PATRICK BEAUDOIN LA FONCTION CULTURELLE DE L'ART CHEZ LE JEUNE NIETZSCHE ET SON ABOUTISSEMENT AVEC LE SURHOMME Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.) FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2007 Patrick Beaudoin, 2007 Remerciements Je tiens à remercier tout particulièrement Madame Marie-Andrée Ricard, pour sa patience et son soutien. Ce mémoire n'aurait jamais vu le jour sans elle. Je tiens aussi à remercier mon épouse Stéphanie Miller, qui m'a toujours encouragé, soutenu et compris. Je ne serais arrivé à rien sans elle. Merci aussi à mes parents et à ma sœur, pour leur compréhension. Merci enfin à tous d'avoir su pardonner à un philosophe un peu perdu dans ses « nuages ». 11 Résumé Ce mémoire tente de répondre à la question suivante : quelle est la fonction culturelle de l'art chez le jeune Nietzsche et quel est son aboutissement ? Afin d'y répondre, nous avons choisi de nous attarder tout d'abord aux Considérations inactuelles dans lesquelles Nietzsche aborde les problèmes que pose la culture de son époque. Suit ensuite dans notre mémoire les analyses de La naissance de la tragédie. Nietzsche y aborde la notion de culture chez les Grecs, plus particulièrement les concepts de culture artistique, culture tragique et culture socratique. Dans le chapitre 3, nous analysons la figure du surhomme qui est, selon nous, au cœur du projet nietzschéen. L'art se trouvera analysé dans tous les chapitres, car il est le moteur même de la culture. Les grands artistes sont les puissances à l'œuvre dans celle-ci et une vision artistique tragique de la vie est ce qui anime Nietzsche lui-même. III TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS j RÉSUMÉ ij TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION i±i ! CHAPITRE 1 : CULTURE ET CIVILISATION DANS LES CONSIDÉRATIONS INACTUELLES 6 Petite histoire des mots 5 Les Considérations Inactuelles g La culture dans les deux premières Considérations Inactuelles 9 La Bildung 10 La première des Considérations, l'exemple de David Strauss \\ La seconde Considération, utilité et inconvénient de l'histoire \7 L'histoire 21 Troisième Considération inactuelle, Schopenhauer éducateur 25 CHAPITRE2 : LA NAISSANCE DE LA TRAGÉDIE 50 Contexte historique 50 Qu'est-ce que la culture ? 52 La culture artistique 53 La culture tragique 55 La culture socratique 57 Socrate 60 IV Le renouvellement musical de la culture ^2 La musique wagnérienne 63 CHAPITRE 3 : LE SURHOMME 66 La critique du christianisme 66 Le monde-vérité et le monde-fable 68 Les grandes erreurs 72 Rendre l'humanité meilleure 74 CONCLUSION 82 NOTES 88 RÉFÉRENCES 96 INTRODUCTION La question à laquelle tentera de répondre ce mémoire est celle-ci : quelle est la fonction culturelle de l'art chez Nietzsche ? Le sens du mot fonction peut apparaître vague ici. Par fonction, nous demandons en fait qu'est-ce que le rôle de l'art dans la culture chez Nietzsche ? Vers quel but l'art et la culture tendent-ils ? D'emblée nous pouvons tenter de répondre en un seul mot : le surhomme. C'est là selon nous le but de l'art et de la culture chez Nietzsche. Mais peut-être allons-nous trop vite en vous dévoilant la fin de notre voyage, car c'est ainsi que nous voyons ce texte; un voyage dans la philosophie de Nietzsche, principalement via ses textes dits de jeunesses où le jeune et brillant professeur de philologie sortit du domaine philologique pour notre plus grand bonheur à tous. C'est une de ces sorties que nous analyserons dans le premier chapitre en abordant les trois premières Considérations inactuelles. Dans « Culture et civilisations dans les Considérations inactuelles » les notions de Bildung et de Kultur seront distinguées l'une de l'autre. Le véritable rôle de la culture, de toute culture, sera dévoilé. Dresser l'homme vers quelque chose, voilà le véritable but de la culture. Comment lire notre philosophe ? D'abord comme une tentative de séduction, tel que l'ont fait d'autres philosophes avant Nietzsche. La figure de Platon se profile à notre horizon. La culture est toujours au centre de ses ouvrages et il veut séduire en faveur de la vie, pour qu'une nouvelle culture voie le jour. En voulant mettre en valeur cette nouvelle notion de culture, Nietzsche mettra également à jour celle de barbarie. Nietzsche identifie des groupes de gens parmi lesquels on retrouve les philistins cultivés1 que l'on pourrait appeler aussi les barbares érudits. Ceux-ci ont comme caractéristique de ne pas avoir de culture au sens de la Kultur, soit cette culture collective qui vient donner une unité au tout du groupe. Il n'y a plus cette culture, mais nous retrouvons cependant un éclectisme de connaissances que connaissent nos grands érudits. Or, un barbare à qui l'on apprend à lire et a écrire ne sera qu'un barbare qui lit et écrit et rien d'autre. Les recherches qui sont faites par les grandes figures de l'histoire étaient des essais visant à transformer le monde et notre existence. Mais pour les philistins cultivés, la recherche ne vise rien d'autre que le divertissement. Rien ne doit troubler leur existence dans la vie de tous les jours. C'est précisément le contraire que veut faire Nietzsche. Il veut amener l'homme à changer vers une nouvelle culture. Cette nouvelle culture implique une nouvelle façon de se rapporter au monde et aux autres. Elle implique aussi une nouvelle façon de faire de l'histoire. C'est dans la Seconde considération intempestive que Nietzsche aborde de front cette question de l'histoire. Comment les peuples écrivent l'histoire en dit long sur ceux-ci et sur leurs sociétés. Notre philosophe pose de nombreuses questions sur l'histoire et la société, toutes essentielles dans la question de la culture. Il débute la seconde Considération par la figure du troupeau. Le rapport ambigu qu'a l'homme lorsqu'il regarde le troupeau paître paisiblement dans le champ en dit long sur notre condition. Nul ne voudrait devenir telle une bête, mais en même temps nous ressentons un sentiment de perte devant la sérénité toute simple de l'animal. Ce dernier ne peut parler, car il ne peut retenir assez longtemps le début même d'une idée. Aussitôt qu'il pourrait commencer à nous parler, il oublie ce qu'il voulait nous dire et il abandonne aussitôt. La bête oublie tout au fur et à mesure, ne gardant rien. L'homme malheureusement se souvient. Il doit apprendre à se souvenir de certaines choses et à en oublier d'autres. Bien plus, il doit apprendre à se souvenir lorsqu'il en est temps et oublier lorsqu'il se doit d'oublier. La maîtrise de la mémoire est la maîtrise du futur de l'homme. Une figure se dessine alors à l'horizon, il s'agit du surhomme. Celui qui sait oublier le sens historique et le sens non historique lorsqu'il en est temps est tel l'homme qui est amoureux d'une femme. Plus rien d'autre n'a d'importance que l'objet visé. Cet homme regarde vers le passé et, voyant les grandes figures de l'histoire se dit « oui! cela est possible » et crée. Nietzsche va donc faire tout le chemin et nous montrer toutes les façons de faire de l'histoire, de celle de ces « philistins cultivés » jusqu'à celle de ces hommes qui savent s'inspirer du passé pour créer les chefs-d'œuvre de l'avenir. Cet avenir ne saurait donc être sauvé sans la présence de créateurs qui sauront regarder le passé pour créer la culture de l'avenir. Dans la Troisième considération inactuelle, Nietzsche aborde la question du génie à l'aide de la figure de Schopenhauer. Comment crée-t-on des génies qui renouvellent la culture ? Quelles sont les causes de leur apparition dans une société à un certain moment ? Schopenhauer fut un éducateur pour Nietzsche. Ceux qui nous ont aidés à nous révéler à nous-même en disent long sur nous. Ils sont tels des catalyseurs. Mais qui peut prétendre avoir reçu une éducation digne de celle des Grecs anciens comme le veut Nietzsche ? Lui-même nous dit avoir dû se contenter du peu que représente le fait d'avoir comme éducateur un auteur, et donc un livre plutôt qu'un professeur en chair et en os selon la tradition philosophique ancienne. Mais les seuls philosophes qui s'offrent à nous sont ceux qui servent l'État dans les universités. Comment alors pourraient-ils critiquer la main qui les nourrit ? De plus, la plupart de ces philosophes ont été mis en place par l'État lui-même nous dit Nietzsche. En cela, il répète les mots de Schopenhauer. À travers les trois Considérations, nous voyons donc que le thème qui revient est celui de la culture et de ses divers problèmes. Dans La naissance de la tragédie, Nietzsche abordera la question de la culture encore plus en détail. Mais il décrira plus encore ce que représente pour lui cet idéal de la culture grecque de l'Antiquité. Nous verrons donc plus en profondeur ce que Nietzsche entend lorsqu'il nous parle de cette belle unité nécessaire à la culture. À quoi correspond donc cette culture qui est au cœur même de la réflexion de Nietzsche, cette culture tragique qui serait la seule permettant la venue de grands hommes, de grands artistes de la vie ? Comprendre Nietzsche nécessite de comprendre sa conception de la culture tragique et de l'évolution qu'a subie la culture grecque, son berceau. Cette évolution de la culture grecque se fait en trois temps. Tout d'abord, il y a la culture artistique. Cette culture est celle de l'art de la beauté. Mais cette dernière ne saurait résister au dieu dansant de la tragédie, Dionysos. La culture tragique fait alors son apparition. L'apogée culturelle de la Grèce ancienne est atteinte selon Nietzsche. Mais le dieu dansant ne saura résister à la pression du dialecticien, Socrate. C'est la culture socratique qui fait son entrée dans la culture grecque via les pièces d'Euripide. Toutefois, cette culture socratique tremblera sur ses bases, car en elle résident les germes de sa propre fin. Les problèmes de la culture d'aujourd'hui sont ceux-là mêmes qui étaient annoncés par la culture socratique. Cependant, Nietzsche ne désespère pas pour autant. La naissance de la tragédie possède en elle la possibilité d'une rédemption pour la culture. La figure de Socrate s'exerçant à la musique fait son apparition. Nietzsche croit en la possibilité d'un renouvellement de la culture par la musique. Wagner est alors perçu comme étant le prochain Homère, celui qui redonnera vie aux grands mythes fondateurs de la culture allemande, et européenne. Pourtant, Nietzsche sera déçu par Wagner, ce dernier sombrant dans le christianisme vers la fin de sa vie. La possibilité d'un renouvellement de la culture par la musique est alors considérée par Nietzsche comme étant illusoire. On ne saurait baser toute une culture sur la musique. Nietzsche cherchera une autre figure qui pourra renouveler la culture, qui pourra donner un nouveau souffle à l'humanité et l'inspirer à se dépasser. Cette figure du grand artiste de la vie sera le surhomme. Nietzsche n'abandonne donc pas l'idée d'un renouveau de la culture, mais il ne s'adresse maintenant plus à ses contemporains. C'est vers les générations futures que vont ses espoirs. Il s'adresse maintenant à tous