoquées, débouchant sur des résultats? 2) Quel est, pour le système considéré, le statut cognitif des principes, lois et théories, assurant la validité des concepts? Déjà parus Angèle KREMER-MARlETTI,Nietzsche: L'homme et ses labyrinthes, 1999. Angèle KREMER-MARIETTI, L'anthropologie positiviste d'Auguste Comte, 1999. Angèle KREMER-MARIETTI, Le projet anthropologique d'Auguste Comte, 1999. Serge LATOUCHE, Fouad NOHRA, Hassan ZAOUAL, Critique de la raison économique, 1999. Jean-Charles SACCHI, Sur le développement des théories scientifiques, 1999. Yvette CONRY L'ÉVOLUTION CRÉATRICE D'HENRI BERGSON Investigations critiques Préfacede François DAGOGNET L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) CANADA H2Y 1K9 L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE @ L'Harmattan, 2000 ISBN: 2-7384-9903-1 AVANT-PROPOS Yvette Conry, philosophe et historienne des sciences, prématurément disparue en 1992, a laissé un certain nombre d'inédits, parmi lesquels la présente étude sur Bergson, issue d'un cours professé à l'École Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud en 1986. S'agissant d'un texte entièrement rédigé, le travail d'édition s'est limité à une vérification des références portées en notes. Toute erreur à cet égard me serait naturellement imputable. Eliane CUVELIER PRÉFACE François DAGOGNET Nul n'était plus habilité qu'Yvette Conry, spécialiste de biophilosophie, théoricienne de l'évolutionnisme (L'Introduction du darwinisme en France au XIXe siècle, Vrin, 1974, l' atteste) pour éclairer l'ouvrage de Bergson L'Évolution créatrice (1907). Il s'agit assurément d'un travail posthume, mais il était achevé avant la mort de celle qui l'a écrit. Rien n'y manque. On sera même ébloui par le nombre et la précision des références. Ce texte, si informé et si dense, n'est pas ce que l' 0n croit. D'abord, dès le début, Y. Conry se livre à un examen pour lequel elle est orfèvre: l'introduçtion de L'Évolution créatrice en France, au début du XXe siècle. Comment ce texte a-t-il été reçu, souvent déformé, mais plus souvent critiqué (Sorel, Fouillée, Le Dantec, etc.) ? J. de Tonquédec, par exemple, s'inquiète de l'immanentisme (ce qui nie l'existence de Dieu, car la nature y est vue par Bergson comme jaillissement, continuité, et donc cesse le recours à toute transcendance), voire du panthéisme latent. Mais le plus intéressant vient de ce qu' Yvette Conry s'est souciée des réponses de Bergson à ses détracteurs ou correspondants. De ce fait, nous comprenons mieux Bergson: nous venons d'assister à une dramaturgie suggestive, en somme à des « objections et réponses ». Déjà, avec ce début, nous entrevoyons la méthode que va suivre Y. Conry, fidèle à ses engagements philosophiques antérieurs. En effet - ne nous y trompons pas - cet ouvrage sur L'Évolution créatrice n'est pas une monographie, une lecture paragraphe après paragraphe, une histoire ponctuelle. Que non! Il convient d'embrasser l'ensemble du livre et de le resituer dans l'immensité du champ philosophique, scientifique et épistémologique du XXe siècle commençant. Sont étudiées à la fois son introduction (qu'est-ce que Bergson retient de son époque et qu'est-ce qu'il élimine?) et ses retombées. Nous est-il proposé alors une étude globale? Assurément, mais son mérite vient de ce qu'à tout moment, Y. Conry entre dans les moindres détails - y compris de subtiles explications des néologismes, des termes scientifiques à travers lesquels on repère des engagements doctrinaux. Y. Conry a donc pris en compte tout le bergsonisme ; elle s'emploie à mieux y replacer L'Évolution créatrice, ellemême évolutive. Ainsi, elle sera amenée à relier cet ouvrage plus avec l'Essai qu'avec Matière et Mémoire, bien que ce dernier texte