Recueil de discours idéologiques - Jean

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Recueil de discours
idéologiques
(sur l’axe social ou l’axe des rapports sociaux)
(Textes idéologiques et analyses de textes idéologiques)
Un recueil d’articles publiés entre 1981 et 1997
et rendus disponibles avec la permission
Le Devoir, Le Soleil et Le Monde diplomatique
ainsi qu'avec la permission de M. Pierre Lemieux (libéralisme libertaire)
Textes colligés et préparés pour le cours de sociologie
Individu et société, 387-960-91
Un recueil de 83 pages
Chicoutimi, 6 septembre 2000
Discours idéologiques, axe du social
2
Table des Matières
Table des matières
3
1.
Par KOSTAS VERGOPOULOS, “Le néo-libéralisme contre l'État ?” in LE MONDE
DIPLOMATIQUE, Paris, no 328, juillet 1981, page 30
4
2.
Jules-Pascal Venne, “Les défis actuels de la social-démocratie” in LE DEVOIR, le 3 septembre 1983, page 13 —Idées
8
3.
PIERRE LEMIEUX, “LE NOUVEAU LIBÉRALISME — I- La souveraineté de l'individu”, LE DEVOIR, le 20 décembre 1984, page 9 — idées
11
4.
PIERRE LEMIEUX, “LE NOUVEAU LIBÉRALISME — II- Problématique de l’État libéral”, in LE DEVOIR, le 21 décembre 1984, page 9 — idées
14
5.
YVES VAILLANCOURT, “L’ILLUSION LIBÉRALE, ou la bonne exploitation d’une philosophie bon marché”, in LE DEVOIR, 9 janvier 1985, page 8 —Idées
17
6.
Jean Guay, Gilles Labelle et Daniel Lapointe, “Un parti socialiste au Québec ?”, in LE
DEVOIR, le 15 janvier 1985, page 9 —idées.
19
7.
Rudy Lecours, “Marcel Pepin croit être en mesure de séduire plusieurs orthodoxes
déçus”, in Le Soleil, le 28 janvier 1985, page B-2
21
8.
RUDY LE COURS, “Pepin invite les péquistes orthodoxes à se joindre au Mouvement
socialiste”, in Le Devoir, 28 janvier 1985, page 2
23
9.
Denis Clerc, “PLUS DE MARCHÉ, MOINS D'ÉTAT. Un programme pour la droite ?”, in
Le Monde diplomatique, Paris, no 375, juin 1985, page 28
25
10.
Réjean Lacombe, “Pierre Marc Johnson et le virage socio-économique. Sortir de l'ère de
"l’État-Providence"”, in Le Soleil, 14 août 1985, page B-3
29
11.
Pierre LEMIEUX, “L’individualisme renaît en Amérique”, in La Presse, le 28 août 1985,
page A 7 — tribune libre
31
12.
Jocelyn DUMAS, “TABLE RONDE SUR L'ÉCONOMIE. Il faut libérer le citoyen et
l’entreprise d'un trop lourd joug fiscal et réglementaire pour régler le problème devenu
structurel de l'emploi”, in Le Devoir, 20 novembre 1985, page 4
33
13.
Claude Turcotte, “Un virage dont les causes sont plus profondes qu'on le croit, estime-t-on. Le monde des affaires se réjouit d'un discours économique qui valorise le rôle
du secteur privé”, in Le Devoir, 23 novembre 1985, page 4
36
14.
Jean-Bernard Robichaud, “DE L’ÉTAT-PROVIDENCE À L’ÉTAT-INDIFFÉRENCE. —
“La Justice sociale ne peut pas être liée à notre capacité de produire la richesse”.”, in
Le Devoir, le 30 décembre 1985, page 7 — idées
39
15.
René Beaudin, “Libéralisme et néo-libéralisme. La querelle des anciens et des modernes”, in Le Soleil, samedi 29 mars 1986, page B 3 DOSSIER
41
16.
Alain Bonnin, “Crise économique ou crise politique? Réduire le chômage tout en combattant le déficit est à notre portée, mais demande du courage, ce qui manque le plus
dans nos classes politiques”, in Le Devoir, mercredi 20 octobre 1993, page A 9 — Idées
43
Discours idéologiques, axe du social
3
17.
Gilles Massé, “Pierre Lemieux, anarchiste”, in revue Jonathan, Avril 1986, pages 17 à
19. Montréal, une publication du comité Québec-Israël
46
18.
Pierre BOULET, “Fini l'État-Providence... le gouvernement investit dans le bénévolat.
—Des millions qui valent des milliards”, in Le Soleil, 12 avril 1986, page B 1 Dossier
49
19.
Pierre BOULET, “Histoire d'une volte-face pour le moins révélatrice”, in Le Soleil, samedi 12 avril 1986, page B 1 Dossier
51
20.
Pierre BOULET, “Éviter le piège de la privatisation déguisée”, in Le Soleil, samedi 12
avril 1986, page B 1 Dossier
52
21.
Jean-Paul L’Allier, “Les années qui viennent. — L’inévitable social-démocratie”, in Le
Devoir, samedi 24 mai 1986, page A 9, des idées, des événements
54
22.
Paul-andré COMEAU, “BLOC-NOTES. Le débat sur le néo-libéralisme”, in Le Devoir,
Jeudi 17 juillet 1986, page 6
57
23.
MARCEL LÉGER, “De L’État providence à I’État provigain... du moins pour certains”,
in Le Devoir, vendredi 18 juillet 1986 • 7 des idées, des événements
59
24.
Pierre-Y. LAURIN, “Le miroir aux alouettes du libéralisme moderne”, in Le Devoir, samedi, 19 juillet 1986, page A 7 - Idées- événements
61
25.
Yves Vaillancourt, “L'ÉTAT ET LE SOCIAL AU QUÉBEC. — I. À l'époque où l’État
québécois jouait un rôle supplétif”, in Le Devoir, samedi 2 août 1986, A 1
63
26.
Yves Vaillancourt, “L'ÉTAT ET LE SOCIAL AU QUÉBEC. — II. Le retour du pendule:
l’attrait du recours à la privatisation”, in Le Devoir, lundi 4 août 1986, A 1
66
27.
Yves Vaillancourt, “L'ÉTAT ET LE SOCIAL AU QUÉBEC.— III. Le modèle ontarien
vu de plus près. Le modèle ontarien: à suivre?”, in Le Devoir, mardi 5 août 1986, A 1
69
28.
Yves Vaillancourt, “L'ÉTAT ET LE SOCIAL AU QUÉBEC.— IV. Un véritable test:
celui de l’aide sociale”, in Le Devoir, mercredi 6 août 1986, A 1
72
29.
PAULO PICARD, “Compter sur ses propres moyens. — Pour le Congrès du travail du
Canada, le NPD est le seul à proposer un projet de société à tendance social-démocrate,
mais cette prise de position sera-t-elle profitable au parti le 25 octobre?”, in LE
DEVOIR, le mardi 19 octobre 1993, page A 9 - idées
75
30.
Bernard Élie, “Les lois du marché”, in Le Devoir, 11 avril 1996, page A 6
77
31.
MICHEL VENNE, “Comment le Canada tourne le dos à l'État providence”, in Le Devoir, Montréal, lundi 24 février 1997, page A1
79
32.
Roch Côté, “Perspectives — Néo-libéralisme, où es-tu ?”, in Le Devoir, 13 décembre
1997, A1
82
Éditorial
Discours idéologiques, axe du social
4
Le Monde diplomatique, Paris, no 328, juillet 1981, page 30
Le néo-libéralisme
contre l'État ?
(Retour à la tdm)
Par Kostas Vergopoulos,
professeur de sciences économiques à l'université de Paris-VIIIVincennes à Saint-Denis.
Les adeptes du courant dit
“néo-libéral” prétendent que cette
théorie ne s'épuise pas avec le
contrôle monétaire de l'économie:
elle comprend tout un programme
de politique économique positivement concevable. Cependant,
leur interprétation de la réalité
économique et sociale se révèle
non seulement tendancieuse, mais
aussi pleine de contradictions.
Par exemple, pour M. Milton
Friedman, principal théoricien
“néo-libéral”, une société fondée
sur l'appât du gain est préférable à
une société fondée sur la faim du
pouvoir. Comme si, dans le système capitaliste, les deux
phénomènes — gain et pouvoir—
n'étaient pas deux aspects du
même processus social ? En fait,
le profit est déjà une forme
concrète de pouvoir, de domination. La lutte pour le profit est
déjà en soi une lutte pour la domination. Seuls les esprits naïfs
ou hypocrites peuvent, tout en
condamnant d'un côté la lutte
pour le pouvoir, glorifier de l'autre la lutte pour le profit.
Le “néo-libéralisme” prétend
avoir un programme économique
positif. Pourtant, l’ensemble de
ses recommandations se résume
en quelques impératifs de caractère
éminemment négatif: réduire les
dépenses de l’État; réduire l'expansion de la monnaie; réduire
l'impôt sur l'entreprise, etc. Selon
son adage bien connu “tout va
bien dans l'économie tant que le
gouvernement ne s'en mêle pas”:
il paraît alors assez difficile d'admettre que les propositions “néolibérales” contiennent un quelconque élément de positivité, ou
qu'elles puissent offrir un programme d'action économique positive.
Dans leur lutte contre l’État
keynésien, les “néo-libéraux”
développent une incroyable offensive tous azimuts: tantôt ils
prétendent que cet État fonctionne
aux dépens des classes laborieuses
- et ils en appellent au peuple
pour lutter contre
l'État-providence, instrument des
riches; tantôt ils considèrent que
ce même État charge les entreprises à l’excès, compromettant ainsi la incitations à investir - et ils
en appellent aux riches et aux patrons pour lutter aussi contre cet
État. Autrement dit, face aux pauvres, les “néo-libéraux” présen-
tent l’État comme l'instrument
des riches, mais face aux riches,
ils le présentent comme une bureaucratie parasitaire se développant à leurs dépens. Tous les
moyens sont bons pour susciter la
révolte générale des citoyens
“contre l'État”. Cependant, cette
révolte vise-t-elle vraiment l'État
en général ou, peut-être, seulement certains de ses aspects tout
en renforçant par ailleurs certains
autres de ses aspects ?
Les “néo-libéraux” chercheraient à limiter, si non supprimer,
I' appareil d'État moderne tout en
gardant les structures fondamentales de la société capitaliste. Or si
l'on prend un certain recul, on
constate que cet État a toujours
été la forme historique concrète
des compromis passés entre les
classes sociales. S'il y a aujourd'hui des lois imposant des charges sociales aux entreprises ou
établissant un impôt progressif
sur le revenu, s’il y a des dépenses au titre de la Sécurité sociale,
des allocations familiales, des indemnités contre le chômage, etc.,
il serait rigoureusement inexact de
conclure que tout cela est le fait
de l’État et de l'étatisme. En l'occurrence, l’État n'a fait qu'entériner les compromis passés entre
les classes sociales durant les cin-
Discours idéologiques, axe du social
quante dernières années. Pourtant,
les “néo-libéraux” ne veulent rien
savoir des classes, ni de la lutte
de classes, ni même de l'histoire.
Tous les acquis historiques des
travailleurs sont par eux pudiquement désignés comme des
“ingérences” de l’État dans l'économie. La logique social-démocrate de l’État keynésien
qui a prévalu pendant un demi-siècle consistait à canaliser la
pression sociale des travailleurs
en des formes mettant en valeur la
fonctions sociales du capital et de
l'entreprise. Aujourd'hui les
“néo-libéraux”, prétendant vouloir libérer l'entreprise du “poids
écrasant” de l’État et de l'étatisme
ne visent en fait qu'à libérer l'entreprise de ses fonctions sociales
et à imposer la régression de
l'économie au royaume du despotisme absolu du capital.
Le “néo-libéralisme” prône
encore les vertus du marché libre
et de la concurrence illimitée. Il
va même jusqu'à affirmer que le
marché libre constitue le seul espoir des pauvres pour améliorer
leur sort, contrairement au système interventionniste actuel qui
fonctionnerait exclusivement au
bénéfice des couches supérieures.
Mais le véritable objectif de ceux
qui se réclament aujourd'hui du
“néo-libéralisme” n'est pas tellement, on l'a vu, de libérer et de
renforcer la concurrence que de
libérer les entreprises en général
de leurs charges et fonctions sociales. Autrement dit, le vocable
de “libéralisme” et l'éloge du
marché libre ne masquent qu'à
grand-peine une offensive généralisée contre les acquis historiques
des classes laborieuses.
Ce “libéralisme” étonnamment tronqué implique aussi —
contrairement aux abstractions
“néo-libérales”— une politique
étatique musclée pour assurer la
mobilisation du capital, comportant notamment de multiples formes de subventions à l'industrie à
l'aide des fonds de l’État. Ce n'est
sans doute pas par hasard que le
modèle de l’État despotique japonais, du temps de la dynastie
des Meiji (inaugurée en 1868)
jusqu'aujourd'hui, exerce une
séduction explicite sur Milton
Friedman, les milieux dirigeants
américains actuels et les cercles
du patronat français. Dans ces
conditions l'éloge du marché libre
ne serait qu'un simple euphémisme: la concurrence serait appelée à fonctionner uniquement au
niveau du marché du travail, tandis que les entreprises seraient fortement subventionnées, directement ou indirectement, par l’État.
Enfin, lorsque le
“néo-libéralisme” présente le
marché libre comme une possibilité pour la pauvres de s’enrichir,
il fait preuve d'une totale méconnaissance du problème de la pauvreté considérée sous sa dimension sociale. Il est bien évident
que la mobilité sociale des individus ne pourra jamais supprimer
le problème des classes pauvres,
des classes qui, malgré tout, loin
d'être oisives, sont celles des producteurs directs.
Le “néo-libéralisme” s'oppose aussi à la législation antitrust sous prétexte que le
phénomène du monopolisme ne
peut être combattu par des lois,
proposant comme solution de rechange de renforcer les conditions
de la concurrence libre et illimitée. Cependant, ce dilemme,
consistant à choisir entre les lois
antitrusts d'un côté et le renforcement de la concurrence de l'autre,
est complètement fictif et imaginaire et, dans la meilleure des hypothèses, il témoigne d’une
méconnaissance de la législation
antitrust. En effet, cette législation
n'a et ne peut avoir qu'un seul objet: la protection de la libre
concurrence. Faut-il en conclure
que les “néo-libéraux” assument
l'idée de marché libre jusqu'à ses
ultimes conséquences: jusqu'à la
5
cristallisation de la loi du plus
fort, la loi des monopoles ?
Dans les mêmes milieux, on
prétend expliquer l'inflation par la
quantité de la monnaie en circulation. La hausse des prix dit-on,
est toujours un phénomène monétaire. Toutefois, il est évident que
cette “explication” se situe aux
limites de la tautologie triviale.
Si elle veut souligner que la
hausse générale des prix est un
phénomène monétaire, on observera que cette explication n'en est
point du tout une, la hausse du
niveau général des prix est un
phénomène absolument identique
à la croissance de la quantité de
monnaie en circulation. Dans la
meilleure des hypothèses, les variations de la quantité monétaire
constituent tout simplement le
mécanisme technique par lequel
se réalise la hausse du niveau des
prix, mais dans tous les cas on
reste perplexe; le mécanisme est
connu, mais on ignore aussi bien
la nature que les causes de l'inflation. Alors que l'inflation est, par
excellence, un problème brûlant,
avec des causes et des conséquences sociales extrêmement graves,
les “néo- libéraux” escamotent
ses véritables dimensions, se
contentant de présenter innocemment le mécanisme technique de
l'inflation comme une cause.
Les tenants du “néo- libéralisme” liquident la question politique et sociale; ils pensent que
ces aspects peuvent être réglés automatiquement par les mécanismes du marché; M. Milton
Friedman affirme que le libéralisme économique finit toujours
par rejaillir sur les structures politiques. Mais s'il en était ainsi,
comment devrait-on expliquer la
résurgence du phénomène autoritaire qui se développe en association avec les politiques économiques “néo-libérales” dans les sociétés occidentales ?
Discours idéologiques, axe du social
En fait, tout semble indiquer
que le modèle économique “néolibéral” a toujours organiquement
besoin d'un État fort et autoritaire.
En régime keynésien, les masses
de travailleurs sont intégrées aux
formes du pouvoir à travers la
multitude des mécanismes socio-économiques de
l'État-providence. Par contre, dans
le régime “néo-libéral”, où
précisément ces mécanismes entrent en crise - ce qui permet aujourd'hui de parler de crise de
l’État, du keynésianisme, de la
social-démocratie, des partis, des
syndicats, etc., - il ne reste d'autre
moyen pour contrôler les masses
que l'appareil répressif, doté des
formes juridiques du nouvel autoritarisme et de l’idéologie de la
mobilisation générale contre les
menaces pesant sur la sécurité des
citoyens. On en conclut que cette
liberté économique dont se
réclame le “néo-libéralisme” est
assez loin de rejaillir automatiquement sur le plan des libertés
politiques.
L'expérience du Chili montre
que le “néo-libéralisme” en économie implique inéluctablement
un régime politique fortement autoritaire, sinon despotique, capable de contenir les actions revendicatives concertées des masses.
Pourtant, les “néo- libéraux” se
disent très satisfaits des progrès
du “libéralisme” au Chili et parlent même sérieusement de
“miracle économique chilien”.
Les points positifs, selon eux, seraient la baisse du taux de l'inflation ramené à seulement (!) 35%
par an et la réduction des dépenses de l’État de 40% à 30% dans
le revenu national. Toutefois, on
oublie de signaler que, après huit
ans de dictature militaire
“néo-libérale”, après plusieurs
vagues d'“assainissements” économiques et politiques successifs
par les disciples du “néo-libéralisme”, appelés en l'occurrence les
“Chicago boys”, I'économie chilienne n'a pas encore aujourd'hui
réussi à rattraper son niveau de
1972. Il en va de même en ce qui
concerne le taux de l'investissement dans le produit national chilien.
Le moins qu'on puisse supposer serait que le modèle chilien
actuel, pour conforme qu'il soit
aux recettes “néo-libérales”, est
encore assez loin de constituer un
miracle économique; non seulement la “libéralisation” économique de Pinochet ne se reflète pas
dans les structures politiques,
dissoutes par la dictature, mais il
ne semble pas qu'elle parvienne à
assurer une croissance de l'économie dans son ensemble.
La séduction exercée par les régimes musclés, autoritaires et despotiques, sur les adeptes du
“néo-libéralisme” est aussi
confirmée par l'importance accordée au modèle japonais, par les
1
nouveaux dirigeants américains
comme par le patronat français.
Apparemment, ce qu'il y aurait de
commun entre le Japon du XIX'
siècle et les États-Unis et l'Europe
occidentale d'aujourd'hui serait
une préférence pour la spéculation
et l’usure au détriment de l'investissement productif. Au Japon, ce
fut l'aspect principal de la transition vers le capitalisme moderne
alors que dans le monde occidental d'aujourd'hui le même problème se présente comme le trait
principal de la marche à suivre
pour sortir de la crise de stagflation. Toutefois, il serait inexact
de prétendre que l’État des Meiji
a agi comme un État libéral; au
contraire, il a usé et abusé de toutes les prérogatives de l’appareil
de l’État despotique légué par la
société féodale japonaise. Cet État
a agi sur l'économie en se servant
de toutes les formes de contrainte,
économique et extra-économique,
1
Cf. Pierre Dommergues,
“Apologie du capitalisme”, Le Monde, dimanche, 19 avril 1981
6
pour assurer l'essor et le développement du capitalisme:
- il s'est largement servi des
procédés de taxation sauvage
contre sa propre agriculture et
contre les paysans - en appliquant
notamment des coefficients différentiels d'imposition - pour favoriser des transferts sociaux au
bénéfice du financement du secteur
2
industriel ;
- il a bloqué autoritairement les
salaires ouvriers à des niveaux excessivement bas;
- il a fortement subventionné directement ou indirectement - les
projets d'investissement des entrepreneurs prives; souvent, l’État
acceptait de contribuer à ces investissements à raison de 50%,
part qu'il cédait ensuite gratuitement aux investisseurs;
- il n'a pas hésité à attribuer un
monopole légal à plusieurs firmes
industrielles naissantes;
- souvent, les subsides de
l’État prenaient la forme d'engagements à acheter la production
des nouvelles entreprises pendant
plusieurs années;
- l’État a procédé à la privatisation des entreprises créées avec
des fonds publics acceptant de les
céder à des particuliers à des prix
ne dépassant pas 15% à 30% des
frais engagés.
Cet État — libéral, selon les
“néo-libéraux” — s'est illustré
dans l’histoire comme le champion de deux orientations fondamentales: la militarisation de
l'économie sous l’impulsion de
l’État et une politique protectionniste visant à assurer le monopole
des firmes japonaises sur le marché national, même au prix de la
2
Cf. S. Kuznets, Economic
Growth and Structure,
Norton, Londres, 1965.
Discours idéologiques, axe du social
violation systématique de tous les
engagements pris en matière de
politique tarifaire en vertu des
traités internationaux1.
C’est donc à cet État japonais
que les “néo-libéraux” d'aujourd'hui pensent pour compléter leur
modèle économique. Mais
peut-être que, sur ce point, dans
le fond, ils ne se trompent pas: le
complément nécessaire de l'économie libérale n'est pas un État
réduit au minimum, mais au
contraire un État particulièrement
musclé, grand, fort et despotique.
Pour eux, le problème fondamental est actuellement de mobiliser à
fond toutes les prérogatives de
l'appareil de l’État pour opérer
une série de transferts directs et
indirects en faveur des éléments
entrepreneuriaux de la société, et
notamment en faveur des grandes
entreprises qui - en raison de leur
importance et de leurs ramifications politico-économiques - peuvent exercer un rôle dominant
aussi bien au niveau du marché et
des échanges extérieurs que dans
l'élaboration des nouvelles politiques économiques de l’État.
Face au problème de la récession, le keynésianisme préconisait
la croissance du produit brut par
la relance de l'investissement,
tout en assumant l’hypothèse
d'un investissement à profitabilité
inférieure ou nulle financé par
l’État. Aujourd'hui, les
“néo-libéraux”, face à la crise,
jouent la carte de la récession et
de l'austérité: leur objectif n'est
plus tellement la croissance du
produit brut que celle des profits
au sein d’une production stagnante. En fait, il s'agit d'une opération par excellence conservatrice: on ne vise plus la création
de richesses nouvelles, mais
plutôt la redistribution des riches1
Cf. H. Rosovsky, Capital
Formation in Japan,
1868- 1940, Glencoe,
New-York, 1961.
ses déjà existantes. L'apparition
de préoccupations exclusivement
monétaristes correspond aux exigences de cette nouvelle logique:
sacrifier l'économie pour sauver la
monnaie.
Contrairement à ce qu'il promet ou laisse espérer, le
“néo-libéralisme” s'accomplit
nécessairement dans un État fortement autoritaire et despotique.
Cependant, il n’y a là aucune
contradiction avec les prémisses
idéologiques de ce mouvement:
du “néo-libéralisme”, l’essentiel
à retenir n'est ni la liberté économique ni la prétendue liquidation
de l'étatisme, mais plutôt la soumission de la logique de l’État à
celle du capital privé. L’État ne
disparaît pas, ne se retire pas de
l'économie, mais se “privatise”.
La liberté dans le marché du travail est complétée par un autoritarisme sans égal dans l'histoire du
capitalisme, notamment au niveau
des politiques de l’État visant la
mobilisation du capital. L'analyse
macro-économique des organes de
la planification publique ne disparaît pas, elle s'intègre directement
dans l'analyse micro-économique
des firmes privées (selon l'expression de R. Boyer). Keynes n'est
pas évincé, comme on pourrait le
croire, mais se voit intégré dans
la vision de F. von Hayek. Si
l’État social et l'État-entrepreneur
sont aujourd'hui directement menacés, d'un autre côté les prétendus “néo-libéraux” s'accommodent parfaitement de tous les autres aspects du keynésianisme et
exigent même le renforcement du
rôle de l’État dans certains domaines tels que la politique
aérospatiale, la croissance des
dépenses militaires, aussi bien du
côté de la production que de la
demande.
Dans l'histoire du capitalisme, l’État a toujours soutenu le
capital. Toutefois, cet appui n'a
jamais été aussi fort, multiple et
inconditionnel que dans les pro-
7
grammes économiques dits
“néo-libéraux”. En définitive, le
“néo-libéralisme” n'est peut-être
rien d'autre que la façade idéologique de l'offensive généralisée du
big business en faveur d'un étatisme forcené et autoritaire.
Discours idéologiques, axe du social
8
Le Devoir, Montréal, le 3 septembre 1983, page 13 —Idées
Les défis actuels
de la social-démocratie
(Retour à la tdm)
Ces lignes sont extraites d'un document de réflexion, en vue d'un
colloque sur la social-démocratie
, préparé sous la direction de M.
Jules-Pascal Venne, conseiller au
programme du Parti québécois.
La croissance continue des services publics depuis vingt ans a
amené beaucoup de citoyens à
s'imaginer que les capacités de
l'État étaient illimitées. Tel n'est
plus le cas. À l'abondance des
années 60 a succédé une certaine
pénurie, à l'opulence de l'État,
une rigueur certaine. La proportion du PIB consacrée aux dépenses publiques ne peut continuer
de croître indéfiniment. Les résistances individuelles et collectives
à une telle expansion vont d'ailleurs en s’amplifiant, le travail au
noir en est une manifestation.
Il devient donc de plus en plus
difficile de lancer de nouveaux
programmes sociaux universels et
coûteux. Le problème consiste
maintenant à savoir si l'argent
dépensé l'est à bon escient et est
affecté aux bons endroits.
Remise en cause de certaines
priorités
Les citoyens se posent aujourd'hui de plus en plus de questions
sur l'efficacité de certains programmes sociaux.
Ainsi, Ivan Illich souligne la
contre-productivité des équipe-
ments collectifs et des grandes
institutions sociales la médecine
hypersophistiquée finit par rendre
malade, l’école désapprend...
Dans certains cas, la distance entre des décisions à caractère social
des États modernes et les usages
qu'on fait des services font en
sorte que les objectifs se trouvent
détournés de leurs buts premiers.
D'autres critiques plus vigoureuses traitent de l'efficacité des
actions redistributrices des États
modernes et des programmes sociaux universels et les remettent
en cause. Certaines études montrent que les programmes sociaux
les plus importants profitent dans
une large mesure aux classes
moyennes.
Nos sociétés ont connu, depuis
vingt ans, des changements éthiques et culturels qui ont modifié
les critères de la pauvreté. On
constate aussi que les mesures de
sécurité du revenu ont amélioré
les revenus des personnes âgées
mais n'ont pas tenu compte de
nouvelles formes de pauvreté qui
affectent les jeunes ou les familles
monoparentales dont le chef de
ménage est une femme.
Ainsi, 44% de cette dernière
catégorie de familles vivaient en
1980 sous le seuil de la pauvreté,
alors qu’elles ne constituaient que
8% de l’ensemble des familles
canadiennes. Le pourcentage des
jeunes de moins de 24 ans vivant
sous le seuil de la pauvreté est
passé de 20,4% en 1979 à 23,8%
en 1980, et pourtant, ce dernier
groupe d’âge décline par rapport à
l'ensemble de la population canadienne.
Nouvelles formes d’inégalité
Avec là crise économique, de
nouvelles formes d'inégalité sont
apparues. Par exemple, le resserrement du marché de l'emploi engendre de nouvelles inégalités
difficilement visibles, mais non
moins insupportables, entre les
salariés des secteurs économiques
protégés et les autres, entre ceux
du secteur public et ceux du secteur privé, sans compter le nombre grandissant des travailleurs et
travailleuses occasionnels soumis
à des conditions de travail des
plus précaires. Dès lors la garantie
et la sécurité d'emploi, la durée et
les conditions de travail, l'avancement relié à l'ancienneté, les
possibilités de formation et de
promotion, tous ces facteurs doivent être comptabilisés. Notre volonté de mieux répartir la richesse
collective devrait en tenir compte.
Il faudra également s'attacher à
améliorer les conditions de vie de
ceux et celles qui ont rarement
droit de parole dans notre société,
faute d'organisation et de groupes
de pression: les salariés non syndiqués, les milliers de jeunes en
chômage, les milliers de travailleurs et de travailleuses “au noir”
Discours idéologiques, axe du social
de l'économie parallèle ou clandestine.
Que faire? Sinon réfléchir à de
nouvelles formes de redistribution
de la richesse collective et du travail.
VERS UN NOUVEAU
CONTRAT SOCIAL
L'un des éléments les plus positifs de la concertation naissante au
Québec aura certes été la création
de lieux de rencontres et
d’échanges, qui ont permis de
percer les murs du silence et de
rompre avec la confrontation. On
sent se dégager une nouvelle mentalité, de nouveaux rapports. Mais
beaucoup de chemin reste à parcourir. D'abord, il faudrait que les
initiatives ne viennent pas seulement de l'État mais des partenaires eux-mêmes. Il faudrait aussi
qu'au sein des entreprises elles-mêmes s'établissent des actions concertées.
Nouvelle mentalité
Tout mécanisme d'action
concertée doit obligatoirement
s’accompagner d'un changement
de mentalité, d'une nouvelle
culture née de relations basées sur
la solidarité et non plus sur la
confrontation.
Il semble bien que ce type de
consensus ne soit pas donné au
départ. Il apparaît plutôt comme
une conquête qui suppose un long
apprentissage historique de mise
en commun.
Les résultats des nombreuses
conférences tenues à ce jour au
Québec se résument essentiellement à quelques centaines d'engagements dont l'État est à toutes
fins utiles le seul responsable. En
effet, les porte-parole patronaux et
syndicaux ne sont dépositaires
que d'une infime partie de ces engagements. Une chose est évidente: l’État seul a ouvert ses li-
9
vres et discuté de ses politiques
alors que les partenaires étaient là
essentiellement pour faire valoir
leurs revendications. Le rôle de
l'État dans l'économie est fondamental, certes, mais nous devons
convenir que les arbitrages fondamentaux entre les partenaires
n'ont pas fait l'objet de discussions approfondies en partie à
cause des résistances patronales et
syndicales engendrées par de longues années de rapports conflictuels.
ments technologiques, avec ceux
de la collectivité?
Jusqu'ici les mécanismes de
concertation ont essentiellement
été appliqués au déblocage de
dossiers. Les mécanismes de
concertation doivent aller plus
loin que de dénouer des crises réelles ou appréhendées, que de
procéder à la dernière minute à
des arbitrages difficiles. Idéalement, un contrat national devrait
permettre d'établir des priorités
économiques et sociales et
d'aboutir à une entente entre partenaires sur la responsabilité de
chaque agent dans le développement économique et les priorités
sociales. À cet égard, les enjeux
sont majeurs et suscitent de nombreux points d'interrogation.
—Comment assurer une représentation de tous les
non-organisés dans le processus
de consultation et de concertation?
Des questions pertinentes
—Jusqu'à quel point, au
Québec, I'État peut-il et doit-il
jouer le rôle, non seulement de
régulateur, mais de moteur de
l'économie?
—Faut-il étendre davantage le
secteur public de l'économie,
mieux coordonner les objectifs et
l'action des sociétés d´État, depuis la Société de développement
industriel (SDI), la Société
générale de financement (SGF)
jusqu'à la Caisse de dépôt?
—Jusqu'à quel point le secteur
privé est-il prêt à harmoniser ses
priorités, dans les domaines de
l'investissement et des change-
—Le secteur coopératif
québécois entend-il s'impliquer
davantage dans ce processus?
—Les syndicats et le patronat
sont-ils - vraiment intéressés à de
nouvelles formules de gestion?
Faut-il favoriser une certaine participation des travailleurs
là-même où ils ne sont pas syndiqués?
—Certains intérêts corporatistes
accepteraient-ils de réduire en partie. leurs privilèges afin de permettre à l’État d'aider davantage
les plus démunis?
On pourrait ainsi multiplier les
questions. Ce ne sont pas tant les
institutions qui manquent pour
réaliser un dialogue qui permettrait au plus grand nombre de citoyens de participer et de prendre
en charge le développement du
Québec. Ce qui manque encore,
c'est une mentalité différente une
volonté ferme de discuter des
vrais problèmes de la société et de
procéder solidairement au changement social autrement que par
des pressions politiques d'inspiration corporatiste.
Solidarité sociale
On a longtemps cru que l'expansion des services publics allait
engendrer un renforcement de la
solidarité sociale. Malheureusement, on a vu parallèlement à
cette expansion se construire et se
structurer, sur le modèle centralisé
de l'État, des groupes de pression
de toutes sortes, ce qui a eu pour
effet de compartimenter davantage
entre eux les membres de la so-
Discours idéologiques, axe du social
ciété. Ces groupes de plus en plus
puissants, nantis de
Suite à la page 14
Défis Suite de la page 13
moyens de pression proportionnels à leur force, négocient trop
souvent avec l'État sur un modèle
classique d'affrontement, laissant
l'ensemble des citoyens sans prise
face à ces “monstres froids.. Nous
sommes passés d'un État égalitaire et pourvoyeur de services et
de justice sociale à un
l’État-clientélaire dont les décisions sont prises en fonction de
tel groupe de pression, de telle
clientèle, au détriment de l'intérêt
général.
Ce mouvement de responsabilisation s'inscrit pleinement dans la
mouvance sociale-démocrate et
10
souverainiste. Pour qu'il prenne
de l'ampleur, l’attitude de dépendance envers l’État, attitude qui
s'est généralisée depuis le début
des années 60, devra faire place à
un désir d'autonomie plus prononcé. De nouveaux lieux, de
nouvelles formes de rapport entre
les citoyens, les groupes et }'État,
à tous les niveaux, devront être
développés.
Discours idéologiques, axe du social
11
Le Devoir, Montréal, le 20 décembre 1984, page 9 — idées
LE NOUVEAU
LIBÉRALISME
I- La souveraineté de l'individu
(Retour à la tdm)
PIERRE LEMIEUX
Écrivain et économiste, l'auteur
est conseiller économique à Montréal,
Quels sont les fondements
théoriques du grand courant libéral actuel (parfois appelé
“néolibéral”) ? Quel rôle s'ensuit
pour un État respectueux de la liberté individuelle ? Ces deux
courts articles visent à résumer
l'apport de la problématique libérale contemporaine à la question
de l'individu devant l'État.