ceux qui auront ce qu'il faut pour le comprendre. Élargir la compréhension de son message pour que le plus grand nombre puisse le comprendre n'est pas dans les intentions de Nietzsche. Son message s'adresse à une petite minorité de gens qui sauront le comprendre. Ces gens sauront comprendre la figure du surhomme. Ils vont reconnaître cette cible qu'ils recherchaient tous, pour s'élancer vers elle telles des flèches. Cette figure est d'abord un grand artiste de la vie. Il sait réaliser cette culture tragique telle que les Grecs de l'Antiquité ont su la réaliser. Le surhomme combat donc toute la mentalité chrétienne et la culture nihiliste de notre époque, née de l'alliance entre la religion chrétienne et la philosophie socratique. Ces deux traditions réunies ont définitivement enterré toute les possibilités pour la culture tragique de survivre. La décadence amorcée par la philosophie socratique va s'accroître avec l'arrivée du christianisme. Nietzsche combattra donc par la suite ces deux figures de la décadence que sont Socrate et le Christ. Il s'attaquera à ces constructions nihilistes que sont les arrière-mondes. Les paradis ou encore les mondes des idées sont autant de moyens mis en place par les curés et autres personnages décadents pour mieux domestiquer le troupeau humain. Mais cette domestication se fait au profit d'une culture nihiliste. Nietzsche propose donc à son tour une domestication de la bête humaine. Mais cette domestication se fera vers d'autres buts que ceux qui ont toujours été les nôtres dans la culture occidentale depuis Socrate. La « castration » des désirs telle que le préconise la culture nihiliste chrétienne est une injure faite à l'existence ellemême. Il faut savoir « canaliser » les désirs sans pour autant vouloir les extirper de soi dirions-nous aujourd'hui. Mettre le plus de distance possible entre soi-même et la morale chrétienne est ce que nous propose Nietzsche. Le Surhomme est tout autre que le saint du christianisme. Le surhumain dit oui à la vie et il ne cherche pas à se consoler du tragique de l'existence par des « autres mondes » ou « arrièremondes ». Il n'est pas non plus une bête brute. Il sait spiritualiser ses instincts pour faire de sa vie et de son œuvre, qui ne sauraient être dissociées, un hymne à la vie elle-même. Tout comme un grand artiste, Nietzsche a su faire des épreuves de son existence des tremplins vers la création et la vie. Il fut à l'image même de ce qu'il a écrit, un artiste de la vie. C'est ce cheminement que nous explorerons ensemble. CHAPITRE 1 Culture et civilisation dans les Considérations inactuelles Petite histoire des mots 2 Le mot civilisation a son histoire liée à celui de culture. Ce dernier était, au XVIIIe siècle, une notion dynamique qui allait de pair avec la notion de progrès3. Elle résultait d' « une interprétation optimiste »4 de l'évolution. Mais le terme « civilisation » comportait déjà une connotation nationale; il fut d'abord utilisé en français et c'est chez Mirabeau et Condorcet que l'on retrouve la notion de civilisation associée à la France, à « une mission française en Europe »5. Chez les Allemands, le mot Kultur est très présent dans les réflexions politiques et philosophiques, y tenant une place semblable à celle du mot « civilisation » en France à la même époque6. Mais au-delà des divergences que ces deux termes peuvent comporter, ils sont tous deux contraires à la barbarie. La culture est alors vue comme le résultat de l'activité de l'être humain et pas comme celle d'une quelconque force extérieure. À cette notion de culture s'ajoute alors la conception historiciste de la culture et de la civilisation. Il y a maintenant des cultures et des civilisations. Celles-ci naissent, grandissent et meurent. Cet historicisme amènera un relativisme que Herder luimême n'aurait pas soupçonné. On assiste de plus, « de Baudelaire à Nietzsche »7, à la naissance d'un « scepticisme quant à la validité des progrès culturels »8. C'est là une tendance marquée que l'on verra en France, en Allemagne et dans le monde anglo-saxon en général.9 Mais l'Allemagne verra naître une distinction particulière; « la promotion du concept de Bildung et une définition toujours plus élitiste de celui de Kultur »10. Pour Goethe et Humboldt, « la Bildung individuelle est pensée sur le modèle de l'épanouissement d'une plante »", alors que la Kultur est pensée comme quelque chose de collectif. Mais au XIXe siècle, cette vision « vire au conservatisme et sert de référence à une idéologie bourgeoise de la culture patrimoine »12 que Nietzsche critiquera et traitera de « philistine »13. Trois termes sont ainsi utilisés en Allemagne au XIXe siècle : « Zivilisation ( « civilisation » ), Kultur ( « culture collective » ) et Bildung ( « culture individuelle, éducation, formation » ) »14. De plus en plus, les penseurs insisteront sur cette dernière, mettant en place du même coup un concept de Kultur plus élitiste15. Humbolt dit de manière significative en 1830 que la civilisation pourvoit aux besoins premiers de l'homme, alors que la culture y ajoute la science et l'art.16 Dès 1852, cette opposition sera radicalisée dans le Brockhaus, le dictionnaire populaire allemand. Il y est écrit que la civilisation « ne constitue que la robe qui couvre la culture et que la première peut continuer à exister quand la seconde périclite »17. Ces critiques de la culture font ainsi naître un nouveau terme en Allemagne, pour ne pas dire une nouvelle discipline : la Kulturkritik. Énonçant « ce que la culture devrait être »18, cette « critique de la culture se fait ou bien le défenseur de la « vraie » nature humaine, ou bien le chantre d'un « état historique supérieur » au nom duquel il dénonce un présent dont il [ le critique ] est pourtant imprégné ». ( Adorno, Prismen ) »19. Nietzsche se joint à ce mouvement en critiquant lui-même la notion de culture et ce qui est défini par ce terme. Dans ces Considérations inactuelles par exemple, il critiquera l'idée que les Allemands se font de la supériorité culturelle de l'Allemagne sur la France. Les Considérations inactuelles Dans ces textes, Nietzsche définit la culture comme « une unité de style artistique qui se manifeste dans tous les aspects de la vie d'un peuple »20. Il postule qu'une culture « supérieure » existe seulement dans une société antagoniste caractérisée par le clivage entre travailleurs et oisifs. Ce n'est qu'une telle culture qui peut rendre compte véritablement du tragique de l'existence et ainsi rendre vie à une civilisation en pleine déchéance, ce qui est le constat de Nietzsche sur la culture de son époque.21 Cette idée de déchéance est au cœur de l'engagement de Nietzsche. Il voit ses contemporains se féliciter de leur supériorité, alors qu'à ses yeux c'est en fait le contraire. Le rôle de la culture pour Nietzsche est de nous guider et de nous pousser vers des types supérieurs d'humanité. La culture est un « dressage » de l'homme pour l'amener plus haut, plus loin. Les diverses interrogations et critiques faites tantôt au christianisme, tantôt au platonisme, ou encore à la morale, semblent toutes converger aux dires de Patrick Wotling vers le problème de la culture22. Pour appuyer ses dires, il nous cite le fragment posthume des Considérations inactuelles : « ma mission : comprendre la cohésion interne et la nécessité de toute civilisation véritable »23. La conception de la culture mise de l'avant par les gens que Nietzsche critiquera dans ces Considérations inactuelles ne représente la culture que comme un simple savoir intellectuel d'érudition, cela étant en fait opposé à la vraie culture selon Nietzsche, comme nous le verrons dans ses textes. C'est sous ce titre de Considérations inactuelles que Nietzsche publiera quatre textes qui traiteront d'autant de sujets « inactuels ». La traduction du titre par Considérations inactuelles est la plus courante : par Unzeitgemâfi, Nietzsche entend intempestif, inopportun, voir importun. Ses critiques vont à contre-courant de l'esprit de l'époque, elles sont « hors de saison »24, ce qui ne veut pas dire qu'elles ne sont pas d'actualité. Nietzsche place d'ailleurs la vertu d'« inactualité » au sommet. Deleuze cite Nietzsche en disant que « penser activement, c'est « agir d'une façon inactuelle, donc contre le temps, en faveur (je l'espère ) d'un temps à venir »25»26. C'est donc contre son temps que Nietzsche va aller pour défendre le genre de culture qui marque la civilisation tout entière27, une culture supérieure que nous verrons plus loin. C'est précisément cette culture supérieure que Nietzsche veut défendre contre les penseurs de son époque. À l'époque, Nietzsche veut entrer en lutte contre les Hégéliens ou « die Hegeli », terme qu'il utilise avec Schopenhauer comme un exemple du fait que « la philosophie académique est toujours en accord avec la religion d'État, dénigrant ainsi la philosophie »28. Dans la troisième des Considérations inactuelles, Nietzsche dit d'ailleurs que le rôle de la philosophie est d'être une sorte de tribunal supérieur qui jugerait de la culture. Et pour être parfaitement objectif, ce tribunal devrait être « sans pouvoirs conférés par l'État, sans rétributions ni honneurs, elle saura faire son service, libérée [ la philosophie ] de l'esprit du temps aussi bien que de la crainte inspirée par cet esprit, en un mot, vivre comme a vécu Schopenhauer, en juge de la prétendue culture qui 29 1 entoure. » . La culture dans les deux premières Considérations inactuelles Les deux premières Inactuelles critiquent le « philistin cultivé » (Bildungsphilister) tel qu'incarné par David Strauss, alors que les deux autres font l'éloge de Schopenhauer et de Wagner comme deux figures salvatrices et quasi charismatiques qui sauveront la culture allemande en la renouvelant. C'est par la critique du philistin cultivé en tant qu'il est l'incarnation de l'érudition et donc de la 10 célébration de celle-ci au détriment de la Kultur, que Nietzsche nous démontrera ce philistin comme l'exemple même du barbare cultivé. On peut en effet être cultivé au sens de formation ( Bildung ) et cependant ne pas avoir de culture ( Kultur ), ce qui représente une nouvelle forme de barbarie pour Nietzsche. La Bildung30 Afin de mieux comprendre la dichotomie entre la Kultur et la Bildung, il est important de se pencher sur ce dernier concept. Le concept de Bildung en est un d'idéal personnel et culturel. Il part d'une recherche d'harmonie entre les savoirs et les diverses activités culturelles. Les romantiques allemands reprirent ce terme qui, aux dires des commentateurs, proviendrait du mysticisme allemand du XlVe siècle, où il définissait le fait d'être uni à Dieu et l'effort pour y arriver.31 La Bildung était donc un effort vers la perfection. Les romantiques allemands reprirent ce terme qui désigna peu à peu « formation, éducation, culture, le fait de se cultiver, le développement personnel, l'apprentissage, le savoir, le raffinement, et bien plus »32. Le terme de Bildung, ou formation33 est peu à peu devenu incontournable non seulement pour ce qui est des