REPÈRES ET TENDANCES COMPTES CONTROVERSE NATIONAUX L’économie pour tous ! GÉRARD DRÉAN* R Revenant sur la question traitée par Alain Bienaymé1, Gérard Dréan rêve de voir l’économie faire l’objet d’un enseignement à part entière dans le primaire et le secondaire : il faudrait alors la « remettre à l’endroit », c’est-à-dire partir de l’observation des faits les plus élémentaires. Mais peut-être cet effort de simplicité menacerait-il trop de « fonds de commerce » professionnels et idéologiques… L 1 « Comment on devrait enseigner l’économie », Sociétal, n°32, 2e trimestre 2001. Sociétal N° 36 2e trimestre 2002 ’analyse d’Alain Bienaymé invite à élargir le regard à l’ensemble de l’enseignement de l’économie, dont les pires lacunes ne se situent pas à l’Université. Puisque « l’économie concerne tout un chacun », elle devrait être enseignée comme une composante essentielle de la culture de tout citoyen, et non comme une spécialité réservée à ceux qui choisissent cette option dans l’enseignement supérieur. « Remettre à l’endroit l’apprentissage de l’économie » consisterait d’abord à revoir la place de la discipline économique dans l’ensemble du dispositif éducatif, et à donner à tous les futurs citoyens une cul- ture économique de base dans le cadre de l’enseignement obligatoire, c’est-à-dire dans le primaire et le secondaire, où l’économie devrait être une matière commune à toutes les options. Qu’enseigner à cet auditoire, et comment l’enseigner ? En économie, à l’inverse de la physique, les faits élémentaires sont directement observables et accessibles à l’intuition et au raisonnement simple, alors que ce sont leurs interactions qui font problème. Comme l’écrivait Frédéric Bastiat, « les faits économiques agissant et réagissant les uns sur les autres, effets et causes tour à tour, * Consultant. E-mail : [email protected] 38 présentent, il faut en convenir, une complication incontestable. Mais quant aux lois générales qui gouvernent ces faits, elles sont d’une simplicité admirable, simplicité telle qu’elle embarrasse quelquefois celui qui se charge de les exposer ; car le public est ainsi fait, qu’il se défie autant de ce qui est simple qu’il se fatigue de ce qui ne l’est pas ». C’est donc par l’enseignement de ces lois générales qu’il faut commencer. Elémentaire, cet enseignement devrait l’être dans tous les sens du terme : parce qu’il est chronologiquement le premier et qu’il est intrinsèquement simple, mais aussi parce qu’il porte sur les phénomènes qui sont la substance de l’économie, comme les particules élémentaires sont les composants ultimes de la matière. Comme dans les « leçons de choses » de notre enfance, on partirait de faits simples de la vie quotidienne, pour en tirer des enseignements généraux en restant aussi loin que possible de toute théorie et de toute doctrine. Cet enseignement serait nettement moins ambitieux que les programmes actuels de section ES, et donc accessible à tous. Tous les élèves, même les plus jeunes, ont une expérience intuitive des échanges. Si je donne dix L’ÉCONOMIE POUR TOUS ! bonbons pour recevoir trois sucettes, c’est que je préfère avoir trois sucettes que dix bonbons. Mais cet échange ne peut avoir lieu que si je rencontre quelqu’un qui, au même moment, a une perception des valeurs opposée à la mienne. On découvre ainsi que les échanges n’ont lieu qu’entre agents qui attachent des valeurs différentes aux mêmes biens, ce qui permet de poser correctement la question de la valeur. On voit aussi qu’un échange librement consenti n’a lieu que si les deux parties y voient leur intérêt, et de ce fait est toujours créateur de satisfaction. En réfléchissant sur les limitations du troc, on pourrait commencer à démystifier les questions monétaires et financières. Il serait tout aussi facile de faire constater cette évidence, trop souvent oubliée, que tout ce qui est consommé doit d’abord avoir été produit. On pourrait, par exemple, à partir de la simple expérience du