Évidemment, je prends le
terme “libéral” au sens français, et
non au sens américain qu'ont assumé nos partis politiques
soi-disant libéraux mais en réalité
sociaux-démocrates. Le libéralisme couvre un vaste éventail
philosophique qui va du libéralisme classique à l'anachocapitalisme (voir mon Du libéralisme à I'anarcho-capitalisme, Paris, Presses universitaires de
France, 1983). Aux antipodes du
collectivisme et de l’étatisme, le
libéralisme est un individualisme
qui affirme la primauté de
l’individu sur la société, la souveraineté de l’individu.
L’inadmissible souveraineté de
l’État
Tout à l'opposé, Staline, Hitler, Mussolini et Olaf Palme partagent une croyance commune:
l'effacement nécessaire de l'individu devant les exigences collectives, c'est-à-dire la souveraineté de
l’État.
Pour un libéral, la souveraineté de l’État, y compris de l’État
démocratique, est inadmissible.
De quel droit, grand Dieu!, un
groupe d'hommes auraient-ils tous
les droits à l’égard des autres ?
Pour les protéger? Mais alors qui
les protégera contre leur protecteur? Au lieu de permettre aux
mieux intentionnés de faire tout le
bien dont ils se croient capables,
un régime libéral est conçu de
manière à empêcher les pire de
faire tout le mal que le pouvoir
rend possible.
La souveraineté de la majorité
ne peut davantage se réclamer du
consentement libre et unanime des
gouvernés en vertu d'un contrat
social à la Rousseau. En effet, un
individu rationnel ne confierait
pas un pouvoir illimité à une ma-
jorité de peur de se retrouver plus
tard dans une minorité opprimée.
Bref, un État libéral ne peut
être souverain, c'est-à-dire détenir
l'autorité suprême. Mais le libéralisme ne se contente pas de rejeter
la souveraineté de l’État; il s'appuie sur trois grandes philosophies de l'individualisme.
L’efficacité de l’individualisme
L'efficacité de l’individualisme constitue l’un de ces piliers
du libéralisme contemporain. La
grande leçon, la seule leçon
peut-être, de l'économie est qu'une
société fondée sur la souveraineté
de l'individu non seulement fonctionne toute seule sans l'intervention constante de l'autorité, mais
que l'ordre social ainsi créé est efficace. Le capitalisme en fournit la
démonstration éclatante dans le
domaine de l'économie. Chacun
agissant dans son intérêt personnel sur le marché contribue automatiquement à l’intérêt de tous.
Cette idée, déjà présente chez
les libéraux classiques, a été raffinée par les économistes modernes (dont Milton Friedman), et
globalement reformulée par Frie-
Discours idéologiques, axe du social
drich Hayek dans sa trilogie
Droit, législation et liberté (traduite de l'anglais par Raoul Andouin, en trois volumes, Paris
PUF, 1980-1983). Les institutions sociales, y compris le droit,
se développent spontanément selon un processus automatique de
sélection des plus efficaces.
L’avant-garde de la gauche
contemporaine redécouvre ce génie
d'une société autorégulatrice: “Il
est dans l’intérêt général que tous
travaillent contre l'intérêt général”,
écrit Edgar Morin.
Dans une perspective libérale,
l'intérêt général n'est, en vérité,
que l'intérêt commun de tous les
individus dans l'existence d'une
société où chacun peut poursuivre
pacifiquement ses intérêts individuels sur le marché. Contrairement à ce que croient de
soi-disant libéraux, l'intérêt
général ne se définit pas comme la
somme d’intérêts particuliers qui,
quand ils s'expriment politiquement, débouchent sur des privilèges coercitifs accordés à certains
par l’État (protections syndicales,
corporatistes ou douanières, par
exemple).
Individualisme ne signifie pas
nécessairement égoïsme, et l'altruisme spontané est une vertu
constitutive d'une société libre. Et
c'est, au contraire, à mesure que
l'emprise de l'État armé empiète
sur la société civile que s'effacent
le sens personnel de la responsabilité civique ainsi que' les solidarités naturelles de la famille et des
associations privées.
Un contrat social unanime
Le contractualisme représente
la deuxième grande théorie individualiste.
Par définition, le contrat
exige l'unanimité des contractants,
garantissant ainsi les avantages de
chacun. La souveraineté de l'indi-
vidu se justifie alors par l'axiome
que personne ne sait mieux que
l'individu ce qui est bon pour lui
ou, à tout le moins, qu'on ne sait
pas qui sait mieux ou dans quels
cas. Une société contractualiste,
où chaque individu compte réellement pour un, est indiscutablement supérieure à une société majoritariste, où certains individus
imposent à d'autres des contraintes qui ne sont pas acceptées individuellement et librement.
D’où l’idée d’étendre le
contractualisme économique au
niveau politique: que personne ne
soit soumis à une obligation
légale à laquelle il n'a pas
lui-même, individuellement,
consenti. C'est ce problème, si
mal résolu par Hobbes et Rousseau, que reprend la théorie du
contrat social unanime de James
Buchanan, père de l'école du public choice (voir Buchanan, The
Limits of Liberty. Between Anarchy and Leviathan, Chicago, University of Chicago Press 1974).
À partir d'une situation hypothétique d'anarchie, les droits
de propriété naissent des incitations d'individus rationnels à
réduire leurs dépenses mutuelles
de pillage et de protection. Un
contrat constitutionnel est signé à
l'unanimité qui définit des droits
de propriété et, en un deuxième
temps, crée un État protecteur de
ces droits, qui lui sont donc antérieurs et supérieurs. L’État protecteur est constitutionnel et non
pas démocratique, puisque le seul
État que des individus souverains
accepteraient est un État limité.
Le même contrat confie à
l’État une mission d'un tout autre
ordre: produire certains biens qui
sont présumément désirés par tous
mais dont le caractère public rend
difficile leur financement libre sur
le marché (voir le second article
de cette série). Dans ce rôle, l'État
producteur agit selon des procédures démocratiques requérant moins
12
que l'unanimité afin de contourner
le problème des passagers clandestins, c'est-à-dire de ceux qui voudraient jouir des biens publics
sans en payer leur part. On ne
peut justifier d'arrangements politiques majoritaristes que comme
une approximation, d'unanimité.
Les contractants hypothétiques ont le dos large: voilà bien
le problème majeur de toute théorie politique contractualiste. Ainsi, Buchanan soutient que le
contrat social peut justifier la redistribution: certains individus à
qui leur habileté naturelle au pillage fait préférer l'anarchie hobbésienne exigeront des plus faibles
une compensation redistributrice
avant de consentir à déposer les
armes. Autrement dit, redistribuons-leur une partie de nos revenus “de peur qu'ils ne viennent
casser les vitres chez nous”.
Les droits individuels
Peut-on légitimer un contrat
social conceptuellement unanime
mais auquel certains individus
n'adhèrent que sous la menace
d’être autrement agressés et expropriés par les plus forts ou les
plus nombreux? Un contrat fondé
sur l'intimidation n'a aucune valeur. De plus, il s'agit d'un seul
dissident ou même d'un seul anarchiste minoritaire entretenant envers l’État une sainte horreur morale pour rendre l'unanimité impossible.
Ici intervient la longue, diverse et fructueuse tradition libérale des droits de l'homme, qui
fournit une troisième justification
à la souveraineté de l'individu.
Les droits de l'homme sont des
droits individuels inviolables, qui
pré-existent à tout contrat et qui
protègent également chaque individu (fort ou faible, riche ou pauvre, homme ou femme) contre la
coercition d'autrui.
Discours idéologiques, axe du social
D'où viennent ces droits individuels.? Des stoïques grecs à
Hugo Grotius, John Locke, Robert Nozick (Anarchy, State and
Utopia, New York, Basic Books,
1974) et Murray Rothbard, la tradition rationaliste du droit naturel
les conçoit comme dérivant de la
nature de l'homme. Ainsi, pour
Rothbard, c'est un fait naturel que
chaque individu possède le
contrôle inaliénable de son cerveau et de son corps, d'où il s'ensuit qu'il en est le propriétaire absolu, qu'il a le droit naturel de
défendre cette propriété (contre
l'esclavage ou. disons, la négligence criminelle d'une compagnie
chimique qui déverserait des produits dangereux sur lui) et qu'il
devient propriétaire de tout ce
n'est pas déjà possédé et qu'il annexe à sa personne par son travail
(Murray Rothbard, The Ethics of
Liberty, New York, Atlantic Highlands, Humanities Press, 1982).
Le problème philosophique
qui se pose ici est bien connu:
comment justifier ce qui doit être
par ce qui est, dériver des valeurs
à partir des faits, des énoncés
normatifs à partir de constatations
positives ? Si on ne peut nier la
nature, ne peut-on pas, ne doit-on
pas, en corriger certaines conséquences?
Ultimement, comme la logique et les mathématiques, les
droits individuels reposent
peut-être sur des fondements
axiomatiques. Certains libéraux,
du reste, ont renoncé à leur trouver des fondements naturels immuables, se contentant comme
Émile Faguet de les affirmer
contre l'alternative inacceptable de
la souveraineté de l'État (voir Le
libéralisme, Paris, Société française d'imprimerie et de librairie,
1902).
D'une manière ou d'une autre,
la, théorie du droit naturel soutient que l’individu a des droits
antérieurs et supérieurs aux lois
positives, et que celles-ci doivent
être jaugées en fonction de
ceux-là. A Nuremberg, les officiers
allemands ne pouvaient se disculper en montrant qu'ils obéissaient aux ordres d'un gouvernement légal. D'Alexis de Tocqueville à Charles Beudant et Georges Ripert, la tradition juridique
libérale a toujours soutenu la primauté des droits individuels.
Le commun dénominateur
des grandes théories contemporaines de l'individualisme libéral se
trouve dans la liberté de l'individu
de poser, sur sa propriété ou avec
le consentement du propriétaire,
toute action non violente ou frauduleuse. L’individu est souverain.
À SUIVRE
13
Discours idéologiques, axe du social
14
Le Devoir, Montréal, le 21 décembre 1984, page 9 — idées
LE NOUVEAU
LIBÉRALISME
II- Problématique de l’État libéral
(Retour à la tdm)
Pierre Lemieux
Écrivain et économiste, l’auteur
est conseiller économique à Montréal.
L’idéal libéral est l'anarchie,
cette “anarchie ordonnée” (Buchanan) que produit la liberté individuelle. Mais même si des services
de protection privés ne sont pas
inconcevables, l'anarchie pose
plusieurs problèmes (voir mon Du
libéralisme à
l’anarcho-capitalisme, Paris,
Presses universitaires de France,
1983). À regret, on recourt à un
État minimal pour protéger la
souveraineté de l'individu: c'est
l’État libéral.
Les principes de l’État libéral
De notre revue des théories
individualistes, se dégagent trois
grands fondements de l'État libéral:
1) Les droits individuels: l'individu est souverain, tout individu
jouit de droits individuels égaux
qui priment tout. Les individus
ont l'obligation de contribuer à la
protection de ces droits, ce qui
définit la fonction essentielle de
l’État.
2) L'unanimité constitutionnelle: tout arrangement coercitif
doit, au moins conceptuellement,
recueillir l’assentiment unanime
de tous les individus qui respectent le droit, ce qui exige un État
constitutionnellement limité par
une véritable charte des droits (à
l'opposé des parodies qui nous en
tiennent lieu).
3) L'ordre social spontané: ces
conditions satisfaites, l'État se
gardera d’interférer avec l'ordre
spontané que crée la liberté.
L’État garantit les règles du jeu
en assurant le respect des droits de
propriété.
De ces grands fondements théoriques, on peut, en retour, dériver
quelques principes pratiques pour
délimiter le domaine de l'État libéral:
• Le principe des solutions
privées: on favorisera toujours des
solutions privées, même aux
problèmes publics.
• Le principe de la décentralisation politique: quand des solutions purement privées sont impraticables, on visera ce que Gustave de Molinari appelait “la liberté de gouvernement“ en insti-
tuant une décentralisation maximale de l’État. La responsabilité
des divers niveaux de gouvernement (par exemple: fédéral, provincial, municipal ou communal)
dans l'organisation des services
publics sera en raison inverse de
leur extension territoriale, les
gouvernements supérieurs servant
essentiellement à protéger les individus contre la tyrannie du village. Les gouvernements “les
plus près du peuple” offrent l'avantage principal d’être plus faciles à
déserter, et leur concurrence profite
aux individus.
• Le principe du fardeau de
la preuve: on évitera de juger
chaque demande d'intervention “à
son mérite”, selon un pragmatisme que vantait Mussolini; au
contraire, la constitution imposera
une puissante présomption en faveur du laissez-faire, le fardeau de
la preuve reposant toujours sur
ceux qui veulent limiter la liberté
individuelle.
L’État libéral est donc un
État minimal, un État-veilleur-denuit, comme disaient les libéraux
français. Plusieurs implications
claires en découlent, dont l'illégitimité de tout monopole ou privilège accordé par l’État à une
corporation, une compagnie
Discours idéologiques, axe du social
(privée ou publique) ou un syndicat; et l’illégitimité du contrôle,
de la réglementation et de la normalisation de l'économie. Les
deux seuls problèmes réels qui interpellent la théorie libérale
concernent les biens publics et la
sécurité sociale.
Le problème des biens publics
Économiquement, un bien
public se définit par deux caractéristiques particulières: 1• sa
consommation par une personne
ne limite pas la consommation
d'autrui, et 2• l’exclusion de ceux
qui ne paient pas leur part des
coûts de production est difficile
sur le marché. D'où le fameux
problème des passagers clandestins: chaque individu a intérêt à
cacher ses préférences véritables en
espérant faire financer sa consommation par son voisin. La théorie
économique orthodoxe conclut
qu'un tel bien ne sera pas produit
en quantité optimale sur le marché.
Pourtant, cet argument des
biens publics ne justifie pas aussi
facilement qu'on le croit l'intervention de l'État.
D'abord, les biens publics
purs ne courent pas les rues. À
part la dissuasion qu'offre la protection publique, on pense à certaines qualités de l'environnement
(le civisme, la pureté de l'air,
peut-être la stabilité politique et
économique d'une société libre)
ou à certains ouvrages publics
comme les digues ou barrages
pour le contrôle des crues. Mais la
plupart des biens que l'habitude
de l'État assimile à des biens publics peuvent être produits et
consommés privément, de l'enlèvement des ordures ménagères
(qui n'a rien d'un bien public)
jusqu'à la signalisation maritime
(l’exemple classique des phares a
été déboulonné par Ronald Coase
et Murray Rothbard).
Quant aux biens publics impurs, ils sont innombrables: des
relations civilisées en général jusqu’à la vue d'une belle femme
(sexistement déshabillée des yeux,
comme disent les nouveaux obscurantistes). Or l’existence d'un
bien plus ou moins public ne justifie pas nécessairement que l’État
intervienne pour le produire.
En effet, l'évaluation d'un
bien étant forcément individuelle,
subjective et variable, l’État ne
peut savoir dans quelle mesure un
individu qui refuse de participer
au financement d'un bien public
ne juge pas sincèrement que, pour
lui, les avantages n'en valent pas
les coûts.
De plus, l'action politique et
l'intervention étatique comportent
leurs propres coûts, souvent plus
pénalisant que les failles de la
coopération libre. Ces inconvénients de l'étatisme incluent
l'institutionnalisation de la
concurrence sauvage des groupes
de pression organisés sur le marché politique, et la corporatisation
de la société qui en résulte (voir,
par exemple, Jean-Luc Migué,
L’économiste et la chose publique, Québec, Presses de l'Université du Québec, 1982).
Enfin; n'oublions pas le principe des solutions privées, puisque plusieurs existent au problème des biens publics: 1• les
droits de propriété privés, à créer
là où ils n’existent pas;
2• l'entrepreneurship, qui privatise
l'environnement avec des moyens
comme les clauses d'adhésion,
véritable zonage privé; ou qui
produit des biens publics à des
fins publicitaires comme les feux
d'artifice offerts tous les soirs aux
habitants de Copenhague par le
parc Tivoli; 3• les associations et
clubs; 4• les pressions sociales;
etc.
Autant que possible, la responsabilité des quelques biens
15
publics restants doit être confiée
aux niveaux inférieurs de gouvernement. Ainsi, les individus insatisfaits n'auront qu’à changer de
commune, la concurrence parmi
les gouvernements locaux limitant
la coercition tout en assurant la
production des biens publics réellement demandés.
Le problème de la sécurité sociale
On ne peut admettre la redistribution délibérée ou “pure” (selon la terminologie de Bertrand de
Jouvenel) du revenu par l’État.
Dans une société libre, le revenu
se produit et se répartit sans intervention autoritaire, comme le
résultat de la constellation multiple des actions individuelles. Une
égalisation où toute forme de redistribution pure du revenu par
l’État viole les droits individuels
et ne saurait être acceptée constitutionnellement à l'unanimité par
des individus rationnels voulant
limiter l’État (sinon comme résultat d'un chantage coercitif).
Autre chose est la redistribution indirecte, par incidence,
comme sous-produit d'un objectif
différent — toute dépense étatique,
même la protection publique,
étant indirectement redistributive.
On peut ainsi considérer comme
redistribution indirecte du revenu
deux fonctions étatiques regroupées sous le terme de “sécurité sociale”: 1• l’assistance minimale
aux pauvres, à ces cas marginaux
qui subsisteraient après la disparition de la pauvreté causée par les
interventions actuelles de l’État et
après l'apport de la charité privée;
et 2• les assurances sociales
contre des risques involontaires et
non assurables privément (certains
handicaps de naissance, par exemple).
Pouvons-nous imaginer un
contrat constitutionnellement
unanime prévoyant des assurances
sociales obligatoires ? C'est loin
Discours idéologiques, axe du social
d'être évident, puisque les droits
individuels supposent le droit de
tout individu minoritaire de n’y
pas participer.
Le libéral rationalisera moins
difficilement la fonction d'assistance minimale et sélective aux
pauvres, dans la mesure où l'évitement du spectacle de la misère
peut être considéré comme un
bien public. Demeure quand
même le double problème de
l'évaluation des préférences réelles
de chaque individu et des droits
du dissident minoritaire.
Aux frontières de la théorie
individualiste, trois voies de sortie semblent s'offrir à l’État libéral. Premièrement, la protection
des droits individuels peut justifier que l’État assure aux enfants
pauvres certaines garanties minimales pour la jouissance future de
leurs droits. Deuxièmement, si les
programmes d'assurances sociales
relevaient de la juridiction des
administrations locales, chaque
individu signerait presque son
propre contrat social en choisissant la commune qui offre sa
combinaison préférée d'impôts et
d’assurances sociales. Enfin, on
peut envisager d'autres formules
d’opting-out individuel.
L'individualisme civilisateur
a amené les anciens barbares à
admettre la diversité des opinions,
puis des choix économiques individuels. Stoppé par la barbarie à
16
visage humain de
l'État-Providence au cours des
dernières décennies, ce progrès renaissant permettrait à l'État libéral
de continuer à réduire la coercition
dans les affaires humaines.
Pouvons-nous espérer un jour
“éteindre l'État” (selon la malheureuse formule de Lénine) dans
des domaines où un État minimal
nous apparaît aujourd'hui inévitable ? Nul ne le sait et il faut se
garder autant d'un millénarisme
naïf que du pragmatique cynisme
de nos politiciens actuels. Mais le
libéral sait une chose: l'individu
est l'avenir de l'homme.
FIN
Discours idéologiques, axe du social
17
Le Devoir, Montréal, 9 janvier 1985, page 8 —Idées
L’ILLUSION LIBÉRALE,
ou la bonne exploitation
d’une philosophie bon marché
(Retour à la tdm)
RÉPLIQUE
YVES VAILLANCOURT
C’est tout un galimatias
pseudo philosophique que nous
sert Pierre Lemieux dans son article du 20 décembre visant à circonscrire les fondements théoriques du libéralisme actuel.
D’entrée de jeu, l’auteur veut
étoffer sa crédibilité en nous
référant à un ouvrage sur la question qu’il a publié à Paris.
Qu’importe! Voyons la teneur de
ses proclamations, et par teneur il
faut entendre teneur en vérité.
L’État est un souverain inadmissible, dit-il, et l’efficacité de
l’individualisme est démontrée, de
façon éclatante, par les réalisations économiques.
Pas d’État, ou moins d’État,
pas de privilèges coercitifs accordés à des particuliers, résultat: un marché libre, florissant et
s’autorégulant. Belle histoire,
mais ce n’est même pas ainsi que
cela se passe en terre libérale:
l’Angleterre tchatchérienne (de
Margaret Tchatcher), l’Amérique
reaganienne (de Ronald Reagan)
et, aussi, il ne faut pas l’oublier,
le Chili de Pinochet (du Général
Pinochet, de 1973 à 1995). Que le
syndicat des mineurs anglais
réclame des salaires décents et des
conditions de travail humaines,
et voilà la droite libérale qui
pousse l’État à réglementer le
droit de grève et, au besoin, à envoyer les forces de l’ordre briser
les piquets de grève.
être qu’un regard induit par sa
propre société.
La droite libérale veut la
déréglementation, l’évanescence
de l’État, mais lorsqu’il s’agit de
sauver Chrysler ou la ContinentalIllinois Bank de la faillite et de la
ruine, c’est drôle, elle ne recourt
pas aux mécanismes “régulateurs”
du marché: c’est l’État qui accourt à la rescousse. Il est ridicule
de contester “l’inadmissible souveraineté de l’État” en matière
économique quand la droite libérale accueille à bras ouverts
l’énorme stimulant qu’est, aux
États-Unis, le budget militaire.
Bref, dans les faits, quant à la protection des riches, il n’y a ni
déréglementation, ni retrait de
l’État. Ce que la droite libérale
veut déréglementer, ce sont les
mécanismes de protection des
plus démunis.
À quoi mène donc cette profession de foi, impossible, dans
l’individualisme ? Peut-être
qu’après dix ans de libéralisme
reaganien, lorsque l’État aura terminé son “inacceptable” mission
de Welfare State pour laisser
oeuvrer le marché, et quand les
plus pauvres des citoyens, ayant
déjà vu réduire de façon drastique
et, bien sûr, éclatante, l’aide de
l’État, n’auront plus accès aux
soins médicaux, et bien peut-être
seront-ils effectivement propriétaires absolus de leur cerveau et de
leur corps. Ceux-ci traîneront librement dans la rue sans qu’aucun
médecin ou travailleur social, ô
sacrilège! ne vienne en violer la
propriété.
Évidemment, cette mascarade
nécessite une couverture. Cette
dernière n’est nulle autre que la
noble défense des droits inviolables de l’Homme: “C’est un fait
naturel que chaque individu possède le contrôle inaliénable de son
cerveau et de son corps, d’où il
s’ensuit qu’il en est le propriétaire absolu.” Belle niaiserie!
Même dans une société autonome,
produisant des individus autonomes (ce qui n’est certainement pas
le cas dans l’état actuel des choses), pareille propriété ne peut être
qu’un fantasme. Ultimement, et
sans que cela évacue le rôle de la
conscience, le regard qu’un individu jette sur lui-même ne peut
Manifestement, il faut remplacer la notion de droit de
l’individu par celle de devoir envers tous les hommes. La droite
libérale proclame bien haut sa philosophie fondée sur les droits de
l’Homme (dont le droit au travail
qui n’a pourtant jamais procuré de
travail à personne), bien qu’elle
dénie la responsabilité des puissants vis-à-vis des démunis. Évidemment, elle fait cela en agitant
l’absurdité que cent millions
d’individus, dans un même pays,
“peuvent tous agir dans leur intérêt personnel sur le marché”.
Seuls les déjà puissants peuvent
agir sur le marché dans leur intérêt
personnel: personne ne se trompe
Discours idéologiques, axe du social
là-dessus.
Finalement, où est l’honnêteté quand on fait dire à un auteur
connu ce qu’il ne pense surtout
pas: l’avant-garde de la gauche
contemporaine redécouvre ce génie
de la société régulatrice: “Il est
dans l’intérêt général que tous
travaillent contre l’intérêt
général”, écrit Edgar Morin.
Faut-il croire que ce dernier
louange les vertus du marché libre? En fait, sa réflexion va dans
un sens tout autre que celui de la
réflexion de Pierre Lemieux. Partant du fait naturel que la désorganisation participe activement à
l’organisation, Morin analyse les
virtualités d’une transformation
radicale de la société, visant à
l’émergence d’une société auto-
18
nome, qui se prend en charge ellemême alors qu’actuellement elle
se soumet à ses institutions, État
et économistes libéraux compris.
Mais, de la part d’un chantre du
reaganisme, on ne pouvait guère
s’attendre à mieux que ce racolage
philosophique digne de
l’illusionnisme de ses idoles politiques.
Discours idéologiques, axe du social
19
Le Devoir, Montréal, le 15 janvier 1985, page 9 —idées.
Un parti socialiste
au Québec ?
(Retour à la tdm)
Jean Guay, Gilles Labelle et Daniel Lapointe
Les auteurs sont étudiants de
doctorat et de maîtrise en science
politique à l’Université de Montréal et à l’UQAM.
LORS de son deuxième
congrès, tenu au début de décembre, le Mouvement socialiste (
MS ) décidait d'emprunter la voie
électorale et de briguer les suffrages lors des prochaines élections
québécoises. Selon toute vraisemblance, le mouvement présidé
par M. Marcel Pépin se transformera à court terme en parti politique afin de gagner une crédibilité
maximale pour 1e prochain scrutin.
LE DEVOIR publiait le
10 décembre, un texte signé par
M. Richard Lanthier dans lequel
l’auteur prédit que le futur Parti
socialiste de M. Pepin n'obtiendra
guère de succès auprès des petits
travailleurs, des chômeurs et des
jeunes. Cette prédiction repose sur
le fait que MS ne serait pas suffisamment à gauche et qu'il ferait
preuve de sectarisme à l'endroit
de bon nombre des forces progressistes et socialistes du
Québec, forces, que l'auteur omet
cependant de mentionner.
Réfléchir à l’avenir du MS et
d'un éventuel Parti socialiste selon cette perspective nous semble
une: démarche boiteuse. Il est
permis de statuer que la classe
d’elle-même, une essence de gauche susceptible d'influencer son
comportement politique, maui il
nous semble très hasardeux de le
faire. L'histoire contemporaine est
remplie d'exemples qui indiquent
précisément le contraire. Le cas
du Parti socialiste français, paradoxalement cité par l'auteur, constitue une preuve éclatante d'un
parti qui, tout occupé qu'il est à
trahir ce que M. Lanthier considère être les véritables intérêts de la
classe ouvrière, connaît néanmoins un succès important auprès
de cette fraction de l'électorat.
En ce qui a trait aux chances
de succès du futur Parti socialiste
québécois, lors du prochain scrutin, il existe, selon nous, une
grande quantité de facteurs impondérables qui imposent une certaine prudence lorsqu'il s'agit de
prédictions. Les troupes de M.
Pépin peuvent tout autant obtenir
un pourcentage appréciable du
vote que subir un cuisant revers.
Mais s'il y a échec, ce ne sera certainement pas en raison de l'argument soulevé par M. Lanthier.
Il existe un élément important qui pourrait poser obstacle au
succès des socialistes québécois et
qui mérite d’être mentionné Pour
bien le saisir, il faut remonter à
l'origine du mouvement.
En 1981, le MS publiait son
manifeste pour un Québec socialiste, indépendant, démocratique
et pour l'égalité entre les hommes
et les femmes. Le manifeste insiste sur l'idée de réaliser l’unité
politique des classes ouvrière et
populaire; d'enraciner en profondeur le projet du mouvement ainsi que de susciter et développer
une volonté de lutte et de changement. Toute perspective électorale semble à cent lieues des préoccupations des auteurs, qui vont
même jusqu'à mettre les lecteurs
en garde contre la tentation de
former un parti et d'aller à la
conquête du pouvoir étatique
(manifeste du MS, p. 31). Que
s'est-il donc passé en trois ans
pour que l’exécutif même du
Mouvement propose lors du
récent congrès sa transformation
immédiate en parti? Il semble
évident que le travail effectué par
le MS n'a pas transformé la réalité
québécoise dans le sens de ses objectifs. Aucun progrès significatif
n'a été réalisé quant à l’unité des
classes ouvrière et populaire. La
stagnation du membership du
mouvement atteste du faible encacinement du projet. La volonté de
lutte et de changement n'a connu
aucun progrès stable.
Il nous est donc permis d'interpréter la proposition de l'exécutif du MS comme un coup de dés
dans le but de dépasser un piétinement devenu intolérable La direction du MS, consciente de la
nécessité de jouer une nouvelle
carte et séduite par la conjoncture
de vide politique à l'aube des prochaines élections, décide donc de
jouer le tout pour le tout et
Discours idéologiques, axe du social
préconise la transformation immédiate du MS en Parti. Cette avenue prend l’allure d’un coup de
dés dans la mesure où le résultat
d'élections peut avoir deux conséquences complètement différentes
pour un jeune parti: soit qu’il
fasse relativement belle figure et
qu'il augmente du coup sa force et
sa crédibilité, soit qu’il essuie
une gifle monumentale qui ’élimine de la scène pendant longtemps.
Personne n'a été surpris d'apprendre que le deuxième congrès a
opté pour une position médiane
favorable à la participation aux
prochaines élections mais qui retarde toutefois pour quelque
temps la mutation en parti politique. Le fantôme du manifeste a
sûrement nourri les hésitations de
certains congressistes qui ne pouvaient accepter un changement
aussi brusque. La crainte d'un
important revers et de ses conséquences désastreuses devait également peser dans la balance. Le
fait saillant demeure toutefois la
décision de faire campagne lors
des prochaines élections. C’est de
cette décision qu'émerge un nouveau problème.
Il faut voir que le Mouvement
socialiste, du moment qu'il opte
pour se transformer en parti et se
présenter aux élections, rencontrera un obstacle majeur dans sa
quête d’un appui populaire appréciable, le jour du scrutin. Un
éventuel échec du Parti socialiste
serait davantage compréhensible à
la lumière de cet obstacle que des
raisons invoquées par M. Lanthier.
Au terme de trois années
d'existence, le MS demeure composé d'un groupe restreint d'individus. Il s'agit de syndicalistes,
de militants de groupes populaires, de féministes engagées, bref
de gens partageant une analyse
généralement commune de la société et des aspirations à peu près
semblables. Cette homogénéité
rend encore plus flagrant le fossé
qui existe entre ce groupe restreint
et marginal et. l’ensemble de la
société.
Du moment qu'il se transforme en parti politique et brigue
les suffrages, le MS se verra
obligé de se conformer aux règles
du jeu propres à la logique électorale. À défaut de quoi il risque de
subir l'échec dont on a fait mention de même que ses conséquences redoutables. Un parti politique, le jour du scrutin, interpelle
forcément l'ensemble de l'électorat. Son succès dépendra de sa capacité de coller aux préoccupations de l'ensemble de la population.
C'est ici qu'apparaît le dilemme du Mouvement socialiste:
le groupe homogène qui constitue
son membership peut-il accepter
de refléter les remises en question
qui traversent actuellement l'ensemble de la population
québécoise ? Les membres accepteront-ils de se montrer moins intransigeants face à des principes
longuement considérés comme intouchables ? Devant un électorat
qui se questionne de plus en plus
quant à l'importance du rôle et de
la place de l’État, ou encore qui
s'oppose de plus en plus au droit
de grève absolu dans le secteur
public, quelle sera l'attitude des
membres du futur Parti socialiste
pendant la campagne électorale ?
Il y a déjà à gauche —du
moins dans ce qu'il faut nommer
la gauche “traditionnelle” qui
forme une partie importante du
MS, l'habitude de véhiculer un
certain nombre de dogmes sur ces
questions et de considérer comme
hérétique quiconque les met en
doute. Par surcroît, il est d'autant
plus tentant pour un groupe marginal comme le MS de réagir à
son isolement en se refermant sur
soi et en refusant tout ce qui peut
sembler menacer sa fragile unité.
20
Le succès ou l'échec du Mouvement socialiste transformé en
parti pour les prochaines élections, pendant lesquelles il devra
chercher à recueillir des votes
au-delà du cercle des militants de
gauche, dépendra grandement,
croyons-nous de sa capacité de
pratiquer ce genre de questionnement.
Discours idéologiques, axe du social
21
Le Soleil, Québec, le 28 janvier 1985, page B-2
Marcel Pepin croit être en
mesure de séduire plusieurs
orthodoxes déçus
(Retour à la tdm)
(PC)—Les orthodoxes du PQ
devront donner à l’idée de
l’indépendance un contenu
résolument socialiste s’ils ne
veulent pas revivre l’échec du
RIN, croit le président du
Mouvement socialiste (MS),
Marcel Pepin.
par Rudy LECOURS
Dans une entrevue accordée
en marge du conseil national du
MS, réuni à Québec au. cours du
week-end, M. Pepin: a. expliqué
que le programme du MS axe sur
l'indépendance, le socialisme, les
droits démocratiques et l'égalité
entre hommes et femmes peut
séduire plusieurs militants orthodoxes déçus.
"Pour un certain nombre de
partisans orthodoxes, c'est
peut-être intéressant de voir que
nous avons, non seulement le
projet de souveraineté traduit
sous la forme de l'indépendance,
mais aussi un projet de société
qui y est indissolublement lié",
analyse-t-il.
L’ancien président. de la
CSN. affirme que quelques centaines d’entre-eux sont entrés en
communication avec le MS depuis le congrès du PQ qui pour
s’informer, qui pour se rallier.
Toutefois, il entretient peu
d’espoir d'unité avec les
porte-étendards de l’orthodoxie
péquiste avec: qui le MS n'est en
rapport "ni formel, ni informel".
Pourtant, à son congrès de
décembre, le MS avait résolu de
tenir des pourparlers avec certains
groupes idéologiquement voisins
avant de se transformer en parti
politique aux prochaines élections
générales.
"Je crois que les têtes d'affiche
ne peuvent être d'accord avec notre: projet à. nous. parce que,
pendant des années, elles ont eu
une autre politique", explique M.
Pepin.
Nationalisme
Cette autre politique, M. Pepin l'a vertement critiquée dès
l’ouverture du conseil national du
MS dans une déclaration intitulée
"La question nationale, une question sociale".
Dépeignant à gros traits mordants les visages du nationalisme
depuis la conquête, M. Pepin y
développe la thèse voulant que les
élites ont toujours fait vibrer les
cordes nationalistes des couches
populaires pour mieux asseoir
leur pouvoir. "Trop attentives à
l’étroitesse de leurs intérêts, elles
ont toujours choisi soit de réprimer, soit d’utiliser la volonté
d'indépendance des classes exploitées dans le cadre de leur
marchandage avec les forces capitalistes dominantes à l'échelle de
l’Amérique du Nord".