soit plus proche (1896) : elle ne se contente pas de noter ce croisement: elle nous en proposera une explication. L'auteur ne s'arrête pas là -, elle poursuit son dessein d'analyse amplifiée, qui entend dessiner le paysage entier de cette philosophie de la vie. En effet, Y. Conry retrace à longs traits la situation de la biologie à la fin du XIXe siècle (paléontologie, cytologie, embryologie, etc.), afin de. discerner ce que Bergson lui emprunte, mais aussi ce qu'il en néglige, parce que cela heurterait ou embarrasserait sa propre philosophie. Ce travail quasi topographique et comparatif entraîne l'admiration du lecteur: nous n'avons pas lu ailleurs une analyse aussi serrée et aussi ample. Nous en concevons la raison: pour le mener à bien il faut à la fois la compétence du philosophe (attaché ici à la compréhension du bergsonisme) et le savoir de 1'historien des sciences (l'épistémologie des disciplines expérimentales) . Plus encore, Bergson, dans L'Évolution créatrice, se livre à de larges considérations sur la relation entre la science et la philosophie, sur les liens qui unissent la physique et la métaphysique, sur la loi, sur la cause, sur l'espace: or, Y. Conry - qu'on pardonne le mot - le traque et 8 l'accompagne dans ses démonstrations ou ses références (mécanique générale, atomistique, thermodynamique). Elle tente de voir à la fois comment le philosophe s'inspire de la nouveauté et comment ilIa gauchit. Voici, par exemple, un échantillon de cette enquête. D'lns l'Essai (de 1889), Bergson renvoie à deux théoriciens de la thermodynamique: le célèbre Lord Kelvin et Him (moins connu). Or le nom de ce dernier s'éclipse et n'est plus mentionné dans L'Évolution créatrice, bien qu'il ait écrit deux mémoires (1858 et 1868), et que Bergson lui ait déjà emprunté pour ses conclusions antérieures. Pourquoi ce changement ou cette discordance? Certains verront là un problème mineur; c'est, du moins, la réplique de l'ignorant. Il nous paraît indispensable, au contraire, d'accompagner Bergson dans ses moindres fluctuations. Et nous pourrions évoquer de nombreux passages de même nature (une question minime, un mot insolite ou inhabituel - mais tous deux introduisent à des vues larges et décisives). A la fin de son texte, plus particulièrement, Y. Conry va aller encore plus loin. Après avoir resitué L'Évolution créatrice dans une philosophie elle-même évolutive, après avoir rappelé non seulement son point de vue mais aussi ses emprunts, ses dettes (tant envers les philosophes, Lachelier, Boutroux, Ravaisson, etc., qu'envers les savants, Claude Bernard, Etienne ~larey, etc.), ses présupposés, ses paralogismes, ses reniements, ses refus, - un ensemble particulièrement touffu - Y. Conry nous explique avec netteté pourquoi le bergsonisme s'est trouvé en déséquilibre ou même s'est avancé dans des impostures (le sous-titre du livre en sort justifié: Investigations critiques). Comme chacun le sait, Bergson s'est attaché au temps réel (la durée) et à la continuité mélodique, du moins fluidique, qui l'accompagne. Or la physique de son temps impose « l'atome », que le bergsonisme rejette. Nous comprenons l'affrontement: comment le philosophe va-t-il échapper à ce qui le désavoue? De son côté, la biologie - avec de Vries et sa conception mutationniste et surtout Mendel - oblige Bergson à concevoir la vie à l'aide de changements ponctuels et soudains. Le philosophe embarrassé reste attaché à l'élan vital. Il ne retouche que légèrement son texte, lors de la 9 seconde édition (et Y. Conry ne manque pas - c'est pain bénit! - de composer les deux versions, de mettre à nu le malaise, ainsi que les formules dilatoires, telle par exemple, celle-ci: «nous ne nous hasarderons pas à prendre parti entre cette