patron d’un restaurant local, faire apparaître les notions de cycle, d’investissement, d’incertitude, de compte d’exploitation, de frais fixes, de point mort et (horresco referens) de profit. L’économie serait tout naturellement définie comme l’étude des mécanismes par lesquels les êtres humains se rendent mutuellement des services. Même s’ils ne vont pas plus loin, tous les bacheliers comprendraient les conditions et les implications de leur activité future, ainsi que les relations entre économie et politique, et ils seraient moins réceptifs aux discours obscurantistes des rhéteurs ignorants. LA COALITION DES RÉSISTANCES Q uelles difficultés s’opposent à ce programme de bon sens ? Certainement pas de développer le matériel pédagogique ni d’obtenir le soutien actif des chefs d’entreprise locaux. En revanche, former les enseignants se heurterait probablement à la fois à leurs propres réticences idéologiques et à une résistance des mandarins de l’économie, qui veulent lui conserver l’image d’une science ésotérique inaccessible au commun des mortels. pourrait espérer qu’il facilite l’enseignement supérieur en fournissant des connaissances de base qui occupent aujourd’hui une part importante du temps de première année, ou plutôt devraient l’occuper. Mais alors cet enseignement ne tomberait plus en terrain vierge, Une de leurs objections sera réceptif à n’importe quoi. Toutes sans doute qu’une les constructions théotelle démarche oblige à riques qui excluent les prendre parti dans des Dire qu’il existe faits découverts par controverses ancestrales, en économie des l’observation du monde par exemple la théorie réel seraient d’emblée vérités à la fois de la valeur – comme s’il disqualifiées, ou à tout leur fallait régler leurs simples et le moins soumises à un disputes à propos de incontestables fort soupçon. mondes fictifs avant de est en soi un s’intéresser à la réalité. On imagine les pertes : le De plus, une telle sou- geste politique, marché « pur et parfait », mission au réel contra- avant même l’agent rationnel maximirierait ceux qui croient sateur, l’équilibre général, qu’on ait que l’action politique pour s’en tenir aux peut s’affranchir des commencé à plus grands mythes de mécanismes écono- énoncer ces la théorie économique. miques, comme si on Comme le réclame Alain vérités. pouvait construire des Bienaymé, les élèves sautours en ignorant la raient « ce qui fait le fond pesanteur. Elle choquerait aussi de l’économie », avant d’aborder ceux qui vilipendent le « divorce l’étude des outils intellectuels avec entre l’économique et le social », lesquels les économistes tentent comme si les phénomènes éconode l’appréhender. miques, quelque opinion qu’on en ait, n’étaient pas les manifestations On voit pourquoi ces propositions de la nature humaine dans un ont peu de chances d’être suivies. domaine particulier du social, L’obscurantisme en économie celui de la production et des résulte de l’alliance objective des échanges. politiques, des économistes et des enseignants. Chez les uns, la volonté En économie, nous en sommes de puissance refuse d’admettre les encore au temps où savoir si la contraintes de la réalité. Les autres Terre est ronde ou plate était un veulent pouvoir poursuivre leurs problème religieux. Le contenu jeux intellectuels, sans prendre le de l’enseignement est au mieux risque de les confronter à cette éclectique, et le plus souvent dicté réalité. Tous se conforment à une par les préférences politiques ou contestation puérile du monde le souci de se conformer aux réel, qu’il vaudrait quand même tendances idéologiques dominantes. mieux comprendre avant de vouloir Dire qu’il existe en économie le réformer, ou le détruire.l des vérités à la fois simples et incontestables est en soi un geste politique, avant même qu’on ait commencé à énoncer ces vérités. Sociétal N° 36 2e Un enseignement ainsi « remis sur ses pieds » ne serait pas sans conséquences pour la suite. On trimestre 2002 39