théories de l'éducation, mais aussi pour ce qui est de « la théorie politique, la religion, la philosophie, le drame et la littérature »34. Cet effort de perfectionnement personnel était donc centré sur l'individu. Il s'oppose à une conception de la culture comme étant le « tout » auquel nous participons en tant que membres du groupe auquel nous appartenons. Cette dernière vision de la culture serait plutôt celle de Kultur. Nietzsche mettra en lumière le fait que l'on peut bien poursuivre cet idéal de la Bildung, mais que si nous faisons partie d'un groupe qui ne possède pas de véritable culture au sens collectif du terme ( Kultur ), alors nous ne faisons qu'encourager la croissance d'une mauvaise herbe, et non pas la croissance d'un arbre majestueux. Il La première des Considérations, l'exemple de David Strauss Nietzsche commence la première Considération en disant que, n'écoutant pas d'autres opinions sur la guerre que l'opinion publique, on ignore les effets néfastes qu'elle a eus sur la moralité, l'art et la culture (Kultur). L'erreur pour les gens de son époque serait de croire que la victoire des Allemands sur les Français est en fait une victoire de la culture allemande sur la culture française. La culture française continue d'exister et la culture allemande continue à en dépendre. Il perçoit chez les fabricants de romans, tragédies, chansons et livres d'histoire allemande un certain enthousiasme. Ces derniers sont convaincus que les choses sont ordonnées pour le mieux, que la meilleure culture a été semée partout et qu'elle s'épanouit déjà. Cette ivresse que Nietzsche perçoit est la caractéristique d'une société qui semble s'être conjurée pour prendre possession des heures de loisirs et de digestions de l'homme moderne, ce que Nietzsche appelle nos « instants culturels »35. Le lien avec la société d'aujourd'hui est facile à faire. Nous voyons de plus en plus que les heures de loisir et de digestion des gens sont prises en charges par de vastes empires industriels du domaine « culturel ». Ce que les gens lisent ( quant ils lisent !), ce qu'ils regardent et leurs sujets de conversation sont tous déterminés par cette industrie. Il faut que Tout le monde en parle ! Le succès de ce type d'industrie que notre société nomme culturelle met en place une certaine vision de la culture qui est à l'opposée de ce que Nietzsche considère comme tel. Il ne s'agit ni plus ni moins que de plaire au plus grand nombre possible. Après la « victoire » de la culture allemande sur la culture française, la société allemande décide de célébrer sa propre culture en publiant les œuvres complètes des classiques allemands. Nietzsche est d'ailleurs surpris que les dangers d'un tel « abus de succès » ne soient pas reconnus par la partie la plus instruite et réfléchie des Allemands. Peut-on imaginer un spectacle plus navrant que de voir quelqu'un 12 de contrefait36 se pavaner devant le miroir ? La caste des savants de l'époque fait dire à Nietzsche que ces gens voient leur propre culture comme le fruit le plus beau et le plus mûr de l'époque, voire de toutes les époques, anticipant ainsi l'idée des « derniers hommes », ceux qui ne voient plus rien devant eux et qui ne font que regarder le passé en se croyant le but final du toute évolution. Nietzsche nous fait voir qu'entre ce que le savant appelle sa culture et « cette culture triomphante des nouveaux classiques allemands »37 il n'y a qu'une différence de quantité de savoir. Or les Allemands ne savent plus ce qu'est la notion de culture. Nietzsche nous précise ce qu'est la culture dans un court paragraphe : Savoir beaucoup de choses et en avoir appris beaucoup, ce n'est cependant ni un moyen nécessaire pour parvenir à la culture ni une marque de cette culture et, au besoin, ces deux choses s'accordent au mieux avec le contraire de la culture, avec la barbarie, c'est-à-dire le manque de style ou le pêle-mêle chaotique de tous les styles.38 Ce qui s'oppose donc à cette belle unité de vie39 est le pêle-mêle chaotique. Or, c'est justement là ce que Nietzsche reproche aux Allemands de son siècle. Ils n'ont pas cette unité qui se reflète dans tous les aspects de leur vie. Comment l'Allemand peut-il se réjouir de sa « culture » ? C'est précisément qu'il n'en a pas et qu'il mélange le fait d'accumuler des connaissances au fait de participer à un mouvement collectif qui donne une « unité artistique »40. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que Nietzsche nous parle bien des « manifestations de la vie d'un peuple » et non pas des connaissances ou opinions que l'on retrouverait chez un seul individu. On peut enseigner des connaissances de façon pêle-mêle à un barbare, il n'en sera pas moins barbare. Nietzsche insiste à ce sujet sur tout ce qui entoure le « savant ». Il le critique en lui disant : 13 ...chaque regard jeté sur ses vêtements, son intérieur, sa maison, chaque promenade à travers les rues de ses villes, chaque visite de ses magasins de mode ; dans ses relations sociales il devrait se rendre compte de l'origine de ses manières et de ses mouvements, avoir conscience des grotesques surcharges et des juxtapositions de tous les styles imaginables que l'on retrouve dans nos établissements d'art, parmi les joies que nous procurent nos concerts, nos théâtres et nos musées.41 Tout pour Nietzsche passe au crible de cette unité que ne possède pas cette « culture » allemande qui n'en est pas une. Les Allemands imitent les Français et en cela ils ne les ont pas vaincus. Les qualités dont ont fait preuve les soldats allemands sur les champs de bataille sont peut-être louables, mais elles ne font pas partie de ce qu'est une véritable culture. Il n'y a plus de véritable culture allemande à cette époque pour Nietzsche. À cette absence d'une véritable culture s'ajoute un autre phénomène qui semble porter notre philosophe au désespoir. Il s'agit du manque total de prise de conscience de ce manque de véritable culture par les intellectuels allemands de son siècle. Cette élite allemande, malgré sa grande instruction, ( les gens faisant partie de cette élite sont parmi les plus instruits de l'Allemagne de l'époque ), ne semble pas prendre conscience de cette lacune gênante. Nietzsche nous cite Goethe écrivant que les Allemands ne sont que des barbares sans véritable culture42. Mais parmi cette élite allemande mentionnée plus haut règne au contraire une autosatisfaction, une joie triomphale depuis la dernière guerre contre la France. Il s'agit là d'un contraste qui saute aux yeux pour Nietzsche. Quelle sorte d'hommes est devenue assez puissante pour pouvoir empêcher que les sentiments de plusieurs grands Allemands avant eux puissent s'exprimer ? Il s'agit du philistin cultivé. Traditionnellement, le philistin est l'opposé du fils des muses, l'homme de la haute culture. Dire du philistin qu'il est cultivé apparaît donc comme une contradiction. Mais ce philistin a la particularité de se prendre pour le fils des muses. Il n'a donc aucune idée de ce qu'est un philistin et ce qu'est exactement son contraire. 14 Cet homme est dépourvu de toute connaissance de lui-même. Il est convaincu que sa culture est en fait la véritable culture allemande. Partout il voit des gens comme lui, des gens qui ont la même « culture » que lui, alors il s'imagine qu'il y a là une unité de style. Toutes les institutions autour de lui vont dans le même sens. Il pense alors à une unité dans l'éducation et donc dans la culture allemande. Mais il ne s'agit pas là d'une véritable culture pour Nietzsche, mais en fait du contraire de toute civilisation ou culture véritable, soit la barbarie. Ce n'est pas parce que la barbarie s'est répandue qu'il faut conclure à une unité de style. Il ne s'agit que de la barbarie qui s'est établie en maître et non d'une unité. Ces « barbares » voient une unité, alors qu'en fait il ne s'agit que du vide laissé par le manque d'unité.43 On voit de plus en plus se profiler à l'horizon la distinction entre la formation intellectuelle d'un ou de plusieurs individus, et une véritable culture ( au sens collectif ). Il peut très bien y avoir des institutions dites éducatives et culturelles sans qu'il y ait pour autant une culture au sens collectif. On se rappellera à ce sujet la définition de la culture selon Nietzsche mentionnée plus haut. Les romantiques et leurs diverses expérimentations artistiques poussées à l'excès, ont eu comme conséquence de choquer la bourgeoisie de leur époque ou ceux que Nietzsche appelle les philistins cultivés. Tout esprit de recherche en vue de changer ce que ces bourgeois appelaient le bon goût est alors devenu quelque chose de suspect. Les bourgeois se sont immunisés contre la nouveauté en célébrant les œuvres du passé, ne tolérant plus que ces dernières. Plus aucun esprit de recherche n'est alors toléré. Il s'agit maintenant de célébrer les grands classiques de la culture allemande. Ces artistes qui ont su, au cours de leurs recherches artistiques, repousser les références classiques traditionnelles pour célébrer le bonheur de la vie quotidienne, de la santé rustique et de l'intimité. Le philistin cultivé voit maintenant ces chercheurs comme des trouveurs qui célèbrent 15 leur idée de la culture en célébrant le passé, en célébrant les classiques allemands de la culture. Mais notre philistin ne voit pas toute l'ironie que cela contient; soit qu'il célèbre ces chercheurs sans pour autant reprendre ce même esprit de recherche. Notre philistin a même trouvé un terme pour désigner ces œuvres qui, à leur époque, ont su repousser les canons du style et de la beauté : il s'agit d'« œuvres épigonales ». Ces œuvres sont ainsi reléguées au rang de curiosités historiques que l'on peut regarder tranquillement dans nos beaux musées. Et c'est bien là le nœud du problème; cette tranquillité de la vie quotidienne bourgeoise. Les philistins « s'emparèrent de l'histoire et cherchèrent à transformer toutes les sciences qui auraient encore pu troubler leur repos en simples branches de l'histoire »44. Cherchant à tout comprendre du point de vue historique, ils ont pour véritable but l'abrutissement de tous les mouvements jeunes et puissants qui auraient pu, d'une façon ou d'une autre, remettre en cause les références au bon goût de la classe des philistins. Cette philosophie des philistins, nous dit Nietzsche, « inventa de plus une formule pour sanctifier la vie quotidienne. Elle affirma que tout le réel est raisonnable...»45. Le philistin, grâce à cette philosophie, se considère donc comme étant lui seul une réalité et « envisage cette réalité comme la mesure de la raison dans le monde »46. Il se perçoit comme l'aboutissement de l'histoire et du fait même comme sa conclusion. Le philistin est le portrait type du dernier homme que Nietzsche tente par tout les moyens de dénoncer. Ce dernier homme se mit donc à faire ses propres recherches esthétiques et scientifiques, car il aime bien lui aussi s'abandonner aux joies de la recherche. Mais cette joie en est une de divertissement. Rien dans cette recherche ne doit changer ce qui est réel. L'art et la science ne doivent en aucun cas troubler la tranquillité de la vie quotidienne du bourgeois, tel étant le but de la culture pour lui. En aucun cas ce qui est raisonnable ne peut être changé. L'art ne peut donc pas lui demander de changer quoi que ce soit à son mode de vie. On ne peut remettre en question les 16 sacro-saintes limites de ce qui est raisonnable. À l'artiste, notre philistin ne laisse que deux choix : « soit l'imitation de la réalité jusqu'à la singerie, [...] soit de libres imitations d'après les œuvres de classiques les plus reconnus et les plus réputés »47. C'est là les plus chers désirs de notre philistin, car il sait de cette façon que son mode de vie et sa réalité seront célébrés par ces imitations de la réalité. C'est à l'aide de cette science historique que notre philistin réussit à maintenir en place le manque total de culture ( Kultur ) au profit du règne des philistins cultivés ( Bildungsphilister ). Nietzsche nous dit : « Par la conscience historique, ils [ les philistins ] se sauvèrent de l'enthousiasme, car ce n'était plus, comme l'avait pourtant pensé Goethe, l'histoire qui provoquait l'enthousiasme »48. Nietzsche enchaîne en nous disant que le but poursuivi par ces gens n'est autre que l'abrutissement.49 Le rapport que ces philistins cultivés ont à l'histoire est particulier. Leur façon d'étudier l'histoire est le reflet même de leur culture. Nietzsche aborde cette question dans la seconde Considération intempestive. Il est intéressant de noter que cette deuxième Considération porte le second titre suivant : De l'utilité et l'inconvénient des études historiques pour la vie50 . 