M. Pepin n'est particulièrement pas tendre à l'endroit de
René Lévesque et du Parti
québécois qu'il accuse d'avoir exploité les velléités indépendantistes populaires dans une "formidable opération de manipulation".
Le président du MS affirme
que le PQ a été porté au pouvoir
par un courant indépendantiste et
socialisant, désireux de se servir
de l'État pour piloter des réformes
progressistes.
Il accuse M. Lévesque d'avoir
développé à fond la recette "allusive et contradictoire" concoctée
par feu Daniel Johnson.
Égalité ou indépendance devient souveraineté-association.
"Et voilà maintenant que selon
Johnson, Pierre-Marc, l'idée de
souveraineté ne ferait plus vraiment l'affaire des partis politiques", lance-t-il ironique.
Bilan de huit ans de pouvoir
péquiste: "Encore une fois un
mouvement national aura servi de
marche pied pour s'accaparer du
pouvoir et s'y maintenir", analyse
M. Pepin.
Discours idéologiques, axe du social
Avenir
Le leader du MS se dit heureux du refus exprimé par de
nombreux militants péquistes de
mettre leur option en veilleuse. Il
note cependant que promouvoir
l'idée de l'indépendance sans
combattre les classes dominantes
est vouée à l'échec comme en
témoigne, selon lui, l'expérience
du Rassemblement pour l'indépendance nationale qui s'est sabordé en 1968, peu après la fondation du PQ: "L'histoire a montré et redémontré que nos élites,
cléricales et laïques, n'ont jamais
soutenu de façon conséquente au-
22
cun mouvement de libération nationale.
''L'idée d'indépendance ne se
suffit pas à elle-même, conclut-il.
Voilà pourquoi la lutte nationale
des Québécois est intimement liée
aux luttes pour le socialisme.
Discours idéologiques, axe du social
23
Le Devoir, Montréal, 28 janvier 1985, page 2
Pepin invite les péquistes
orthodoxes à se joindre
au Mouvement socialiste
(Retour à la tdm)
RUDY LE COURS
QUÉBEC (PC)—Les orthodoxes
du PQ devront donner à ridée de
l'indépendance un contenu résolument socialiste s'ils ne veulent
pas revivre l'échec du RIN, croit
le président du Mouvement socialiste (MS), M Marcel Pepin.
Dans une entrevue accordée en
marge du Conseil national du
MS, réuni dans la Vieille Capitale au cours du week-end, M.
Pepin a expliqué que le programme du MS axé sur l'indépendance, le socialisme, les
droits démocratiques et l'égalité
entre hommes et femmes, peut
séduire plusieurs militants orthodoxes déçus.
“Pour un certain nombre de
partisans orthodoxes, c'est
peut-être intéressant de voir que
nous avons, non seulement le
projet de souveraineté traduit sous
la forme de l'indépendance, mais
aussi un projet de société qui y
est indissolublement lié., analyse-t-il.
L'ancien président de la CSN
affirme que quelques centaines
d'entre eux sont entrés en communication avec le MS depuis le
Congrès du PQ, qui pour s'informer, qui pour se rallier.
Toutefois, il entretient peu
d'espoir d'unité avec les porte
étendards de l'orthodoxie péquiste
avec qui le MS n'est en rapport
“ni formel, ni informel *.
Pourtant, à son Congrès de
décembre, le MS avant résolu de
tenir des pourparlers avec certains
groupes idéologiquement voisins
avant de se transformer en parti
politique aux prochaines élections
générales.
“Je crois que les têtes d'affiche
ne peuvent être d'accord avec notre projet à nous parce que, pendant des années, elles ont eu une
autre politique”, explique M. Pepin.
Cette autre politique, M. Pepin
l'a vertement critiquée dés l'ouverture du Conseil national du MS
dans une déclaration intitulée “La
question nationale, une question
sociale.
Dépeignant à gros traits mordants les visages du nationalisme
depuis la Conquête, M. Pepin y
développe la thèse voulant que les
élites ont toujours fait vibrer les
cordes nationalistes de couches
populaires pour mieux asseoir
leur pouvoir. “Trop attentives à
l'étroitesse de leurs intérêts, elles
ont toujours choisi soit de réprimer, soit d'utiliser la volonté
d'indépendance dés classes exploitées dans le cadre de leur marchandage avec les forces capitalistes dominantes à l'échelle de
l'Amérique du Nord.
M. Pepin n'est particulièrement
pas tendre à l'endroit de René
Lévesque et du Parti québécois
qu'il accuse d'avoir exploité les
velléités indépendantistes populaires dans une “formidable opération de manipulation”.
Le président du MS affirme que
le PQ a été porté au pouvoir par
un courant indépendantiste et socialisant, désireux de se servir de
l'État pour piloter des réformes
progressistes.
Il accuse M. Lévesque d'avoir
développé à fond la recette
“allusive et contradictoire” concoctée par feu Daniel Johnson..
Égalité ou indépendance devient souveraineté association.
“Et voilà maintenant que selon
Johnson, Pierre-Marc, l'idée de
souveraineté ne ferait plus vraiment l'affaire des partis politiques”, lance-t-il ironique.
Bilan de huit ans de pouvoir
péquiste: “Encore une fois un
Discours idéologiques, axe du social
mouvement national aura servi de
marche-pied pour s'accaparer du
pouvoir et s'y maintenir., analyse
M. Pepin.
Le leader du MS se dit heureux
du refus exprimé par de nombreux
militants péquistes de mettre leur
option en veilleuse. Il note cependant que promouvoir l'idée de
l'indépendance sans combattre les
classes dominantes est vouée à
l'échec comme en témoigne, selon
lui, l'expérience du Rassemblement pour l'indépendance nationale qui s'est sabordé en 1968,
peu après la fondation du PQ:
“L'histoire a montré et redémontré que nos élites, cléricales et
24
laïques, n'ont jamais soutenu de
façon conséquente aucun mouvement de libération nationale.
“L'idée d'indépendance ne se
suffit pas à elle-même, conclut-il.
Voilà pourquoi la lutte nationale
des Québécois est intimement liée
aux luttes pour le socialisme.
Discours idéologiques, axe du social
25
Le Monde diplomatique, Paris, no 375, juin 1985, page 28
PLUS DE MARCHÉ, MOINS D'ÉTAT
Un programme
pour la droite ?
(Retour à la tdm)
par Denis Clerc, directeur
d’Alternatives économiques
Rien de bien nouveau sous le
soleil ? Telle est la première
impression qui se dégage à la lecture de trois livres qui tentent de
préciser à quelle sauce les Français seront mangés si
l’opposition revient au pouvoir.
Pourtant, cette impression de
“déjà vu” est trompeuse: ces trois
livres dessinent les grandes lignes
d'une politique économique assez
différente de celles que la droite
ou la gauche ont mises en oeuvre
au cours de ces dix dernières années.
Réflexions pour demain, de
M. Raymond Barre, est un éton1
nant concentré de... barrisme.
L’ancien premier ministre n'a
pas, bougé d'un pouce: pas
l’ombre d'un regret à l’égard de
son action passée, pas l’esquisse
d'une évolution dans l’analyse.
1
Raymond Barre,
Réflexions pour demain,
Livre de poche, coll.
“Pluriel”, Paris, 1984.
La politique économique qu’il
préconise repose sur un triptyque.
Du point de vue monétaire,
l’essentiel est de retrouver une
monnaie forte, ce qui permet à la
fois d'attirer les capitaux étrangers
et de réduire le coût des importations. Du point de vue budgétaire, réduire les dépenses publiques limitera la pression inflationniste engendrée par un déficit
aujourd'hui comblé en partie par
une création de monnaie; et, à
terme, cela autorisera une réduction de la fiscalité pesant sur les
entreprises ou les particuliers. Du
point de vue de la production,
enfin, l’objectif doit être de restaurer les marges des entreprises:
modération des salaires, retour à
la liberté des prix et des licenciements. Ces trois orientations
sont complémentaires et se renforcent dans ce que, en son temps
(1978), on avait appelé le
“modèle allemand”: la contrainte
extérieure imposée par une monnaie forte oblige les entreprises à
des efforts de réduction de leurs
coûts, y compris salariaux. Ces
efforts, encouragés par une moindre pression fiscale, se traduisent
par une faible inflation laquelle,
en retour, permet d’améliorer les
débouchés à l’étranger. Et
l’emploi ? Une résultante, pour
M. Barre: “La meilleure politique pour l’emploi est une politique pour les entreprises”.
Les failles du “modèle”
Ce modèle “barriste”, mis en
oeuvre entre 1976 et 1981, n'a
pas donné - c’est le moins qu'on
puisse dire - des résultats très
probants. En admettant que les
thèses soient exactes, l'analyse de
M. Barre est critiquable à un
double égard.
Tout d'abord, le cercle vertueux du “modèle allemand” repose sur une condition: que les
entreprises utilisent leurs marges
reconstituées pour investir et
prendre le tournant qu'imposent
les mutations technologiques. Or,
ni en 1979 (alors quo leurs marges se reconstituaient) ni en 1984
(alors qu’elles ont retrouvé leur
niveau de 1972), on n'a assisté à
une véritable reprise de
l’investissement. En d'autres termes, il ne suffit pas de réaliser des
profits pour retrouver du nerf: il
Discours idéologiques, axe du social
faut aussi que les débouchés
soient au rendez-vous. Or, justement, ils n'y sont pas (au moins
les débouchés intérieurs), parce
que la rigueur rogne le pouvoir
d'achat des salariés et réduit celui
du secteur public. M. Barre peut
toujours accuser la gauche de ne
pas mettre en place les autres
éléments du cercle vertueux de
l’“assainissement”: monnaie
forte, réduction du déficit budgétaire. Mais, outre-Rhin, la situation en fort semblable à celle de la
France, bien que la politique économique qui y est menée soit très
proche de celle que souhaite l'ancien premier ministre: faible
croissance, déclin industriel,
montée du chômage... Même si
M. Barre reconnaît la réalité de la
crise, la durée de celle-ci résulte, à
ses yeux, d'une politique économique inadaptée. La réalité est
différente: la crise du fordisme
suppose, pour être résolue, qu’il
y ait à la fois progression du pouvoir d'achat et progression des investissements, alors que, actuellement, ces deux progressions
sont incompatibles, d'où le blocage.
Le barrisme oublie la question de l’emploi. Ou, plus exactement, à en faire une résultante,
il passe sous silence le problème
essentiel de la décennie. La modernisation, au mieux, sauve des
emplois. Elle n'en crée pas! du
moins globalement, l’exemple
américain est parlant sur ce point:
les emplois n'ont pas été créés
dans le secteur “moderne” mais
dans la restauration, le gardiennage et les services. La réduction
du temps de travail ? M. Barre
n’y est guère favorable: “Le coût
économique des mesures sociales
(...), c’est la démotivation provoquée par l’apologie de la
réduction de l’effort et de
l’allongement du repos, dans un
monde où règne une concurrence
sans merci.”. Les 35 heures engendrent des fainéants, non des
emplois.
C’est là au moins l'un des
points sur lesquels M. Lionel
Stoléru, fidèle lieutenant de M.
Valéry Giscard D’Estaing, se différencie de M. Raymond Barre.
Pour lui, aucun doute: du fait des
robots, des puces et de
l’accroissement de productivité
qui en résulte, “promettre actuellement le plein emploi par le seul
retour à la croissance, c’est un
1
mensonge politique honteux” .
Aussi, M. Lionel Stoléru développe-t-il longuement l’idée
qu'une politique spécifique de
l'emploi doit accompagner la politique économique. Tout comme
M. Barre, il fonde cette dernière
presque exclusivement sur la
réduction des charges (salariales ,
sociales, fiscales) des entreprises.
Mais au moins, dans ce contexte
libéral, met-il l’accent sur la
nécessité d'en finir avec le taylorisme, de sorte que la négociation
sociale porte désormais sur I
l’organisation du travail, sur une
répartition différenciée des “fruits
de la croissance”.
Un étonnant mélange
Quant à l’emploi, il estime
que cette “politique de l’offre”,
qui doit s'accompagner d’une ouverture internationale croissante,
est susceptible de permettre de
gagner deux à trois points de
croissance par an. Et pourtant, cela ne suffira pas, pense-t-il: car ces
deux à trois points ne représentent
que 150 000 emplois supplémentaires chaque année, soit un peu
moins que la croissance actuelle
de la population active. Même en
y ajoutant des mesures spécifiques
en direction des petites entreprises
et des entreprises “de pointe”,
cela ne suffira pas à réduire le
stock du chômage, estime-t-il encore. D'où quatre propositions:
1
Lionel Stoléru,
l’Alternance tranquille,
Flammarion, Paris, 1985.
26
- flexibilité des salaires et de
l'emploi, de telle sorte que le
marché du travail puisse s'adapter
aux fluctuations de l’offre et de la
demande, aussi bien par des
mouvements de prix (salaires) que
par des mouvements de volume
(emplois). M. Stoléru estime notamment que le SMIC crée une
rigidité à la baisse, qui est à l'origine d'une non-création d'emplois
en faveur des jeunes. C’est à
l’État de garantir un revenu minimal, non à l'entreprise. La
flexibilité de l'emploi doit permettre d'adapter à tout moment le
volume d'heures travaillées aux
besoins de l'entreprise, par exemple en annualisant la durée du travail;
- la réduction du temps de travail au profit de la formation: il
s'agit de former les salariés avant
qu’ils ne soient chômeurs, les
heures passées en formation dégageant alors des postes do travail,
donc des créations d'emploi.
Mais, bien évidemment, il ne dit
mot de la compensation salariale
éventuelle de cette formation (ce
qui signifie qu'elle ne serait que
très partielle);
- assurer à tous un revenu social
minimal, et réduire les allocations
chômage, de sorte que ceux qui
ne cherchent dans l'emploi qu'un
complément de revenu ou d'occupation ne soient pas “attirés” sur
un marché du travail qui ne peut
accueillir tout le monde;
- enfin, traiter de façon différenciée les cas collectifs de chômage
les plus graves. Ainsi M. Stoléru
suggère des réductions de charges
sociales durant deux ans pour les
entreprises qui embauchent des
chômeurs de longue durée; de
même, il avance l’idée d'un
SMIC partiel et de charges sociales allégées pour les jeunes, le
passage à la normale s'effectuant
par étapes progressives en deux
ans (sur ce point, M. Stoléru ne
fait que reprendre le système em-
Discours idéologiques, axe du social
ploi-formation en vigueur, bâti
sur une évolution analogue).
Cet étonnant mélange de libéralisme et de social peut paraître
novateur. Il va surtout dans le
sens d'une société dualiste, dans
laquelle les filets de
l'État-providence sont destinés à
limiter les dégâts du marché, de
façon à permettre à ce dernier de
prendre une extension maximale
sans effets pervers trop marqués.
Le Projet pour la France,
présenté par le RPR, est un peu
intermédiaire entre ces deux approches1. Du barrisme, il retient
l’idée que le chômage résulte essentiellement de l’insuffisante
compétitivité des entreprises françaises, aggravée par une politique
économique qui “charge la barque” au lieu de l’alléger. De l'innovation façon Stoléru, il retient
l'idée d'une flexibilité des salaires
associée à un maintien de
l’État-providence. Pour le reste,
le parti de M. Jacques Chirac
semble frappé d'amnésie: il se fait
l'apôtre d'une politique économique exactement inverse de celle
poursuivie entre 1974 et 1976,
lorsque son chef de file était premier ministre. Réduction
d’impôts, retour à la liberté des
prix, redressement des profits
(seule la carotte motive), désétatisation de l'économie, voilà autant
de points du credo libéral classique, peu originaux, mais assez
différents de la pratique du leader
du RPR lorsqu'il était aux affaires.
Il est intéressant de relever
sinon une contradiction du moins
un flou artistique. D'un côté, le
RPR insiste sur “la guerre industrielle sans merci que se Iivrent
les pays développés”, guerre dans
laquelle “seuls les plus imaginatifs survivront”. Cette guerre se
déclenche au moment où “une
1
Projet pour la France,
Flammarion, Paris, 1985.
immense mutation” se fait jour:
“C’est le décuplement du prix du
pétrole, c’est l’éclatement du
système monétaire et la multiplication des moyens de paiement
factices, c’est l’émergence soudaine de nouveaux producteurs et
l’irruption déstabilisante des
technologies d’avant-garde.
C’est, dans nos sociétés, la crise
de l’État protecteur et du modèle
social-démocrate, la progression
non maîtrisée des dépenses de
santé, la montée du chômage et
la hausse des prix”. En outre,
une mauvaise politique économique — celle de la relance, d'inspiration keynésienne; celle de l'intervention étatique, d’inspiration
socialiste — a retardé les ajustements nécessaires. Une bonne
politique économique peut éliminer au moins ce facteur aggravant, mais il ne faut pas trop
s’illusionner sur ses vertus: “Une
gestion financière prudente et
saine,, si elle est indispensable
au succès, ne suffit pas à garantir le maintien ou l’essor de
l’activité.”. Le RPR conclut
donc, fort logiquement: “Ce qui
assure la réussite, c’est aussi la
compétitivité internationale des
entreprises, leur liberté d’action
en matière de prix, d’emploi ou
de financement.” Le marché libéral, donc.
Et l’on voudrait que ce retour au marché règle les problèmes nés de l’”immense mutation” mentionnée plus haut ? Le
décuplement du prix du pétrole?
L’éclatement du système monétaire ? L’émergence de nouveaux
producteurs et de technologies
d'avant-garde ? La crise de l’État
protecteur ? La montée du
chômage ? Entre le diagnostic
(mutations structurelles) et les,
propositions (moins d’État, mais
autant de nucléaire, de protection
sociale et de politique industrielle), il y a un hiatus. Même
aux États-Unis, la réussite de M.
Reagan s’appuie sur le keynésianisme dénoncé par le RPR.
27
Plus de marché, moins
d'État. Plus de rigueur, moins de
dépenses publiques. Avec, pour
certains, une inflexion sociale
destinée à prévenir l’accroissement du chômage. Tout cela
n’est pas très original, dira-t-on.
Sans doute. Mais avec deux
bémols. Le premier est lié à une
absence surprenante, celle du
monétarisme. Seul M. Barre y fait
allusion.
Cette référence monétariste est
totalement absente des deux autres livres, fût-ce à l'état de traces.
Peut-être est-ce dû au caractère
grand public de ces écrits, qui ne
visent pas un niveau théorique
très élevé. Mais il faut plus vraisemblablement en voir la raison
dans la grande désaffection que
connaît aujourd'hui ce courant
d'idées depuis que les États-Unis,
en juillet 1983, s'en sont détournés avec le succès que l’on sait.
Le second bémol concerne
l'inspiration commune à ca trois
livres (mais avec une moindre
importance chez M. Barre), qui
est ce qu’il est convenu d’appeler
la “politique de l’offre” (supply
side ceonomics). En d’autres termes, l’analyse des difficultés
présentes repose essentiellement
sur l’idée que les entreprises, potentiellement dynamiques et créatrices - de richesses et d’emplois lorsqu’elles sont confrontées au
marché, ne peuvent exploiter ce
potentiel parce qu’elles en sont
empêchées par des charges (fiscales, sociales ou salariales) et par
des règles tatillonnes. Certes, ce
thème est devenu aujourd’hui assez classique. Il diffère cependant
profondément de l’analyse antérieure de la droite au pouvoir,
bien illustrée par les discours giscardiens: “La crise est comme
l’épidémie, elle nous vient du dehors” (discours de Verdun-sur-le-Boubs, janvier 1978).
Ou encore, les trois facteurs de
crise énoncés lors de la conférence
Discours idéologiques, axe du social
de presse de novembre 1978:
“D’abord le renchérissement
massif du prix de l’énergie que
nous n’avons pas; ensuite,
l’augmentation générale des
coûts des matières premières que
nous sommes obligés d’importer
pour les travailler; enfin, le fait
que des pays de plus en plus
nombreux ont acquis la technologie occidentale et sont capables
(,..) de fabriquer les mêmes produits que nous1.
Chassé-croisé
La nouveauté essentielle est
là: lorsque la droite était au pouvoir, les difficultés provenaient
d’ailleurs. Maintenant qu’elle est
dans l’opposition, elle proviennent de la politique économique
actuelle. Et, symétriquement, le
programme commun de la gauche
voyait l’origine de nos problèmes
dans une politique économique
d’austérité qui privilégiait les
profits au détriment de la
consommation populaire; la gauche au pouvoir accuse le dollar et
les nouvelles technologies,
c'est-à-dire des facteurs exogènes.
Intéressant chassé-croisé qui tendrait à montrer que le discours
économique n’est que l’habillage
d'un discours politique infiniment
plus frustre. Mais ceci n’est pas
vraiment une découverte.
1
Pour une analyse des
discours présidentiels sur
la crise, de 1974 à 1979,
voir Denis Clerc, “La crise
expliquée aux Français”,
Économie et
humanisme, no 249,
septanbre-octobre 1979
28
Discours idéologiques, axe du social
29
Le Soleil, Québec, 14 août 1985, page B-3
Pierre Marc Johnson et le virage socio-économique
Sortir de l'ère de
"l’État-Providence"
(Retour à la tdm)
Après avoir été l’un des principaux artisans du virage idéologique qui s’est opéré au sein
du Parti québécois, le ministre
de la Justice et des Affaires intergouvernementales canadiennes et candidat à la direction
du PQ, M. Pierre-Marc Johnson, se fait maintenant le promoteur d’un virage tout aussi
important et qui porterait, cette
fois, sur les plans économique
et social.
(Entretiens avec l’un des candidats à la succession de M. René
Lévesque, à la direction du Parti
québécois, le ministre de la justice et des affaires intergouvernementales canadiennes, M.
Pierre-Marc Johnson.)
par Réjean Lacombe
Pour lui, le défi des années à
venir, c'est celui de la productivité et de la croissance économique qui dans son esprit, sont essentielles.
"Il ne faut pas, dit-il, reconduire
les modèles, trop simples, trop
faciles, des années 60 pour redistribuer les richesses. Et quand
j'entends certains membres du
Parti libéral du Québec, surtout
des ténors libéraux, dire que la
croissance économique va tout
régler, moi je ne crois pas à cela".
M. Johnson ne rejette pas pour
autant l’idée que le gouvernement
favorise une croissance économique. Toutefois, il se refuse obstinément à envisager le partage de
cette richesse en ayant en arrière-plan le schéma des années 60
et 70. Dans les faits, M. Johnson
préconise que le gouvernement
cesse de jouer le rôle d’ÉtatProvidence. Les nouvelles obsessions de l'État deviendraient alors
une plus grande productivité et
une expansion des marchés
québécois. Tout cela s'accompagnerait d'une réforme de la fiscalité, d'une réforme des services de
santé et d'une plus grande décentralisation de l'État.
"Il faut, explique-t-il, que l'État
cesse de s'imaginer qu'il va taxer
la croissance économique comme
il l'a fait dans le passé. Il va falloir qu'il s'organise pour la canaliser quitte même à détaxer des
bouts, mais dans la mesure où ces
efforts et une moins grande
présence de l'État qui soit
contraignante pour l'entreprise, se
traduisent par de l'emploi."
Il ne fait aucun doute dans son
esprit que le partage de la croissance économique va se faire
avant tout par l'emploi. "Ce
même partage, postule-t-il, ne
doit pas se faire par une plus
grande redistribution des services
par l'État. Cette phase-là, on l'a
faite et c’est assez. On n'a plus
les moyens , de le faire comme
société."
Un important virage
M. Johnson admet volontiers
que le virage qu'il propose est
aussi important que celui qu'a effectué le Parti québécois en janvier dernier sur le plan idéologique. Il croit toutefois que cette
nouvelle façon de voir les choses
est "en train de se faire lentement".
"Il y a, précise-t-il, un problème de décodage. Il y a un problème de formuler cela dans des
termes idéologiques. Le Québec
des 20 dernières années, c'est un
Québec très idéologique et je
pense que la nouvelle façon de
voir implique que l'on doit partir
de la réalité. On a des défis absolument gigantesques, sur le plan
économique, à relever, que ce
soient des défis de productivité ou
d'expansion des marchés et je suis
convaincu que l'on peut les relever."
Pas économiste, mais...
À ceux qui l'accusent de ne pas
posséder une formation d'économiste, Pierre-Marc Johnson ri-
Discours idéologiques, axe du social
poste calmement qu'il ne croît
pas "à cette obsession" qu'il faut
absolument être économiste
pour diriger un État en période
de crise économique.
"C'est comme l'instruction,
dit-il. Ça ne donne pas de jugement. Je connais des gens qui
sont très instruits et qui n'ont aucun jugement. Diriger un gouvernement dans une période qui va
être marquée par des préoccupations de matière économique, ça
exigera un certain niveau de compréhension des choses que je
pense avoir. Il faut savoir s'entourer et savoir aussi démystifier un
certain nombre de choses ".
Comme pour mieux étayer son
point de vue, il constate, avec un
sourire au coin des lèvres, qu'il y
a des économistes qui se trompent "ça n'a pas de bon sens" et il
y en a d'autres qui ont "une meilleure moyenne au “batte”".
Il considère même comme un
avantage le fait de ne pas être économiste "parce que, dit-il, je suis
peut-être un peu plus critique".
"D’abord gagner..."
Mais, l'une des premières préoccupations du ministre Johnson
est de remporter, au premier tour,
la victoire dans cette course à la
direction du PQ. "Je suis
là-dedans, dit-il, pour gagner. Je
l'ai dit, à Francine, à Pauline, à
Jean et à Bernard, tout en leur
souhaitant bonne chance, bon
courage et bon été, que j'allais
avoir plus de votes. Ce n'est pas
"ben" compliqué..."
Et si jamais un deuxième tour
de scrutin était rendu nécessaire,
Pierre Marc Johnson ne s'en formalisera pas outre mesure Du
moins officiellement.
"L'idée du deuxième tour, explique-t-il c'est la notion de la
30
période supplémentaire dans les
éliminatoires. Quand tu envisages
les éliminatoires, tu ne dis pas
que l'on va gagner en supplémentaire. Tu dis, on va gagner avant
la fin de la troisième période Et,
s'il y a une supplémentaire, on va
la jouer. C'est tout."
Ceux qui ont quitté
Mais il souhaite ardemment l'emporter dès le 29 septembre. "Le
premier tour, dit-il, va être extrêmement important. Je sais
qu’il va y avoir des peaux de banane qui vont se tirer en cours de
route et même des régimes tout
entiers. Mais, ma préoccupation
centrale, c'est l'unité du parti"
"Ils n'étaient pas bien dans leur
peau avec le virage amorcé en novembre dernier. analyse-t-il. C'est
un choix que je respecte. Ils ont
fait leur choix. C'est fini. C'est
fait, c'est fait. Mais, ce n'est pas le
cas chez les militants. Il y en a
quelques-uns qui vont revenir. Ils
ne sont pas du même bloc. Ce
n'est pas monolithique."
Un parti traditionnel
Il se refuse également à prétendre que maintenant le Parti
québécois est devenu un parti
"comme les autres", un parti traditionnel.
"Le postulat d'action des gens
qui adhèrent au Parti québécois,
au-delà des visions que l'on a, des
échéances autour de l'option, c'est
l'adhésion à une idée de force fondamentale de la notion que le
peuple du Québec, c'est un peuple". M. Johnson soutient qu'il y
a des libéraux qui croient aussi à
cette notion. "Mais, ajoute-t-il rapidement, ce n'est pas vrai pour
tout le monde. Il y a des gens qui
croient à la notion d'un peuple
canadien."
La deuxième distinction que
M. Johnson avance entre péquistes et libéraux se situe, selon lui,
à une certaine sensibilité à un objectif de partage dans la société.
Même s'il reconnaît que le Parti
libéral a fait un bout de chemin
dans ce sens-là", il croit toutefois
qu'il n'a pas la sensibilité que le
Parti québécois possède. "Par
bouts, dit-il, je trouve que le Parti libéral n'a pas la franchise que
nous avons face à ce partage."
Quant aux ministres qui ont
quitté le Parti québécois au plus
fort de la crise, M. Johnson n'en
tend pas faire d'efforts spéciaux
pour les entraîner dans le giron
péquiste.
Du même coup, il en profite
pour décocher quelques flèches à
l'endroit de l'ancien ministre des
Finances, M. Jacques Parizeau.
"Je suis en désaccord avec la théorie de M. Parizeau, explique M.
Johnson. J'ai été en accord avec
cela pendant plusieurs années,
mais j’ai progressé. J’ai évolué,
j’ai changé."
Discours idéologiques, axe du social
31
La Presse, Montréal, le 28 août 1985, page A 7 — tribune libre
L’individualisme
renaît en Amérique
(Retour à la tdm)
Pierre LEMIEUX
Les jeunes affichent un instinct individualiste qui contraste
avec la culture collectiviste dans
laquelle ils ont été élevés. On leur
a enseigné que tout est social.
Confusément, ils ne le croient
plus. Car il y a l'individu.
Les écoles, les médias et les
Églises continuent d'entretenir une
vision collectiviste du monde. Et
plusieurs punks du troisième âge
qui essaient gauchement de se recycler (au Parti libéral du Québec
par exemple) ne peuvent bafouiller
“liberté individuelle” sans ajouter
“et collective”.
Heureusement, une nouvelle
culture individualiste apparaît en
Amérique, en France, en Angleterre et ailleurs dans le monde. On
découvre que les anciennes expressions fétiches comme “la société qui décide” ou “la nation
qui grandit” n'ont aucun sens sinon totalitaire. Il n'y a que l'individu qui compte, et l'individu ne
doit compter que sur lui-même.
l'État-providence court à la
faillite. Malgré qu'il confisque la
moitié de tous les revenus des
Québécois, que ses exactions aient
doublé par rapport à la production
nationale depuis vingt ans, ses
coffres sont étrangement vides.
L’assurance-maladie étatique
coûte une petite fortune pour une
médecine fonctionnarisée et des
services de plus en plus rationnés.
Les actuaires de Sobeco calculent
que, dans une cinquantaine d'années. 40% des salaires devra être
consacré au financement des programmes actuels de sécurité de la
vieillesse, de retraites publiques et
d'assurance-maladie. Sans compter
les impôts pour tout le reste: éducation, assistance sociale interventions multiples... S'il leur reste
encore quelque liberté et quelque
dignité, nos enfants diront “non“.
Il ne s'agit pas seulement de
s'opposer à l’État, mais d’être en
faveur de l'individu et des solutions privées. Par exemple, l’État
vous empêche de travailler en imposant aux employeurs des conditions d'embauche irréalistes
(réglementation des congédiements, normes du travail, discrimination positive, salaire minimum, conventions collectives,
taxes diverses sur l’emploi); ou
en exigeant un permis de travail
(dans la construction, par exemple); ou en accordant aux syndicats des privilèges coercitifs qui
institutionnalisent l’ancienneté et
la médiocrité... Eh bien! il ne
vous reste qu'à créer votre propre
emploi, au noir s'il le faut. Ainsi
s'explique l'accroissement des travailleurs autonomes et de l'éco-
nomie souterraine au cours des
dernières années.
La faillite de l'État-providence
et la naissance d'une nouvelle
culture individualiste convergent
vers la reconnaissance d'une règle
d'or: pour faire sa vie librement,
dignement et efficacement, il ne
faut compter que sur soi, sur ses
relations libres, sur des institutions privées. L’individu est sa
propre providence.
Les écoles publiques sont davantage des clubs privés
d’enseignants que des entreprises
au service des enfants, leurs
clients. Allez-vous manifester,
former des comités, participer,
parler à Pauline Marois, voter
pour Pierre Fortier? Ce serait
inefficace, anti-individualiste et
stupide. Débrouillez-vous plutôt
individuellement, votez avec vos
jambes et envoyez vos enfants à
l'école privée de votre choix.
Bâtir sa vie en dehors des
fausses sécurités collectivistes et
étatiques serait ainsi le mot d'ordre des gagnants de l'avenir. On
peut croire que les jeunes sont en
train de le comprendre.
Ce n'est pas toujours facile à
mettre en pratique. Quand la famille québécoise moyenne paie le
quart de son revenu en impôts de
toutes sortes et que son taux mar-
Discours idéologiques, axe du social
ginal d'impôt sur le revenu frôle
les 50%, allez donc économiser
pour la retraite ou offrir à vos enfants le Collège Stanislas! Au
fond l’État déteste la famille, qui
le remplace trop bien.
Quand l’État empêche les
jeunes de travailler (rappelezvous, il y a vingt ans, presque
n'importe quel jeune pouvait
trouver un emploi n'importe
quand), il n'est pas facile de partir
dans la vie. Et il est bien difficile
d'éviter les hôpitaux étatisés et les
médecins fonctionnaires quand
l’État prohibe les établissements
capitalistes et vous interdit (car
c'est bel et bien interdit par la loi)
d'acheter des assurances privées
pour les services assurés monopolistiquement par la RAMQ.
Mais il faut essayer. Ceux qui
comptent sur la sécurité de l’État
se préparent de cruelles désillusions. Et puis, nous ne sommes
pas des assistés sociaux.
Nos guérisseurs professionnels de maux sociaux, après avoir
nié l'individu, ne se gênent pas
pour ensuite verser quelques larmes de crocodile sur l’individu
défavorisé qui, disent-ils, ne pourrait se débrouiller tout seul. Altruisme qui sonne faux.
D’abord, les pauvres le sont
souvent parce que l’État leur interdit de se débrouiller. L’État
éthiopien, qui refuse les multinationales, ne fait que pousser le
phénomène à l'absurde.
Ensuite, l’État redistribue
très peu aux vrais pauvres, sa redistribution favorise les fonctionnaires, les agriculteurs, les intellectuels, les groupes de pression,
32
la nomenklatura de
l'État-providence... Les gens qui
s'arrangeraient mal sur le marché
ne s'en tirent pas nécessairement
mieux contre la bureaucratie étatique, corporatiste ou syndicale.
Enfin, autant l’État est inefficace pour aider les pauvres, autant
des efforts individuels et privés
sont possibles, qui vont de la charité privée à l’entrepreneurship en
passant par les associations communautaires. Avec un peu de
chance et beaucoup de travail,
l'avenir appartiendra au mécénat et
aux organismes privés de services
sociaux fiers d’être financés par
des contributions volontaires
plutôt que par la coercition fiscale.
L’État ? Connais pas!
