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Sociétal
N° 36
2etrimestre
2002
L’ÉCONOMIE POUR TOUS !
bonbons pour recevoir trois
sucettes, c’est que je préfère
avoir trois sucettes que dix bon-
bons. Mais cet échange ne peut
avoir lieu que si je rencontre
quelqu’un qui, au même moment, a
une perception des valeurs oppo-
sée à la mienne. On découvre ainsi
que les échanges n’ont lieu qu’entre
agents qui attachent des valeurs
différentes aux mêmes biens, ce
qui permet de poser correctement
la question de la valeur. On voit
aussi qu’un échange librement
consenti n’a lieu que si les deux
parties y voient leur intérêt, et de
ce fait est toujours créateur de
satisfaction. En réfléchissant sur
les limitations du troc, on pourrait
commencer à démystifier les ques-
tions monétaires et financières.
Il serait tout aussi facile de faire
constater cette évidence, trop sou-
vent oubliée, que tout ce qui est
consommé doit d’abord avoir été
produit. On pourrait, par exemple,
à partir de la simple expérience du
patron d’un restaurant local, faire
apparaître les notions de cycle,
d’investissement, d’incertitude,
de compte d’exploitation, de frais
fixes, de point mort et (horresco
referens) de profit.
L’économie serait tout naturelle-
ment définie comme l’étude des
mécanismes par lesquels les êtres
humains se rendent mutuellement
des services. Même s’ils ne vont
pas plus loin, tous les bacheliers
comprendraient les conditions et
les implications de leur activité
future, ainsi que les relations entre
économie et politique, et ils seraient
moins réceptifs aux discours obscu-
rantistes des rhéteurs ignorants.
LA COALITION DES
RÉSISTANCES
Quelles difficultés s’opposent à
ce programme de bon sens ?
Certainement pas de développer
le matériel pédagogique ni d’obtenir
le soutien actif des chefs d’entreprise
locaux. En revanche, former les
enseignants se heurterait proba-
blement à la fois à leurs propres
réticences idéologiques et à une
résistance des mandarins de l’éco-
nomie, qui veulent lui conserver
l’image d’une science ésotérique
inaccessible au commun des mortels.
Une de leurs objections sera
sans doute qu’une
telle démarche oblige à
prendre parti dans des
controverses ancestrales,
par exemple la théorie
de la valeur – comme s’il
leur fallait régler leurs
disputes à propos de
mondes fictifs avant de
s’intéresser à la réalité.
De plus, une telle sou-
mission au réel contra-
rierait ceux qui croient
que l’action politique
peut s’affranchir des
mécanismes écono-
miques, comme si on
pouvait construire des
tours en ignorant la
pesanteur. Elle choquerait aussi
ceux qui vilipendent le « divorce
entre l’économique et le social »,
comme si les phénomènes écono-
miques, quelque opinion qu’on en
ait, n’étaient pas les manifestations
de la nature humaine dans un
domaine particulier du social,
celui de la production et des
échanges.
En économie, nous en sommes
encore au temps où savoir si la
Terre est ronde ou plate était un
problème religieux. Le contenu
de l’enseignement est au mieux
éclectique, et le plus souvent dicté
par les préférences politiques ou
le souci de se conformer aux
tendances idéologiques dominantes.
Dire qu’il existe en économie
des vérités à la fois simples et
incontestables est en soi un geste
politique, avant même qu’on ait
commencé à énoncer ces vérités.
Un enseignement ainsi « remis sur
ses pieds » ne serait pas sans
conséquences pour la suite. On
pourrait espérer qu’il facilite l’en-
seignement supérieur en fournissant
des connaissances de base qui
occupent aujourd’hui une part
importante du temps de première
année, ou plutôt devraient l’occuper.
Mais alors cet enseignement ne
tomberait plus en terrain vierge,
réceptif à n’importe quoi. Toutes
les constructions théo-
riques qui excluent les
faits découverts par
l’observation du monde
réel seraient d’emblée
disqualifiées, ou à tout
le moins soumises à un
fort soupçon.
On imagine les pertes : le
marché « pur et parfait »,
l’agent rationnel maximi-
sateur, l’équilibre général,
pour s’en tenir aux
plus grands mythes de
la théorie économique.
Comme le réclame Alain
Bienaymé, les élèves sau-
raient « ce qui fait le fond
de l’économie », avant d’aborder
l’étude des outils intellectuels avec
lesquels les économistes tentent
de l’appréhender.
On voit pourquoi ces propositions
ont peu de chances d’être suivies.
L’obscurantisme en économie
résulte de l’alliance objective des
politiques, des économistes et des
enseignants. Chez les uns, la volonté
de puissance refuse d’admettre les
contraintes de la réalité. Les autres
veulent pouvoir poursuivre leurs
jeux intellectuels, sans prendre le
risque de les confronter à cette
réalité. Tous se conforment à une
contestation puérile du monde
réel, qu’il vaudrait quand même
mieux comprendre avant de vouloir
le réformer, ou le détruire.l
Dire qu’il existe
en économie des
vérités à la fois
simples et
incontestables
est en soi un
geste politique,
avant même
qu’on ait
commencé à
énoncer ces
vérités.