17 La seconde Considération; utilité et inconvénient de l'histoire Nietzsche débute la seconde considération avec la figure du troupeau. Ce dernier ne témoigne ni mélancolie ni ennui, ne sachant pas ce qu'était hier ni ce qu'est aujourd'hui. Cela provient du fait que la bête oublie tout nous dit Nietzsche. Mais l'homme lui-même ne peut vouloir comme la bête. Il ne peut apprendre à oublier ; il reste « sans cesse accroché au passé »51. Alors que l'animal vit de façon non historique, l'homme pour sa part « s'arc-boute contre le poids toujours plus lourd du passé »52. Et bien que l'homme aime faire semblant de renier le passé, il ne s'agit là que d'une apparence. C'est pourquoi l'homme est ému lorsqu'il rencontre un troupeau dans un pâturage ou encore un enfant « qui n'a encore rien à renier du passé et qui, entre les enclos d'hier et ceux de demain, se livre à ses jeux dans un bienheureux aveuglement »53. Trop tôt nous faisons sortir l'enfant de l'oubli, enchaîne aussitôt Nietzsche. Car c'est là la capacité qui permet le bonheur, ce pouvoir d'oublier. Nietzsche le définit de façon plus savante par « la faculté de sentir, abstraction faite de toute idée historique, pendant toute la durée du bonheur »54. Il enchaîne en nous disant que « celui qui ne sait pas se reposer sur le seuil du moment, oubliant tout le passé [...] ne saura jamais ce que c'est que le bonheur, et, ce qui pis est, il ne fera rien qui puisse rendre heureux les autres »55. Nietzsche nous dit précisément, dans la Seconde considération intempestive, qu'« il y a un degré d'insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l'être vivant et finit par l'anéantir, qu'il s'agisse d'un homme, d'un peuple ou d'une civilisation »56. Il enchaîne en nous disant que pour connaître ce degré à partir duquel il nous faut oublier le passé sous prétexte qu'il demeure le fossoyeur du présent, « il nous faut connaître la force plastique d'un homme, d'un peuple, d'une civilisation, je veux dire cette force qui permet à un homme de se développer hors de soi-même, d'une façon qui vous est propre, de transformer et d'incorporer les choses du passé »57. IX Nietzsche se met ensuite à imaginer la nature intérieure de l'homme la plus puissante et la plus formidable qui puisse être58. Cet homme serait celui qui incarnerait ce que Nietzsche nous a dit un peu plus tôt. Il serait capable de récupérer à lui tout ce que le passé contient de favorable et ignore tout ce que le passé à de nuisible ou de parasitaire59. « Ce qu'une pareille nature ne maîtrise pas, elle sait l'oublier. Ce qu'elle oublie ( sic ) n'existe plus. L'horizon est fermé et forme un tout »60. Mais Nietzsche ne fait pas pour autant l'apologie de la vie bestiale. Il ne veut pas que nous oubliions tout pour toujours. « La sérénité, la bonne conscience, l'activité joyeuse, la confiance en l'avenir [...] dépend de la faculté d'oublier au bon moment aussi bien que, lorsque cela est nécessaire, de se souvenir au bon moment »61. Cela est aussi lié, au dire de Nietzsche, à « cet instinct vigoureux que l'on met à sentir si et quand il est nécessaire de voir les choses au point de vue historique et quand il est nécessaire de voir les choses au point de vu non historique »62. Nietzsche prend alors soin de rajouter que ces deux point de vus, historique et non historique, sont nécessaires à la santé d'un individu, d'un peuple ou d'une civilisation. Il y a donc une façon spéciale de se rapporter à l'histoire, tant chez un individu, un peuple ou une civilisation qui est en santé. Les connaissances historiques d'un homme peuvent être limitées et son horizon peut être étroit63, alors que celui qui est plus savant et qui en connaît plus ira tout droit à la ruine, les lignes de son horizon changeant constamment. Au contraire, nous voyons chez les animaux que leur horizon ne change pas et qu'ils vivent dans un bonheur relatif. C'est donc pour Nietzsche cette faculté de sentir les choses de façon non historique qui est la faculté la plus importante, voire même la faculté centrale. C'est par cette faculté que l'homme peut construire « quelque chose de solide, de bien portant et de grand, quelque chose de véritablement humain »64. C'est même là la façon qu'a l'homme de devenir vraiment humain. Pour Nietzsche, 19 on ne devient homme que lorsque l'on « arrive en pensant, en repensant, en comparant, en séparant et en réunissant, à restreindre cet élément non historique. Dans la nuée qui l'enveloppe, naît alors un rayon de lumière et il possède la force d'utiliser ce qui est passé, en vue de la vie, pour transformer les événements en histoire »65. Nietzsche nous donne ensuite l'exemple de l'homme qui est transporté par une grande passion, que ce soit une immense passion pour une idée, ou encore pour une femme. « Comme le monde se transforme à ses yeux ! »66 nous dit Nietzsche. Tout le reste perd de la saveur. Il regarde derrière lui pour voir ce qu'il a fait auparavant et il reste aveugle, tant tout cela n'a plus d'importance. Il devient sourd aux avertissements de danger et il reste aveugle face à ce danger. Son esprit est pris dans un cercle, mais il n'a ni la force ni la volonté de s'en sortir. Et c'est d'un tel état d'esprit, un état d'esprit non historique et antihistorique, que sont nées les actions vraies : «... nul artiste ne réalisera son œuvre, nul général sa victoire, nul peuple sa liberté, sans les avoir désirées et y avoir aspiré préalablement dans une semblable condition non historique »67. Nietzsche reprend ainsi les mots de Goethe où il nous dit « De même celui qui agit est toujours sans conscience, il est aussi toujours dépourvu de science »68. Cet homme oublie tout pour ensuite réunir en une seule chose tout ce qui reste. Il en est ainsi de toute action pour Nietzsche, où celui qui fait l'acte aime cet acte beaucoup plus que l'acte ne mérite d'être aimé. Nietzsche introduit ensuite une distinction entre l'homme historique et l'homme suprahistorique. L'homme suprahistorique est celui qui, ayant réussi à se placer dans l'esprit non historique, est capable de déceler et de comprendre les nombreux cas où de grands événements historiques ont pris naissance de cet état d'esprit. Nietzsche nomme ce point de vue suprahistorique, car quiconque se placerait dans ce point de vue serait alors incapable de participer à l'histoire. Il verrait la seule 20 condition indispensable de toute action, soit l'aveuglement et l'injustice dans l'âme de celui qui agit.69 L'homme historique est celui qui, au contraire de l'homme suprahistorique, jette un regard dans le passé et préjuge de l'avenir. Ils regardent l'histoire pour mieux savoir où va les mener l'avenir. Par là même, ils sont absolument non historiques malgré toutes leurs études historiques. Ces connaissances historiques ne sont pas des connaissances pures, mais des connaissances au service de la vie. Il est donc contre la négation fondamentale qui est celle de l'homme suprahistorique, cette négation qui voit le monde comme étant achevé, terminé, le salut ne résidant pas dans le développement. « Que pourrait-on apprendre de dix nouvelles années, si ce n'est ce que les dix années écoulées ont déjà enseigné ! »70. Voilà les paroles de l'homme suprahistorique. Le passé et le présent sont donc identiques pour les hommes suprahistoriques nous dit Nietzsche. Que peuvent bien vouloir dire ces enseignements des hommes suprahistoriques ? Ils ne sont pas d'accord eux-mêmes sur ce point nous dit le philosophe. Rien de ce qui arrive maintenant n'est plus digne d'intérêt pour eux. « À quoi bon ? » nous répondraient-ils. Ils prétendent être remplis de la sagesse du passé. Nietzsche nous répond de leur laisser cette sagesse. « Aujourd'hui, nous voulons au contraire nous réjouir de notre manque de sagesse, et prendre du bon temps en véritables hommes d'action et de progrès, en vénérateurs de l'évolution »71. Nous laisserons volontiers aux hommes suprahistoriques qu'ils possèdent plus de sagesse, nous dit Nietzsche, mais nous possédons en retour beaucoup plus de vie. C'est là un des problèmes centraux pour la vie d'une personne, d'un peuple ou d'une civilisation. 