Discours idéologiques, axe du social
33
Le Devoir, Montréal, 20 novembre 1985, page 4
TABLE RONDE SUR L'ÉCONOMIE
Il faut libérer le citoyen et
l’entreprise d'un trop lourd joug
fiscal et réglementaire pour régler le
problème devenu structurel
de l'emploi
(Retour à la tdm)
JOCELYN DUMAS
Bien que peu remarquable
dans son ensemble, c'est au chapitre de l'emploi que la reprise
économique déçoit le plus au
Québec. Il apparaît que le règlement de ce problème devenu
“structurel” et la poursuite de la
croissance économique du Québec
ne pourront se réaliser qu'au prix
d'un désengagement de l'État afin
de libérer le citoyen et l'entreprise
d’un trop lourd joug fiscal et
réglementaire.
On peut aussi se réjouir du
fait que la perspective du libre-échange avec les américains va
accélérer le processus même si les
politiciens “ne semblent pas
conscients de toutes les implications” de telles initiatives. Et
malgré un environnement apparemment très contraignant,
l’entreprise privée n'en poursuit
pas moins son développement car
elle a compris depuis longtemps
comment créer la richesse, ce que
le discours politique commence à
peine à reconnaître.
Voilà en substance le constat
se dégageant de la dernière table
ronde organisée par LE DEVOIR
portant sur l'économie. Elle regroupait M. Léon Courville,
vice-président à la planification et
chef économiste de la Banque Nationale du Canada, M Yves Rabeau, professeur titulaire au département des sciences économiques
de l'Université de Montréal ainsi
que M. Serge Racine, entrepreneur, président et chef de la direction du fabricant de meubles
Shermag.
M. Rabeau a d’abord fait observer que le Québec a rattrapé les
emplois perdus depuis le sommet
de la dernière expansion en 1981
il y a seulement quelques mois.
Selon lui, la reprise économique
est loin d'être “remarquable”. Certes, on a pu observer des variations importantes en pourcentage
de plusieurs indicateurs économiques mais “on oublie le creux très
profond par lequel l'économie est
passée “.
De 1981 à 1985, la croissance
de l'emploi au Québec aurait été
d'à peine 0.5%, “ce qui est très
faible par rapport à la tendance des
années 70”. Le chômage est d'autre part sous- évalué car une portion importante de la population
s’est tout simplement retiré du
marché tandis qu'une bonne partie
des emplois créés le sont à temps
partiel.
M. Rabeau observe en outre
que le nombre de bénéficiaires de
l’aide sociale n'a cessé de croître
depuis 1982. Le taux de prestation par rapport à l’emploi se
trouve à un niveau supérieur à ce
qu'il était avant la récession. En
bref, “le marché du travail demeure en mauvaise condition”.
Plusieurs annonces de projet
d’investissement du type Péchiney ou Bell peuvent donner
l’impression que l'économie se
porte bien mais cette “reprise
subventionnée” cache des problèmes de fonds comme la fiscalité
et les coûts de main d'oeuvre. Un
seul secteur fait exception, c'est
Discours idéologiques, axe du social
celui des exportations dont la
bonne santé dépend de la croissance économique des États-Unis.
M. Courville partage ce diagnostic mais considère néanmoins
que la reprise au Québec a été
“heureuse” alors que certains secteurs industriels, comme les pâtes
et papier, ont repris plus rapidement dans le cycle économique.
Elle n'a cependant pas été assez
forte pour relever les finances du
gouvernement, ce qui lui fait dire
que le Québec ne fait pas face à un
simple problème d'ordre fiscal
mais “d'organisation de l'activité
économique et de redistribution
du revenu”.
La trop lourde fiscalité que
doivent supporter les contribuables ne serait en fait que le reflet
des tendances lourdes et profondes
qui se sont imprégnées au cours
des vingt dernières années et qui
vont appeler des changements
d'orientation majeurs, pénibles et
difficiles si on veut dégager le
Québec du fardeau que le public
impose aux individus et à l'entreprise”.
Au delà des énoncés chiffrés,
M. Racine constate cependant
qu'il y a eu un changement qualitatif Important des entrepreneurs
au Québec “qui ont le goût
d’investir et de risquer”. De façon
assez surprenante, M. Racine soulignait que les entrepreneurs
commencent à avoir de la difficulté à trouver de la main-d'oeuvre
alors que le chômage demeure inquiétant.
Nos trois invités ne se surprennent finalement pas de cette
apparente contradiction qui s'expliquerait du fait que le gouvernement du Québec a pratiqué une
politique de “hauts revenus” au
cours des dernières années plutôt
qu'une politique d'emploi ajoutant
aux distorsions du marché du travail comme le décret de la construction.
La politique salariale du gouvernement a aussi largement
contribué aux distorsions présentes sur le marché. “Au cours des
années 70, les coûts de
main-d’oeuvre ont graduellement
augmenté au Québec pour dépasser ceux de l'Ontario sans mouvement compensatoire de productivité”, note M. Rabeau, “en
grande partie en raison d'un
débordement des taux du public
sur le privé”.
Les programmes de création
d’emplois gouvernementaux y
contribueraient aussi puisque les
salaires que l'on y propose ne sont
pas basés sur ceux du marché.
“Si les gouvernements veulent passer d'une philosophie de
redistribution du revenu à la création de la richesse”, recommande
M. Courville, “il faut laisser le
marché déterminer ce que peut
représenter un salaire concurrentiel
à l'échelle nord- américaine, sinon, on ne peut prétendre créer de
l'emploi”.
M. Rabeau considère en outre
que la croissance économique du
Québec n'est possible dans le
contexte du libre-échange que si
les individus et les entreprises
sont libérés du fardeau fiscal actuel. “Je n'y vois pas d'autre solution que de procéder au démantèlement de l'appareil construit au
cours des vingt dernières années”.
M. Courville ne voit pourtant
pas dans le discours politique actuel une volonté manifeste d'y
procéder. “Peut-être que les circonstances très défavorables auxquelles devra faire face le prochain
ministre des Finances va inciter
davantage au changement d'attitude...”
Face aux contraintes de cet
“environnement lourd qui ne
changera probablement pas avant
des années”, M. Racine croit que
l'expansion est quand même possible pour les entreprises. En
somme, le secteur privé n'a pas
34
besoin d'attendre les grandes
réformes de l'État pour agir.
M. Racine note que l’entrepreneur cherche essentiellement
deux choses, développer des initiatives et augmenter sa compétitivité. L'environnement actuel du
Québec lui apparaît y être favorable alors que l'entrepreneur est très
valorisé par la société.
Pour ce qui est des distorsions sur le marché du travail, il
note que le pouvoir syndical a eu
au moins ceci de positif qu'il a
forcé les employeurs à parler à
leurs travailleurs. “L’intérêt est
graduellement passé des conditions de travail à la valorisation
du travail lui-même”. “Un nouvel humanisme industriel” répondrait ainsi au moins aux préoccupations des travailleurs par
l’application de nouvelles formes
de gestion. On pense notamment
à la gestion participative à la participation des employés aux bénéfices de l'entreprise.
En regard du libre-échange,
M. Rabeau note que les entrepreneurs préparent les coups en rationalisant leur production mais “les
politiciens ne semblent pas conscients de toutes les implications”.
“On voudrait bien avoir les avantages de l'accès au marché américain mais on s'imagine que l'on
pourra garder tous les fardeaux”
comme la fiscalité, les décrets et
la panoplie de mesures protectionnistes dans différents secteurs.
Il espère cependant que le libre-échange va contribuer à accélérer le processus de désengagement de l'État. Ce dont ne
s’inquiète pas trop M. Courville
car “le pacte du libre-échange sera
négocié, ce qui veut dire que nous
devrons attendre longtemps avant
que tous les intervenants arrivent
à s'entendre”.
Pour sa part, M. Racine croit
à la recherche de l'excellence et
considère que les entrepreneurs
ont intérêt à agir comme si le libre-échange prévalait déjà. “De
toute façon, ce sont les entreprises
Discours idéologiques, axe du social
les plus productives qui en sortiront gagnantes”.
Finalement, si on reproche
aux politiciens de ne pas traiter
des grands choix économiques,
nos trois invités se réjouissent
qu'il en soit ainsi. Le dirigisme
ne répond plus aux attentes et si
on ne parle pas de la nécessité de
gérer la décroissance de l'État, il
35
faut bien avouer que le sujet se
présente mal en campagne électorale.
Discours idéologiques, axe du social
36
Le Devoir, Montréal, 23 novembre 1985, page 4
Un virage dont les causes sont plus profondes
qu'on le croit, estime-t-on
Le monde des affaires se réjouit
d'un discours économique
qui valorise le rôle du secteur privé
(Retour à la tdm)
Claude Turcotte
A peu prés tout le monde reconnaît que le débat politique, au
cours de cette campagne électorale, s’articule beaucoup autour de
problèmes économiques, en valorisant davantage le rôle des entrepreneurs privés que celui de
l’État. Dans lé milieu des affaires, on se réjouit de ce virage, qui
s'explique, selon plusieurs, par
des causes beaucoup plus profondes qu'il n'y parait à première vue.
Ces causes relèvent à la fois
de la conjoncture dans l'ensemble
des pays développés et de l'évolution propre de la société
québécoise, comme l'ont exprimé
récemment au DEVOIR certains
des porte-parole les plus en vue de
la communauté des affaires du
Québec.
Parmi eux, il y a d'abord M.
André Saumier, nouveau président
de la Bourse de Montréal, pour
qui “le désintéressement apparent
des citoyens pour la chose politique implique que l’État n'est plus
ce qu'il était”. M. Saumier est un
témoin d'autant plus intéressant
qu'il a une longue expérience des
administrations privée et publique. Il fut haut-fonctionnaire aussi
bien à Ottawa qu'à Québec “à
l'époque des grandes visions enthousiastes”, précise-t-il.
À ses yeux, “le grand thème,
profondément politique et pas du
tout particulier au Québec, puisqu’il se retrouve dans tous les
pays développés, concerne le rôle
de l’État. et du gouvernement
dans le développement pris dans
son sens le plus large”. Cela implique l'économique, le social, le
culturel, bref les projets de société
aussi bien que leur réalisation.
Toutefois, l'interventionnisme de l’État qui s'est manifesté
surtout à la fin de la seconde
guerre mondiale, mais dont le
début remonte en fait au “New
deal” de Roosevelt après la grande
crise économique, explique M.
Saumier, semble avoir atteint ses
limites. “L’État est embourbé et
il y a un essoufflement de la
pensée créatrice de l’État” conclut
le président de la Bourse après
avoir dressé sa liste de constats:
depuis trois ou quatre ans, les
États ne sont plus capables de
proposer des projets de société ,
ils n'en ont plus les moyens et
leurs anciens projets présentent
souvent des failles importantes;
enfin, on n’arrive plus par l'interventionnisme à corriger des problèmes de chômage ou de compétitivité.
Il faut donc que l’État. sorte
maintenant de son bourbier en
jetant du lest, particulièrement
dans “les secteurs périphérique”
où il oeuvre. Le pendule semble
prendre la direction du libéralisme, mais ira-t-il jusqu'au libéralisme absolu du 19e siècle?
“Personne ne pense à retourner là
dit-il. Il pense que l’État. doit
conserver un rôle de régulateur de
l'économie.
D'autres questions se posent
cependant: “Avec le retrait de
l’État, qui va prendre sa place,
qui va faire preuve d'imagination
pour l'utilisation des ressources.
Ce n'est pas si simple que ça et il
n'est pas acquis qu’il y aura des
Discours idéologiques, axe du social
mécanismes de remplacement”,
répond M. Saumier.
faisait du rôle des francophones
dans le secteur de la finance”.
C'est peut-être l'absence de
réponses à ces questions qui expliquent l'absence de débats de
fonds dans cette campagne et qui
incite les hommes politiques à se
retourner beaucoup vers le monde
des affaires et de l’industrie. M.
Saumier constate que le milieu
des affaires a été “très vociférant”
en multipliant les colloques et les
réunions depuis quelques années.
“Alors que ces entreprises
pionnières furent créées par le
pouvoir politique et appartenaient
au secteur public, ajoutait le conférencier, leurs descendants appartiennent nettement au secteur
privé et sont le fruit de l’initiative
d'individus, le résultat de ce qu'on
appelle le nouvel entrepreneurship
au Québec “.
Mais il souligne aussi que
“les syndicats sont de grands absents dans le présent débat électoral, sauf pour faire ressortir de
vieilles querelles et des discours
qui n’ont pas évolué depuis les
affrontements de 1970”. Il note
aussi un sentiment d'impuissance
devant la nouvelle situation de la
part de partis ou de gouvernements socialistes, habitués à valoriser le rôle de l’État.
M Saumier en arrive tout de
même à une finale plus optimiste
en prédisant “des explosions de
créativité au cours des prochaines
années”, parce que les normes anciennes éclatent et que cela permet
aux éléments les plus dynamiques
d'inventer de nouvelles solutions
et d'exprimer leur originalité.
L'évolution particulière du
Québec illustre sans doute de manière remarquable les observations
du président de la Bourse.
Récemment dans une causerie à
Rimouski M. Claude Castonguay, chef de la direction de La
Laurentienne, qui fut lui aussi un
grand conseiller de l’État, puis
ministre, rappelait les racines encore récentes de l’entrepreneurship
québécois.
Hydro-Québec, constitué en
1963 fut “le précurseur de cette
nouvelle génération”. Il y a eu ensuite la Caisse de dépôt et placement, qui a “contribué fortement
à modifier la perception qu'on se
Dans le lot de ces nouveaux
venus, M. Castonguay mentionnait plusieurs noms familiers:
Bombardier Provigo, Power Corporation, Lavalin, SNC, la Banque nationale, Cascades, Culinar,
Normick Peron et bien sûr le
Groupe La Laurentienne. Il soulignait aussi l'essor formidable du
Mouvement Desjardins et la
croissance spectaculaire des PME
depuis 15 ans.
Il y a aujourd’hui 140,000
entreprises de moins de 200 employés. Les nouveaux entrepreneurs de PME ont pour la plupart
moins de 35 ans et selon une
étude récente 60% des nouvelles
PME ont été mises sur pied par
des femmes.
Cette effervescence dans le
milieu des affaires et de l’industrie
a de plus en plus un impact dans
les communautés où elle se fait
sentir et par voie de conséquence
sur le climat électoral M. Louis
Lagassé, président de la Chambre
de commerce du Québec et Sherbrookois bien enraciné, confirme
l'existence de ce nouveau climat
dans la campagne électorale et le
trouve encourageant.
Pourquoi existe-t-il? D'où
vient-il ? Il y a eu d'abord, selon
le président, la crise économique,
les fermetures d'usines et les mises à pied, qui ont suscité une
prise de conscience des questions
économiques. Il y a aussi une
nouvelle classe de gens d'affaires
37
très entreprenants; beaucoup plus
instruits et mieux formés pour relever les défis d’aujourd’hui.
Dans une ville relativement
petite comme Sherbrooke, la réussite d'une entreprise comme
Shermag a suscité, selon M. Lagassé, un courant d'émulation,
avec le résultat qu’aujourd’hui il
y a des dizaines de jeunes qui se
disent: “on peut faire la même
chose” et qui essaient d'y arriver.
Depuis les années 60, Sherbrooke avait vécu aussi de la
manne de l’État., grâce aux retombées engendrées par la croissance de son université. Cette
croissance ayant atteint son plafond à peu près en même temps
qu'arrivait la crise, on a vite compris, explique M. Lagassé, qu'il
fallait compter sur nos propres
moyens. Aujourd'hui Sherbrooke
vit presque dans l’euphorie de son
nouveau développement, qui lui a
permis de ramener son taux de
chômage entre 7 et 8%, alors que
le taux moyen du Québec est
d'environ 11%.
Si la communauté des affaires
a l’impression d’être beaucoup
mieux vue de la population en
général et des partis politiques en
particulier, il s'en trouve cependant encore certains pour se sentir
abandonnés, même en campagne
électorale.
Par exemple, à Alma au Lac
St-Jean, M. André Bouchard,
propriétaire d'une PME, Béton
préfabriqué du lac, aimerait bien
qu'on s’intéresse un peu “aux
régionaux”. Il n'a aucunement
l'impression que les grands débats
sur l'économie, la croissance de
l'emploi, etc. tiennent compte de
ses problèmes à lui.
Né et ayant toujours vécu à
Alma où il a forcément lancé son
entreprise, il se sent pénalisé pour
avoir fait preuve de dynamisme et
avoir développé une usine qui
Discours idéologiques, axe du social
trouve aujourd'hui 75% de son
marché à Montréal, 10% à
Québec, 5% à l'étranger et seulement 10% dans sa région.
S'il avait eu le choix au
départ, c'est dans la région de
Montréal qu’il aurait installé son
usine. Il aime sa région mais ses
affaires se passent en grande partie
ailleurs. Il doit dépenser beaucoup de temps et d'argent pour
voir à ses affaires ailleurs et pour
transporter les blocs de béton chez
les clients.
Il aimerait que le gouvernement pense à lui également et lui
offre des mesures incitatives pour
rester à Alma tout en poursuivant
l’expansion de son entreprise. Par
exemple, il souhaiterait bénéficier
de tarifs préférentiels pour
l’électricité consommée dans ses
ateliers. Il mentionne que
l’électricité du Québec est produite surtout dans les régions plus
au nord, Ce qui n’empêche pas
que l’électricité se vende le même
prix à Montréal qu’à Alma. En
38
vertu de cette même logique, il
serait très heureux d'avoir certains
avantages pour le transport de tes
produits.
Mais, pour le moment, il déplore
que les débats électoraux concernent surtout les grands centres
comme Montréal, Québec et
Sherbrooke, même si l’occupation
territoriale de toutes les régions
revêt une grande importance pour
l’ensemble du Québec.
Discours idéologiques, axe du social
39
Le Devoir, Montréal, le 30 décembre 1985, page 7 — idées
DE L’ÉTAT-PROVIDENCE
À L’ÉTAT-INDIFFÉRENCE
“La Justice sociale ne peut pas être liée
à notre capacité de produire la richesse.”
(Retour à la tdm)
JEAN-BERNARD R0BICHAUD
L’auteur est conseiller principal
en politiques sociales au Conseil
canadien de développement social, chercheur invité à l’Université de Montréal et membre du
Mouvement socialiste.
QUE PEUVENT attendre les petits salariés, les chômeurs, les assistés sociaux, les retraités, les
personnes handicipées et les représentants des groupes minoritaires
pour les quatre prochaines années
suite à l’élection du 2 décembre
dernier ? Quel sera leur sort après
une campagne électorale où les
enjeux sociaux ont été occultés, à
la faveur d'objectifs de renouveau
économique ? Rien ne permet de
présumer que leurs int_r_ts seront
mis de l'avant, au contraire on
peut s'attendre à ce que certaines
mesures sociales soient éliminées
ou réduites pour libérer la fameuse
“marge de manoeuvre” étatique
en faveur de projets d'investissements étrangers.
Ce que certains appellent la fin
de l’État-Providence correspond
au désengagement de l’État dans
les politiques sociales. Cependant, ceci ne signifie pas un État
moins interventionniste, mais
plutôt un État plus indifférent aux
objectifs sociaux. Les principes
d’intervention changent.
L’État-Providence intervenait au
nom de principes de redistribution et d’équité sociale.
L’État-indifférence intervient,
mais en faveur de l’accumulation
et de la concentration du capital.
C'est un État qui s'inscrit à
l’enseigne de la productivité marchande, de la compétitivité de
l'économie et de la valorisation de
l’individualisme, que l’on a surnommé durant la campagne,
compétence individualiste. C’est
le tournant auquel nous avons assisté durant 1a campagne électorale.
plus criantes ? Le produit intérieur brut s'établit au-delà de$
15,000 per capita. De combien le
produit intérieur devrait-il croître
pour que l'on établisse un plancher de revenus décents ? La justice sociale ne peut pas être liée à
notre capacité de produire la richesse. Si tel était le cas, on aurait des pas plus significatifs dans
l'égalisation des revenus. Non, il
se passe autre chose, et les sophismes de Monsieur Bourassa
ou de Monsieur Johnson contribuent à embrouiller les enjeux
plutôt que de les clarifier.
Les ténors des deux partis qui
ont obtenu la faveur de l'électorat
ont tenté de convaincre la population qu’il fallait créer la richesse
avant de la distribuer”. La campagne s’est faite à l'enseigne de la
croissance économique, Comme
s'il fallait faire un choix entre le
progrès social et la croissance de
l'économie. Depuis son élection,
Monsieur Bourassa réaffirme la
priorité économique. On veut faire
croire que la performance de l'économie ne permet pas d'améliorer
les mesures redistributives.
Peut-on croire que le Québec disposant d’un produit intérieur
dépassant les 100 milliards et
dont le taux de croissance atteignait 8,8% entre 1983 et 1984,
est trop pauvre pour éliminer les
inégalités socio-économiques les
Au Canada et au Québec, depuis plus de 40 ans, quel qu’ait
été le gouvernement au pouvoir,
la répartition de la richesse n'a pas
changé de façon significative. En
d’autres termes, la distribution
des revenus est aussi inégale en
1985, qu'elle ne l’était en 1945 à
la fin de la deuxième guerre mondiale. Et cela malgré l’État- Providence, malgré l'augmentation
significative des dépenses sociales. Il semble y avoir une règle
non écrite au Canada et au Québec
à l'effet que les dépenses sociales
sont fonction de l'enrichissement
collectif et qu'elles ne visent qu'à
maintenir les écarts traditionnels
entre les classes dominantes et les
classes dominées. Pas question de
modifier le statu quo, pas question de modifier fondamentale-
Discours idéologiques, axe du social
ment les écarts de revenus entre
les riches et les pauvres. Un cinquième de la population, les plus
riches, accaparent 42% des revenus, alors que le cinquième, les
plus pauvres, n'a accès qu’à 4%.
Non seulement notre société ne
fait-elle pas de progrès significatifs
au niveau de la répartition des revenus, mais les pauvres perdent
du terrain. C'est ce que révèle un
récent rapport du Conseil national
du bien-être social, intitulé
“Profil de la pauvreté 1985”. En
1984, le nombre de familles pauvres du Canada atteignait 312,200
ou 17,2% des familles, ce qui
représente une hausse de 23,2%
entre 1981 et 1984. Le Québec
regroupe 31% des familles pauvres du Canada. Pour les personnes seules, c'est-à-dire, celles qui
ne vivent pas dans une famille, la
situation est encore plus déplorable. Le Québec compte 337,000
personnes seules vivant sous le
seuil de pauvreté, une
-augmentation de 22,400 entre
1981 et 1984. Près de la moitié
des personnes seules vivent sous
le seuil de pauvreté au Québec
(46,8%). Un enfant sur cinq vit
dans la pauvreté.
Contrairement à ce que l'on
pense généralement, plus de la
moitié ( 57,8% en 1983) des familles vivant sous le seuil de
pauvreté sont rattachées au marché
du travail. Elles sont pauvres
parce que le gagne-pain familial
est un petit salarié, et ce salaire ne
permet pas à la famille des revenus suffisants pour se hisser
au-dessus du seuil de pauvreté.
L'organisation du travail et la
situation de l'emploi constituent
les principales sources de pauvreté
au Québec. C'est pourquoi les
mesures qui ont un impact sur le
revenu familial doivent être priorisées. Même si un chef de famille
de deux enfants travaille 40 heures
par semaine, 52 semaines par
année au salaire minimum de$
4.00 l'heure sa famille s'appauvrit
d'année en année. En effet, à$
8,320 de salaire brut annuel, son
revenu de travail se situe à 40%
du seuil de pauvreté de Statistique Canada pour les agglomérations de 500,000 habitants et plus
en 1985.
La première priorité sociale est
sans aucun doute l’augmentation
et l'indexation au coût de la vie
du salaire minimum, puisque la
principale source d’inégalité des
revenus est liée aux politiques salariales. Il faudrait augmenter à
court terme le salaire minimum
à$5,30 l’heure pour tenir compte
du rythme de croissance du salaire
moyen et ensuite à$ 5 90 pour
maintenir le pouvoir d'achat du
salaire minimum de 1976
Même avec ces augmentations,
les salariés chefs de famille continueront à vivre sous le seuil de
pauvreté. À$ 5,90 l’heure, notre
chef de famille, père de 2 enfants
toucherait un salaire annuel brut
de$ 12,272, soit 59% du seuil de
pauvreté pour une famille de 4
personnes.
L’assurance-chômage constitue
une autre mesure sociale très importante reliée aux politiques de
main d'oeuvre. Même si ce programme est une responsabilité du
gouvernement fédéral, le gouvernement du Québec doit prendre
position concernant les modifications prévisibles de
l’assurance-chômage. Le rapport
de la commission MacDonald
propose des changements majeurs
à l’assurance-chômage. On peut
s'attendre que le comité dirigé par
monsieur Claude Forget fera des
recommandations qui se rapprocheront de celles de la Commission MacDonald
Le régime d'assurance-chômage
doit assurer les prestations aussi
longtemps que le travailleur ou
40
la` travailleuse ne retrouve pas un
emploi. L'aide au recyclage devrait faire partie intégrante du
régime d’assurance chômage et
des sommes additionnelles doivent y être consacrées.
Le nouveau gouvernement voudrait-il aider les familles sans
augmenter ses déboursés ? C'est
possible en appliquant la proposition du Mouvement socialiste. Il
est possible en éliminant le crédit
d'impôts et les exemptions fiscales pour enfant à charge et augmenter les allocations familiales
réservées aux familles à plus du
double de œ qu’elles sont actuellement. Les allocations familiales
pourraient à court terme dépasser$
1,000 par enfant sur une base annuelle.
L’élément d’équité est introduit en les rendant imposables selon les tables de l'impôt, ce qui
assure qu'environ 25% des
déboursés retournent au trésor public. Dans notre exemple, le chef
d'une famille ayant deux enfants à
charge, et travaillant au salaire
minimum fixé à$5,90 l’heure verrait ses revenus bruts passer
à$14,300 par années.
En améliorant les mesures existantes, même sans revenu annuel
décent garanti il est possible
d’augmenter considérablement le
niveau de revenus des classes ouvrières et d'établir des seuils
en-dessous desquels personne
dans notre société ne devrait se situer. Le problème n'est pas de
créer la richesse, le produit intérieur du Québec connaissant une
croissance plus que respectable; le
problème demeure de la distribuer
plus équitablement. Les groupes
progressistes doivent tenir le
gouvernement à l'oeil et ne pas
lui laisser l'occasion d’être indifférent.
Discours idéologiques, axe du social
41
Québec, Le Soleil, samedi 29 mars 1986, page B 3 DOSSIER
Libéralisme et néo-libéralisme
La querelle
des anciens
et des modernes
(Retour à la tdm)
par René Beaudin
On parle beaucoup des néolibéraux et de néo-libéralisme.
Mais cela veut dire quoi ? En
quoi ce néo-libéralisme se distingue-t-il du libéralisme traditionnel ? Un politicologue de
Montréal, M. André Liebich,
vient de publier une anthologie
des grands textes libéraux: Le
libéralisme classique. René
Beaudin s’est entretenu avec M.
Liebich.
• Les philosophies libérales
font un retour en force en Occident.
Ce néo-libéralisme puise en
partie ses racines intellectuelles et
idéologiques dans la philosophie
libérale traditionnelle ou classique.
C'est un peu la raison d'être
sans doute d'un livre tout récent
sur "Le libéralisme classique",
une anthologie des grands textes
fondateurs de la doctrine libérale,
préfacée et présentée par le politi-
cologue André Liebich, de
l'UQAM. (LIEBICH, André, “Le
libéralisme classique”, Presses de
l’Université du Québec, 1985,
625 pages.)
Les auteurs auxquels il
donne la parole étaient d'ailleurs
tellement démodés ces dernières
décennies, que leurs noms
n'étaient connus que d'un petit
nombre d'initiés et leurs oeuvres
souvent introuvables, nous
confie-t-il à l'occasion d'une entrevue.
Qui connaît Thomas Hobbes? Qui a lu ou simplement vu
son livre "Le Léviathan' publié
pour la première fois en 1651,
mais disponible aujourd'hui que
dans des collections "exotiques",
érudites ou coûteuses? Et John
Locke? Et Robespierre? Qui a lu
ses discours? Et Adam Smith?
Voilà pour les anciens et les
classiques.
Montesquieu, Rousseau,
Tocqueville sont bien sûr plus
connus et accessibles aux lecteurs
d'ici, mais c'est davantage pour
leur participation à la littérature
française qu'à la pensée politique.
Trudeau et Dessaules
Mais “Le libéralisme classique” a aussi une couleur locale, puisque Pierre ElliottTrudeau et Louis-Antoine Dessaules, voient de leurs écrits
réédités.
Louis-Antoine Dessaules est
un illustre inconnu ou en tout cas
un grand oublié. “J’aurais tout
aussi bien pu prendre Papineau
ou Henri Bourassa", de dire M.
Liebich, mais Dessaules, en son
temps, représentait un courant de
pensée important quoique minoritaire.
Dessaules est un "patriote"
du siècle dernier, neveu d'ailleurs
de Louis-Joseph Papineau. Il
était l'un des chefs du Parti des
Rouges. Cette orientation politi-
Discours idéologiques, axe du social
que, d'expliquer M. Liebich, caractéristique de la période allant
de l'échec de l'insurrection de
1837 à la Confédération de 1867,
représente un libéralisme radical,
démocratique et anticlérical.
En 1851, note M. Liebich,
Dessaules, face à l'échec du
soulèvement des Patriotes, à la
volonté d'assimilation exprimée
dans le Rapport Durham, et face à
la puissance étouffante de
l’Église, propose l'intégration
aux États-Unis. Ce sont d'ailleurs
ses "Six lectures sur l'annexion
du Canada aux États-Unis" qui
sont parties constituantes du
"Libéralisme classique':
Trudeau est bien sûr beaucoup plus connu. Mais précise
M. Liebich, s'il reprend de ses
textes, c'est pour la raison toute
simple que l'ancien premier ministre du Canada est l'un des rares chefs d’État ou de gouvernement à avoir “réfléchi sur la politique dans une perspective philosophique".
Les textes de M. Trudeau
sont une série d'articles publiés
en 1958, par la revue " Vrai"
éditée par la Ligue d'action civique, un regroupement réformiste
et anti-duplessiste. Il y explique
l'absence de tradition et de
culture démocratique au Québec.
C'est peut-être ce qui explique la difficulté de se procurer
ici` les "textes sacrés" du libéralisme constatée par M. Liebich.
Quel contraste, dit-il, avec ce qui
se passe dans le reste de l'Amérique du nord, en tout cas avec les
États-Unis. où pratiquement tout
écolier connaît presque par coeur
les pages les plus célèbres
d'Alexis de Tocqueville sur “la
démocratie en Amérique”, les
grands principes de la Déclaration
d’indépendance ou de la Constitution. Qui au Canada ou au
Québec peut en faire ou en dire
autant?
Quand M. Mulroney, note
M. Liebich, acclame la "magie de
l'entreprise privée", il tient un
discours typiquement américain,
mais complètement étranger à
nos habitudes et langages.
Les néo-libéraux
Les choses peuvent changer
parce que, note M. Liebich,
"nous nous américanisons".
Néanmoins, depuis quelques
années, en partie dans le sillage
de la crise économique, du déclin
des idéologies marxistes ou simplement social-démocrates; du
culte des droits de l'homme, la
mode est à la déréglementation,
l’évacuation par l'Etat de l'activité économique, la valorisation
des forces du marché, etc...
C'est l’heure de gloires des
"néo-libéraux" dont l'Américain
Milton Friedman, récipiendaire
en 1976, du prix Nobel pour
l'économie, est peut-être le plus
connu. L'un des textes de M.
Friedman est d'ailleurs disponible dans "Le libéralisme classique"
Ont-ils vraiment le droit de
se dire "libéraux" tant le contexte
historique qui a donné naissance
au libéralisme est différent de celui qui inspire les néo-libéraux?
Voilà une bonne raison en tout
cas de rééditer les "textes sacrés".
Les pères du libéralisme se
retrouveraient sans doute assez
mal dans l’État-Providence d'aujourd'hui, oeuvre pourtant de
leurs héritiers et disciples. Ils se
retrouveraient sans doute tout
aussi mal dans l'idée de
“concurrence parfaite” des forces
du marché, que propose Milton
Friedman, qui lui aussi se réfère
aux anciens, et qui fonde, aux
42
États-Unis, la "révolution reaganienne".
Ils ne se retrouveraient sans
doute pas non plus dans le langage des néo-libéraux. "Droit naturel", “droit à la révolte”,
“contrat social”, "soulèvement
populaire" sont des formules
chères à John Locke et JeanJacques Rousseau, mais qu'on retrouve assez difficilement dans celui de leurs héritiers et disciples,
même si le culte des droits de
l'homme est tout autant à la base
des "anciens" que des "modernes".
Il est vrai qu'entre-temps,
depuis en fait le triomphe de leur
grande revendication au siècle
dernier, I'économie de marché,
les libéraux sont devenus conservateurs.
Discours idéologiques, axe du social
43
LE DEVOIR, MONTRÉAL, LE MERCREDI 20 OCTOBRE 1993, PAGE A 9 — IDÉES
Crise économique
ou crise politique?
Réduire le chômage tout en combattant le
déficit est à notre portée, mais demande du
courage, ce qui manque le plus dans nos classes politiques
(Retour à la tdm)
ALAIN BONNIN
C'est au niveau de la relance de
l'emploi que les recettes habituellement citées sont les plus inadéquates: la création d'emplois par
l'injection massive de dépenses
sous forme d'embauche dans la
fonction publique, d'augmentations salariales ou de grands travaux, n'est pas réaliste quand les
finances publiques n'offrent pratiquement aucune marge de manoeuvre.
Le gel des salaires
n'est qu'un remède
temporaire et le
symptôme de
l'incapacité de
nos dirigeants à
proposer des
mesures
durables
L'économie canadienne souffre de deux maux principaux aux
solutions apparemment contradictoires: les déficits colossaux accumulés depuis près de 20 ans
par une génération qui a, incons-
ciemment, choisi de se payer du
bon temps aux dépens des prochaines générations à qui elle est
en train de refiler la facture; un
chômage accablant générateur de
coûts, de manque à gagner et de
désespoir énormes. Le premier de
ces maux exige la réduction des
dépenses publiques pour diminuer le fardeau de la dette et nous
obliger à vivre selon nos
moyens; le second commanderait, selon une idée bien établie,
des dépenses publiques massives
pour relancer l'économie et créer
des emplois. Les conservateurs
comptent réduire les dépenses en
remettant vraisemblablement en
cause un certain nombre de droits
acquis (on n'aura sans doute
guère de détails avant les élections puisqu'il ne s'agit pas là de
thèmes très payants pour recueillir des votes), mais sans rien
proposer pour faire reculer le
chômage; les libéraux proposent
des grands travaux en ignorant le
problème du déficit.