hypothèse et celle des variations insensibles »; de même, entre la fluctuation et la mutation. Y. Conry souligne que, en 1940, Bergson ne nomme toujours pas Mendel). La cytologie enfonce encore le clou: elle met en relief le fait de «cellules» unitaires qui se liguent pour former les tissus, une colonie, et surtout «l'associationnisme», la bête noire du bergsonisme, qui ne conçoit que le mouvement et le tout. Partout le bergsonisme se trouve en décalage et en difficulté. Les théories de la science de Bergson renvoient à l'archaïque et à l'insoutenable. Le livre d'Y. Conry donne les clés qui permettent d'expliquer en profondeur un ouvrage difficile, ne serait-ce que parce qu'il bourdonne de références, d'hésitations, de méprises. Mais nous lui sommes surtout reconnaissant d'avoir suivi et même intensifié sa méthode d'historienne des textes et des sciences: éviter à tout prix le simple récit, l'historiographie, afin de nous ouvrir aux ensembles (l'épistémè), non seulement la totalité du bergsonisme et des épigones, mais aussi la somme des savoirs de son époque des savoirs que le philosophe tantôt utilisait, mais tantôt déformait ou, pis encore, refoulait. Bref un travail encyclopédique, restructurant et enfin éclairant. 10 ABRÉVIATIONS DI: Essai sur les données immédiates de la conscience, (Paris: Alcan, 1889) ; 68e éd. (Paris: PUF, 1948). MM : Matière et mémoire (Paris: Alcan, 1896); 46e éd. (Paris: PUF, 1946). EC: L'évolution créatrice (Paris: Alcan, 1907), 2e éd. 1940 ; 77e éd. (Paris: PUF, 1948). ES: L'énergie spirituelle (Paris: Alcan, 1919); 52e éd. (Paris: PUP, 1949). DS: Les deux sources de la morale et de la religion (Paris: Alcan, 1932) ; 48e éd. (Paris: PUF, 1946). PM: La pensée et le mouvant (Paris: Alcan, 1934); 22e éd. (Paris: PUF, 1946). Première partie PROBLÈMES ET PERSPECTIVES DE L'ÉVOLUTION CRÉATRICE I. DES LECTURES ÉDIFIANTES La réception de l'ouvrage de 1907 oscille entre les réponses tardives, les interprétations divergentes et les attitudes d'opposition. Réponses tardives, notamment des biologistes. Mis à part Le Dantec, dans la Revue du mois de juillet-décembre 1907, il faut attendre 1910 pour que L'Année biologique publie un article d'Hérubel - il avait d'ailleurs été annoncé pour 1908 - et 1912 pour que The Lancet donne en février trois articles concernant le traitement des théories de l'évolution par Bergson: articles de Licorish (critique lamarckienne), de Henslow et de Walker, le premier instituant un parallèle Bergson-Wallace, et le second, Bergson-Darwin. Interprétations divergentes, car il faut bien admettre les redoutables ambiguïtés/obscurités du texte bergsonien. Parmi les attitudes d'opposition, deux seulement seront ici rappelées, dans deux ordres incomparables: - le réquisitoire du mathématicien E. Borel concernant les lignes consacrées, dans l'Évolution créatrice à une comparaison entre l'intelligence «naturelle» et l'intelligence « savante» en matière de géométriel. - la mise à l'Index de l'Évolution créatrice, le 1erjuin 1914, par la Sacrée Congrégation, sous la direction de Pie X, avec les Données immédiates et Matière et mémoire 2. Les cinq figures que nous proposerons comme exemples d'estimation ont été retenues en vertu de deux critères: - les types de lecture et de crédits manifestés 1. 