21 L'histoire Le rapport des êtres vivants à l'histoire peut donc être différent pour plusieurs. Il existe en effet plus d'une façon de se rapporter à l'histoire pour un être vivant. Nietzsche identifie trois rapports par lesquels l'histoire appartient au vivant. Elle peut appartenir à un être vivant « parce qu'il est actif et qu'il aspire ; parce qu'il conserve et qu'il vénère, parce qu'il souffre et qu'il a besoin de délivrance »73. À ces trois rapports à l'histoire correspondent trois différents points de vue historiques enchaîne aussitôt Nietzsche; soit les points de vues monumental, antiquaire et critique. Nietzsche nous dit que l'histoire appartient d'abord à l'actif et au puissant. C'est lui qui prend l'histoire pour s'en inspirer et pour mieux aller de l'avant. Ne voyant pas de sources d'inspiration parmi ses contemporains, il va s'inspirer de l'histoire pour mieux vivre. C'est là le point de vue de l'histoire monumentale. Son but n'est pas son propre bonheur personnel, mais souvent celui d'un peuple, voire de l'humanité. Il regarde le passé et un de ces moments grandioses de l'histoire, qui pour beaucoup est passé et terminé, alors que lui y voit encore quelque chose de vivant. Les individus qui ont cette vision de l'histoire sont ceux qui sont capables de rire d'un rire olympien, nous dit Nietzsche74. C'est par l'histoire monumentale que survit le sublime, par là l'homme contraire à l'homme vulgaire parvient à ce sublime dédain qui lui fait regarder la mort avec ironie. C'est quand ils descendent dans la tombe, ces hommes de l'histoire monumentale, qu'ils démontrent toute la portée et la différence de cette vision de l'histoire au profit du sublime. Une fois que ces hommes monumentaux descendent dans la tombe, « une chose vivra, le monogramme de leur essence la plus intime, une œuvre, une action, une clarté singulière, une création : vivra parce que nulle 22 postérité ne pourrait s'en passer »75. C'est sous cette forme que se définit la gloire véritable pour Nietzsche : « elle est la foi en l'homogénéité et la continuité de ce qui est sublime dans tous les temps, elle est la protestation contre le changement des espèces et de l'instabilité »76. La contemplation de l'histoire d'un point de vue monumental est d'intérêt pour l'homme d'aujourd'hui, car il lui fait voir que le sublime à déjà existé et qu'il sera encore possible un jour. C'est là ce qui arrive avec l'histoire lorsque les études historiques sont faites sous les impulsions d'un homme puissant77. Le passé est décrit comme quelque chose qui est digne d'être imité. Ce passé sera enjolivé et déformé pour devenir semblable à une forme de poésie. Lorsque cette forme d'histoire domine à une époque, lorsqu'elle supplante les autres formes d'études historiques, de grands pans de l'histoire sont ainsi mis de côté, alors que d'autres sont exagérés. « II y a même des époques qui ne sont pas capables de distinguer un passé monumental d'une fiction mythique, car les mêmes impulsions peuvent être empruntées à l'un comme à l'autre » . Les personnages historiques qui ressortent de cette histoire monumentale sont alors des figures mystérieuses et merveilleuses qui ont quelque chose d'artificiel. Ils sont des figures de proue qui incitent à traverser la brume du chaos pour faire de grandes actions téméraires. Il provoque l'enthousiasme et même le fanatisme au point que bien des dommages puissent être inspirés par ceux-ci. Les natures puissantes, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, vont s'inspirer de cette histoire et de ces personnages sublimes pour ensuite agir. Mais les dégâts qui peuvent être causés par de tels hommes ne sont rien aux yeux de Nietzsche lorsque l'histoire sert les natures faibles et les inspirent à ne plus agir, sous prétexte que tout ce qui peut exister de bon est déjà arrivé, ne nous laissant plus d'autres choix que de regarder passivement ce qui a eu lieu en critiquant et empêchant toute nouveauté de survenir. Toute société a besoin de l'histoire. Mais elle a besoin de cette histoire pour la vie, d'une histoire en faveur de la vie. Et bien que toutes les formes d'études historiques soient nécessaires, il faut que ce soit cette façon monumentale de faire de l'histoire qui puisse être mise de l'avant pour que la vie même soit favorisée par les études historiques. C'est là le rapport naturel d'une époque, d'une civilisation, d'un peuple avec l'histoire. Car l'excès d'études historiques amène des maladies de civilisations telles que le scepticisme et le cynisme, qui ont tôt fait de paralyser les forces vitales et la vie elle-même. Ces attitudes amènent à la suppression des instincts de vie et font alors des hommes des ombres, des abstractions pures79. Nietzsche s'adresse à nous pour nous dire : Si pourtant vous vous pénétrez de la vie des grands hommes, vous y trouverez ce commandement supérieur d'aspirer à la maternité et d'échapper à cette bruyante contrainte de l'éducation moderne qui trouve son profit à ne pas vous laisser mûrir, pour pouvoir vous dominer et vous exploiter.80 Il faut donc opposer à la façon historique non monumentale de faire de l'histoire la façon artistique de faire l'histoire, soit la façon monumentale. C'est seulement lorsque l'histoire devient elle-même l'objet d'un travail artistique, lorsqu'elle devient elle-même une œuvre d'art qu'elle peut conserver, même stimuler les instincts vitaux et permettre la vie. Mais cette façon de faire de l'histoire irait à l'encontre de l'esprit antihistorique de notre époque et serait perçue comme de la falsification par les historiens d'aujourd'hui. Nietzsche nous dit d'ailleurs : « les historiens étouffent les illusions, et « celui qui détruit les illusions, en lui-même et chez les autres, sera puni par la nature, qui est le plus sévère des tyrans » » '. C'est d'ailleurs là ce que Nietzsche reproche à la religion chrétienne. Par le traitement historique dont elle a fait l'objet, elle est devenue antinaturelle. Elle n'a pas su garder cette « auréole mystérieuse » dont a besoin tout ce qui vit82. C'est cette illusion dont a besoin tout ce qui est grandiose pour vivre. La vie qui est régie par le savoir devient vite faible, alors que la vie qui est portée par les instincts et les 24 illusions qui les favorisent est pleine et forte. C'est là ce dont a besoin toute culture pour prospérer et devenir une véritable culture propice au développement de la vie. L'histoire nous amène à croire à la vieillesse de l'humanité et c'est alors des activités de vieillards qui l'attend. Un trop-plein de culture historique est donc néfaste pour une culture; le savoir historique détruisant toutes les illusions bénéfiques pour la vie. Il s'agit alors de donner un sens et d'enlever le culte de l'histoire. 11 nous faut donc apprendre à vivre de façon non historique pour remplacer le culte de l'histoire par une « conception artistique de la vie »83. Il faut que nous nous voyons comme étant souverains et indépendants, nous suffisant à nous même. Il s'agit ici de revenir au début de l'humanité et de sa recherche de sens, au sens mythologique. Faire quelque chose qui a du sens au niveau artistique, même s'il n'en a aucun au niveau historique84. L'artiste impose un sens au monde. Il remplace « ce qui est incompréhensible par quelque chose de compréhensible » .11 s'agit ici de faire une vision artistique de l'histoire pour inspirer beauté et grandeur. Il faut redonner une signification aux événements du passé pour que ceux-ci inspirent un avenir au peuple. L'histoire qui répugne Nietzsche en est une qui ne veut que recenser les faits uniques qui sont survenus au cours de l'histoire. Une telle histoire revient à en être une de collectionneur, considérant les événements comme des objets précieux uniques qui ne peuvent pas se reproduire. Nietzsche veut une histoire qui inspire l'individu, le peuple et la civilisation vers l'avenir en lui disant que ce qui c'est déjà produit de grandiose peut encore se reproduire. C'est ce que nous dit Pierre-Yves Bourdil dans la fin de l'introduction à la Seconde considération intempestive : L'histoire minimise les drames humains, les souffrances des artistes incompris, la conscience qu'ils en retirent d'appartenir à l'élite. La conception esthétique du monde implique la transcription des événements en fables, et des fables en mythes. Nous devons garder une 25 vision stimulante des héros, les aimer de telle sorte qu'à cause d'eux nous puissions avoir toujours une histoire nouvelle à raconter.8| C'est cette vision de l'histoire que Nietzsche nous faire voir dans La naissance de la tragédie, que nous aborderons dans le prochain chapitre. Une vision créatrice de l'histoire, où le problème de la culture semble, du moins pour un temps, trouver sa solution dans l'art. Mais avant, voyons comment une époque peut produire de tels héros, des génies qui sauront inspirer les prochaines générations. C'est ce que Nietzsche nous décrit dans la troisième Considération inactuelle. La troisième Considération inactuelle, Schopenhauer éducateur C'est sur les mœurs et les opinions de son siècle que Nietzsche ouvre la troisième Considération inactuelle. Les hommes sont tels les animaux d'un troupeau, ils semblent trop heureux de faire partie de la masse pour vouloir faire mine d'en sortir. Mais au fond d'eux-mêmes, chacun d'entre eux « sait fort bien qu'il n'est sur terre qu'une seule fois, en un exemplaire unique »87. De plus en plus, la société semble nous encourager à vivre selon nos propres valeurs. Et il semble assez paradoxal de penser qu'après toutes les années qu'il ait fallu pour faire de nous ce que nous sommes88, nous n'ayons que si peu de temps. Nous voulons alors être les propres maîtres de nos destinés « et ne pas permettre que notre vie ressemble à un hasard sans idées directrices »89. Nous suivons souvent les idées ou encore les chemins qui nous sont présentés par les gens qui nous entourent, par notre époque en quelque sorte. Mais voilà de quoi nous devons nous libérer si nous voulons réellement suivre notre propre voie, si nous voulons aller de l'avant malgré les contingences historiques, politiques, culturelles et géographiques90. Et la meilleure façon de se connaître soi-même est par le biais de ses éducateurs.91 Nietzsche revient sur les systèmes d'éducations qui sont ceux de son époque et la façon d'enseigner. Comparés encore une fois aux Grecs de l'Antiquité, nous ne 26 savons pas éduquer et il ne s'agit la plupart du temps que d'un ramassis de connaissances pêle-mêle, sans véritable unité. « Ce qui t'a attiré et tout à la fois, dominé et rendu heureux en dit long sur qui tu es ».92 Il nous dit également qu' « une des meilleurs façon de revenir à soi-même est de revenir à nos éducateurs, ceux qui nous ont révélés à nous même. »93 Voilà donc pourquoi il décide de s'attaquer à Schopenhauer, qui fut pour lui un éducateur. Mais qu'est-ce donc qu'un éducateur ? Quel est son rôle ? Un éducateur doit savoir reconnaître la nature forte ou faible de l'individu qu'il veut éduquer. Si la personne a un net penchant pour quelque chose en particulier, un domaine dans lequel cet individu à un talent exceptionnel, alors l'éducateur doit aider cet individu à réaliser ce talent. Mais si la personne n'a pas de talent particulier, alors l'éducateur doit encourager un développement harmonieux de toutes les facultés.94 Ce philosophe éducateur, dont je rêvais à part moi, ne se contenterait probablement pas de découvrir la force centrale, mais il saurait éviter aussi qu'elle exerce une action destructrice sur les autres forces : la tâche de son œuvre éducatrice devrait être, à mon sens, de transformer l'homme tout entier en un système solaire et planétaire, vivant et mouvant, et de reconnaître la loi de sa mécanique supérieure.95 Mais ce type d'éducateur manque dans nos sociétés. Nul ne peut trouver de véritables éducateurs dans les universités d'aujourd'hui au dire de Nietzsche.96 L'absence totale d'unité dans l'éducation et l'intérêt qui est mis davantage sur la science et le sacrifice à celle-ci que nous devons faire est nuisible pour la vie humaine. La science est ainsi enseignée selon l'idée reçue que « plus il y en a, mieux cela vaudra »97, alors qu'une telle idée « est certainement aussi dangereuse pour les savants que le principe économique du « laisser-faire » pour la moralité des peuples tout entiers. »98 On ne peut éduquer