Réduire le chômage tout en
s'attaquant au déficit est néanmoins une chose à notre portée,
mais elle demande ce qui manque
le plus aujourd'hui dans nos classes politiques fédérales et provinciales: du courage pour s'attaquer
aux vrais problèmes.
Les recettes de réduction du
déficit sont relativement bien
connues, même si l'on pourra
toujours discuter de la plus ou
moins grande efficacité de telle ou
telle mesure:
• Réduction du budget militaire;
• Réduction de la protection
médicale: ticket modérateur, suppression du remboursement de
certains services dont l'aspect purement médical est indiscutable,
reconnaissance que certaines opérations très coûteuses ne peuvent
pour l'instant être offertes gratuitement à la population —c'est,
hélas, cela, vivre selon ses
moyens;
• Réduction des subventions
agricoles;
Discours idéologiques, axe du social
• Dégrossissage de la fonction publique;
• Remise en cause de certaines protections sociales qui incitent des citoyens à se mettre sur
le chômage et raide sociale plutôt
qu'à garder ou chercher un emploi. L'obligation de travaux
communautaires — tri des
déchets, nettoyage des rives du
Saint-Laurent par exemple — en
contrepartie de prestations sociales, serait également une solution, très impopulaire certes,
mais qui ferait chuter de façon
sensible le nombre de réclamants
tout en diminuant le travail clandestin;
• Importance accrue accordée
à la répression de la fraude
(contrebande, travail au noir...)
qui crée un manque à gagner imposant tout en décourageant ceux
qui ont la faiblesse de travailler
encore.
Au passage, le gel des salaires ne peut être qu'un remède
temporaire destiné à attendre que
d'autres mesures produisent des
effets: il n'est pas une solution.
Pris isolément comme c'est le cas
aujourd’hui, il est plutôt le
symptôme de l'incapacité de nos
dirigeants à proposer des mesures
durables.
C'est au niveau de la relance
de l'emploi que les recettes habituellement citées sont les plus
inadéquates: la création d'emplois
par l'injection massive de dépenses sous forme d'embauche dans
la fonction publique, d'augmentations salariales ou de grands travaux, n'est pas réaliste quand les
finances publiques n'offrent pratiquement aucune marge de manoeuvre.
La France l'a essayé en 198182, l'Ontario plus récemment,
avec des résultats désastreux. Ces
44
recettes ne sont bonnes que lorsque les finances publiques sont
saines. Créer des emplois sans
dépenser davantage est néanmoins possible si on laisse le
secteur privé, dont c'est le rôle,
effectuer normalement son travail:
créé une économie où près de
25% de la population est sans
travail.
• Gérer une entreprise sans
être paralysé par des contraintes
anti-économiques imposées par
des règlements administratifs
plus ou moins idiots ou des
conventions collectives qui résultent de rapports de force et non de
considérations économiques;
• Interdire, dans les conventions collectives, les clauses garantissant, sous une forme ou
sous une autre, la sécurité de
l'emploi ou du revenu, sauf pour
quelques cas particuliers: maternité, formation, maladie;
• Rémunérer et offrir des
bénéfices marginaux en fonction
des capacités de l'entreprise et de
l'état de l’économie.
• Limiter, par voie législative, les avantages sociaux accordés aux employés à un certain
pourcentage du salaire ou de la
masse salariale (pas plus de 15
ou 20% par exemple);
Comment gérer de façon rationnelle une entreprise lorsqu'une clause de la convention
collective prévoit que tout employé licencié touchera son plein
salaire jusqu'à sa retraite? Comment veut-on développer harmonieusement l'économie canadienne lorsque des centaines de
règlements protectionnistes empêchent ou limitent les échanges
entre les provinces? Comment la
fonction publique ne peut-elle
devenir un boulet trop lourd pour
l'économie lorsque des agents notoirement incompétents ou improductifs ne peuvent être licenciés?
Depuis des décennies, la politique de l'emploi consiste à
protéger les emplois existants au
lieu de créer les conditions favorables à l'initiative. Chacun cherche à préserver son travail par une
réglementation qui affaiblit en fait
la capacité de gérer de
l’employeur alors que les emplois ne peuvent être générés que
par une économie dynamique
dont les membres ne se sentent
pas paralysés par toute une série
de contraintes. De jobs sauvées
en emplois préservés, nous avons
Si l'on avait le courage de
s'attaquer au problème de l'emploi, il faudrait:
• Abolir ou revoir de fond en
comble les décrets régissant les
conditions de travail en bannissant les clauses qui limitent l'initiative de l'employé comme de
l'employeur et imposent le cloisonnement des activités;
• Abolir les barrières protectionnistes interprovinciales.
Ajoutons une mesure temporaire (pour pas mal d'années
quand même) qui contribuera à
contrôler notre déficit et nous
obligera à vivre selon nos
moyens tout en favorisant remploi futur au Canada: interdiction
d'emprunter à l'étranger pour
payer notre déficit Le remboursement de nos emprunts étrangers
crée aujourd'hui du travail au Japon, aux États-Unis et en Europe
au lieu d'en créer chez nous.
Obligeons-nous à ne pas aggraver
le problème ni à le transmettre à
nos enfants.
Ces mesures ne coûteront
rien sinon de l'imagination et
surtout du courage. Elles permettront de réduire fortement le
chômage (probablement de re-
Discours idéologiques, axe du social
tomber à un niveau de 57%) au
cours des deux années suivant
leur mise en vigueur sans peser
sur les finances publiques.
Dans les moments de crise
(on peut considérer que c'en est
un actuellement pour le Canada
qui doit très rapidement prendre
des mesures difficiles s'il désire
rester parmi les grandes nations),
des pays ont fait taire leurs que-
relles partisanes pour constituer,
durant la période de redressement
des gouvernements d'union où
l'intérêt national transcendait les
intérêts des partis.
Soyons réalistes: les mesures
à prendre sont trop impopulaires
pour qu'un parti, tant au niveau
fédéral que provincial, prenne le
risque de les mettre dans son
programme avant ou même après
45
des élections. Au mieux, nous
aurons droit à quelques mesures
diluées sans effets importants durables. Des gouvernements
d'union, à Ottawa comme à
Québec, sur un programme de redressement national contenant ce
type de mesures, représentent une
des dernières chances qui s'offrent
à nous. Ce n'est pas là une question d'argent mais de courage politique.
Discours idéologiques, axe du social
46
Revue Jonathan, Avril 1986, pages 17 à 19. Montréal, une publication du comité Québec-Israël
Pierre Lemieux,
anarchiste
(Retour à la tdm)
Gilles Massé
Marx est mort, I'État-providence agonise, vive l'anarcho-capitalisme! C'est du moins
la solution à tous nos maux que
nous propose Pierre Lemieux,
économiste anarchiste qui, vous
en conviendrez, rompt décidément
avec la tradition. Anarchisme et
capitalisme? L'association de ces
deux termes vous fait sans doute
sursauter et pourtant, nous dit
Pierre Lemieux, si l'on y regarde
de plus près...
Pierre Lemieux ne répond pas
à l'image typique qu'on se fait encore de l'anarchiste. Le sombre
individu vêtu de noir, marginal et
asocial, posant des bombes, ce
n'est décidément pas lui. Il serait
plutôt conseiller économique à la
Chambre de commerce du Québec
et consultant ailleurs. Par conséquent de droite, alors qu'on est
accoutumé de voir un anarchiste à
gauche. Il en est un, pourtant.
Seulement, il faudra peut-être
réviser nos idées concernant
l'anarchie...
L'une des dernières fois qu'il
a fait parler de lui, c'était alors
qu'il venait de s'en prendre à
l'État-providence, au cours d'un
colloque à Paris sur l'individualisme. Il y avait soutenu en substance que la négation de l'individu
représentait l'aboutissement de
l'État-providence.
La première fois d'importance, c'était en novembre 1983, à
l’occasion d'un livre qu'il venait
de publier aux Presses Universitaires de France: Du libéralisme à
l'anarcho-capitalisme. Dans ce
livre étonnant, en même temps
qu'un économiste se révélait un
anarchiste et s'évanouit l'image de
l'anarchiste romantique, moins
occupé d'affaires et de réalité que
d'une certaine poésie humanitaire.
L'échec de
l'État-providence
Par une soirée de tempête de
neige, j'ai demandé à Lemieux
quelques éclaircissements sur le
mariage, à première vue déconcertant, de ces deux termes:
“anarchisme” et “capitalisme”.
“Je pense que nous sommes
présentement dans une situation
où les gens s'interrogent. Ils
voient d'une part que le communisme est un échec. Cela apparaît
évident pour tout le monde,
même pour les intellectuels occidentaux, qui ont mis du temps à
se faire à cette idée-là.
“Les gens s'aperçoivent d'autre part que dans nos sociétés à
nous, I'État-providence est loin
d'être un succès fulgurant. Ils
s'aperçoivent qu'ils doivent payer
de plus en plus d'impôts, que
l’État est de plus en plus envahis-
sant, qu'ils ont de plus en plus de
permissions à demander, et tout
ça pour gagner quoi?
“Pour gagner un régime d'assurance-santé public où vous risquez de vous retrouver dans un
corridor d'hôpital si vous êtes malade; pour gagner un régime de retraite public qui, fort probablement, n'aura plus de fonds pour
vous payer quand vous arriverez à
l'âge de la retraite; pour gagner
une économie qui, bien que
l’État, maintenant, prélève plus
de 50% de la production au
Québec, produit une année de
récession où la production diminue d'environ 6%; une économie
où, somme toute, au cours des six
ou sept dernières années, le revenu
réel per capita n'a pas augmenté.
Est-ce pour gagner cela que nous
avons tant abandonné de notre liberté individuelle?
“J'ai été frappé, quand j'étais
plus jeune, par le fait que la liberté, que j'avais cru trouver dans
les doctrines socialistes, se trouvait au contraire dans la théorie
capitaliste. En poursuivant mon
cheminement personnel, j'en suis
arrivé aux idées que j'ai exposées
dans mon livre.”
Une anarchie qui sécrète l'ordre
D'emblée, évidemment, on
conçoit mal l'anarchiste en
Discours idéologiques, axe du social
l'homme d'affaires armé de son attaché-case et vêtu de son uniforme
civil. C'est que l'anarchisme proposé par Pierre Lemieux n'a rien
de viscéral ni d'improvisé. Il est
la conclusion “purement logique
et rationnelle” d'une ligne droite
qu'il dit avoir prolongée à son extrême limite, à partir des principes
libéraux classiques de liberté individuelle et de capitalisme.
Il faut préciser également que
si l'ouvrage dans lequel il expose
ses idées est un livre de philosophie politique, selon sa propre
définition, c'est quand même un
économiste qui l'a écrit, et que
l'image de chaos et de désordre
ordinairement associée à l'anarchie
ne cadre pas tellement avec la
théorie économique à laquelle il
souscrit. “L'économie nous apprend essentiellement une chose.
Est économiste celui qui a compris cette chose-là et ne l'est pas
celui qui ne l'a pas comprise.
L'économie, depuis au moins
Adam Smith (XVIIIe siècle), nous
apprend que les actions indépendantes de gens qui agissent
séparément, dans leur intérêt personnel, créent un ordre social efficace. C'est la grande leçon de
l'économie. C'est même la seule
leçon de l'économie.”
Il suffit donc de laisser le plus
possible le champ libre à ces actions indépendantes, sans intervenir, pour que se crée spontanément un ordre. C'est de cet ordre-là que parle l'anarchie de
Pierre Lemieux. Le “Laissez-faire”
capitaliste. L'idée en elle-même
n'apparaît pas tellement nouvelle:
ne serait-elle pas même un peu
éculée? Eh bien, non, ce serait,
semble-t-il, le contraire.
“L'humanité existe depuis
500 000 ans. Durant la presque
totalité de ces 500 000 ans, elle a
vécu sous un régime plus ou
moins communiste. Pas dans le
sens où Marx l'entendait, mais
dans celui où c'était la collectivité
qui, d'une manière ou d'une autre,
soit par des chefs, soit par la tradition, décidait de ce que les indi-
vidus feraient. L'humanité a vécu
sous ce genre de régime collectiviste pendant au moins 499 700
années sur les 500 000 ans, et
pendant toutes ces années, il n'y a
pas eu de développement économique. Quatre-vingt-dix-neuf pour
cent de l'histoire de l'humanité est
une histoire à la fois de tyrannie,
de collectivisme, de sousdéveloppement et de pauvreté. Les
seuls pays qui se sont développes
l'ont fait parce que, justement, on
y a abandonné le carcan collectif
sur les activités des gens. La Hollande au XVIIe siècle, l'Angleterre
au XVIIIe, suivis au XIXe de la
France, des États-Unis et, lentement, des autres pays qu'on appelle maintenant développés. Des
pays qui ont, en bonne partie,
laissé faire. Qui ont laissé l'initiative individuelle et le marché
s'occuper du développement économique.”
L'idée du “laissez-faire” capitaliste serait donc plutôt neuve,
dans le sens où Pierre Lemieux
propose d'aller jusqu'au bout de
l'expérience capitaliste qu'a
connue l'humanité durant une très
petite partie de son histoire, expérience qu'est venue enrayer, avec
plus ou moins de succès,
l’actuelle social-démocratie. Il va
même jusqu'à trancher: “L'avenir
de l'humanité—si avenir il y
a—est du côté de la poursuite de
cette expérience de liberté individuelle et de capitalisme.”
“L’État est dangereux”
Comment serait le monde,
livré à l'anarcho-capitalisme? En
principe, tout serait soumis à la
loi du marché. “L'idée que le test
du marché est en quelque sorte le
test ultime, repose, au bout du
compte, sur un postulat fort simple: à savoir que chaque individu
sait mieux que quiconque, que
n'importe quel bureaucrate ou intellectuel, ce qui est bon pour
lui”, plaide-t-il, à la défense de
47
cette idée qui tend à prendre, je
trouve, des dimensions de credo.
En principe, tout deviendrait
privé: les routes, les rues, les rivières, la justice, la police... tout.
Même la défense nationale. L'État
a le grand tort d'être un monopole
et d'éviter ainsi le test du marché
qui l'éliminerait sans doute
comme incompétent, au profit de
sociétés privées plus efficaces. Le
principe de base serait donc le
“laissez-faire” qui permettrait à un
ordre spontané, plus authentique,
évoluant avec le changement et
sauvegardant en même temps la
tradition, de naître à partir de l'interaction libre des individus. “J'ai
voulu montrer, à l'opposé des idées à la mode, que si l'on accepte
le postulat de la liberté individuelle, l’État est dangereux.
Comment idéalement il faudrait
ne pas avoir d´État.” Il y a de ces
formulations osées qui font presque rougir, sans qu'on sache trop
si c'est de plaisir, de pudeur... ou
les deux!
En pratique, toutefois, Lemieux fait quelques pas en arrière.
Effectivement, certains problèmes
posés par la privatisation universelle demeurent irrésolus. La
défense nationale, notamment, et
la sécurité intérieure. Comment
contrôler l’efflorescence inévitable
de diverses mafias? Aussi
ramène-t-il, en dernière analyse, sa
promotion de l'anarchisme, de
l'anarcho-capitalisme pour être
exact, à des dimensions plus acceptables et plus réalisables.
C'est que, en définitive, pour
protéger l'anarchie générale, laquelle, pour ainsi dire écologiquement, est le système politique
le plus souplement adapté à la nature humaine, il faudra un État.
Mais un État minimal, qui ne fera
rien d'autre que protéger les droits
individuels, les seuls vrais droits
pour Pierre Lemieux. “Il ne faut
pas rêver de systèmes faits pour
des hommes parfaits. Au lieu
d'avoir un système politique,
comme l'étatisme ou le collectivisme, qui permettrait aux meil-
Discours idéologiques, axe du social
leurs de faire beaucoup de bien, il
faut plutôt un système qui empêche les pires de faire beaucoup de
mal. Qu'est-ce qui serait le plus
dangereux? Avoir un exploiteur
comme président d'Eaton ou
comme premier ministre?”
Peut-on ne pas reconnaître
que, dans le vide actuel des idées,
cette proposition de Pierre Le-
mieux... résonne avec un sens
commun fort séduisant?
48
Discours idéologiques, axe du social
49
Québec, Le Soleil, samedi 12 avril 1986, page B 1 Dossier
Fini l'État-Providence...
le gouvernement investit
dans le bénévolat
Des millions qui valent des milliards
(Retour à la tdm)
Textes de Pierre BOULET
Photo: Le Soleil, André Pichette
Au Québec comme au Canada, le
tiers des travailleurs bénévoles
oeuvrent dans le secteur de la
santé et des services sociaux, plus
précisément dans le domaine du
maintien à domicile.
Depuis quelques années, les gouvernements se sont mis à la mode
des compressions budgétaires.
On ne parle que de coupures, de
privatisation et de désinstitutionnalisation. Au même moment au
Québec, dans le seul secteur de la
santé et des services sociaux, le
gouvernement a multiplié par
deux les budgets accordés aux organismes bénévoles. Une générosité soudaine qui ne manque pas
d’éveiller une certaine méfiance...
même chez les principaux intéressés. Pierre Boulet est allé y
voir de plus près.
Le bénévolat n'a pas beaucoup de secrets pour le jésuite Julien Harvey. Directeur du Centre
Justice et Foi de Montréal, il dirige aussi un organisme bénévole
qui voit à l'hébergement des
3,000 clochards et clochardes de
la métropole. Il y a trois semaines, il recevait une subvention
de$800,000 pour ouvrir deux
nouveaux centres destinés à cette
clientèle. On croit donc rêver
quand on l'entend déclarer en
pleine assemblée publique:
"Méfiez-vous du sourire du gouvernement quand il vante les
mérites du bénévolat!"
Contradiction? Ce serait mal
connaître le père Harvey. Disons
plutôt sens critique. S'il croit en
la "nécessité d'une reprise intelligente du bénévolat", Julien Harvey n'en affirme pas moins qu’“il
serait désastreux de voir le
bénévolat remplacer une société
qui ne prend plus ses responsabilités”.
Le jésuite participait récemment à Québec, avec des représentants d'organisations populaires,
syndicales et bénévoles, à une
soirée de réflexion sur le thème du
bénévolat... un sujet redevenu très
à la mode par les temps qui courent.
En effet. au moment même où
I’État-Providence râle ses derniers
râlements et que l'on ne parle plus
que de privatisation et de désinstitutionnalisation, voici que le
gouvernement se met à découvrir
et à promouvoir les vertus de
l’“action volontaire”... un terme
plus "in" pour désigner la pratique
séculaire du bénévolat.
Pendant que le Québec passe
la faucheuse dans des services
qu'il avait dispensés jusqu'à aujourd'hui, il augmente simultanément de 100 pour 100 les
crédits qu'il accorde aux organismes d'action bénévole. Fini
l’État-gâteau. La tendance favorise
désormais la prise en charge des
citoyens par eux-mêmes. Qu'on en
juge!
Un virage radical
Au cours des trois dernières
années, les sommes d'argent versées par le gouvernement québécois
dans les établissements publics de
santé et de services sociaux sont
généralement allées décroissant.
Par exemple, de$3,7 milliards
qu'il était en 1982-83, le budget
des centres hospitaliers de courte
durée est passé à$3,5 milliards en
Discours idéologiques, axe du social
1985-86. Pendant la même
période, les budgets des centres
d'accueil et des centres de réadaptation ont été plus ou moins
maintenus à$400 millions et
â$550 millions respectivement...
un statu quo trompeur qui se traduit par un déficit, si l'on tient
compte de l'inflation. Bref, les
compressions budgétaires et les
coupures de postes sont devenues,
depuis quelques années, le lot irréversible du réseau québécois de
la santé et des services sociaux.
Il faut bien reconnaître cependant que la hache gouvernementale a frappé de façon sélective. Au
cours de ces mêmes trois années
en effet le ministère québécois de
la Santé et des Services sociaux a
plus que doublé son soutien aux
organismes bénévoles qui oeuvrent dans le seul secteur des affaires sociales. Entre 1982-83 et
1985-86, les crédits alloués à ce
poste sont passés de$ 11,021,900
à$25,428,700, révèle un fonctionnaire de la Direction du soutien
aux organismes communautaires.
Voilà des millions qui peuvent faire figure de goutte d'eau
dans un océan de milliards de dollars... d'autant plus qu'ils ne
répondent qu'à 25 pour 100 des
demandes en provenance des organismes bénévoles, révèle le
même fonctionnaire. Mais la tendance est claire. "Cela correspond
au discours que tient le gouvernement à l'effet que les gens se
prennent en main. Cela coïncide
aussi avec les coupures dans les
services sociaux", commente-t-il.
Et attention! En bout de ligne, les petits millions investis
par le gouvernement dans le
bénévolat valent des milliards.
Des économies pour l'État
Pas besoin de faire de savants
calculs, en effet, pour mesurer
l'ampleur des économies que peut
réaliser l'État grâce au bénévolat.
Les statistiques les plus récentes
(1980) révèlent qu'en 1979, 2.7
millions d'adultes canadiens (des
femmes dans une proportion de
54.2 pour 100) se sont adonné au
bénévolat, soit 15 pour 100 de la
population. Ils ont travaillé gratuitement un total de 373,991,000
heures. En termes d'emplois
rémunérés, cela équivaut à environ
218,000 personnes travaillant 40
heures par semaine pendant une
50
année entière.
A la même époque au
Québec, 512,000 personnes (11
pour 100 de la population) ont fait
en moyenne 116.6 heures de
bénévolat par année. Cela représente 59,708,000
heures de travail ou l'équivalent de$238 millions au salaire
minimum. Quand on sait que le
tiers des bénévoles évoluent dans
le secteur de la santé et des services sociaux, on peut mesurer
l'importance des économies gouvernementales dans ce seul domaine.
L'impact économique de l'action bénévole revêt en outre des
proportions astronomiques lorsqu'on l'analyse en termes de recettes. En 1980, les recettes des
39,965 organismes de charité enregistres au Canada ont totalisé la
somme$5.84 milliards. Ce montant correspond, pour l'époque, à
environ 11 pour 100 des recettes
du gouvernement fédéral et à presque deux pour 100 du Produit national brut. Les dons comptent
pour 43.6 pour 100 de ces revenus
tandis que les subventions gouvernementales n'y sont que pour
22.8 pour 100.
Discours idéologiques, axe du social
51
Québec, Le Soleil, samedi 12 avril 1986, page B 1 Dossier
Histoire d'une volte-face
pour le moins
révélatrice
(Retour à la tdm)
Texte de Pierre BOULET
La nouvelle ferveur du gouvernement québécois à l'endroit de
l'action volontaire et de la prise en
charge des citoyens par euxmêmes s'est manifestée de manière
on ne peut plus explicite, en
1983, à l'occasion d'une campagne
de promotion du bénévolat. Il faut
toutefois remonter cinq ans en arrière pour saisir l'importance du
virage effectué par l'Etat à cette
époque.
"En 1978, la Fédération des
centres d'action bénévole du
Québec a demandé au gouvernement une subvention d'à peu
près$100,000 pour financer une
campagne de promotion du
bénévolat", révélait récemment
Jean Brousseau, ex-président de
l'organisme, devenu depuis directeur général du Centre d'action
bénévole de Québec. "Invoquant
des restrictions budgétaires, le
gouvernement a refusé."
Quelques années plus tard, le
ministère des Affaires sociales fait
pourtant volte-face. En deux ans du printemps 1982 au printemps
1984- la Direction des communications du ministère investit$600,000 dans une campagnemédias destinée à promouvoir le
bénévolat. Le thème: "Prenez le
temps d'aider!" Selon le directeur
des communications du ministère,
Benoît Roy, aucune étude d'impact n'a suivi la campagne. "À
l'époque, les organismes bénévoles nous ont cependant fait savoir
que les offres de services de la part
des citoyens s'étaient accrues de
100 pour 100", révèle M. Roy.
Mais "trop c'est comme pas
assez" veut le dicton. Et Francine
Sénécal de l'lnstitut canadien
d'éducation des adultes (ICEA),
affirme pour sa part que la campagne gouvernementale en faveur du
bénévolat s'est soldée par un
échec: "Il ne faut surtout pas oublier que les groupes bénévoles
n'ont jamais été associés à cette
campagne, rappelle-t-elle. Ils ont
été pris par surprise. Ils n'étaient
pas prêts à recevoir toutes les offres de services qui ont suivi."
Pas une panacée
Au moment où la société
nord-américaine négocie un virage
serré à droite et que l’ÉtatProvidence s'adonne allègrement
au sabordage, on comprendra donc
facilement pourquoi les gouvernements se mettent à courtiser si
assidûment les organismes
bénévoles. Si ces derniers y
voient une occasion de se refaire
une crédibilité et une... santé financière, il semble cependant que
ce ne soit pas à n'importe quel
prix. Pas à celui en tout cas, de la
perte d'autonomie et du rapport de
forces avec les travailleurs syndiqués des établissements de santé
et de services sociaux.
Et les gouvernements devront
bien comprendre que tous les intervenants (syndicats, organismes
populaires et groupes bénévoles)
semblent s'entendre sur au moins
un point: l’action volontaire n'est
pas une panacée.
Discours idéologiques, axe du social
52
Québec, Le Soleil, samedi 12 avril 1986, page B 1 Dossier
Éviter le piège
de la privatisation
déguisée
(Retour à la tdm)
Texte de Pierre BOULET
Des subventions doublées en
trois ans. Plus d'un demi-million
de dollars investis par le gouvernement dans la promotion de
l’action volontaire. Une délégation accrue aux organismes
bénévoles de responsabilités sociales jusqu'ici assumées par les
services publics,.. N'est-ce pas là
ce qu'on pourrait appeler enfin une
véritable reconnaissance du
bénévolat par l'Etat? "Pas du
tout!", affirme Francine Sénécal,
de l'Institut canadien d'éducation
des adultes (lCEA)
Alors ce serait quoi, une vraie
reconnaissance du bénévolat?
"Il faudrait d'abord pouvoir
faire reconnaître l'expérience acquise dans le cadre d'un travail
bénévole, soutient Mme Sénécal.
Actuellement, il est pour ainsi
dire impossible à quelqu'un qui
sollicite un emploi, dans le secteur public ou prive, de faire reconnaître officiellement l'expérience acquise et accumulée en
travaillant bénévolement."
"Et pourtant au moment où
on parle de déficit gouvernemental
et de désinstitutionnalisation, les
bénévoles risquent d'être mis à
contribution beaucoup plus qu'ils
ne le voudraient, soutient-elle. Un
exemple? Les sentences de travaux communautaires!"
Depuis 1980, les tribunaux
prononcent à peu près 1,000 sentences de travaux communautaires
par année, au Québec. Il s'agit
d'une alternative à la peine de prison pour les citoyens qui se sont
rendus coupables de délits mineurs. Or ces peines sont généralement purgées dans des organismes bénévoles. Le directeur
régional des services de probation
révèle d'ailleurs avoir fait affaire
avec une centaine d'organismes
différents dans la seule région de
Québec, depuis quatre ans
Francine Senécal reconnaît
que les sentences de travaux
communautaires ne coûtent pas
cher aux contribuables et qu'elles
favorisent la réinsertion sociale
des délinquants. "Mais ça signifie
aussi que les groupes communautaires et les organisations bénévoles deviennent de plus en plus des
gestionnaires de programmes sociaux, ajoute-t-elle du même souffle. Leurs priorités s'en trouvent
souvent modifiées. Leur charge
économique et sociale augmente."
Bien sûr, les organismes
peuvent toujours refuser de prendre la relève de l'Etat. Mais dire
non à I'administration d'un nouveau service, ça peut vouloir dire
non à une subvention. Et il faut
s'attendre à ce que les organisations bénévoles soient encore sollicitées davantage à l'avenir.
Coincé par les restrictions budgétaires, le Solliciteur général du
Québec a annoncé récemment qu'il
renonçait à la construction de
nouvelles prisons et qu'il allait
privilégier désormais les sentences
de travaux communautaires.
Ne pas mêler les cartes
Le directeur général du Centre
d'action bénévole de Québec, Jean
Brousseau, reconnaît qu'il existe
un danger pour les organismes de
dévier de leurs objectifs de départ.
"Certains organismes bénévoles qui s'occupent de maintien à
domicile, par exemple, vont faire
appel tantôt à des bénévoles, tantôt à des délinquants qui ont reçu
des sentences de travaux communautaires, tantôt à des assistés sociaux inscrits à des programmes
de travaux communautaires et
rémunérés par le gouvernement au
taux du salaire minimum... C'est
Discours idéologiques, axe du social
ainsi que l'Etat finit par donner
l'étiquette de bénévoles à des gens
qui ne le sont pas."
C'est ainsi, reconnaît-il aussi,
que certaines organisations d'action volontaire devront se définir
de moins en moins comme organismes bénévoles et de plus en
plus comme entreprises privées.
M. Brousseau admet d'ailleurs que c'est de cette manière
que survient le danger d’instaurer
des services parallèles aux services
publics... aux CLSC, par exemple. "Bien sur, ces services parallèles coûtent moins cher... et là,
on peut parler de "cheap labour" et
de double emploi."
C'est là aussi que les syndicats montrent les dents.
Privatisation déguisée
Ce qui préoccupe les syndiqués de la santé et des services
sociaux bien davantage que le
bénévolat, c'est justement la multiplication des contrats à l'entreprise privée, "la privatisation par
en dessous de la table".
Francine Martel est viceprésidente à la Fédération des Affaires sociales de la CSN. Michel
Fontaine, lui, est travailleur social
syndiqué dans un CLSC de Montréal. Tous deux affirment que les
travailleurs du réseau des affaires
sociales ne sentent pas leurs emplois menacés par les travailleurs
bénévoles.
Le bénévolat, ils sont pour...
dans la mesure, bien sûr, où il
s'inscrit en complémentarité avec
la tâche des salariés et dans la mesure où on lui fournit l'encadrement professionnel nécessaire. "A
la condition aussi que les bénévoles ne monopolisent pas les tâches
humanisantes, ne laissant aux
syndiqués que le travail techni-
53
que." Bref, à la condition qu'on
puisse travailler sereinement et efficacement ensemble.
A l'occasion d'une récente réunion de réflexion sur le bénévolat, le directeur du Centre Justice
et Foi, le père Julien Harvey,
déclarait d'ailleurs: "11 est urgent
qu'il y ait concertation entre le
bénévolat et le travail social payé.
Les bénévoles ne doivent pas faire
le jeu de l'Etat en prenant la place
des employés syndiqués... Il faut
éviter que le bénévolat ne devienne une activité de droite!"
Photo: Le Soleil, Gilles Lofond
Jean Brousseau, directeur général
du Centre d'action bénévole de
Québec: "Certaines organisations
devront se définir de moins en
moins comme organismes
bénévoles et de plus en plus
comme entreprises privées "
Discours idéologiques, axe du social
54
Le Devoir, Montréal, samedi 24 mai 1986, page A 9, DES IDÉES, DES ÉVÉNEMENTS
Les années qui viennent
L’inévitable
social-démocratie
(Retour à la tdm)
Jean-Paul L’Allier
Dans les années 60 et jusqu'au début des années 70, le Parti libéral, ses chefs en tête, se
définissait volontiers avant tout
comme social-démocrate.
Encore aujourd'hui, les libéraux ne manquent pas de rappeler
avec raison qu'ils ont été à l'origine des principales réformes novatrices qui ont permis au Québec
de rattraper en certains domaines
son retard et de se distinguer du
reste du pays en d'autres.
Mais la social-démocratie
comme étiquette de politique à
tout le moins, n'est pas a la mode
ces années-ci. Pour bien vendre un
programme politique, le parti qui
le signe doit toujours se faire le
champion de l'initiative, de la
créativité et de la réforme. Les
bonnes réponses dans chacun de
ces domaines se trouvent plutôt,
selon le préjugé populaire actuel,
à l'extérieur des administrations
gouvernementales.
Chez les libéraux, on ne parle
donc plus de social-démocratie.
Au Parti québécois, par ailleurs,
on est aussi conscient que l'éti-
quette n'est pas plus populaire que
celle de la souveraineté, même si
les deux ont incarné et incarnent
encore, pour bon nombre de citoyens plus progressistes que
conservateurs, l’essence d'un parti
qui se couperait de ses racines les
plus profondes s'il continue de
s'en trop éloigner.
En politique, deux tendances
ou plutôt deux tentations se posent en permanence: celle du très
court terme qui conduit habituellement à l'exercice du pouvoir
ceux qui ont les moyens de s'organiser pour y arriver, et celle du
long terme qui souvent faute de
support populaire suffisant, permet
de s'attacher à prévoir des alternatives plutôt que la simple alternance. A Ottawa, par exemple, les
libéraux représentent l'alternance
et le NPD l'alternative.
Un autre élément s'ajoute, au
Québec, pour brouiller les cartes:
s'il ne s'agissait que de discuter de
libéralisme ou de socialdémocratie, les forces politiques
se diviseraient plus simplement et
plus naturellement. Mais il y a,
en arrière scène, l'omniprésente
question d'un Canada à construire
qui ne peut reconnaître, pour se
développer, les spécificités régionales, en particulier celles du
Québec. Il y a aussi celles encore
d'un Québec suffisamment différent
pour être conscient que son intégration sans nuances dans l'ensemble canadien lui enlèverait de
fait plusieurs de ses principaux
moyens de développement original.
Les débats qui auront lieu au
cours des prochains mois et des
prochaines années au sein comme
autour du Parti québécois risquent
fort de devenir les meilleures garanties pour le Parti libéral, de
garder le pouvoir aussi longtemps
qu'il le voudra, un peu comme un
parti unique. Il ne pourra sans
doute pas brandir encore longtemps aux yeux de la population
le spectre de l'indépendance appréhendée ou de la souverainetéassociation avec suffisamment de
crédibilité pour faire peur. Il se
s'en privera quand même certainement pas. Dès lors aussi longtemps qu'il y aura une majorité de
citoyens pour rejeter la démarche
de la souveraineté-association, le
Parti libéral n'aurait pas de véritable opposition au moment des
élections.
Discours idéologiques, axe du social
Bien plus, il n'est pas impossible que les forces indépendantistes se regroupent efficacement, soit
pour tenter de reprendre un parti
qu'il aura échappé, soit pour former, en parallèle, une troisième
voie, dure et pure.