2. « L'évolution de l'intelligence géométrique », Revue de métaphysique et de morale, 15 (1907), 747-54, auquel Bergson répondra en janvier 1908 (RMM 16 (1908), : 28-33). Voir Bergson, Mélanges, éd. par A. Robinet, avec M.R. MosséBastide, M. Robinet et M. Gautier (Paris, PUP, 1972), 1089 - les précisions/éclaircissements/éclairages de la doctrine bergsonienne, lorsqu'il y a eu réponse de son auteur même. G. de Tarde percevait chez Bergson une «conception admirable de la vie comme orientation vers la conscience et l'indéterminé [...] la liberté »; mais l'élan vital n'est qu'une « métaphore» [...] «qui ne satisfait que parce qu'elle est une image »; de surcroît, cette représentation d'un élan vital créateur contient un «vice caché », à savoir la possibilité d'expliquer que les lignes divergentes d'évolution se soient rencontrées dans des organisations semblables1 ; pour Tarde, si chacune de ces organisations est une création nouvelle, comment les comparer? et si elles sont néanmoins comparables, de par le lien de l'élan vital, «ce lien est une harmonie à laquelle obéissent les choses qui se créent. C'est déjà dire qu'elles ne se créent plus »2. M. Hérubel: «Je ne lui vois aucune vertu créatrice de recherches nouvelles. Il informe plus qu'il n'inspire et il est moins une synthèse des connaissances que l'exposé d'un état d'âme »3. G. Sorel écrit, dans Le mouvement socialiste, en 19074: « Le nouveau livre de M. Bergson aura autant d'importance dans l'histoire de la philosophie que la Critique de la rai.c:on pure» (257). Éloge piégé s'il en est, car l'intolérance de Bergson à l'égard de Kant n'a pu échapper à Sorel, et la conjonction des deux philosophies ne peut en être qu'insupportable, paradoxale ou ironique. Éloge suspect d'autre part, puisque ne révélant pas, avec sa formulation, ce que vaut Kant pour Sorel. Semblable estimation véhicule donc une ambiguïté essentielle, laquelle trouve finalement sa source dans une procédure de transposition de lecture: pour Sorel, la pertinence de l'Évolution créatrice est à chercher 1. 2. 3. 4. Les cas de « convergences» serviront, dans l'Évolution créatrice, d'objection à un «transformisme mécaniste ». G. de Tarde, «Une nouvelle métaphysique: M. Bergson », Revue de psychologie sociale 1 (nov. 1907), 103-106 (105-106). Marcel Hérubel, Année biologique 15 (1910), 532-35 (535). G. Sorel, «L'évolution créatrice », Le mouvement socialiste 22 (15 oct.-15 novo 1907), 257-82; 478-94; 23 Uanv.-juin 1908), 3452; 184-94; 276-94. 16 dans le fait qu'elle vaut - c'est-à-dire s'en inspire et s' y applique - pour une sociologie. Bref, la théorie biologique de Bergson sort de l'histoire économique, au double sens où elle en est la projection inconsciente, ce qui constitue son mérite, et où elle ne s'y cantonne pas, ce qui signe son échec; où Sorel applique à Bergson le même type d'exégèse que celui qu'on a appliqué à la théorie darwinienne, considérée comme dérivation transposée de l'économie malthusienne: «L'évolutionnisme me paraît comme étant fabriqué avec les données de l'histoire économique; on peut se demander même si aucune théorie biologique peut se constituer autrement qu'en imitant la vie au moyen de constructions sociales» (270) [...] «Nous allons maintenant essayer d'établir que l'évolution créatrice de M. Bergson ne serait qu'une imitation de l'histoire de l'industrie humaine» (275). De cette orientation critique, nous retiendrons trois exemples: - la «gerbe» évolutive: «L'histoire de la production montre, de la façon la plus claire, la projection de forces sous forme d'une gerbe ». Et Sorel renvoie au Manifeste pour le développement de l'industrie dans le capitalisme. - l'intelligence a rapport à l'adaptation pratique ~ «Bergson fonde sa doctrine de l'intelligence sur des considérations relatives au travail, comparables au rôle que Marx attribue à la technologie dans l'histoire; [...] mais cette thèse ne conduit pas M. Bergson à des conséquences aussi considérables qu'on pourrait l'espérer, parce qu'il est obligé, par la nature même de son plan, de l'appliquer aussi bien aux animaux qu'à l'homme et de sortir ainsi de l'histoire économique» (478-79) - les questions thermodynamiques sont empruntées, elles aussi, à l'industrie: «L'idée que le monde se défait dépasse de beaucoup la théorie de Clausius sur la dissipation de l'énergie; elle est très ancienne, et elle dépend de l'économie antérieure au capitalisme »5. 