d'orateurs ou encore d'écrivains de nos jours, car ils n'y a plus d'éducateurs disponibles pour ce faire.99 C'est d'ailleurs en étant à la recherche de véritables éducateurs que Nietzsche à trouvé Schopenhauer. Pour Nietzsche, Schopenhauer est un des écrivains les plus honnêtes et les plus loyaux qui soient, 27 n'étant surpassé que par Montaigne100 et c'est cette honnêteté que possède Schopenhauer, et que ne possède pas les autres écrivains, qui fait dire à Nietzsche qu'il n'y a que lui et Montaigne qui sont dignes d'être des éducateurs. Schopenhauer a aussi en commun avec Montaigne la sérénité rassurante. Ils sont tous deux aliis laetus, sibi sapiens ( Serein pour les autres, sage pour lui-même ).101 Cette sérénité que possède Schopenhauer est du type des héros. Il y a des hommes qui réconfortent, peu importe ce qu'ils nous disent. Même lorsqu'ils expriment tout le tragique de l'existence, nous pouvons sentir en eux la force tranquille qui les anime face aux vicissitudes de l'existence. Il existe un autre type d'homme dont la supposée sérénité en est une qui nous désespère de l'existence elle-même.102 Il ne s'agit pas ici, chez ces philistins que nous avons décriés plus tôt, d'une sérénité qui provient de celui qui a su affronter la vie et ses difficultés. Ce n'est pas une sérénité qui provient de la victoire, mais un type de sérénité qui provient d'hommes qui nous font croire qu'ils ont réellement vu les souffrances de l'existence, ce qui n'est pas le cas. Des gens comme Schopenhauer ne se cachent pas sous divers masques, ce qui nous permet de réellement sentir leur côté humain. Il est intéressant de noter que dans Ecce homo, Nietzsche nous dira que Schopenhauer était en fait un masque pour lui-même, et que là où nous lisons le nom de Schopenhauer dans les textes de Nietzsche, nous devrions lire en fait le nom de Nietzsche. Ce dernier avait cependant raison lorsqu'il nous disait que les véritables éducateurs nous révèlent à nous même, car la lecture de Schopenhauer a été un catalyseur qui lui a permis de se découvrir lui-même. Mais cette découverte de lui-même a été une expérience imparfaite, car elle se faisait uniquement via les livres. Or, Nietzsche aurait aimé vivre l'expérience authentique tel que le vivaient les Grecs de l'Antiquité. Il aurait ainsi pu voir ce qu'un philosophe a de plus précieux à donner, soit l'exemple même de son existence. Mais la culture de notre époque, qui est encore dans la même mouvance que celle de Nietzsche par ailleurs, en est une qui ne fait plus de place à de 28 nouvelles formes de vie. La recherche ne se fait plus que via les livres, et l'expérience vécue elle-même est évacuée très tôt. Mais l'exemple même doit être donné par la vie visible et non point seulement par les livres, c'est-à-dire de la façon dont enseignait les philosophes de la Grèce, par la mine, l'attitude, le costume, la nourriture, les mœurs, plus que par la parole ou même les écrits.103 La connaissance en Allemagne à l'époque qui nous intéresse est une connaissance pure, une science pure qui ne doit en aucun cas changer quoi que ce soit à l'ordre établi.104 La connaissance est ainsi séparée de la vie réelle. La philosophie qui sert de modèle à cette époque est celle de Kant. Ce dernier a enseigné à l'université sans rien changer de sa vie de tous les jours, du moins en apparence. Ce qui fait dire à Nietzsche que sa philosophie en est une de professeurs d'université et qu'il n'est pas étonnant que ce soit là ce qu'elle a engendré. Nietzsche veut nous présenté un philosophe qui selon lui est le contraire d'un philosophe d'université, un philosophe qui incarne lui-même sa propre philosophie, soit la figure de Schopenhauer. Peutêtre que ce dernier est effectivement un philosophe qui a incarné sa philosophie dans sa vie personnelle, mais l'exemple qui saute le plus à nos yeux est plutôt celui de Nietzsche lui-même. Dès cette époque, la découverte de la philosophie de Schopenhauer et de l'art wagnérien lui fait quitter les domaines de la philologie. Il se mettra à dos une grande partie de la communauté philologique par la publication d'ouvrages qui choqueront de par ses nouvelles découvertes. Il ne s'est pas contenté de découvrir ces deux figures pour son propre plaisir personnel, tout en continuant à vaquer à ses occupations philologiques. La découverte même d'une nouvelle philosophie et de l'art de Wagner lui fera prendre des décisions tant pour son avenir professionnel que dans sa vie personnelle. Voilà l'exemple le plus probant d'un individu qui incarne dans la vie réelle les idées qu'il défend. Mais quel est donc ce climat intellectuel malsain qui empêche aux natures supérieures d'incarner dans leur vie réelle les idées qu'ils défendent ? C'est celui des philistins de la culture que nous avons décris plus tôt dans notre texte et qui, par la mise à l'avant de leur concept de culture ( Bildung )' 5, ont créé un climat que ces natures, bien que supérieures, n'ont pas pu supporter. Les individus tels Hôlderlin et Kleist ont dépéri de vivre parmi ces philistins. Ils ont payé le prix fort pour leur belle individualité, le fait de penser par eux-mêmes les ayant séparés de la majorité des gens. Le peuple pardonne peu à ceux qui ne partagent pas son mode de vie. L'isolement dans lequel se retrouvent ces gens uniques est perçu par les philistins comme la conséquence d'une quelconque faute.106 De tout temps parmi les régimes tyranniques, dans les sociétés, voire dans les religions ou encore les opinions publiques dominantes, « les philosophes solitaires ont été détestés; car la philosophie ouvre aux hommes un asile où aucune tyrannie ne peut pénétrer, les cavernes de l'être intime, le labyrinthe de la poitrine, et c'est ce qui exaspère les tyrans. »107 Ces hommes libres « au fond eux-mêmes » n'ont tout de même pas le choix des rencontres qu'ils doivent faire dans la vie de tous les jours. Tout penseur rencontre une multitude de personnes de part leurs activités personnelles et professionnelles. Face aux opinions dominantes de la société d'aujourd'hui ( et de l'époque ), le penseur solitaire qui ne dit mot sera perçu comme consentant. Le moindre petit geste ou le moindre petit acte sera interprété et sera considéré comme un aveu : «... tandis qu'ils [ces solitaires de ces libres d'esprit ; P.B.] ne veulent que la vérité et la loyauté, ils sont pris dans les mailles d'un réseau de malentendus... »109. Le fait que les malentendus sont inévitables les rend mélancoliques et provoque chez certains une « explosion volcanique »110. Les natures supérieures, que Nietzsche compare à des « demi-dieux »'", sont parfois capables de vivre parmi ces vicissitudes de l'existence du penseur solitaire. 30 Un second danger menace les natures supérieures, et c'est celui de la vérité. Pour tous ceux qui prennent la philosophie kantienne comme point de départ, il existe un doute sur la possibilité de rencontrer la vérité. Nietzsche cite un extrait d'une lettre de Kleist où il fait part à un ami du fait que la philosophie de Kant lui a fait perdre son « but le plus sacré » et qu'il n'en a plus d'autres.112 Et c'est toujours ainsi que nous devrions ressentir une philosophie. De notre « tréfonds le plus sacré »'13, voilà ce qui doit être le critère selon lequel nous jugeons d'une philosophie. Partout Nietzsche entend que la philosophie de Kant a eu un énorme succès, mais il ne voit nulle part l'influence de sa philosophie dans la vie des gens. Quelqu'un comme Kleist l'a ressenti jusqu'au plus profond de lui-même et il vit la philosophie en laquelle il croit. Quelqu'un comme Schopenhauer fut un tel type d'homme pour Nietzsche; quelqu'un qui incarne la philosophie qu'il prône dans ses ouvrages. Il ne s'agit pas pour lui que de mots lancés en l'air, ou plutôt écrit en l'air devrions nous dire. Il en va d'une expérience authentique de vision de l'homme et de la vie. Cet homme a su s'élever au-dessus des autres. « II considéra l'image de la vie comme un ensemble et l'interpréta comme un ensemble. »114 Mais de la même façon, les sciences de toutes sortes ne font que se coller le nez sur une image pour en analyser les diverses couleurs, sans pour autant saisir l'image elle-même. Les scientifiques se collent donc le nez sur les diverses couleurs et détails du tableau de la vie, alors qu'ils n'ont jamais vu l'image de la vie en général. Seul celui qui a vu le tableau général de la vie peut se servir ensuite des sciences pour mieux comprendre l'image qu'il voit. Mais il ne s'agira là que de confirmer ce que ce philosophe sait déjà. En cela Nietzsche rejoint les penseurs de l'Antiquité tels les stoïciens, pour qui la science et les connaissances qui découlent de l'activité scientifique ne sont réellement utiles qu'au sage qui lui peut y voir la confirmation du mouvement du monde, tel qu'il l'avait déjà perçu. Mais le sage stoïcien n'est pas en cela un scientifique, au contraire. Il ne fait que se servir des connaissances que lui apporte 31 les scientifiques qui eux ne cessent de fouiller le monde à la manière de taupes aveugles qui creusent dans tout les sens. Parmi ces « taupes » qui creusent dans tout les sens et qui pourtant ne voient jamais l'image totale de la vie se trouvent les « demi-philosophes » de Nietzsche."5 Ceuxci explorent les grandes philosophies, sans pour autant être capable d'en créer une, et vont là où « il est possible d'exercer la critique savante, où la réflexion, le doute, la contradiction sont permis. »'16 De la sorte, ils échappent aux exigences de toute grande philosophie qui, dans son ensemble, affirme toujours : voici l'image de toute vie, lis en elle le sens propre de ta vie. Et, inversement, lis seulement ta vie et déchiffres-y les hiéroglyphes de la vie universelle."7 Les liens entre la vie personnelle, intime du philosophe et la grande vie universelle sont donc, chez Nietzsche, du même ordre que chez les stoïciens de l'Antiquité. Il existe également un troisième danger qui guette les gens, et qui aurait pu toucher un individu tel Schopenhauer. « Tout homme trouve en lui-même une limitation...»"8 et cette limitation est aussi bien au sein même de nos dons que de notre morale" 9 «...de même que le sentiment de son péché le fait aspirer à le sainteté : en tant qu'être intellectuel il porte en lui l'appétit profond du génie »120 C'est là le désir principal qui est à la source de toute culture. Le désir profond d'être un saint ou un génie, ou encore le regret de n'en être pas un. Mais certains intellectuels ne ressentent pas ce désir. Ces gens ne font que nuire à la véritable culture, à la naissance des génies. Des gens tels que Schopenhauer pour Nietzsche ont ressenti à l'intérieur d'eux-mêmes qu'ils ont de profondes inspirations qui sont dignes d'êtres diffusés partout et pour tous. Mais Schopenhauer est décrit par Nietzsche comme quelqu'un qui est double. Il sait qu'il est un génie, mais il ressent tout de même ce désir de laisser les choses et connaître «...la réconciliation de l'Être et du Connaître ; jusqu'au royaume de la paix et de la négation du vouloir...»121. Mais ces désirs de négation n'ont pas su empêcher Schopenhauer de 32 renoncer à son travail. Il a tout de même exprimé ce qu'il ressentait, incluant ces désirs de paix et de négation du vouloir. Nous sommes tentés ici encore une fois de faire des parallèles intéressant avec le Nietzsche plus expérimenté que plusieurs connaissent. Ce n'est pas la seule fois qu'il nous parlera d'un être qui participe à deux règnes antagonistes en apparence, mais qui sont réunis chez un seul et même individu. Un de ces passages célèbres est celui où Nietzsche nous évoque sa généalogie dans Ecce homo. Il y mentionne : S'il est une chose qui explique cette neutralité, cette absence de parti pris qui me caractérise en face du problème général de la vie, c'est sans doute cette double origine [...] qui fait de moi à la fois un décadent* et un commencement*122. 