Si l'on ajoute à cela le fait
que bon nombre de citoyens pourraient en arriver à préférer un NPD
renouvelé dans ses bases, socialdémocrate québécois mais non
indépendantiste, tout ce qui pourrait y avoir d'opposition réelle, le
temps de l'élection venu, se trouvera à peu près également divisé
en parcelles d'aucune façon menaçante pour le parti au pouvoir.
Au-delà de cette analyse
sommaire cependant, ce sont les
choix politiques que les partis au
pouvoir ou dans l'opposition, font
dans les faits, au sujet de l'avenir
et du développement de la société
québécoise et non pas seulement
de son économie.
En copiant les principales
règles du libéralisme à l'américaine, au niveau du Québec
comme au niveau du Canada, on
élargit la plupart des voies de
dépendance qui nous lient déjà à
nos voisins du Sud. Ce n'est pas
nécessairement un mal pour les
consommateurs ou les producteurs
mais cela rend certes aléatoire la
définition d'action collective et de
politique qui corresponde à nos
façons de vivre et à nos façons de
voir encore différentes en bien des
points de celles de nos voisins du
Sud. Seuls les pays les plus forts
peuvent se développer en s'appuyant essentiellement sur leurs
entreprises privées car leurs entreprises privées sont aussi presque
par définition, les plus puissantes
sur la scène internationale. Elles
font la loi.
Plus les pays sont petits,
plus les entités collectives sont
dépendantes sur le plan économique, plus elles doivent se constituer en elles-mêmes des moyens
de protection et de développement
social et culturel que la simple
application des règles du marché
ne leur donnerait pas.
Au Québec comme au Canada, pour prétendre être différents et
exploiter cette différence à notre
avantage, il faut, qu'on le veuille
ou non, accepter de vivre plusieurs des règles et des exigences
traditionnelles de la socialdémocratie telle qu'elle est communément définie.
L'analyse de ce que fait, depuis maintenant près de six mois,
le gouvernement libéral du
Québec en est un bon exemple. Il
était difficile d'imaginer un discours plus libéral et plus à droite,
au moment des élections pour battre le Parti québécois. Une fois au
pouvoir, on nettoiera bien ici et là
quelques structures administratives, on diminuera les budgets et
certains services qui font double
emploi on vendra les sociétés
d’État mais il n'est pas impossible que l'on en crée d'autres: en un
mot, le discours demeurera à
droite mais l'action et la gestion
ne seront pas jamais totalement
aussi libérales. Le verbe politique,
parce que c'est la mode, sera plus
à droite que l'action. En d'autres
mots, pour faire contrepoids au
Parti québécois par exemple, il
était plus à gauche.
Mais l'action demeure au centre et le centre, au Québec, sera
toujours plus proche de la socialdémocratie qu'il ne le sera jamais
dans n'importe quel État américain, par exemple.
Cela signifie que l'État, chez
nous, sera toujours plus présent
par nécessité plutôt que par choix,
en matière de culture comme en
matière de sécurité sociale, en matière de protection et de développement de l'emploi ou en matière
de recherche et d'enseignement.
Imaginée et vécue par les libéraux, la social-démocratie vise à
améliorer le contexte social et la
situation des personnes à un coût
minimal pour que l'ensemble soit
55
plus productif à des fins économiques et ultimement, à des fins
privées. C'est ce que l'on peut appeler la social-démocratie d'apaisement ou de dépendance.
Vue par un social-démocrate,
du NPD par exemple, c'est autre
chose: il s'agit plutôt de développer une économie aussi saine et
rigoureuse que possible dont les
retombées positives soient avant
tout d'élever les plus bas communs dénominateurs, de favoriser
le développement de la société en
elle-même et des individus qui la
composent. L'économie n'est pas
une fin, elle est un moyen.
Entre les deux, la socialdémocratie endossée par le Parti
québécois dans le passé est plutôt
étriquée. Elle est hybride et se
rapproche davantage des concepts
qui ont mis au monde le Parti
libéral de l'après-duplessisme:
I'État se fait entreprise privée mais
le développement économique
demeure le but ultime.
Une meilleure intégration du
Québec dans le Canada, soit dans
les faits soit dans l'application
plus rigoureuse et plus vigoureuse
du cadre fédéral, empêche évidemment une social-démocratie
québécoise de se développer ici
autrement qu'elle ne le ferait ailleurs dans le pays puisqu'en définitive, le gouvernement fédéral
prend à peu près tout l'espace politique utile dans les secteurs qui
comptent pour l'avenir.
Si l'on s'intéresse aux affaires
politiques et au fond des questions, si c'est le développement
même de la société et de nos collectivités qui importe, il faut chercher à rénover l'État et à le rendre
plus pertinent et plus fort, ce qui
ne veut pas dire, surtout maintenant, le rendre plus gros, plus
présent et plus coûteux.
Les défis des sociauxdémocrates, ces années-ci, sont de
garder les citoyens et la société
comme ultime objectif de leur intervention tout en questionnant
Discours idéologiques, axe du social
jusque dans leur fondement les
thèses et les moyens retenus par
eux depuis une trentaine d'années
comme les seules façons d'y arriver. En bout de piste, un projet de
société basé sur une vision socialdémocrate de la politique si elle
est effectivement renouvelée,
correspondra toujours mieux aux
intérêts du Québec en lui-même
comme du Canada dans son ensemble. Au moment où s'affirme
plus agressivement que jamais le
mimétisme libéral américain, l'ab-
56
sence de nouvelles définitions de
la social-démocratie ne permet pas
de véritable choix.
Photo: Jean Lesage, ancien chef
du parti libéral et premier ministre
du Québec.
Discours idéologiques, axe du social
57
Le Devoir, Montréal, Jeudi 17 juillet 1986, page 6
BLOC-NOTES
Le débat sur le néolibéralisme
(Retour à la tdm)
PAUL-ANDRÉ COMEAU
FAUT-IL encore une fois citer Molière ? “Cachez ce sein...”
C'est la question qui s'impose
lorsqu'on prend en considération
les coups de téléphone, les questions directes, les premières ripostes—voir le texte du politicologue
Dorval Brunelle publié en page
voisine—suscitées par la publication de la série de quatre textes de
l'économiste montréalais Pierre
Lemieux. Depuis samedi dernier,
M. Lemieux a jugé, à travers la
grille néo-libérale, I'attitude du
gouvernement Bourassa depuis
son accession au pouvoir. Il a
aussi jugé, dans la même perspective, les trois rapports déposés au
début du mois par autant de comités de “sages bénévoles” en
vue d'adapter la structure et le
fonctionnement de l'appareil étatique aux idées du moment.
Le néo-libéralisme, tout le
monde connaît. On en parle partout. C'est devenue la référence
obligée lorsque l’on tente de justifier de nécessaires transformations des pratiques étatiques ou
simplement bureaucratiques. C'est
le terme qui revient dans la plupart des rapports publiés, ici et .
dans plusieurs autres pays occidentaux, au terme de l'examen critique du rôle et du pouvoir de
l'Etat. Bref le néo-libéralisme est
servi à de multiples sauces sans
que le plat lui-même n'ait fait ici
l'objet d'appréhension rigoureuse.
À parcourir les publications
étrangères, européennes et américaines surtout, on est frappé de
l'absence de ce thème majeur dans
les médias au Québec. En France
notamment, depuis la publication
des ouvrages de vulgarisation de
cette idéologie—à titre d'exemple,
on peut parcourir: La Solution
libérale, de Guy Sorman, publié
chez Fayard, à Paris, 1984—, les
journaux ont été le lieu d'affrontements majeurs autour de cette
question. Les arguments ont été
exposés, développés, confrontés.
Les conséquences éventuelles de
la néo-libéralisation des sociétés
occidentales ont été, elles aussi,
soupesées et envisagées à travers
une foule de scénarios. Ici, le
débat n'a pas démarré. Ou si peu.
Règle générale, on - s'est contenté
de balayer toute l'affaire d'un revers de la main, quand on n'utilisait pas le mot avec la coquetterie
des nouveautés. Le terme néolibéralisme s'est inséré dans le
vocabulaire passe-partout, au
même titre qu'une foule de
concepts qui nous ont fait évoluer
du vécu aux intervenants en passant par les personnes-ressources.
Pendant un quart de siècle, le
Canada français d'abord, puis le
Québec ont été le théâtre d'un
véritable débat de régime. Pour
ou contre le fédéralisme ? Pour ou
contre l'indépendance ? Ce choix,
envisagé, proposé et rejeté, d'un
nouveau régime pour le peuple du
Québec a polarisé les énergies de
toute la classe politique, d'une
certaine partie de la population. A
certains moments, l'ardeur des engagements a donné lieu à des affrontements dont les cicatrices ne
sont pas encore toute refermées.
Épuisement ou lassitude, le
référendum scellé, le débat a
tourné court. Immédiatement, la
conclusion est tombée: on entrait
dans une nouvelle phase irrémédiablement orientée vers “le
déclin du nationalisme”, pour pasticher le titre d'un ouvrage stimulant de Dominique Clift. La notion même de débat social ou collectif s'est pratiquement évanouie,
du moins telle que reflétée sur la
place publique, par médias interposés.
Deux indices permettent toutefois de croire que l'idéologie
néo-libérale a marqué des points à
la faveur de cet apaisement collectif. Il suffit d'écouter le émissions
d'appels téléphoniques sur les on-
Discours idéologiques, axe du social
des radiophoniques pour s'en
convaincre. Balivernes ou manifestations vides de toute signification profonde ? Le ressentiment
populaire contre la puissance des
pouvoirs publics ne constituerait
qu'une version nouvelle du vieux
fonds d'anti-étatisme développé
tout au cours de notre histoire.
Retenons cette hypothèse, à défaut
de démonstration plus convaincante.
Il sera sans doute encore plus
difficile d'étayer l'autre argument
qui ne manque de s'imposer a la
moindre fréquentation de certains
cercles gouvernementaux, entendus au sens des mandarins et autres grands commis de l’État.
C'est dans ces milieux que trouvent preneur bon nombre de
thèses popularisées en France par
Guy Sorman et aux États-Unis par
Milton Friedman, pour ne citer
que ces chantres populaires du
néo-libéralisme. Aucune surprise à
ce que les “sages bénévoles” du
gouvernement Bourassa aient DU
bénéficier d'appuis précieux et
d’une collaboration pertinente au
moment de l'élaboration et de la
rédaction de leurs rapports: c'est
un secret de polichinelle que
d'évoquer le rôle joué par certains
hauts fonctionnaires et quelques
universitaires dans la rédaction
des rapports Gobeil et Scowen.
Cette idéologie néo-libérale,
sous l'une ou l'autre de ses variantes, propose un choix de société.
Rien de moins. Refuser le débat
sur cette question sous prétexte
que le précédent débat a fait perdre
temps et énergie, c'est implicitement signifier un accord tacite aux
tenants de cette nouvelle idéologie.
Pour revenir à Molière, certains soupirent: “Mais que diable
allait-il faire dans cette galère”? À
la faveur de sa contribution,
spéciale et ponctuelle, l'économiste Pierre Lemieux a jaugé à
l'étalon de cette idéologie néolibérale, les propositions des
“sages” du gouvernement libéral.
On peut apprécier ou non sa
démarche qui ne manque pas
d'être provocante. Elle a le mérite
de situer le débat autour de cette
nouvelle (?) idéologie dans une
perspective concrète au lieu de se
cantonner dans des principes ou
des généralités, terrain de prédilection de nombreux philosophes.
LE DEVOIR ne peut être absent de ce débat qui n'a pas été
encore engagé et que pourrait stimuler la publication des textes de
M. Lemieux. Il ne s'agit pas
d’une coquetterie de journaliste,
en mal de copie emballante. Ramenée à ses principes fondamentaux, l'idéologie néo-libérale interpelle directement ceux qui professent un quelconque attachement
aux droits collectifs, aux valeurs
qui établissent une communauté
nationale. Et Pierre Lemieux ne
s'en cache pas, qui consacre l'un
des chapitres de son ouvrage Du
libéralisme a l'anarcholibéralisme (Presses Universitaires
de France, Paris, 1983) à démontrer que “les droits collectifs sont
un mythe”. C'est s'inscrire en faux
contre les objectifs fondamentaux
du fondateur du DEVOIR.
Au lieu de détourner pudiquement le regard, il vaut mieux
engager le débat avant que les dés
ne tombent.
58
Discours idéologiques, axe du social
59
Le Devoir, vendredi 18 juillet 1986 • 7 DES IDÉES, DES ÉVÉNEMENTS
De L’État providence
à I’État provigain...
du moins pour certains
(Retour à la tdm)
MARCEL LÉGER
Ancien ministre de l'Environnement et du Tourisme dans le
gouvernement Lévesque
LE GOUVERNEMENT néolibéral de Bourassa vient de
démontrer ses vrais couleurs et
d'annoncer ses véritables intentions après six mois d'administration discrète et cachée. Le mariage
du gouvernement Bourassa avec le
merveilleux monde des affaires est
en train d'amener une politique
qui vise à freiner et à retarder la
progression du Québec vers son
autonomie (voire sa souveraineté).
Une politique contraire aux intérêts nationaux du Québec.
Que sont ses intentions
— D'abord depuis le “rendezvous raté” du référendum, le milieu des affaires veut éviter toute
autre velléité de souveraineté du
Québec et on désire que le Québec
redevienne au plus vite une province comme les autres et ceci sur
tous les plans.
— Ensuite que le peuple
québécois perde son caractère distinct et arrête de prétendre être
maître de ses affaires.
— Et finalement que soient
sacrifiés sur l'autel de la supposée
“efficacité du privé” la plupart des
outils d'émancipation et de déve-
loppement qu'il s'est donné depuis 25 ans.
Il ne veut pas accepter que
nous ne soyons pas une province
comme les autres et qu'il nous
faut un système de développement
économique qui nous soit propre.
L'État est un des rares outils de
développement que les francophones contrôlent dans le continent
américain. Il doit donc jouer un
rôle de déclencheur.
C'est ça le recul libéral fédéraliste, c'est ça la liberté à la sauce
Bourassa, celle du renard dans le
poulailler et du loup dans la bergerie.
La privatisation
La privatisation de la plupart
des sociétés d'État qui ont un rôle
majeur dans le développement
harmonieux de notre économie
aussi bien sectorielle que régionale va amener la fin de l'entrepreneurship pour l’État
québécois. Ça amènera aussi
l'abolition de 10 sociétés publiques de développement et de création d'emplois autant industrielles
que minières et forestières. C'est
la remise en cause et le réexamen
d'outils aussi indispensables et
puissants pour nous Québécois,
qu’Hydro-Québec (ou ses sociétés
affiliées) ou que la Caisse de dépôt
et de placement (c'est la loi S-31 à
l'envers).
C'est la fin de l'expérience
québécoise, unique et originale en
Amérique du Nord, de collaboration entre les secteurs public,
privé, coopératif et même syndical
(Fonds de solidarité de la FTQ).
Qu’on se souvienne
Qu'on se rappelle que sans les
sociétés d’État et sans cette collaboration il n'y aurait pas
d’aluminerie à Bécancourt. Il n'y
aurait pas de modernisation de la
Domtar à Windsor de développement minier aussi important en
Abitibi (mines Noranda et or). Il
n'y aurait pas de scierie à MontLaurier, en Gaspésie et ailleurs ou
des projets de papeterie à Matane.
Montréal ne serait pas redevenu un centre financier majeur.
On n'y verrait pas aujourd'hui
l'installation de plusieurs sièges
sociaux, la construction de nombreux gratte-ciel appartenant à des
entreprises québécoises, la montée
des francophones dans l'économie
et surtout des milliers et milliers
d'emplois n'auraient pas été maintenus ou créés.
Le patrimoine national
Le rapport Fortier, c'est la
destruction de notre patrimoine
national. C'est une plus grande
Discours idéologiques, axe du social
dépendance économique et ferroviaire. C'est priver notre société
d'instruments de développement
de grande valeur. C'est aussi la
disposition ou la non-création à
plus long terme de milliers d'emplois. C'est en fait se placer, nous
Québécois, dans une position plus
faible dans la perspective d'un accord de libre-échange avec les
États-Unis.
La déréglementation
Il faut certes assouplir la
réglementation, la réduire dans
certains domaines, la rendre
moins tatillonne, moins excessive. Mais pas au point de remettre en cause les acquis des travailleurs dans la santé et la sécurité au
travail, les dispositions antibriseurs de grève et de foutre le
bordel dans le secteur de la construction. C'est là provoquer un retour aux tensions sociales d'hier
aux affrontements nocifs à notre
économie, à la loi de la jungle.
C'est surtout jeter brutalement par
terre l'édifice des consensus sociaux et de la concertation construit pierre par pierre depuis dix
ans et loin d'être achevé.
Cette concertation qui nous
distinguait de nos voisins nordaméricains et commençait à rendre
notre société plus harmonieuse,
plus forte donc plus souveraine
surtout en fonction d’un objectif
de plein emploi pour les
Québécois.
Le rôle de l’État
Ce serait le rapport des
“sages” dont deux sur cinq représentaient le gouvernement Bourassa et non des moindres. M.
Gobeil, président du Conseil du
Trésor et M. J.-Claude Rivest,
principal conseiller et bras droit
de M. Bourassa. Que Robert Bourassa ne joue pas les Ponce Pilate
en se distançant du rapport. Il a
été informé au préalable et a certes
approuvé ce coup de force contre
l'Etat québécois. Il tentera de mettre en oeuvre le maximum de recommandation venant d'une partie
importante de sa clientèle électorale. Comme il a déjà mis en
oeuvre l'amnistie des illégaux de
la loi 101 pour plaire à son autre
clientèle les anglophones et allophones de Montréal.
Si M. Bourassa n'avait pas
été d'accord sur le fonds, le rapport n'aurait pas été rendu public.
D'ailleurs le rapport présenté fin
juin aux médias avait été adressé à
M. Bourassa le 26 mai 1986
comme l'indique la préface de M.
Gobeil à M. Bourassa dans ce
même rapport. Qui est le patron
de MM. Gobeil et Rivest ? M.
Lortie ? ou M. Bourassa ?
Qu'y propose-t-on ?
Sabrer la montée des 200 organismes de l'État et remettre ainsi en cause sinon rendre inefficiente et “sans dents”: la protection de la langue française, La protection de l’Environnement
(BAPE), la protection de territoires agricoles; la protection de la
santé et de la sécurité au travail,
l’abandon presque total de l'aide
aux PME.
L'entreprise privé et son gouvernement qu'elle contrôle est prêt
à abandonner toute une série de
mesures sociales et économiques
d'aide de l'Etat dont le rôle est vital pour une société comme la
nôtre dans un but mercantile de
diminuer ses impôts et les
contraintes qui la fatiguaient.
Voilà un bel exemple du peu de
souci de ses responsabilités sociales qui se retrouvent dans ce rap-
60
port.
Dans l'environnement par
exemple, quand j'ai créé la charte
des droits du citoyen à la qualité
de son environnement je voulais
m'assurer que le développeur ne
s'enrichira pas en appauvrissant la
collectivité pour longtemps en ne
respectant pas la volonté de ce milieu qu'il veut développer. Le Bureau d'audience publique pour
l'environnement était l'instance où
le citoyen qui craignant de voir
dégrader son milieu de vie avait
avec cette loi le droit à l'information, le droit de donner son avis,
de s'opposer s'il le veut à l'intérieur d'un processus bien défini
d'étude, d'impact et de séance publique permettant à cet organisme
indépendant qu'était le BAPE de
pouvoir recommander le rejet ou
la modification de tout projet qui
pouvait altérer négativement la
qualité du milieu de vie des citoyens.
Le rapport Gobeil vient
détruire tous ces acquis de notre
société. Il s'agit en fait pour le
comité et ses amis du milieu des
affaires de saborder les bases de
l'Etat québécois, de le démanteler
au profit des plus riches, les plus
puissants et... Les autres, c'est
l'État provi-gain (pour certains).
C'est surtout une tentative sournoise pour nous affaiblir comme
peuple trop minoritaire en Amérique.
Défaire ce qu'on a construit.
Réduire notre marge de liberté et
de discussion comme peuple.
Faire faire en bonne partie par les
autres ce que nous comptions faire
nous-mêmes.
Voilà comment on espère
bien nous intégrer complètement
au système canadien et retarder
notre émancipation. Parce que les
rouges savent très bien que “la liberté, c'est la souveraineté”.
Discours idéologiques, axe du social
61
Le Devoir, Montréal, samedi, 19 juillet 1986, page A 7 - Idées- événements
Le miroir aux alouettes
du libéralisme moderne
(Retour à la tdm)
RÉPLIQUE
PIERRE-Y. LAURIN
L'auteur est historien de formation, spécialiste informatique de
profession et collabore occasionnellement au DEVOIR
L’été porte traditionnellement
en lui le calme, non la tempête.
Malheureusement, les rapports sur
l'administration gouvernementale
présentés par les ministres Fortier,
Scowen et Gobeil ont eu l'effet
d'une douche froide sur les chaleurs timides de la saison estivale.
Hormis leur contenu, l'implication strictement politique de ces
documents semble avoir été mal
jugé. M. Bourassa, qui les a
commandés, s'est empressé d'en
nuancer d'emblée les conclusions.
Il a donc réussi à satisfaire une
certaine droite inquiète de la taille
de l'État, tout en se réservant la
possibilité de faire exactement ce
qu'il veut des suggestions des
“sages”. Il fallait s'attendre aux
réactions négatives et immédiates
des syndicats. Mais la critique la
plus “musclée” viendra de la
droite.
M. Pierre Lemieux, dans quatre grands articles qu'a publiés LE
DEVOIR (du samedi 12 juillet au
mercredi 16), décerne au groupe
libéral à Québec de vigoureuses
remontrances mêlées de timides
encouragements. Il pose, en liminaire, la question suivante: y a-t-il
un gouvernement libéral à
Québec ? La réponse est non.
Pourquoi ? Parce que les autorités
en place sont mal conseillées. Où
devraient-elles chercher l'inspiration ? Chez de vrais libéraux.
Mais où diable sont-ils donc ?
Selon M. Lemieux, surtout au
sein de l'Institut économique de
Paris à Montréal. Et qui est le directeur de cette organisation ?
Mais ... Pierre Lemieux en personne ! Devons-nous en conclure
qu'il est bien marri de ce qui se
trame dans les bunkers de la
Grande Allée parce qu'il ne s'est
pas vu offrir le poste de conseiller
du Prince ? Sûrement pas: ce serait faire preuve d'une mesquinerie
d'une petitesse qui ne sont certainement pas des traits de caractère
de notre auteur.
Tout au long de ses quatre
textes il cherche un peu partout
les raisons de ces carences gouvernementales. Et tout compte fait
le principal problème est la
“faiblesse philosophique” des
membres du pouvoir en place. Il
note par ailleurs que les hommes
d'affaires ne sont guère plus ferrés
à cet égard. Il reproche à tout ce
beau monde le pragmatisme de
leur approche. A preuve, les a sages” ont regardé la rentabilité et la
viabilité des organismes publics:
ils ont commis l'erreur de ne pas
suggérer qu'ils soient tous balayés. Ils ont timidement recommandé que l'État soit plus ou
moins géré comme “une business”: M. Lemieux, lui veut que
l'on fasse de la société tout entière
un laboratoire. Car ses thèses néolibérales, jamais éprouvées, nous
proposent d'élaguer toutes les
réglementations, d'abattre tou|tes
les barrières. “L'économie,
comme telle, n'existe pas.” À ce
compte toute la pensée économique de Ricardo à Marshall, en
passant par Pareto et Leontiev,
n'est que “morale économique
pour république de bananes”. Il
souhaite que “chaque individu
soit libre de s'occuper pacifiquement de sa propre compétitivité et
l'économie s'arrangera bien toute
seule”. Fini les lois de protection
des consommateurs, les chartes
des droits de l'homme. Ainsi, le
citoyen, libre de toute tutelle, de
nouveau plongé dans son creuset
originel, accéderait au vrai bonheur. En relisant ces articles, on
s'interroge songeusement si de de
tels propos méritent seulement un
seul mot de réplique ! Car, avec
ses constructions fallacieuses, notre auteur nie simplement la société elle-même qui, de toute histoire, a dû se créer des règles pour
être viable. Il nous apparaît donc
logique que la théorie anarchocapitaliste (que dans un accès
étrange de modestie, il ne fait que
Discours idéologiques, axe du social
citer au passage) soit le fruit d'une
imagination aussi fertile (voir Du
libéralisme à l'anarcho-capitalisme
PUF, Paris 1983).
La critique hautaine que fait
M. Lemieux du pragmatisme se
révèle, elle intéressante dans la
mesure où elle pose aux gouvernants et aux intellectuels qui s'en
réclament des questions précises.
Au passage nous remarquons que
l'économiste n'a pas peur des
amalgames. Il cite Benito Mussolini: “Le fascisme est pragmatique: il n'a pas d'a priori ni de buts
lointains.” Robert Bourassa qui
semble penser que la politique est
l'art du possible plutôt que celui
de rêver, qui paraît vouloir gérer
et aménager l’État, au lieu de le
faire capoter, est-il un fasciste en
puissance ? Laissons à Pierre Lemieux le soin de répondre. Mais
les hommes d'affaires alors ? Pour
diriger une entreprise, il faut avoir
le sens des réalités. Ainsi, si on
pousse la logique, les entrepreneurs sont aussi des fascistes en
puissance ?
Tout bien considéré, je ne
vois pas pourquoi le pragmatisme
ne serait pas une position philosophique tout à fait soutenable
(surtout si nous la comparons au
miroir aux alouettes que nous offre
notre philosophe-économiste).
L'équipe Bourassa, loin d'être
parfaite, fait figure de modèle de
modération après les coups de
griffes de Pierre Lemieux (on doit
avoir particulièrement goûte ces
articles, dans les officines…).
Quand nous y regardons de près,
la tâche de dégraissage entamée
(malgré les bavures maladroites…) est parfaitement valable.
L'État doit se défaire des firmes
nationalisées qui s'avèrent à l'occasion être des tonneaux des Danaïdes. Et cela à condition que le
secteur privé puisse prendre le relais (ce qui n'est pas toujours le
cas). Après tout, il s'agit ici de
l'argent de tous les contribuables:
on se doit de bien l'administrer.
A part la question des libertés
et des entreprises étatiques, celle
des impôts aux particuliers est
chère au coeur de notre auteur.
Son esprit en flèche nous dresse le
portrait d'un peuple en grogne,
perclus de taxes, en combat virtuel permanent avec l’État. Si cela
était bien vrai, Pierre Lemieux serait un intellectuel écouté, le
“Sartre” de notre temps au lieu de
l'agitateur de la pensée que ses a
idées” ont fait de lui. D'ailleurs,
on a qu'à poser la question à la
population. Bien sûr nous aimerions tous payer moins d'impôts:
mais les services qui nous sont
offerts sont à la hauteur, malgré
les problèmes inhérents aux grandes machines. Dans le monde
troublé de notre auteur, un fils
d'ouvrier pauvre, nécessitant des
interventions chirurgicales coûteuses, n'est pas sûr de s'en sortir vivant. On n'arrive pas au a libéralisme” sans casser des oeufs !
Dans notre monde, le problème ne
se pose pas: nous sauvons ce
malheureux. Nous payons tous la
note, et la majorité le comprend
aisément. L'économiste SergeChristophe Kolm a déjà brillamment exposé l'essence de ces
comportements altruistes que l'on
retrouve partout dans la société (
Le Contrat social libéral PUF,
Paris 1985, chap. 25).
Le libéralisme moderne (non
pas celui de notre auteur, mais celui de la réalité) est sans conteste
l'idéologie la plus complète et la
plus adéquate que nous ait fourni
l'histoire. Mais elle n'est pas la
propriété de quelques iconoclastes
qui prêchent dans le désert: elle
62
est le bien, le vecteur de toute la
population. Elle assure à un
groupe social en mutation perpétuelle les moyens de se défaire
des scories du passé, et ceux d'appréhender l'avenir. C'est la thèse
de la a destruction créatrice,
défendue par Joseph Schumpeter (
Capitalisme, socialisme et démocratie, édition de 1979 chez
Payot). Mais de cet écrémage
constant, le libéralisme moderne
tente de préserver des citoyens fragiles, facilement bousculés par les
changements économiques. Cette
préoccupation a fait naître les politiques sociales.
“Le libéralisme n'est pas un
dogme, mais il peut le devenir
[ . . .]. Un signe en serait qu'il
évacuât la politique et prétendit
confier à des mécanismes impersonnels, à une main invisible, le
soin de résoudre tous les conflits.”
(Alain Besançon, L'Express, 11
juillet 1986, p. 21.) À n'en pas
douter, Pierre Lemieux n'a rien a
faire de l'avertissement du soviétologue français Besançon. Non, il
continuera, avec quelques autres, à
psalmodier des litanies, à nous
resservir les mêmes poncifs éculés
qui nous assurent qu'il suffit de
raser l'Etat au niveau des fondations pour régler le problème. Regardons-les amusés, parcourir leur
itinéraire d'aveugle qui les mène
tout droit à un abîme de la
pensée. “Il n'y aura plus d’État,
plus d'exploitation”: ne croyez pas
que je cite ici M. Lemieux. Cette
phrase nous vient plutôt d'un
dénommé Vladimir Oulianov,
mieux connu sous le nom de
Lénine. Décidément, tous les extrêmes se rejoignent...
Discours idéologiques, axe du social
63
Le Devoir, Montréal, samedi 2 août 1986, A 1
L'ÉTAT ET LE SOCIAL
AU QUÉBEC
I. À l'époque où l’État
québécois jouait un rôle
supplétif
(Retour à la tdm)
Politicologue de formation, le
professeur Yves Vaillancourt est
actuellement directeur du département de travail social de
l’UQAM. Il publiera d'ici quelques mois un important ouvrage
sur l'évolution des politiques sociales au Québec de l'immédiat
après-guerre, sujet de recherches
qui le préoccupe depuis une quinzaine d'années. C'est dans cette
perspective qu'il envisage la signification des rapports sur la
transformation du rôle de l'État au
Québec déposés au début de juillet. LE DEVOIR publie aujourd'hui le premier de cette série de
quatre articles.
YVES VAILLANCOURT
Collaboration spéciale
L’État québécois souffrirait
présentement d'un grave problème
d'obésité: il aurait pris l'habitude,
depuis la Révolution tranquille,
d'intervenir trop massivement
dans le développement économique et social. Ce diagnostic appelle un remède: il faut soumettre
le patient à une cure intensive
d'amaigrissement. L'État doit viser à redevenir svelte en se départissant d'un certain nombre d'organismes et en se désengageant de
services qui pourront être pris en
charge soit par un palier inférieur
de pouvoir public (v.g. les municipalités), soit par le secteur privé
à but lucratif ou non lucratif. A
mesure qu'il rapetissera et s'assagira, I'État québécois laissera enfin
l'entreprise privée assumer le rôle
premier qui lui incombe dans le
développement économique. En
outre, le marché sera capable d'intervenir de façon beaucoup plus
efficace que lui face aux problèmes
sociaux.
Voilà quelques unes des idées forces de rapports rendus publics, au début de juillet, par les
trois comités de “sages” qui
avaient été mandatés par le gouvernement Bourassa, en janvier
1986, pour travailler sur la priva-
tisation, la déréglementation et la
révision des fonctions et des organisations gouvernementales. Ces
idées et les propositions concrètes
qui les accompagnent ont plu aux
uns et déplu aux autres. Elles ont
au moins eu l'avantage de relancer
chez nous un important débat sur
le rôle de l'État dans notre société.
Revenons un peu en arrière
dans notre histoire pour voir ce
qui se passait au Québec, à la
veille de la Révolution tranquille,
à l'époque où l'État n'était pas
obèse du tout !
Au cours des quinze années
de régime Duplessis qui s'intercalèrent entre l’été 1944 et l'automne 1959, le Québec était le paradis de l'entreprise privée et l'État
provincial intervenait très peu
dans le développement social.
Dans le Discours sur le budget de
1959, J.S. Bourque, le dernier
ministre des Finances du gouvernement de Duplessis, résumait de
la façon suivante la philosophie
gouvernementale au sujet des po-
Discours idéologiques, axe du social
litiques so-
Voir page A-8: État
SUITE DE LA PREMIÈRE
PAGE
• État
ciales: “Avec les années, la sécurité sociale a tendance dans l'esprit
de certaines gens à remplacer
l'épargne populaire, les plans de
pensions et les formes d'assurance
organisées pour assurer la protection contre certains risques. Cette
tendance est de nature à décourager l'initiative privée, I'effort personnel, l'esprit de travail, au
détriment de la liberté et du
progrès économique de la nation.
Le gouvernement de la province a
foi en l'entreprise privée, soucieuse de ses droits, mais respectueuse de ses obligations. Il est
convaincu que le paternalisme et
le socialisme sont les ennemis les
plus dangereux du progrès et de la
liberté.”
Or, dans le lexique de
l'Union nationale, à l'époque, les
mots “sécurité sociale”,
“paternalisme” et “socialisme”
étaient tout simplement synonymes de l'interventionnisme
d’État. Année après année, sous
le gouvernement de l'Union nationale pendant les années 40 et
50, les discours du budget et les
discours du trône, de même que
les discours de l'intelligentsia qui
appuyait le régime (v.g. la Commission Tremblay) réaffirmaient
une profonde méfiance de l'interventionnisme étatique qui devait
être combattu parce que susceptible de “décourager l'entreprise
privée”. La conception de l'État
qui prévalait avait même un nom:
la a théorie de l'État supplétif”,
cette expression suggérait que
l'État devait se contenter de suppléer à l'initiative privée une fois
que cette dernière avait fourni son
effort en tant qu'acteur principal.
La méfiance de l'État ne laissait pas seulement ses traces dans
le discours du gouvernement de
l'Union nationale. Elle influençait
également la pratique gouvernementale dans le domaine social.
A la fin des années 50, au moment où sévissait en Amérique du
nord une forte récession (taux de
chômage: 10% au Québec ), le
système de politiques sociales et
sanitaires était carrément sousdéveloppé. Le vieux régime
désuet d’assistance publique, instauré à partir de la législation de
1921, était toujours en place à la
manière de l'incarnation même de
l'anti-étatisme: l'assistance était
fournie par des institutions privées
mais financée en partie par l'État
provincial; I’assistance publique
était d'abord disponible pour les
personnes indigentes et admissibles à l'intérieur des murs d'une
institution (hôpital hospice, orphelinat, etc. ); au fil des ans, les
agences de service social, reconnues comme institutions spéciales
d'assistance publique, pouvaient
dispenser des services à domicile;
mais la loi ne permettait pas à ces
agences privées de s'occuper directement des problèmes sociaux liés
au chômage et à l'insuffisance de
revenus.