5. (1908), 279. En fait de « dépassement», il s'agit surtout et plu tôt de celui qui, à travers les métaphores bergsoniennes, convertit « l'entropie» définie par Clausius en dilution (EC, 244). 17 Le texte de Le Dantec6 sera ici traité au titre du second critère que nous annoncions ci-dessus, à savoir comme occasion d'éclaircissement de la part de Bergson. Toutefois il importe d'appeler l'attention sur l'objection fondamentale de Le Dantec à l'égard de l'Évolution créatrice: il lui reproche d'avoir inversé la méthodologie. Il eût fallu faire d'abord une «étude objective, puis conscientielle». En quoi Le Dantec a bien saisi le schéma de l'ouvrage bergsonien, quoiqu'en en affaiblissant l'intention: car il rend une procédure responsable de ce qui relève en fait d'une problématique et d'une idéologie. Ceci dit, en deçà de cette critique générale, Le Dantec croit pouvoir prétendre à des identités - peut-être des priorités? - entre ses propres convictions-déclarations et celles de Bergson? : le «mécanisme cinématographique de la pensée », dont on trouve la notation dans Le conflit, ouvrage publié par Le Dantec en 1900; l'affinité de l'intelligence humaine avec une logique des solides, signalée dans Les influences ancestrales8, la «lutte universelle» identifiée à «l'élan vital ». Bergson répondra sur ce dernier point dans sa lettre du 20 août 1907 au rédacteur de la Revue du mois: «Les conclusions où j'aboutis ne peuvent pas rejoindre celles de M. Le Dantec. Pour ne parler que de l'essentiel, de ce que j'appelle «élan vital », je ne vois ni en quoi il est «lutte universelle », ni comment on pourrait le confondre avec « l'hérédité» [...] Comme le fait remarquer M. Le Dantec lui-même, c'est un principe de changement, bien plus que de conservation »9.Ici se greffent les rapports de Bergson avec la théorie darwinienne de l'évolution, et la manière dont il 6. 7. 8. 9. «La biologie de M. Bergson », Revue du mois 2 Uuill.-déc. 1907), 230-41. Dans sa réponse à Le Dantec, Bergson défendra sa priorité: le thème occupe une place textuellement privilégiée dans l'Évolution créatrice, et d'autre part, il y a l"à, selon nous, matière à éclairer la place et la signification de l'Evolution créatrice dans l' œuvre de Bergson, notamment par rapport aux œuvres antérieures. «Le rôle des corps solides dans notre éducation ancestrale a été tel que nous pouvons dire aujourd'hui, sans trop d'exagération, que notre logique, résumé héréditaire de l'expérience des ancêtres, est surtout une logique des solides », F. Le Dantec, Les influences ancestrales (Paris: Flammarion, 1905), 134. Revue du mois 2 (10 sept. 1907), 351-54 (353). 18 l'a comprise, et plus précisément encore la fonction/statut qu'il a assignée à la sélection naturelle, principe « conservateur» et non pas créateur1o. La question de l'hérédité a été longuement débattue dans l'Évolution créatrice (79-85), à partir des thèses de Weismann sur la nonhérédité des caractères acquis: l'enjeu étant de savoir si l'hérédité était «créatrice », c'est-à-dire étant de réserver à « l'élan vital» cette propriété. C'est donc là la raison, et du débat, et de sa solution. «Je ne puis », déclare Bergson, « malgré tous mes efforts, trouver le moindre rapport entre ce que j'ai dit et ce que M. Le Dantec me fait dire »11, et en l'occurrence - et ce point est d'importance, pour ne pas dire fondamental dans l'Évolution créatrice, qui prolonge ainsi Matière et mémoire - ce qui concerne la définition, la portée et les implications des termes «relatif» - « absolu»: «M. Le Dantec prend pour point de départ un article que j'ai écrit autrefois sur la fonction de la science et de la métaphysique12. Je cherchais une définition des termes relatif et absolu. Considérant le mouvement, par exemple, je disais qu'on perçoit le mouvement d'un objet différemment, selon le point de vue, mobile ou immobile, d'où on le regarde, qu'on l'exprime différemment selon le système d'axes auquel on le rapporte - et qu'on l'appelle relatif pour cette raison. Dans ce cas comme dans l'autre, disais-je, on se place en dehors de l'objet lui-même. J'ajoutais que, lorsqu'on parle d'un mouvement absolu, c'est qu'on attribue au mobile un intérieur, et comme des états d'âme, qu'on sympathise avec ces états, qu'on s'insère en eux par un effort d'imagination »13. Le relatif se définit comme et par un système référentiel, en rapport avec l'extérieur; l'absolu comme l'immanent, à la fois l'intérieur à soi-même, le conscientiellvécu, la sympathie de soi à soi (au sens de (j'UJl,-na8EtV : partager une affection-impression, re[s]-sentir. Aussi Bergson retenait-il le mouvement musculaire comme exemple/archétype de mouvement absolu: 10. EC, 56-57 entre autres. Il. Revue du mois 2 (1907), 351. 12. «Introduction à la métaphysique », Revue de métaphysique et de morale Il (1903), 1-36; in La pensée et le mouvant, 22e éd. (Paris: PUF, 1946), 177-227. 13. Revue du mois 2 (1907), 351 ; c'est nous qui soulignons. 19 . «Dès qu'on veut donner à l'idée de mouvement absolu un contenu positif, c'est à une image psychologique qu'on revient. Descartes mettait bien en lumière le caractère mathématique ce l'idée de mouvement relatif, quand il expliquait que tout mouvement est «réciproque» et que, si A se meut vers B, on peut aussi bien dire que B se meut vers A. Et Henry More mettait bien en lumière le caractère psychologique de l'idée ce mouvement absolu quand il répondait à Descartes, en tenant compte de la sensation intérieure de travail musculaire: «si je suis assis tranquille et qu'un autre, s'éloignant de moi, devienne rouge de fatigue, c'est bien lui qui se meut et c'est moi qui me repose». Quand il s'agit de résoudre les grosses difficultés soulevées par les philosophes autour de la question du mouvement, je suis du côté de Henry More »14. Le contenu « positif» du mouvement absolu: le terme est polysémique. Il possède: 1) un sens polémique: non «négatif» (et il n' y a pas là tautologie) ; 2) un sens minimal: «pertinent »; 3) un sens propre: «naturel », c'est-à-dire expérientiel, délivré par sa propre expérience, de soi et sur soi. L'expérience du sens intime dont il s'agit est, à l'évidence, l'expérience du mouvement musculaire, c' est-àdire de l'effort sensori-moteur à l'origine d'un geste ou d'une conduite. Bergson, qui invoque Henry More15 s'est aussi instruit de façon plus proche - chronologiquement et problématiquement - à Maine de Biran et, entre autres, aux analyses de l'Essai sur les fondements de la psychologie (1812). Aussi bien Bergson a-t-il consacré son cours au Collège de France, en 1906-1907 (la date est signifiante par 14. Ibid., 352. 15. Henry More, appartient au groupe des Platoniciens de Cambridge, dans l'Angleterre de la deuxième moitié du XVIr siècle, dont on peut brièvement définir l'orientation comme celle d'un rationalisme « vitaliste »: critiques du mécanisme, ils considèrent les corps comme possédant la vie à des degrés divers (v. la théorie des « natures plastiques» selon Cudworth, forces agissant physiquement, et se constituant un organisme; Leibniz fut ainsi amené à prendre position contre Cudworth). Les Platoniciens de Cambridge développent donc une philosophie organismique Oh la représentation du mouvement trouve sa signification. 20