123 Plus loin il dit encore à propos des deux dernières Considérations, «...je ne nierai pas qu'au fond, elles ne parlent que de moi. [...] dans Schopenhauer éducateur est inscrite mon histoire intime, celle de mon devenir. »124 Voilà donc encore une fois tout l'intérêt de ses Considérations inactuelles pour nous aujourd'hui. Il ne s'agit pas simplement des interprétations d'un philosophe à propos d'un autre, mais bien de Nietzsche lui-même dont il est question. Nietzsche énumère ensuite plus en détail tous les dangers qui nous guettent. Nous portons tous en nous une originalité qui, si nous l'acceptons, nous fera prendre conscience de la tâche extraordinaire qui nous est donné d'accomplir. Mais le résultat au plan social est la solitude. Nous serons alors seuls. Chez plusieurs personnes, un tel sentiment est insupportable, «...car ils sont paresseux et que toute originalité est entravée par une chaîne de peines et de fardeaux »125 C'est là le premier danger qui menace les natures tel Schopenhauer. Le second danger est de se lancer éperdument dans la tâche que nous voulons accomplir pour finir par être entièrement dévoré par la « science pure » et finir par vivre une vie « qu'un chien même ne voudrait plus vivre ainsi » (304, Nietzsche citant Goethe, Faust, I, v. 376). Le troisième danger qui guette Schopenhauer est celui de déchirer « le lien 33 qui le rattachait à son idéal » 6. Ces dangers que nous a énumérés Nietzsche sont des dangers qui guettent les gens comme Schopenhauer du fait même de leur constitution. Mais il existe des dangers qui proviennent non-pas de l'homme lui-même, mais bien plutôt de son siècle. Nietzsche fait la distinction entre ces deux types de dangers en les nommant « dangers constitutionnels »127 pour ceux qui proviennent de l'homme lui-même, et « dangers de l'époque » pour les autres. Le philosophe étudie les penseurs et les cultures anciennes. Mais le présent dans lequel il vit l'influence tout autant. À notre époque, le penseur ne vit pas les mêmes réalités qu'à l'époque de la Grèce antique. Le jugement des anciens philosophes grecs sur la valeur de l'existence a une tout autre signification qu'un jugement moderne, parce que ces philosophes voyaient devant et autour d'eux la vie elle-même dans sa surabondante perfection, et parce que chez eux le sentiment du penseur n'était pas troublé comme chez nous par la contradiction entre le désir de liberté, de beauté, de majesté de la vie et l'instinct de vérité qui se pose cette question : « Que vaut au juste la vie ? »129. Les grands hommes sont les enfants de leurs temps, nous dit Nietzsche130. Dès lors, un penseur qui veut s'affranchir de son siècle, ou plus particulièrement des défauts de son siècle, ne peut faire ce combat et le gagner sans y perdre quelque chose.131 Mais c'est peut-être là la bonne façon de procéder. Ce que le penseur perdra de son combat contre son siècle, c'est sa propre actualité. Nous ne sommes pas les enfants de notre siècle, mais bien plus les bâtards de notre siècle. Et en tant que tels, nous devons renier notre mère pour mieux nous émanciper. Schopenhauer a réussi à vaincre « en lui l'esprit du temps »132 et ainsi à mettre au monde le génie en lui. L'homme magnifique et créateur doit répondre à ces questions : « Peuxtu justifier du fond du cœur cette existence ? Te suffit-elle ? Veux-tu être son avocat, son rédempteur ? Une seule affirmation véridique de ta bouche disculpera la vie sur laquelle pèse une si lourde accusation. » Que répondras-tu ? - Tu donneras la réponse d'Empédocle.133 Ce dont traite le texte peut sembler être la philosophie de Schopenhauer, mais plus profondément, il s'agit de la réalisation de soi de l'individu qui lutte contre son temps. Les amas de livres qui ont été écris sont inutiles pour la plupart, selon Nietzsche. Ils sont tous pénétrés par l'esprit du jour, par les problèmes quotidiens de l'existence. Ils ne peuvent se rendrent, compte que c'est cette actualité même qui est le problème principal de la pensée d'aujourd'hui. Les gens ne pensent que via les journaux, et aujourd'hui nous y ajouterions les journaux télévisés. Ils ne croient qu'à des solutions politiques - économiques pour résoudre le problème de l'existence. Or, Nietzsche nous dit : « Toute philosophie qui croit qu'un événement politique peut déplacer ou même résoudre le problème de l'existence est une philosophie de plaisantin, une philosophie de mauvais aloi »134. C'est véritablement là le nœud du problème. Les gens s'imaginent que l'État est le summum de la réalisation humaine, et ils ne deviennent que les rouages dociles et consentants de cet État. C'est pourquoi je m'occupe à l'heure présente d'une espèce d'homme dont la téléologie conduit un peu plus haut que le bien d'un État, avec les philosophes ; et avec ceux-ci, je ne m'occupe que d'un domaine assez indépendant du bien de l'État, celui de la culture135. C'est « l'impossibilité de toute vie contemplative et de toute simplicité »136 dans le monde d'aujourd'hui, dans la culture de ce monde qu'est le nôtre, qui va de pair avec la chute de la véritable culture, la dégénérescence de l'humanité. Nietzsche écrit ces phrases qui auraient pu être écrites cette année même : Les nations se séparent de nouveau, se combattent les unes les autres et demandent à s'entre-déchirer. Les sciences, pratiquées sans aucune mesure et dans le plus aveugle laisser-faire s'éparpillent et dissolvent toute conviction solide ; les classes et les sociétés cultivées sont entraînées dans une grandiose et méprisante exploitation financière. Jamais le monde n'a été davantage le monde, jamais il n'a été plus pauvre en amour et en dons précieux1 7. Les intellectuels ne sont plus les lumières qu'ils doivent être. Ils ne sont tout au plus que des phares vacillants au milieu de la nuit qui se fait de plus en plus noire. 35 Toute notre civilisation est au service de la barbarie la plus grande et la plus vile qu'ait rencontré l'humanité. L'art et la science eux-mêmes servent cette même barbarie. « L'homme cultivé est dégénéré qu point qu'il est devenu le pire ennemi de la culture, car il veut nier la maladie générale et il est un obstacle pour les médecins »139. Nous vivons à l'époque du chaos atomique, les individus étant divers atomes qui partent dans tous les sens. Leur course au bonheur individuel, pour aujourd'hui ou demain au plus tard, est ce chaos perpétuel moderne que nous observons. « Au Moyen Âge les forces adverses étaient à peu près contenues par l'Église et elles s'assimilaient en une certaine mesure les unes aux autres par la forte pression qu'exerçait l'Église. »140 Une fois le lien déchiré, ces diverses forces se dressent les unes contre les autres. Ce même Moyen Age était beaucoup moins religieux que l'Antiquité pour Nietzsche. Aujourd'hui, la chute s'est accentuée et notre monde « n'est' déterminé que par les forces les plus grossières et les plus malignes, par l'égoïsme de ceux qui s'enrichissent et par la tyrannie militaire »141. Nietzsche nous dit même que « l'État souhaite que les hommes pratiquent à son égard le même culte idolâtre qu'ils avaient pratiqués à l'égard de l'Église »142. Nietzsche enchaîne avec trois images de l'homme dans nos temps modernes.143 L'homme selon Rousseau, Goethe et Schopenhauer. De ces trois images, Nietzsche fait des distinctions importantes. Pour l'homme selon Rousseau, il s'agit là de la forme la plus répandue et la plus populaire. Dans cette image, l'homme apprend qu'il est écrasé et humilié par la science et la technique dont il était si fier avant. Les murs qui le protègent sont ceux-là mêmes qui lui donnent l'ombre derrière laquelle il a tranquillement dégénéré14 . L'homme de Rousseau se choque profondément de cela. Il est homme d'action selon Nietzsche145. C'est l'image où la nature apparaît comme le nouveau Dieu, tout aussi éloigné de nous que l'ancien. Cette image de l'homme selon Rousseau est celle qui est la plus populaire. La seconde image de l'homme est celle selon Goethe. Cette seconde n'« ...est faite 36 que pour le petit nombre, pour ceux qui sont des natures contemplatives de grand style »146. Il n'est pas l'homme d'action et de feu qu'est l'homme de Rousseau. Il est plutôt un l'homme qui se nourrit de tout ce qui a existé dans l'art, la science et la mythologie de tout temps. Il « est une force conservatrice et conciliante, mais il court le risque de dégénérer au point de tourner au philistin, de même que l'homme de Rousseau peut facilement devenir un catalinaire »147. C'est d'ailleurs ce qui est arrivé avec l'homme selon Goethe, puisque ceux qui l'admiraient, mais qui n'étaient pas dignes de le suivre, sont devenus les philistins que nous avons décriés plus tôt. Nietzsche en vient ensuite à l'homme selon Schopenhauer. Dans cette figure nous reconnaissons les premiers signes de la philosophie nietzschéenne qui sont placés sous le masque de Schopenhauer. Ce dernier est perçu par Nietzsche comme celui « qui prend sur lui la souffrance volontaire de la véracité »148 et qui s'en sert pour « tuer sa volonté personnelle »149 pour réaliser le véritable but de la vie qui est « le reversement de son être »150. Plusieurs mots ici reviendront beaucoup plus tard dans l'œuvre de Nietzsche. L'homme selon Schopenhauer est ici le type d'homme qui serait perçu par plusieurs comme un Méphistophélès plutôt qu'un Faust151. C'est seulement aux yeux des néophytes qu'il apparaît ainsi. Pour les autres, il est comme le maître philosophique de ce puissant « désir de sanctification et de délivrance » qui est à la source de cette négation du maître, car « toute existence qui peut être niée mérite aussi de l'être »152. Si Schopenhauer apparaît comme le destructeur des lois de cette existence qu'il voit tout autour de lui, c'est qu'il nie cela au nom d'un type supérieur de vie, d'existence. Un type d'homme supérieur comme Schopenhauer donne sa vie complète pour une tâche qui est plus grande que lui. Certes, par sa bravoure, il anéantit son bonheur sur cette terre ; il lui faut s'opposer même aux hommes qu'il aime, aux institutions dont il est sorti ; il lui faut être en état de guerre, ne ménager ni les hommes ni les choses, bien qu'il souffre lui aussi des blessures qu'il leur inflige ; il sera