En plus du régime d'assistance publique qui de fait constituait une sorte de programme
d'assurance hospitalisation pour
les pauvres, il y avait à la fin des
années 50, quatre programmes
d'assistance sociale catégorielle
dont trois étaient à frais partagés
entre le fédéral et le provincial
(soit les programmes d'assistance
pour les personnes âgées de 65 à
70 ans, pour les aveugles et pour
les invalides) tandis que le dernier, soit le programme d'assistance aux mères nécessiteuses, relevait exclusivement de l'État
québécois. Ajoutons que l'État
québécois attendit jusqu'à l'automne 1959 pour entrer dans le
programme d'assistance-chômage
64
instauré par le gouvernement
fédéral en 1956 et devait attendre
jusqu'en 1961 pour entrer dans le
programme d'assurancehospitalisation instauré par le
gouvernement fédéral en 1957.
Quant aux autres programmes sociaux appliqués au Québec, ils
provenaient exclusivement de
l'initiative de l'État fédéral (l'assurance-chômage, la sécurité de la
vieillesse, les allocations familiales).
La timidité de l'interventionnisme de l'État québécois à la
veille de la Révolution tranquille
signifiait un énorme coût social
pour la majorité de la population
qui demeurait en quelque sorte à
découvert par rapport au risque de
la maladie, du chômage, de
l’insuffisance des revenus de travail. Il faut le dire avec clarté: sur
une base comparative avec les autres provinces canadiennes, notamment la Saskatchewan, où
l'État provincial assumait davantage ses responsabilités sociales,
le système de services sociaux et
de santé qui prévalait au Québec
était carrément artisanal. Bien
sûr, pendant ce temps-là, les
compagnies privées d'assurancemaladie, auxquelles les Québécois
versaient$ 50 millions de primes
en 1955, faisaient de bonnes affaires. Mais pour les deux tiers de
la population québécoise qui
n'étaient pas assurés, la maladie
était une catastrophe et, accepter
de se faire soigner et hospitaliser,
c'était s'endetter pour des années,
comme devait le rappeler Jean Lesage dans son premier Discours
sur le budget en 1961.
Mais ce qu'il faut dire surtout, c'est que pendant la
deuxième moitié des années 50, la
coalition des forces qui avait appuyé le gouvernement de Duplessis était fissurée. La théorie de
l'État supplétif, à la suite des
progrès de l'industrialisation, allait à l'encontre des intérêts d'une
portion de plus en plus large de la
population. Le laisser faire de
Discours idéologiques, axe du social
l'État provincial était même
dénoncé et critiqué par une partie
de la bourgeoisie “autochtone”.
En effet, pour échapper à la marginalité économique à laquelle elle
se sentait confinée, cette dernière
ressentait vivement le besoin d'un
État maître d'oeuvre capable d'intervenir pour favoriser la planification et le développement économique. La Chambre de commerce
du Québec, à l'époque, constituait
pour cette bourgeoisie québécoise
en mal d'émancipation une importante tribune pour faire entendre
ses revendications (v.g. Dorval
Brunelle, La désillusion tranquille
HMH, 1978). À partir d'une revue comme L'actualité économique des HEC, certains économistes (dont Roland Parenteau à partir de 1954 et Jacques Parizeau à
partir de la fin des années 50),
prêtèrent main-forte à ce courant.
Ils se distancèrent de l'antiétatisme véhiculé par les Esdras
Minville et les François-Albert
Angers. Ils plaidèrent vigoureusement en faveur de l'utilisation
de l'État québécois comme levier
pour planifier et coordonner le
développement économique. Autour de l'Université Laval, d'autres
universitaires spécialisés dans les
questions sociales, notamment les
Jean-Marie Martin Claude Morin
et Guy Rocher souscrivaient à la
conception de l'État interventionniste et préconisaient l'utilisation
de l'État québécois comme outil
principal de planification et
d'animation sociales.
Les luttes du mouvement ouvrier, porteuses d'une forte demande sociale et d'une grande
exigence de démocratisation,
jouèrent un rôle central pour appeler une vigoureuse intervention de
l'État québécois permettant de
s'attaquer aux problèmes sociaux,
notamment les problèmes de
chômage, de santé, d'accès à
l'éducation.
Le Rapport Boucher publié
en 1963, en pleine Révolution
tranquille, à la manière du fruit
mûr des luttes anti-duplessistes
des années 50, présentait sur la
question du rôle de l’État un
nouveau compromis. Ce rapport
qui devait malheureusement par la
suite demeurer dans l'ombre du
rapport de la Commission Castonguay / Nepveu, constituait la
pièce maîtresse qui sonnait le glas
de la théorie du rôle supplétif de
l'État: “… l'État devient le principal et le plus important distributeur de secours. Cette place
prédominante ne peut plus sérieusement lui être contestée. Cette
situation de fait impose donc à
l'État un rôle positif dans le domaine de la sécurité sociale.
Désiré ou non, ce rôle doit définitivement être joué. L’État ne
peut donc se récuser: il lui faut
nécessairement emboîter le pas
(…)”. Puis suivait la fameuse re-
65
commandation 7 qui proposait un
saut qualitatif décisif dans le domaine de l'assistance sociale en
préconisant la reconnaissance du
“principe selon lequel tout individu dans le besoin a droit d une
assistance de la part de I’État,
quelle que soit la cause immédiate
ou éloignée de ce besoin”. (p.
118). Ce principe n'était pas une
invention québécoise. Mis de
l'avant au Québec, il invitait à
rompre avec la tradition de l'assistance catégorielle et à cesser d'associer le droit à l'aide sociale au
fait d'appartenir à une catégorie de
bons pauvres. Dorénavant, peu
importe la cause de l'insuffisance
des revenus, les pauvres avaient
droit à l'assistance de l'État et
c'était là une question de justice
plutôt que de charité.
Somme toute, l'interventionnisme responsable de l'État dans
le social auquel conviait le Rapport Boucher c'était l'envers exact
du cul-de-sac social et sanitaire
dans lequel la population
québécoise se trouvait enfermée,
pendant les années 1950, en cette
époque où l'État québécois, loin
d'être obèse, se trouvait tout à fait
“maigrichon”.
LUNDI: le retour du
pendule
Discours idéologiques, axe du social
66
Le Devoir, Montréal, lundi 4 août 1986, A 1
L'ÉTAT ET LE SOCIAL
AU QUÉBEC
II. Le retour du pendule:
l’attrait du recours à la
privatisation
(Retour à la tdm)
EN RAPPELANT récemment dans les colonnes de ce
journal les principaux paramètres
du débat sur le néo-libéralisme,
M. Paul-André Comeau soulevait
une hypothèse intéressante: “le
ressentiment populaire contre la
puissance des pouvoirs publics”
ne pourrait-il pas constituer “une
version nouvelle du vieux fonds
d'anti-étatisme développé tout au
cours de notre histoire” (17 juillet
1986). C'est parce que j'accorde
du poids à cette hypothèse que j'ai
rappelé la place de la méfiance de
l'État dans le discours et la pratique du gouvernement de Duplessis jusqu'à la fin des années 50 et
l'importance des recommandations
du Rapport Boucher (1963) qui
proposaient un véritable renversement des rôles assumés jusque
là par le secteur public et le secteur privé.
Mis en oeuvre dans les années 60 et 70, ce renversement
amena l'État à assumer le leadership principal dans les politiques
sociales en général et les services
sociaux en particulier. En conséquence, le secteur privé fut appelé, du même coup, à ]jouer un
rôle plus résiduel dans l'organisation des services socio-sanitaires.
Ainsi, le Québec, si anti-étatique
dans les années 50, devint, au
cours des années 70. I'une des
provinces canadiennes où l'étatisme était le plus poussé.
Mais le retour du pendule
nous guettait à l'horizon ! En cette
fin des années 80, le débat a repris
de plus belle et, dans les rapports
des trois groupes de travail publiés en juillet, on a choisi de
mettre l'accent sur les travers de
l'étatisme et sur les attraits de la
privatisation.
Quand on se réfère à la privatisation — i.e. à l'envers de l'étatisation —,
Voir page 6: État
État
on peut penser d'abord à la privatisation des sociétés d’État et au
comité qui a abordé le plus directement cette question, soit le
Comité Fortier. De fait, ce
groupe de travail recommande au
gouvernement dans son rapport de
se débarrasser, d'ici 18 mois,
d'une dizaine de sociétés d’État
sur les quinze qui oeuvrent dans
les domaines industriel et commercial.
Mais il y a un autre type de
privatisation qu'il ne faudrait pas
oublier. Il s'agit de la privatisation des services publics, qui renvoie à des processus à travers lesquels des organismes non gouvernementaux, de type lucratif ou
non lucratif, sont amenés à prendre la relève des organismes gouvernementaux dans la livraison ou
le financement de certains services. Or, c'est précisément à ce
type de privatisation que s'intéresse hautement le Rapport Go-
Discours idéologiques, axe du social
beil. Dans les pages qu'il consacre à l'évaluation du réseau de la
santé et des services sociaux (pp.
31-35), il manifeste à plusieurs
reprises son attrait pour la formule
de la privatisation d'une partie des
services présentement assumés par
l'État québécois.
En référence au système de
santé qu'il me suffise de rappeler
que les scénarios allant dans le
sens de la privatisation sont retenus au niveau des recommandations. Je pense à celles qui mettent de l'avant: premièrement, “la
possibilité de confier à des firmes
externes la gestion complète
d'hôpitaux”; deuxièmement “la
privatisation des centres hospitaliers de taille petite ou moyenne”;
troisièmement, “I’utilisation plus
poussée de la politique du faire
faire” en confiant par contrat à des
firmes privées la gestion de services de soutien””. (pp. 33-34).
Ajoutons à ces trois recommandations celle concernant la “création
de nouveaux centres médicaux,
appelés organisations de préservation de la santé (O.P.S.)”; bien
que la description de cette formule
faite par le Comité Gobeil laisse
place à certaines zones
d’ambiguïté, ce qui en est dit
dégage une forte odeur de privatisation.
Quant à l'évaluation du système de services sociaux (pp. 3435), elle me manque pas d'être
déroutante à plus d'un égard.
D'entrée de jeu on est informé que
certains types d'établissements ne
seront pas évalués parce que jugés
performants. Il s'agit des Centres
de services sociaux (CSS), des
Centres d'accueil et des centres
hospitaliers de longue durée. Au
sujet des CSS, la décision de passer outre est légitimée de la façon
suivante: “ces centres sont bien
structurés et ils offrent des services
qui semblent assez bien répondre
à la demande. Le comité n'a donc
pas de questions spéciales à soulever sur ces centres …”. Suite
aux trois années de tiraillement
alimenté par le dossier des transferts de ressources des CSS vers
les CLSC et à l'incertitude
concernant la vocation future des
CSS, il est surprenant de voir que
le rapport passe si vite sur ce type
d'établissement. Au sujet des
Centres d'accueil, le rapport ne
peut pas s'empêcher de signaler au
passage qu'il y a 60 centres d'accueil privés sur un total de 236 et
que “cette formule mixte d'établissements privés et publics devrait être maintenue dans les développement futurs de services”. Il
s'agit là d'un autre coup de chapeau favorable à la privatisation.
C'est en référence aux Centres
locaux de services communautaires (CLSC) qu'on retrouve les affirmations et les propositions les
plus aberrantes. Le comité commence par dire ceci: “Ce
réseau—i.e. de CLSC—a été
conçu au tout début sans lui définir une fonction précise et complémentaire par rapport aux autres
établissements. On espérait que
les populations locales définiraient
leurs services en fonction de leurs
besoins. Expérimentale au début,
la formule a été étendue à tout le
territoire...” Jusque là les
éléments d’évaluation demeurent
vagues et discutables. Par exemple, il est difficile de trancher si,
pour le comité Gobeil, le fait que
les populations locales n'aient pas
réussi à influencer davantage la
programmation et la gestion des
CLSC constitue un point négatif
ou positif. En outre prétendre
qu'à leur début les CLSC auraient
représenté une “formule expérimentale” tend à occulter que dans
la législation de 1971 concernant
la reforme des services de santé et
des services sociaux, l'intention
d'avoir un réseau universel de
CLSC sur l'ensemble du territoire
était quand même très présente.
Mais le plus étonnant, c'est la recommandation suivante: “Du
point de vue de l'utilisation optimale des ressources, le comité est
d'avis que le gouvernement de-
67
vrait sérieusement remettre en
question le réseau des CLSC”.
La remise en question des
CLSC proposée et justifiée ne
manque pas de trahir, une fois de
plus, le fort penchant en faveur de
la privatisation des services gouvernementaux. Le rapport souhaite le démantèlement, à toutes
fins pratiques, des CLSC de milieu urbain sous prétexte que,
dans les centres urbains, il y a
déjà des polycliniques, c'est-à-dire
des établissements privés, qui
dispensent déjà les services de
soins de santé relevant des CLSC.
Puis le reste de l'analyse se termine en queue de poisson: les
CLSC de milieu rural pourraient
rester, les CLSC urbains, une fois
amputés de leurs programmes de
santé, pourraient survivre et le
nouveau réseau, une fois dénaturé
et dévalué serait abandonné par
l'État provincial aux municipalités.
Quant aux Conseils régionaux de santé et de services sociaux (CRSSS), ils sont, eux aussi, jugés sans appel. Le comité
leur reproche d'avoir des conseils
d'administration qui “représentent
davantage les intérêts régionaux
des établissements que les intérêts
du ministère”. Voilà qui est
étrange quelque peu: tantôt les
CLSC semblaient fautifs parce que
trop peu marqués par la réalité locale; maintenant les CRSSS semblent fautifs parce que trop marqués par la réalité régionale. Mais
enfin, on en est pas à une contradiction près: le comité recommande à la fois l'abolition des
CRSSS et la restructuration de
leurs conseils d'administration.
La restructuration proposée se ferait sur le modèle de celle mise de
l'avant dans un passage antérieur
pour les centres hospitaliers. Le
Comité Gobeil exprime alors son
penchant pour des petits conseils
d'administration efficaces de 5 à 8
membres dans lesquels la moitié
de ceux-ci seraient nommés par le
gouvernement, tandis que l'autre
Discours idéologiques, axe du social
moitié serait choisie par cooptation. En outre, le Comité Gobeil
insiste sur le principe suivant:
“Tous les membres qui ne sont
pas nommés d'office devraient venir de l'extérieur de l'établissement”.
Ajoutons six brefs commentaires.
1) Il est étonnant, voire disgracieux, que le Comité Gobeil,
tout en faisant preuve de beaucoup
d'amateurisme dans l'analyse des
services socio-sanitaires, ne fasse
aucune référence à la Commission
Rochon qui mène présentement
avec méthode une enquête approfondie sur ce même système et
remettra son rapport final en septembre 1987.
2) L 'analyse des CLSC est
particulièrement décevante et inacceptable. Les 150 CLSC, en
dépit de leur fragilité et de leurs
lacunes, sont des établissements
fort novateurs. Ils représentent un
laboratoire riche et original où des
efforts valables sont déployés pour
favoriser la prévention l'approche
multidisciplinaire, la prise en
charge communautaire, etc. Leurs
conseils d'administration, auxquels le Rapport Gobeil ne semble pas s'intéresser, font une place
plus large que ceux des autres établissements du réseau aux usagers.
3) La privatisation des organismes gouvernementaux est mise
de l'avant de façon plus audacieuse
qu'on le penserait à première vue.
En outre, le type de privatisation
qui est favorisé va dans le sens de
la commercialisation des services:
la relève du désengagement des
organismes gouvernementaux serait assumée par des organismes à
but lucratif plus que par des organismes non gouvernementaux de
type communautaire. Chose
étonnante, la privatisation est
mise de l'avant sans analyse véritable des avantages et inconvénients de cette formule.
4) Dans le traitement de la
question de l'étatisme, le Comité
Gobeil occulte systématiquement
la question clé de la démocratie et
de la participation qui passe par
l'implication de la population
dans la planification la gestion et
l'évaluation des services. Le
problème des conseils d'administration est examiné à partir du
seul critère de l'efficacité emprunté
à l'entreprise privée. On oublie
que les c.a. sont souvent appauvris par l'absence des représentants
des travailleurs et des usagers et la
sur-représentation des gestionnaires. Les pratiques démocratiques
d'un grand nombre d'ONG vraiment alternatifs dans le domaine
de la santé et des services sociaux
pourraient suggérer des pistes intéressantes pour favoriser la démocratisation des organismes gouvernementaux.
5) Le traitement conféré aux
CRSSS suscite des interrogations. Il nous manque présentement des bilans de la performance
de ce type d'établissement. On
semble leur reprocher d'être des
tremplins de pouvoir régional
rébarbatifs aux directives issues de
Québec. Ne sommes-nous pas
68
habitués à entendre des reproches
différents suggérant que les
CRSSS seraient davantage des
émanations du MSSS que de véritables porte-parole des points de
vue et des pouvoirs régionaux ?
Ces établissements demeurent
trop souvent des clubs fermés de
gestionnaires régionaux plutôt que
des lieux où se sentiraient également chez eux les professionnels,
travailleurs et les usagers ainsi
que les représentants d'organismes
communautaires du milieu.
Avant de rendre un jugement final
à leur sujet, ne serait-il pas intéressant de comparer leur fonctionnement démocratique à celui
des Social Planning Councils
qu'on retrouve dans certaines
grandes villes des autres provinces
comme à Toronto, Winnipeg,
Edmonton, Vancouver et qui
semblent faire preuve d'une grande
vitalité démocratique et prophétique ?
6) Au sujet de la décentralisation ! il y a là une piste intéressante à explorer, mais rarement de
la manière mise de l'avant dans le
Rapport Gobeil. L 'impatience de
ce dernier à confier aux municipalités des responsabilités encombrantes (v.g. dans le zonage agricole, l'environnement le logement) n'aurait-elle pas quelque
chose de suspect ?
DEMAIN: le modèle ontarien
Discours idéologiques, axe du social
69
Le Devoir, Montréal, mardi 5 août 1986, A 1
L'ÉTAT ET LE SOCIAL
AU QUÉBEC
III. Le modèle ontarien
vu de plus près
Le modèle ontarien: à suivre?
(Retour à la tdm)
Il y a quelques années encore,
en regardant les plaques d'immatriculation dans notre province, on
pouvait être amené à penser que
“la belle province”, du moins aux
yeux de plusieurs représentants de
nos élites économiques et politiques, ce n'est plus le Québec, c'est
l'Ontario ! C'est une habitude,
voire une phobie, de plusieurs de
nos chefs de file: ils nous incitent
constamment à tourner notre regard du côté de l'Ontario comme
pour nous per-, mettre de vérifier
si nous avons le pas. Pour prendre de bonnes décisions dans tous
les domaines de notre vie économique et sociale, nous devons
d'abord nous demander comment
ça se passe et combien ça coûte
surtout en Ontario.
A cet égard, le gouvernement
du PQ, principalement à la fin de
son deuxième mandat, avait
commencé à faire le lit dans lequel
le gouvernement Bourassa n'avait
plus qu'à s'étendre de tout son
long après l'élection de décembre
1985. C'est ainsi que le salaire
minimum avait été gelé depuis
1981 au Québec et cela dans le
but de conserver notre compétiti-
vité avec l'Ontario. C'est ainsi
que, dans le Livre blanc sur la fiscalité (p. 190), on se plaît à nous
rappeler que les barèmes de l'aide
sociale, pour les bénéficiaires de
plus de 30 ans évidemment, sont
plus généreux au Québec qu'en
Ontario. Inutile d'ajouter qu'on
ne précise pas que les barèmes
d'aide sociale, pour une famille de
quatre personnes comprenant deux
adultes et deux enfants, en Ontario, viennent au neuvième rang,
juste derrière ceux du NouveauBrunswick, comparativement à
ceux offerts dans les autres provinces canadiennes.
Depuis le retour des libéraux
au pouvoir, nous sommes menacés de torticolis, tellement on
nous invite souvent à nous tourner vers l'Ontario. Par exemple,
dans la lettre qu'il adressait à M
Reed Scowen, le 16 janvier 1986,
pour préciser le mandat du groupe
de travail sur la déréglementation,
le premier ministre Bourassa incitait explicitement le président du
comité de travail à privilégier les
comparaisons Québec-Ontario en
l'invitant à “formuler des recommandations destinées à placer les
entreprises du Québec dans une situation au moins aussi avantageuse que celles de l'Ontario, en
ce qui concerne l’ensemble des
conditions réglementaires qui affectent leur productivité.”
Cette directive fut appliquée à
la lettre. Elle a fourni les principaux arguments auxquels se réfère
le Comité Scowen, dans son chapitre 4 sur la “réglementation sociale” (pp. 75-144), pour jeter son
dévolu sur la Commission de
santé sécurité au travail, sur la loi
des normes minimales de travail
sur les dispositions anti-briseurs
de grève, etc. On apprend même
en lisant le Rapport Scowen que
“la poursuite aveugle d'objectifs
sociaux risque d'affecter la capacité
éventuelle de l'économie d'être le
moteur du progrès social” (p. 79).
C'est sans doute pour mieux nous
prémunir contre ce danger que le
rapport, en faisant référence au salaire minimum, avance la suggestion “de garder le taux du Québec
à un niveau légèrement inférieur à
celui de notre voisin, I’Ontario,
tant et aussi longtemps que nous
accuserons des taux de chômage
parmi nos jeunes plus élevés que
Discours idéologiques, axe du social
les taux de l'Ontario (p. 110).
Cette logique bizarre débouche évidemment sur une recommandation qui revient à la manière d'un refrain: dès que la législation sociale dans un domaine
particulier se trouve plus avancée
au Québec qu'en Ontario, il faut
modifier à la baisse. Il semble que
les avantages sociaux plus abondants au Québec soient les seuls
facteurs qui empêchent nos pauvres entrepreneurs d'être compétitifs avec ceux de l'Ontario. Sabrer
dans ces avantages devient évidemment la voie à suivre. Et,
comme l'Ontario vient tout
Voir page 8: État
État
juste de sortir de 40 années d'affilées de gouvernements conservateurs, il est facile de soupçonner
ce qui se dessine à l'horizon: dès
qu'il y a un indice de justice sociale quelque part, ça nuit au bon
fonctionnement de la théorie des
“avantages comparatifs”, il faut
sortir la faux !
De son côté, le Rapport Gobeil fait référence à l'Ontario aussi
souvent qu'aux États-Unis, soit
une douzaine de fois. Ces références sont faites de façon systématique, notamment dans les passages
où il est question d'évaluer les
services publics émanant du gouvernement québécois dans le domaine de l'éducation, de la santé
et des services sociaux.
Immanquablement, les comparaisons visent à légitimer des
recommandations destinées à
amener des réductions de coûts:
dans le domaine de l'éducation, il
s'agit d'augmenter la charge de
travail des enseignants et cela à
tous les niveaux; dans le domaine
de la santé et des services sociaux,
comme nous l'avons montré dans
l'article d'hier, ces comparaisons
permettent souvent d'encourager,
parfois de façon subtile, la tendance à la privatisation des services qui est plus marquée en Ontario qu'au Québec.
Étrangement cependant, le
Rapport Gobeil, habituellement si
friand des comparaisons QuébecOntario en termes de
coûts/bénéfices, chaque fois que
cela permet de préconiser l'augmentation de la charge de travail
des employés-es du secteur public
au Québec, se montre moins empressé de nous sensibiliser aux bilans disponibles des expériences
ontariennes en matière d'étatisation ou de privatisation des services de santé et des services sociaux. Pourtant, ces bilans ne
pourraient-ils pas alimenter nos
réflexions et éclairer certains des
choix que nous avons à faire ? En
effet, si le Québec devait, au cours
des prochaines années, suivre le
modèle ontarien en matière de
privatisation des services publics
n'aurait-il pas avantage à s'intéresser, dès maintenant, aux hypothèses et conclusions qui commencent à se dégager, à la suite de certains travaux de recherche menés
sur les avantages et les inconvénients qu'il y a à privatiser plus
ou moins—ou a étatiser moins ou
plus—les services sanitaires et sociaux ?
Je vais me référer ici plus
spécifiquement aux résultats de
quelques recherches en cours sur
la privatisation des services sociaux en Ontario. Je pense à des
bilans produits au cours des 12
dernières années par le Ministry of
Community and Social Services
(COMSOC). Je pense également
à des recherches récentes fort intéressantes menées par Christa
FREILER du Social Planning
Council of Metropolitan Toronto
(Caring for Profit, The Commercialisation of Human Services In
Ontario, Toronto, 1984) et par
quelques chercheurs-es universitaires de l'University McMaster à
70
Hamilton (Lorna F. HURL, David TUCKER Ramesh MISHRA,
Glenda LAWS, etc.). Pour peu
qu'on prenne connaissance de ces
études et de ces recherches à travers notre fenêtre québécoise, il y
a un certain nombre de constats et
de réflexions qui ne tardent pas à
nous interpeller.
1 ) Au cours des 15 dernières
années, les services sociaux ontariens ont été beaucoup moins étatisés et, conséquemment, sont
demeurés beaucoup plus privés
que les services sociaux
québécois. Dans le domaine central de la protection de la jeunesse, par exemple, les services
dispensés ici par les Centres de
services sociaux (CSS), soit des
organismes gouvernementaux, se
trouvent, et cela, sans interruption
depuis le 19e siècle, à être dispensés en Ontario par des organismes non gouvernementaux à
but non lucratif, soit les Children's Aid Societies qui demeurent
cependant très dépendants de
l'État pour leur financement. Depuis 1973, COMSOC, soit le
ministère responsable des services
sociaux en Ontario, a articulé une
politique officielle dans laquelle la
situation de fait fut tout simplement érigée en théorie. Dans cette
dernière, I’État est appelé à jouer
un rôle résiduel, ou “supplétif”
pour reprendre le langage du Rapport Boucher (Québec, 1963),
tandis que les organismes non
gouvernementaux de type volontaire (à but non lucratif) ou commercial (à but lucratif ) sont appelés à jouer le rôle d'acteur principal.
2) Au cours des années plus
récentes, un mouvement de commercialisation des services s'est
développé de façon accélérée en
Ontario. Cette tendance à la
commercialisation s'est déployée
au détriment de la place anciennement occupée dans l'organisation des services sociaux, soit par
les organismes gouvernementaux,
soit par les organismes non gou-
Discours idéologiques, axe du social
vernementaux de type volontaire.
Ce développement rapide des services sociaux à but lucratif se produit principalement dans le domaine des centres d'accueil
d'hébergement pour personnes
âgées ou pour personnes handicapées, dans le domaine des services de soins à domicile et dans le
domaine des garderies où le secteur commercial contrôle 42.5%
des places en 1983 (comparativement à 18% des places au
Québec). Au cours de l'année
1983-84, le gouvernement ontarien a consacré un budget de$ 18
millions pour soutenir des entreprises commerciales de services à
domicile.
3) Le fait que l'État ontarien
occupe une place plus restreinte
que l'État québécois dans la livraison des services sociaux ne
semble pas signifier que le système des services sociaux, qui
prévaut en Ontario, se trouverait à
l'abri d'un certain nombre de
problèmes qu'on retrouve dans les
systèmes plus étatisés tel le système québécois. Au contraire !
Les services sociaux non gouvernementaux sont aux prises avec
certains problèmes qu'on a ten-
dance parfois à identifier aux organismes gouvernementaux. C'est
ainsi qu'on rencontre des problèmes tels la lourdeur bureaucratique des organismes, la difficulté
d'innover pour adapter les services
aux besoins, les dédoublements
de services, I’instabilité du personnel, les listes d'attente, etc.
Dans le domaine plus particulier
des services commercialisés, on
rencontre des problèmes plus
spécifiques tels l'écrémage des cas
c'est-à-dire la tendance à laisser à
d'autres établissements les cas
lourds et plus coûteux. En outre,
la question de l'imputabilité des
services, tant dans les organismes
à but non lucratif que lucratif,
semble poser de graves problèmes: lorsque les bénéficiaires
sont insatisfaits, ils ont de la difficulté à trouver un interlocuteur
responsable puisque le gouvernement qui finance les services et les
organismes non gouvernementaux
qui les dispensent ont développé
au fil des ans l'art de se lancer la
balle.
4) L'évaluation de services
sociaux du secteur privé en Ontario amène un certain nombre de
spécialistes (dont HURL,
71
FREILER et TUCKER) à faire
l'hypothèse que le modèle de services sociaux le plus prometteur
serait celui dans lequel l'État demeure l'acteur principal et dans
lequel les organismes non gouvernementaux assument un rôle
supplétif. D'une certaine façon,
les conclusions de ces chercheurses semblent à plus de 20 ans d'intervalle, rejoindre celles qui
avaient été avancées en contexte
québécois par le Rapport Boucher.
L'expérience ontarienne démontre
qu'il est périlleux de faire ce que
préconise le chapitre 20 (sur les
services sociaux) du Rapport
Macdonald, c'est-à-dire de trop en
demander aux organismes volontaires et bénévoles. En effet, on
risque alors d'empêcher ces organismes de réaliser leur vocation
spécifique en les détournant de
leur rôle de défense des droits et
en les incitant à s'approprier certains traits des organismes dans
un contexte où ils doivent compétitionner avec eux pour obtenir
de l'État certains contrats de services en sous-traitance.
DEMAIN: l’aide sociale
Discours idéologiques, axe du social
72
Le Devoir, Montréal, mercredi 6 août 1986, A 1
L'ÉTAT ET LE SOCIAL
AU QUÉBEC
IV. Un véritable test:
celui de l’aide sociale
(Retour à la tdm)
N’est-il pas curieux de constater jusqu'à quel point les assistés sociaux sont redevenus des
boucs émissaires dans la société
québécoise ? Avec les “visites à
domicile” lancées par le gouvernement Bourassa —je dis bien
gouvernement Bourassa pour bien
suggérer que cette triste opération
n'est pas l'initiative du seul ministre Paradis — dans le but de
débusquer les “fraudeurs” de l'aide
sociale et les débats alimentés par
ces visites, il est redevenu de bon
ton de pointer du doigt les assistés sociaux dans les lignes ouvertes et dans nos conversations estivales. Comme tous les humains
en chair et en os qu'on peut voir
de proche, les assistés sociaux
concrets ont parfois des côtés qui
nous déçoivent. Mais, à la différence d'autres groupes sociaux
qui pourraient aussi avoir des
choses à cacher (v.g. les personnes
de milieux aisés qui fraudent le
fisc), les personnes qui vivent de
l'aide sociale au Québec, en cet été
1986, sont exposées à notre regard: elles n'ont pas de résidences
secondaires, elles ne partent pas
en voyage; elles vivent dans des
logements collés sur le trottoir et
peu protégés par des clôtures des
arbres… Tout le monde peut les
voir et les disséquer en petits
morceaux, surtout lorsqu'une
campagne de délation publique
nous y incite.
Tout cela ne manque pas en
effet d'être curieux. En 1982-83,
lorsque le gouvernement précédent
pointait du doigt les employés-es
syndiqués-es du secteur public et
parapublic comme étant des travailleurs-euses choyés-es qu'il fallait mettre au pas, l’argument le
plus fort utilisé par les politiciens,
et repris dans plusieurs médias,
c'était que les argents ainsi épargnés allaient être utilisés par l'État
pour soutenir les plus pauvres et
les plus démunis. Quatre années
plus tard, à l'aube d'une nouvelle
négociation du secteur public, il
est difficile de prétendre que le
sort des plus démunis s'est amélioré. Car le programme d'aide
sociale a déjà été coupé de plus
de$ 30 millions, à la suite de
l'élimination de l'indexation à
tous les trois mois.
Les opérations visite à domicile ne sont pas menées contre
l'ensemble des assistés sociaux,
dit-on, mais seulement contre les
“faux assistés sociaux”. Sousentendu: les “vrais assistés so-
ciaux” n'ont rien à craindre. Au
contraire, c'est pour mieux les aider qu'on a entrepris cette chasse
aux fraudeurs ! Pourtant, à regarder autour de soi, on s'aperçoit
vite que cette opération fait mal a
tous les assistés sociaux et pas
seulement à quelques-uns d'entre
eux. C'est
Voir page 8: État
SUITE DE LA PREMIÈRE
PAGE
• État
même une opération qui fait mal à
toute la société. Elle tend à éveiller la fibre mesquine et hargneuse
en chacun d'entre nous. Elle a
pour effet de semer la panique,
l'insécurité l'humiliation chez les
700,000 bénéficiaires de l'aide sociale parmi lesquels il ne faut pas
oublier les 230,000 enfants, notre
richesse de demain. Elle a un
impact destructeur sur la dignité
humaine et sur l'intégrité psychologique et morale de tous les
bénéficiaires. Elle porte atteinte
Discours idéologiques, axe du social
au dynamisme des organisations
démocratiques que les assistées
sociales se sont données pour
défendre leurs droits.
Le risque dans toute cette opération, c'est de perdre de vue que
le problème ne provient pas des
bénéficiaires mais des défauts inhérents à la structure même du programme d'aide sociale. La Commission Macdonald a vu juste sur
cette question: “Les abus commis
à l'encontre des programmes de
sécurité du revenu résultent bien
souvent d'une conception fautiveon peut y remédier beaucoup plus
facilement en corrigeant la structure du programme qu'en accroissant les effectifs d'inspection et de
vérification. Par exemple, la
forme d'abus, qui est de loin la
plus courante dans le cas de l'assistance sociale, est la nondéclaration de faibles sommes par
les bénéficiaires. La Commission
estime que quiconque est en mesure de gagner un revenu modique, afin de compléter ses prestations, devrait être vivement encouragé à le faire (…). La solution, selon nous, consiste moins à
renforcer l'appareil répressif, mais
à modifier les dispositions du
programme.” (Rapport Macdonald, Vol. II. p. 855)
Il ne s'agit pas ici de nier
qu'il y a des cas de fraudes à
dénoncer et à démasquer. Mais il
faut bien reconnaître que parmi les
personnes soupçonnées de frauder
la loi de l'aide sociale, un grand
nombre sont tout simplement des
personnes qui font preuve de
débrouillardise sociale dans le but
de rejoindre les deux bouts pour
elles et leurs dépendants. L'explication de ce phénomène est simple: d'un côté, l'article 3 de la loi
affirme que l'aide sociale doit être
proportionnelle aux besoins;
mais, de I autres côté les articles
du règlement, qui établissent les
barèmes généraux ( art. 23 ) ou
spéciaux pour les moins de 30 ans
( art. 29 ) contredisent eux-mêmes
les dispositions de la loi relatives
à la prise en considération des besoins, en fixant des montants de
prestations qui se situent systématiquement à 55% ou 60% des
seuils de pauvreté et à beaucoup
moins encore dans le cas des personnes seules de moins de 30 ans
considérées comme aptes au travail.
Alors, si les barèmes de l'aide
sociale se situent systématiquement en-dessous des seuils de
pauvreté, il n'y a plus qu'une voie
permettant aux personnes sur
l'aide sociale de s'en sortir: elles
doivent être astucieuses ! Elles
compléteront les revenus de l'aide
sociale avec des dons de leurs
proches ou bien avec des revenus
du travail. Mais c'est ici que le
règlement de l'aide sociale se
révèle le plus désuet. En effet l'article 43 du règlement précise que
les revenus de travail autorisés ne
peuvent pas dépasser$ 25 par
mois pour une personne seule et$
40 par mois pour une personne
qui a une famille. Si un montant
supérieur à ce plafond est gagné,
la balance, soit un dollar sur chaque dollar, doit être remise intégralement à l'État. C'est dans un
tel contexte que plusieurs personnes sur l'aide sociale pour s'en
sortir, sont amenées à faire preuve
de débrouillardise. Dans certains
cas, cela veut dire faire du travail
au noir et ne pas le déclarer. Dans
d'autres cas, ça peut vouloir dire,
pour une personne célibataire de
moins de 30 ans, de chercher à se
faire reconnaître comme inapte au
travail.
Dans les cas de fraudes plus
importantes, dont quelques-unes
nous sont rapportées par les
médias, à ce moment-là nous
pouvons affirmer avec la Commission des droits de la personne, la
Ligue des droits et libertés et plusieurs autres organismes que la loi
permet au gouvernement de se
prévaloir de plusieurs moyens de
contrôle adéquats. Ces derniers
permettent de disposer de plusieurs informations confidentielles
73
sur les bénéficiaires, informations
détenues par d'autres ministères.
Ils permettent également de
confronter les bénéficiaires par
téléphone ou en les faisant venir
au bureau. Ils peuvent même
donner lieu à des visites à domicile mais à condition que la personne sur l'aide sociale ait expressément donné son consentement.
À propos de ces visites sournoises à domicile, rappelons que
les femmes constituent 55% des
bénéficiaires adultes sur l'aide sociale. Parmi ces dernières il y a
80,000 femmes chefs de familles
monoparentales. Ces femmes
élèvent et prennent soin de leurs
enfants avec tout ce que cela implique de travail, de présence et
aussi d'entraves à la mobilité et à
la disponibilité. Or, dans les directives fournies par le ministère
aux agents enquêteurs, plusieurs
des pistes mentionnées pour
détecter des indices de fraudes, entre autres des indices ayant trait à
la vie privée et affective, concernent exclusivement les femmes.
On ne peut s'empêcher de frémir
en songeant aux années 50 lorsque
les 20,000 mères nécessiteuses,
admises au programme d'assistance qui les concernait, devaient
obtenir un certificat de bonnes
moeurs. Cette pratique a donné
lieu à des manifestations arbitraires les plus éhontées et à du
sexisme primaire.
Le débat sur les visites à domicile constitue un baromètre à la
veille de la réforme de l'aide sociale annoncée pour l'automne, et
dont les éléments essentiels se retrouvent dans le Livre blanc sur la
fiscalité des particuliers, préparé
par Parizeau en 1984 et publié en
janvier 1985. Il est significatif
que dans la page consacrée à l'aide
sociale dans le Rapport Gobeil (p.
40), on se contente tout simplement de faire référence au Livre
blanc de Parizeau. Monsieur Paradis reprend à son compte les
propositions de Parizeau. Mon-
Discours idéologiques, axe du social
sieur Gobeil reprend à son compte
les recommandations du Livre
blanc de Parizeau. Monsieur Parizeau félicite monsieur Paradis
pour son “courage politique”. La
boucle est bouclée !
La réforme consistera sans
doute, au point de départ, à aménager à l'intérieur de l'aide sociale
un programme différencié pour les
inaptes et pour les aptes. Les
inaptes, quant à eux, auront droit
à une aide plus généreuse. Mais
les aptes, quant à eux, auront
droit à l'aide de l'État à condition
d'avoir fait la preuve qu'ils sont de
bons aptes, c'est-à-dire des personnes prêtes à relever leur niveau
d'employabilité, en acceptant de
participer à des programmes
spéciaux: stages en entreprises, retour aux études et travaux communautaires. Les autres, c'est-àdire les personnes aptes au travail,
moins empressées à établir cette
preuve, verront leurs prestations
d'aide sociale réduites ou coupées.
Il est difficile d'être contre certaines dispositions qui visent à
maintenir la capacité et le goût de
travailler. Mais, encore faut-il que
les incitations au travail soient assorties de politiques de création
d'emplois mises de l'avant par
d'autres ministères à vocation
économique. Autrement, on se
trouve, ou bien à attirer les assistés sociaux dans de nouveaux culsde-sac, ou bien à les pousser à accepter n'importe quels emplois, à
n'importe quelles conditions, pour
n'importe quel salaire. Voilà un
choix de toute une société puisque
ses effets risquent de changer les
règles du jeu de l'organisation du
travail et de tout ce qui s'y rattache.
De plus, on risque de revenir
à l'assistance catégorielle des années 50 qui, justement, divisait les
assistés sociaux en diverses catégories ( mères nécessiteuses, handicapes, personnes âgées, aveugles…) et traitait de façon fort diff-
74
érenciée les aptes et les inaptes.
Du même coup, on étiquetait les
causes du besoin avec toutes les
tracasseries, les humiliations et
les coûts administratifs supplémentaires que cela implique.
Tout est fait supposément
pour augmenter l'incitation au travail. En guise de conclusion, il
serait intéressant de relire. Mais
c'est ici un court paragraphe du
Livre blanc sur la fiscalité des particuliers: “Quant bien même on
chercherait à inciter les assistés
sociaux, et d'une façon générale
les chômeurs, à accroître leur
“employabilité” et à chercher de
l'emploi, il faut tenir compte de
l’état du marché du travail et du
développement des programmes
de formation” (Livre blanc, p.
203)
- FIN -
Discours idéologiques, axe du social
75
LE DEVOIR, MONTRÉAL, LE MARDI 19 OCTOBRE 1993, PAGE A 9 - IDÉES
Compter sur
ses propres moyens
Pour le Congrès du travail du Canada,
le NPD est le seul à proposer un projet de société à tendance
social-démocrate, mais cette prise de position sera-t-elle profitable au parti le 25 octobre?
(Retour à la tdm)
PAULO PICARD
Professeur de science politique
collège Jean-de-Brébeuf
La plus importante centrale syndicale canadienne, le Congrès du
travail du Canada (CTC), demeure fidèle à sa vieille tradition
d'action politique partisane. En
effet, comme le prévoient ses statuts, elle accorde encore publiquement son appui électoral au
Nouveau Parti démocratique du
Canada.
Le CTC n'est pas
en mesure de contrôler
concrètement
le comportement
électoral de
ses adhérents
Plus précisément, elle fournit
à nouveau des militants au Nouveau Parti démocratique canadien,
et elle invite à nouveau ses membres à travailler activement et à
voter pour cette formation politique, en vue des prochaines élections fédérales le 25 octobre.
Le CTC affirme toujours que
le NPD est le seul parti politique
canadien qui propose un projet de
société à tendance socialdémocrate.
Ce projet réformiste correspond aux valeurs sociales, économiques et politiques de
“gauche” que véhicule l'organisation syndicale.
Le projet du NPD
correspond
aux valeurs
sociales,
économiques et
politiques de
“gauche” que
véhicule le CTC.
C'est dans cette perspective
qu'elle offre son appui électoral officiel au NPD.
La prise de position du CTC
en faveur du NPD sera-t-elle une
stratégie électorale efficace pour ce
dernier?
En d'autres termes, la consigne de vote du CTC sera-t-elle
véritablement observée par les
adhérents de cette organisation
syndicale?
Il semble bien, d'entrée de
jeu, que l'on puisse mettre sérieusement en doute la rentabilité
électorale, pour le NPD, de
l’action politique partisane pratiquée par le CTC en vue du prochain scrutin fédéral.
Notre argumentation se fonde
sur les motifs suivants qui ne
peuvent être présentés que très
brièvement.
Une adhésion à intensité variable
Adhérer au CTC ou à toute
autre organisation ne signifie pas,
pour autant, en devenir un militant dévoué.
L'intensité de l'allégeance au
CTC ne pouvant être absolue
parce que concurrencée par d'autres
éléments de la culture canadienne
(langue), de la socialisation politique (diversité des agents et milieux) et de l'idéologie dominante
Discours idéologiques, axe du social
(néo-libéralisme), il est probable
que la consigne générale de vote
émanant de la plus importante organisation syndicale canadienne
ne pourra cheminer complètement
jusqu'à l'isoloir le 25 octobre prochain.
De toute évidence, la décision
officielle prise par le CTC, véritable profession de foi envers la social-démocratie, ne peut avoir un
caractère obligatoire pour ses
membres.
Cette décision n'est, tout au
plus, qu'une recommandation ou
qu'une incitation à agir dans un
sens politique précis afin de
défendre et de promouvoir des intérêts économico-professionnels
particuliers.
Le CTC n'est pas en mesure
de contrôler concrètement le comportement électoral de ses adhérents et d'appliquer des sanctions
(suspension ou exclusion) à ceux
qui n'auraient pas respecté la
consigne syndicale.
Ainsi, l’absence de contraintes organisationnelles ou légales
libère d'autres membres du CTC
de toute obligation partisane.
Utilisé au Canada pour l'élection des 295 députés à la Chambre des Communes, le scrutin majoritaire uninominal à un tour
tend au bipartisme.
Ce mode de scrutin mène à
l'élection d'un bon nombre de
candidats de deux grands partis
politiques fédéraux qui jouissent
de clientèles plutôt étendues et relativement stables.
Même s'il est présent à la
Chambre des Communes depuis
plusieurs années, le NPD constitue donc un tiers parti.
Le bipartisme s'explique notamment par la tendance que
maintiennent les électeurs à voter
pour des valeurs sûres et à ne pas
“perdre” leur vote.
Le jour du scrutin, les citoyens sont confrontés aux options suivantes: voter pour un
nouveau parti politique qui offre
un programme intéressant et risquer, du même coup, de “faire
passer” un “vieux” parti qui leur
déplaît, ou bien donner leur vote
pour le “moins pire” des grands
partis.
Pas de gaspillage de votes
Il est à prévoir que bon nombre de membres du CTC retiendront cette dernière alternative.
Pour ne pas “gaspiller” leur vote
dans un système électoral où il y
a non-proportionnalité de la représentation, ils ne voteront pas
pour le NPD mais appuieront, en
grand nombre et par défaut, probablement les libéraux qui parlent
aussi de création d'emplois.
Malheureusement, la lutte
électorale se transforme souvent en
une lutte de personnalités plutôt
que d'idées ou de véritables projets de société.
Depuis quelques décennies,
l'utilisation de la télévision dans
le déroulement des campagnes
électorales a accentué ce
phénomène.
Le remplacement de plus en
plus marqué du discours idéologique par des images, n'est guère
favorable au NPD.
En effet, Audrey McLaughlin,
chef du NPD, ne jouit pas d'une
très grande popularité personnelle
parmi les chefs politiques
fédéraux. et les intentions de vote
76
qu'obtient le NPD le placent au
cinquième rang national, loin derrière le PPCC et le PLC.
Cela n'aide évidemment pas
la cause du NPD, ni, bien entendu, celle du CTC qui ne peut justifier le bien-fondé de sa consigne
politique auprès de ses membres,
sur la base d'une probabilité réaliste que le NPD canadien accède, enfin, au pouvoir.
Par ailleurs, on ne peut oublier la présence de partis politiques qui défendent des intérêts
régionaux, tels le Bloc québécois
et le Reform Party of Canada.
De telles formations politiques soutireront probablement peu
de suffrages et de sièges parlementaires à l'échelle canadienne, du
moins comparativement aux deux
principaux partis politiques
fédéraux, mais elles risquent
néanmoins d'affecter le comportement électoral de quelques membres du CTC au détriment du
NPD.
Rappelons que la Fédération
des travailleurs et travailleuses du
Québec (FTQ), qui fait d'ailleurs
partie du CTC, supporte le Bloc
québécois et invite ses centaines
de milliers de membres à faire de
même.
De plus, il y a toujours les
nombreux abstentionnistes qui,
plus ou moins désabusés politiquement, ignoreront simplement
les élections et, par conséquent, la
consigne politico-idéologique de
leur propre organisation syndicale.
Bref, il semble bien, encore
une fois que le Nouveau Parti
démocratique du Canada ne puisse
“compter que sur ses propres
moyens”.
Discours idéologiques, axe du social
Le Devoir, Montréal, Jeudi, 11 avril 1996, page A 6
77
Éditorial
Les lois du marché
(Retour à la tdm)
Bernard Élie
Quel Parlement a voté ces
lois ? Voyons, il ne s'agit pas
d'une loi des “hommes” mais de
la nature elle-même, nous affirmet-on! Il est étonnant que le fonctionnement d'une construction
humaine, le marché, fut associé
aux lois de la nature au même titre que les lois de la gravitation
universelle. Aussi certain qu'une
pomme qui quitte son arbre se retrouvera au sol, le marché permettrait un équilibre économique par
la libre confrontation de l'offre et
de la demande.
Qui est le Newton économiste qui a formulé cette loi? Il
faut remonter au Kepler des économistes Adam Smith (17231790) avec sa parabole de la
“main invisible”, puis à Léon
Walras qui codifia les lois du
marché, à la fin du XIXe siècle.
La conception du marché est directement héritée des philosophes
des Lumières, toute analyse devant être faite “à la seule lumière
naturelle” disait Descartes. Il faut
abolir l'arbitraire des princes et
concevoir la société et donc l'économie sur une base naturelle!
La rencontre sur le marché
d'individus libres et égaux par nature, assure donc le meilleur résultat dans l'échange. On doit exclure
toutes interventions extérieures au
marché, comme celles de l'État,
ou qui corrompent les lois du
marché, comme les monopoles.
Pour que cela fonctionne, aucun
acteur ne doit pouvoir influencer à
son avantage le marché: chacun
doit disposer de la même information et de la même force. Le marché et ses lois sont de pures constructions idéalisées pour asseoir
une conception du monde qui
s'opposait à l'arbitraire de l'ancien
régime et à ses lois surnaturelles.
En effet, dans le système des
économistes d'avant les révolutions bourgeoises, il existait deux
pivots: le prince et la monnaie. Le
commerce (ou les affaires) n'était
pas la relation naturelle et unique
entre des individus, réclamée par
les économistes actuels, car
l'échange était une forme de transfert possible comme le sont le
vol, le pillage ou le don — d'où
la nécessité d'une contrainte pour
socialiser les individus. Le prince
et les instruments monétaires
décrétés par le prince jouaient ce
rôle dans le maintien de l'ordre
social.
Après des siècles de fermentation, la prise de pouvoir (économique et intellectuel) par la bourgeoisie au XVIIIe siècle sera une
victoire sur le prince, c'est-à-dire
contre l’État féodal. L’État fut
donc rejeté du processus de socialisation. Les individus égaux et
libres furent vus comme des êtres
naturels et agissant selon les lois
de la nature. Ces lois sont bonnes
et rationnelles parce que “naturelles”!
Si en biologie les individus
sont habituellement égaux au sortir du ventre de leur mère, en société ils ne sont certainement pas
égaux. Cette première notion
d'égalité pose problème pour les
croyants du marché, à moins de
nier le social et de rêver à l'homogénéisation de tous. Mais la
condition essentielle à la bonne
lubrification du marché est l'information. Selon les apôtres du
marché, plus l'information est
grande pour tous, plus il y aura
transparence et mieux se comportera le marché. Les délits
d’initiés, les transactions entre
quelques-uns et les complots
contre le marché sont bannis. Le
rôle actuel de l'État ou des organismes internationaux, selon les
économistes libéraux, doit être de
rendre le marché le plus transparent possible par une grande information.
Aujourd'hui, la complexification et la lourdeur des marchés
rendent la tâche de transparence
très difficile, pour ne pas dire impossible. C'est particulièrement le
cas pour les marchés financiers qui
sont d'une telle complexité que
les autorités publiques, prises de
panique, réclament plus de transparence et plus d'information. Le
Discours idéologiques, axe du social
contrôle direct des flux de capitaux serait certes plus efficace mais
il est exclu comme anti-marché.
Les idéaux d'égalité et liberté
sont bien théoriques et oubliés.
Le marché, aujourd’hui mondialisé, globalisé et omniprésent,
nous est présenté comme un lieu
de confrontation d'individu et
d'entreprises qui recherchent leur
survie par la perte des autres.
Cette ambiance sacrificielle devrait
nous transformer tous en Rambo
féroces sans foi ni loi, individualistes et sans aucune compassion
pour l'autre puisqu'il est un ennemi réel ou potentiel, à abattre.
Comment pouvons-nous adhérer à une telle conception du
monde qui relève plus de la barbarie primitive que d'un monde en
société qui est beaucoup plus
qu'une simple addition d'individus? Cette image stéréotypée des
rapports humains nous est imposée comme la meilleure.
Pourquoi? Tout simplement
parce qu'elle correspond exactement à ce qu'on attend. Un monde
que l'on voudrait compréhensible
et prévisible grâce à des “lois”
simples. La société libérale est
réduite à l'analyse de simples rapports marchands, les rapports sociaux, culturels et politiques étant
78
évacués parce que jugés trop complexes et aléatoires. La perversion
atteint son comble lorsque certains “radicaux” vont jusqu'à affirmer que si les membres de la
société ne répondent pas aux lois
du marché il faut les y contraindre. Comment peut-on être contre
“nature”?
Pourtant, je croyais que le
propre des humains était d'avoir
réussi à contrôler la nature dans
ses excès et non de s'y soumettre
aveuglément. Arrêtez de nous
présenter le marché comme incontournable parce que naturel.
Ses abus nous tuent.
Discours idéologiques, axe du social
79
Le Devoir, Montréal, lundi 24 février 1997, page A1
Comment le Canada tourne
le dos à l'État providence
(Retour à la tdm)
MICHEL VENNE
DE NOTRE BUREAU
DE QUÉBEC
let de sécurité sociale avant que
trop de gens ne puissent en profiter.
Le Canada tourne-t-il le dos à
l'État providence? Beaucoup le
pensent en voyant comment les
gouvernements donnent la priorité
à la lutte contre le déficit.
“Les gens sont plus enclins à
blâmer les pauvres bien que,
ajoute-t-il en soulignant le paradoxe, il soit de plus en plus facile
de sombrer dans la pauvreté.”
“Nous étions plus généreux pour
des gens qui avaient plus de
chance de s'en sortir dans les années 1970 et 1980 que nous le
sommes maintenant, en cette
période difficile.”
En fait, nous assisterions à
“une transformation profonde de
la société canadienne”, avertit le
sondeur Angus Reid dans un livre
paru en 1996. Le Canada, écrit-il
dans “Shakedown” (éditions
Doubleday), entre dans une ère
dominée par un individualisme
mesquin encouragé par la nouvelle
économie et la mondialisation des
marchés (“Sink-or-Swim Era”).
Cet explorateur de l'âme canadienne croit voir apparaître une
nouvelle lutte des classes. “Au
long de ma carrière de sondeur,
écrit-il, j'ai vu des divisions profondes entre les Canadiens basées
sur le sexe, l'âge la géographie.
Mais jamais n'avais-je vu celles
qui ont émergé ces dernières années, des divisions basées sur le
revenu.”
Reid a constaté pour la première fois, dans un sondage
récent, qu'une majorité de Canadiens est contre le soutien économique des régions pauvres et
qu'une large proportion de la population est déterminée plus que
jamais à restreindre la portée du fi-
Le plus grand risque qui accompagne ce changement d'époque est de dilapider “le capital
social” du Canada et de jeter avec
l'eau du bain les valeurs qui ont
façonné ce pays, écrit Reid. Ce
risque, ajoute-t-il, est plus important pour l'avenir du Canada que
la menace de la séparation du
Québec.
La transformation est-elle aussi
profonde que le croit, avec nostalgie, ce libéral déçu? Chose certaine, le changement de mentalités
est réel. Si Angus Reid propose
des éléments d'explication, quatre
autres livres publiés au Canada
anglais ces derniers mois donnent
d'autres éclairages que nous avons
recensés ici.
Un des plus réputés démographes au pays, David K Foot,
montre dans “Boom, Bust and
Echo” (éditions Macfarlane, Wal-
ter and Ross), quel est l'impact du
poids du baby-boom sur l'air du
temps au Canada Son livre est en
tête depuis 39 semaines du palmarès des best-sellers du Globe
and Mail. Il est paru en français
cet hiver chez Boréal, collection
Info Presse, sous le titre “Entre le
Boom et l'écho”.
Dans leurs mémoires, deux anciens premiers ministres néodémocrates, Bob Rae (Ontario) et
Mike Harcourt (Colombie- Britannique) s'en prennent plutôt à
l'incapacité de la gauche à mettre
en œuvre ses propres réformes.
Enfin les journalistes Greenspon et Wilson-Smith racontent
dans “Double Vision” (Doubleday) comment le gouvernement de
Jean Chrétien, sous l'impulsion
principalement de Paul Martin, a
négocié avec succès, après les
élections fédérales de 1993, un virage conservateur évident.
Le titre de ce livre qu'il faut lire
pour comprendre les jeux d'influence au sein d'un gouvernement
a un double sens. Autant il réfère
aux deux visions de la politique
incarnées respectivement par Jean
Chrétien, vieux singe qui tire les
ficelles, et Paul Martin le moderne. Il évoque également les
deux visions du Canada proposées
par le Parti libéral avant et après
les élections.
Discours idéologiques, axe du social
Edward Greenspon dirige le bureau du Globe and Mail à Ottawa
tandis qu'Anthony Wilson-Smith
occupe la même fonction pour le
magazine Maclean’s. En 400 pages ils racontent, sur le ton du reportage dénué de critique, lé chemin de Damas des libéraux
fédéraux. Grâce à la documentation recueillie au cours de quelque
200 entrevues, ils reconstituent
comment le PLC a rompu durant
le premier mandat du gouvernement Chrétien avec l'héritage socialisant des années Trudeau.
Les auteurs rendent compte,
d'ailleurs, du désarroi des héritiers
de Trudeau, restés fidèles à la doctrine libérale traditionnelle de la
justice sociale: Sheila Copps,
Sergio Marchi, David Colenette,
David Dingwall, Ron Irwin,
Ceux-ci se rendent compte après
le budget de 1995 qu'ils ont perdu
la partie aux mains des poids
lourds du cabinet issus du monde
des affaires. Ils se reprochent
d'avoir mal organisé leur propre
cabale.
De toutes façons, les libéraux de
l'aile conservatrice sont trop forts.
Et ils ont la conjoncture en leur
faveur. Début des années 1990, la
mauvaise santé financière du
fédéral fait peser sur le Canada le
spectre d'une tutelle du Fonds
monétaire international. La
débandade de la Nouvelle-Zélande
prisonnière de sa dette extérieure
fait sensation. Le tout nouveau
chef du PLC, Jean Chrétien, est
de ceux qui craignent pour l'indépendance du pays. L'une de ses
trois priorités dans l'élaboration
du programme libéral en vue des
élections suivantes: tenir le FMI à
distance.
Dans l'arène libérale s'affrontent
deux courants partagés entre la
gauche et la droite, le social et les
affaires, le nationalisme canadien
et le libre- échange.
Le cœur de l'ouvrage expose
comment, grâce à des conseils
glanés auprès d'un gourou du secteur bancaire et au travail acharné
des fonctionnaires des finances,
Paul Martin s'est définitivement
converti à la lutte contre le déficit,
en réalisant le poids paralysant de
la dette sur le budget fédéral. Et
de quelle manière, par la suite,
appuyé par trois mousquetaires de
l'aile “business” (on les appelait
les “quatre Ms” et ils incluaient
Roy MacLaren, John Manley et,
plus tard, Marcel Massé), il s'est
chargé de convaincre le reste du
cabinet
Au moment de prêter serment
comme ministre des Finances à
l'automne 1993, il estimait que
les taux d'intérêt élevés et la faible
croissance économique engendraient les déficits. Onze mois
plus tard, dans un discours à
Washington, il argue que ce sont
les déficits qui engendrent les taux
élevés et la faible croissance. Le
budget Martin 1995 sonnera, en
quelque sorte, la fin de l'ère Trudeau au sein du Parti libéral du
Canada. En dépit des promesses
Radio- Canada passe à la caisse.
L'universalité de la sécurité de la
vieillesse sera abolie tout comme
les subventions au transport du
grain dans l'Ouest. On donnera
plus de souplesse aux provinces,
en échange d'une réduction radicale des transferts financiers. Et
M. Martin annonce l'abolition sur
quelques années de 45 000 emplois dans la fonction publique
fédérale.
Si la conjoncture et le jeu des
alliances au sein du cabinet ont
aidé Paul Martin, I'évolution des
mentalités au Canada y fut aussi
pour quelque chose.
“The Boomers behind the budget”, titre le Globe and Mail, en
éditorial mardi, le jour du dépôt
du dernier budget fédéral. Le
Globe estime que c'est grâce au
consentement des boomers
80
qu’Ottawa a pu, sans perdre l'appui de l'électorat, sabrer dans les
dépenses fédérales.
Les baby-boomers sont nés entre 1947 et 1966 et composent aujourd'hui le tiers de la population
canadienne. Le gros d'entre eux atteint la cinquantaine. À cet âge,
on devient moins dépensier, on
n'emprunte plus, on finit de rembourser ses dettes, on épargne et
on investit. Ce raisonnement, s'il
dicte les comportements personnels influence également ses attentes face aux gouvernements.
Dans son best-seller, David K
Foot explique remarquablement
bien l'influence du baby-boom au
pays. “Lors. qu'ils toussent, c'est
le Canada qui s'enrhume”, écrit-il.
Ainsi, lorsqu'on croit être en
présence de nouvelles tendances
sociales au Canada, nous assistons parfois à un phénomène
démographique prévisible.
Ainsi en est-il du présumé retour aux valeurs familiales. Il ne
s'agit pas en soi d'une nouvelle
tendance sociale, écrit Foot. C'est
tout bonnement que le tiers des
Canadiens sont aujourd'hui âgés
de 30 à 50 ans et que, à cet âge,
I'âge auquel on élève des enfants,
il est bien normal que l'on s'intéresse aux valeurs familiales.
L'impact du nombre de baby-boomers se fait sentir aussi sur
les préférences de la population
dans les services publics. A cinquante ans, on n'aime pas attendre, écrit Foot “Une population
âgée est plus exigeante et mieux
informée, elle est moins prête à
tolérer des services médiocres. De
plus, les gens plus âgés ont des
moyens plus considérables que les
gens plus jeunes et ils sont prêts à
payer pour avoir ce qu'ils veulent”
Ils sont prêts à payer aussi pour
des services de santé. Ce qui fait
prédire à Foot que “les soins
donnés à des fins lucratives seront
une industrie en croissance”, ce
Discours idéologiques, axe du social
qui menace le système public canadien dont un des principe est
l'égalité d'accès pour tous. Angus
Reid mentionne dans son livre
que 20% des médecins canadiens
disent qu'ils iraient se faire soigner à l'étranger s'ils étaient vraiment malades.
Reid reproche aux Canadiens de
sombrer dans l'individualisme
mais il ajoute que leur comportement est également celui de gens
qui croient que les gouvernements
ont gaspillé.
L'ancien premier ministre ontarien Bob Rae fait valoir dans ses
mémoires (“From Protest to Power”, Viking) que la gauche a
tardé à comprendre cette simple
vérité de la vie. “La révolte anti-taxes que nous entrevoyons est
authentique, écrit-il. La gauche a
sous-estimé son importance.”
Tout comme elle fait erreur en refusant de reconnaître que la dette
pèse sur la marge de manœuvre
des gouvernements.
Dans ce livre, il critique amèrement les syndicats qui ont refusé de discuter avec lui d'un nouveau contrat social dans le secteur
public pour réduire le poids de
l'État “J'ai tout de suite su, dit-il,
que si nous ne réussissions pas à
convaincre les syndicats que notre
approche était la bonne, d'autres
partis seraient élus qui assigneraient une punition plus dure.” Il
regrette d'avoir eu raison car les
électeurs ontariens ont élu Mike
Harris.
L'ancien premier ministre de la
Colombie-Britannique Mike Harcourt partage la même amertume
envers la gauche de sa province.
Dans “A Measure of defiance”
(Douglas & McIntyre), il suggère
à la gauche de combattre sur le
terrain des idées et de leur diffusion, pour reprendre le terrain perdu dans l'opinion publique.
Harcourt constate que la droite
subventionne des instituts qui
publient des études célébrant les
valeurs néolibérales et parviennent' par leur large diffusion dans les
médias, à gagner la guerre de
l’opinion au Canada Il invite tous
les gens de bonne volonté, œux
qui prônent la tolérance et la
compassion, reconnaissent les
dangers du néo-libéralisme, de
créer à leur tour des lieux de
réflexion et de diffusion de leurs
idées.
81
Discours idéologiques, axe du social
82
Le Devoir, Montréal, 13 décembre 1997, A1
Perspectives
Néo-libéralisme,
où es-tu ?
(Retour à la tdm)
Roch Côté
Des mots accèdent à des modes aussi soudaines qu'irrationnelles. Quiconque veut jeter l'anathème à la face de son interlocuteur
utilisera, en France, l'expression
de “pensée unique”. Ici, le pire
est probablement de se faire assimiler au courant “n_o-lib_ral”.
C'est un synonyme de la peste.
Des religieux de tout le Canada réunis à Montréal au début
du mois disent avoir constaté que
les gouvernements se sont convertis à “la religion néolibérale”,
qu'ils “n'ont plus de cœur n'écoutent plus le peuple” et que “la
démocratie est en déclin”.
Ils reprennent là un thème
largement répandu: l'État aurait
sauvagement sabordé sa mission
sociale traditionnelle pour livrer
la société aux seules lois du marché.
Le Protecteur du citoyen, Daniel Jacoby, affirmait le week-end
dernier qu'en matière de santé,
nous sommes revenus à la situation qui existait “quelque temps
avant la Révolution tranquille”.
A l'époque, donc, où il n'y avait
pas de régime public, où l'on devait compter sur le bénévolat et la
charité. Il n'y a pas de semaine où
une voix quelconque ne vient pas
dénoncer l'effondrement des services publics décrire une société retournée à là préhistoire du capitalisme.
Si l'État s'est aussi massivement retiré de son rôle social, cela
doit bien apparaître quelque part
dans sa “feuille de route”. On ne
parlait pas de néolibéralisme il y
a 25 ans ni même il y a 10 ans. Il
devrait donc s'être produit un cataclysme visible dans quelque
sismographe.
l’an dernier, c'était plus de
30%.
•
Pour la sécurité du revenu
(l'assistance sociale), l'État
consacrait l'an dernier plus de
10% de ses revenus; c'était
8% il y a 20 ans.
•
En éducation, l'État consacrait près de 27,1% de ses
ressources il y a 20 ans. Cette
part était de 24,3% en 1996.
C'est là que la diminution relative de l'engagement de
l'État est la plus visible.
Cette tendance remonte à
1991 et n'a pas changé avec
les gouvernements. l'État
consacrait 1461$ par habitant
pour l'éducation et la culture
en 1991 et s'en tenait au
même montant en 1996.
L'auteur souligne que cette
tendance fait “craindre pour
la pérennité de l'éducation à
titre de programme social”.
•
Sur 25 ans, c'est la dette qui
a exigé du gouvernement les
plus fortes augmentations de
dépenses, soit plus de 20%
pour les cinq dernières années
seulement.
À cet égard, une étude publié
dans Québec 1998 (Fidès- Le Devoir) sous la signature de Guy
Fréchet permet de se faire une
bonne idée de la présence de l'État
au Québec pendant les 20 ou 25
dernières années.
On peut en tirer les constats suivants:
•
•
Depuis 25 ans, près de 70%
des dépenses de l'État
québécois vont à ses grandes
missions sociales: santé, services sociaux sécurité du revenu, éducation. Cette part
était de 69% en 1971; elle est
de 67,6% en 1996.
Dans le domaine de la santé
et des services sociaux, l'État
québécois dépensait en 1971
le quart de ses ressources;
Ces chiffres ne prétendent pas
tout dire. L'auteur de l'étude souligne que “la taille de l'État n'est
pas synonyme de son caractère
Discours idéologiques, axe du social
plus ou moins providentiel”.
Mais il n'en demeure pas moins
que le cataclysme n_o-lib_ral
n’apparaît pas dans l'évolution
des dépenses de l'État québécois
sur une longue période.
D'autres données montrent au
contraire que depuis quelques
années, I'État, loin de se retirer de
la vie des citoyens, accapare une
part sans cesse croissante de leur
richesse. Les statistiques mises à
jour par le sociologue Simon
Langlois dans Québec 1998 font
ressortir les faits suivants:
•
Les diverses administrations
publiques ont dans leur ensemble augmenté leurs prélè-
(Retour à la tdm)
vements sur les revenus des
contribuables, même dans un
contexte de réduction des
dépenses publiques. Cette
proportion était de 16,9% en
1970, de 20,8% en 1980 et
de 26„6% en 1996.
•
Les contributions payées à
l'État ont continué leur progression alors que la croissance des revenus réels des
familles était fortement ralentie. Autrement dit, seules les
administrations ont augmenté
leurs revenus. Le revenu disponible des familles est passé
de 83% en 1970 à 73% en
1996.
•
83
Les transferts de l'État aux
individus représentent en gros
20% des sources de revenus
personnels depuis le début de
la décennie. Cela est plus
qu'au cours des décennies
précédentes. Le rôle de l'État
dans la redistribution de la richesse s'est maintenu et
même accentué.
Ces données démontrent au
moins une chose: le spectre du
néolibéralisme n'est pas une apparition rationnellement déduite de
l'évolution, même récente de la
présence de l'État dans notre société.
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