méconnu et passera longtemps pour l'allié des puissances qu'il exècre [...] Mais il pourra s'encourager et se consoler avec les paroles dont se servit un jour Schopenhauer, son grand éducateur : « Une vie heureuse est impossible. Le but suprême que l'homme peut atteindre est une carrière héroïque. [...] Son souvenir demeure et sera célébré comme celui d'un héros ; sa volonté, mortifiée durant toute sa vie par la peine et le travail, la mauvaise fortune et l'ingratitude du monde, s'éteint dans le nirvana » (Schopenhauer, Parerga und Paralipomena, II, § 172 a)153. Un tel type de vie n'est pas comme le pense les médiocres. Les petits hommes s'imaginent que les grands hommes le sont par un don spécial quelconque, dispensant ainsi ceux qui n'ont pas ce don. « Le grand homme est précisément, de tous, celui qui se laisse le moins gratifier et contraindre. Il sait aussi bien que le petit homme comment on peut prendre la vie par son côté facile et combien est molle la couche où il pourrait s'étendre...»154. L'individu supérieur est donc celui qui décide volontairement de ne pas s'assouplir dans la vie, mais qui décide de faire face aux difficiles questions de l'existence. « Pourquoi est-ce que je vis ? Quelle leçon doit me donner la vie ? Comment suis-je devenu ce que je suis et pourquoi ma condition me fait-elle souffrir ? » . Nous voilons notre regard face à ces véritables questions existentielles et nous continuons à vivre ces mascarades de tous les jours. Tels des masques que nous portons, les rôles que nous tenons deviennent comme des impératifs. Soit un bon citoyen ! Soit un bon savant ou homme d'État !156 Alors que les gens se disent cela, ils oublient qu'ils sont déjà quelque chose qui jamais ne pourra devenir quelque chose de différent [...] Celui qui ne comprend sa vie que comme point dans l'évolution d'une race, d'un État ou d'une science et qui par conséquent veut entièrement appartenir au devenir, à l'histoire, n'a pas compris la leçon que lui impose l'existence et il lui faudra l'apprendre une autre fois. Cet éternel devenir est un guignol mensonger qui fait que l'homme s'oublie lui-même, c'est le divertissement qui disperse l'individu à tous les vents, c'est la joie sans fin de la badauderie que ce grand enfant qu'est notre temps joue devant nous et avec nous 157. « L'héroïsme de la véracité consiste précisément à cesser un jour d'être son jouet»158. Le penseur héroïque cesse d'être le jouet du divertissement et de l'air du temps pour viser un autre but. Il ne veut plus devenir quelque chose d'autre que luimême, il veut simplement relever le défi de plonger en lui-même, au cœur même 38 des mensonges. Il ne cherche pas son propre bonheur, il ne cherche pas la vérité, il cherche seulement à pénétrer au plus profond des mensonges qui nous environnent constamment. Nuance importante, car un principe veut que nous n'atteignions jamais ce que nous cherchons, nous rappelle Nietzsche159. Or, en cherchant dans le malheur et le mensonge, l'homme finit par trouver un état d'esprit qui, comparé aux idées de bonheur et de vérité, font passer ces dernières pour « des copies idolâtres » 160 . À partir de la sixième partie du texte, Nietzsche enchaîne sur la question du génie. Qu'est-ce que le génie philosophique et artistique ? Et comment apparaît-il dans nos sociétés ? Le génie, ou les grands hommes, sont une nécessité pour Nietzsche. Il faut que l'humanité en produisent, car ils sont le moteur même de la culture. La seule chose qui importe est de faire apparaître ces individus, qui sont le but suprême de l'évolution humaine. « II est en somme aisé de comprendre que le but de l'évolution se trouve réalisé quand une espèce à atteint sa limite extrême et le stade intermédiaire qui conduit à une espèce supérieure, et non point lorsque l'espèce présente une masse d'exemplaires pareils et que ceux-ci jouissent du bienêtre et encore moins lorsqu'ils sont les derniers venus dans la même catégorie »161. L'humanité a donc « l'exigence de rechercher et d'établir ces conditions favorables à la création de grands hommes rédempteurs »162. Mais le but de l'existence semble pour plusieurs celui du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Nous sacrifions notre existence pour le plus grand nombre, ou du moins l'idée que nous avons de ce plus grand nombre. Il s'agit en fait de se sacrifier pour l'État. Mais c'est une tout autre attitude que Nietzsche veut inculquer aux jeunes générations. Il veut que ces derniers sentent qu'ils sont l'œuvre ratée de la nature, mais qu'ils sont de ce fait même le signe de la grande ambition de celle-ci. « Elle n'a pas atteint son but, devrait-il se dire, mais je veux honorer sa haute intention en me mettant à son service, de façon que, un jour, elle réussisse mieux »163. C'est dans le domaine de la culture, enchaîne Nietzsche, qu'il se place, car elle est « l'enfant de 39 la connaissance de soi et du sentiment de l'insuffisance individuelle »164 . Tous ceux qui s'en disent les partisans, nous dit Nietzsche, sont attirés par quelque chose qui est au-dessus d'eux, quelque chose de plus grand et de plus humain qu'eux. Un sentiment de manque est à la base de cette recherche. L'âme noble sent qu'elle a besoin de plus que cela, de plus que ce que la majorité semble se contenter. Celui qui cherche quelque chose de plus grand que lui pour lui-même et pour tous ceux qui, comme lui, cherche désespérément quelque chose de plus grand, veut tout faire pour parvenir à atteindre ce quelque chose «... pour qu'enfin puisse naître de nouveau l'homme qui se sent complet et infini, dans la connaissance et dans l'amour, dans la contemplation et dans le pouvoir, l'homme qui, dans sa plénitude, se tient au milieu de la nature, juge et évaluateur des choses »165. Mais « il est difficile de placer quelqu'un dans cette condition d'intrépide connaissance de soimême, parce qu'il est impossible d'enseigner l'amour »166. Il n'y a que l'amour qui peut permettre à l'individu de rechercher partout cet être supérieur qui a réussi à s'élever. « La première consécration de la culture »167, est atteinte lorsque nous avons trouvé cet individu supérieur et que nous nous sommes « attaché de tout cœur à [ce] grand homme » . Il s'agit ici d'un attachement intérieur, où nous comprenons notre « propre étroitesse et notre propre manque d'élan »169, où nous ressentons la compassion pour celui qui lutte sans cesse contre nos propres défauts. Mais cette lutte intérieure est loin de suffire pour que la lutte pour une culture supérieure soit réussie. Nietzsche évoquait alors « la première consécration de la culture »170 qui était surtout intérieure. La « seconde consécration » m est plutôt extérieure. Il s'agit en fait de pouvoir apprécier dans le monde extérieur toutes «les aspirations des hommes»172. Mais ce n'est là que la seconde consécration. Il y a aussi l'action proprement dite, par laquelle l'individu doit lutter contre « toutes les influences, toutes les habitudes, toutes les lois, toutes les institutions dans lesquelles il ne reconnaît pas son but, la production du génie »173. Mais ce faisant, l'individu qui 40 réussit à atteindre ce second niveau se rend compte combien peu de gens connaissent le but véritable de la culture, soit la production de génies174. Certains pourront arguer que la connaissance de ce but n'est pas nécessaire pour la majorité, celle-ci ne faisant que ce qu'elle a toujours fait, une force obscure se chargeant de les faire avancer. C'est là une forme analogue au dressage que nous faisons subir aux animaux, nous dit Nietzsche. Il faut alors que l'homme fasse de cette force obscure « une volonté consciente »175. D'autant plus qu'un autre argument se présentera à son esprit : il ne faut plus qu'il soit possible que cet instinct, inconscient de son but, cette obscure poussée tant vantée, puissent être utilisés à des fins toutes différentes et conduits vers des chemins où ce but supérieur, la création du génie, ne pourra jamais être atteint176. Mais il y a dans la société d'aujourd'hui une « culture dénaturée et asservie »177. Cette culture est utilisée par des gens qui sont loin d'aimer la culture pour ellemême, mais qui ont des motifs de le faire; ils se servent de la culture à des fins autres que l'apparition et la création de génies. 11 y a ceux qui veulent la culture ( Bildung ) comme des acquéreurs. Ils veulent la culture de façon condescendante, soit en autant que celle-ci soit favorable à la production et aux besoins, aidant ainsi à la production de richesse. Une culture ( Bildung ) qui encouragerait autre chose que la production de plus de biens, de plus de besoins, et donc de plus de profits est jugée comme suspecte, voire inutile. Encore aujourd'hui il suffit de regarder ce qui ce passe tant dans les domaines des sciences pures et humaines, que dans le domaine des lettres et de la philosophie. « On ne permet à l'homme qu'autant de culture ( Kultur ) qu'il en est besoin dans l'intérêt du profit général et des usages du monde »178 II y a ensuite « l'égoïsme de l'État »179. L'État à entre ses mains180 tous les outils nécessaires pour encourager la culture, ou encore un type en particulier de culture. Ce faisant, cet État encourage la formation de citoyens qui sauront se rendre utiles pour lui et pour le maintien des institutions. « II en va comme d'un ruisseau de 41 montagne, détourné partiellement de son cours par des digues et des barrages, pour que sa force motrice serve à faire tourner un moulin...»181. Il faut donc qu'il y ait un courant et une certaine force dans ce courant, sans pour autant que ce courant soit trop fort. Si les forces de la jeunesse ne sont pas correctement canalisées, l'Etat ne peut utiliser cette nouvelle génération pour maintenir ses institutions en place. C'est d'ailleurs ce qui est arrivé au christianisme. Pour avoir servi de religion ' 1 fi"} d'Etat et donc de « digues et barrages » pour celui-ci, il a été « corrompu jusqu'à la moelle, il est devenu hypocrite et mensonger et il a dégénéré jusqu'à être en contradiction avec son but primitif »183. Il y a troisièmement la culture des gens « qui se savent laids ou ennuyeux et qui voudraient se tromper sur eux-mêmes par ce qu'ils appellent les belles formes »184. Sachant que l'on juge une chose par son aspect extérieur et non par le contenu, ils s'ornent et ornent leurs existences d'artifices culturels de toutes sortes. L'homme moderne est profondément inintéressant et il doit lui-même avec ses semblables se parfumer de toutes les odeurs de toutes les cultures de façon pêle-mêle pour arriver à garder l'attention de ses semblables. Nietzsche y va même de ce constat : « Mais, vraiment, il n'y aurait pas de quoi remuer le petit doigt en faveur de la culture ( Kultur ) allemande, si l'allemand, sous le nom de culture, qui lui fait encore défaut et qu'il devrait acquérir maintenant, n'entendait que les artifices et les agréments qui enjolivent la vie...» . Nietzsche reproche en fait aux Allemands d'être de ces peuples qui possèdent en eux un réel potentiel pour accomplir beaucoup plus, mais qui ne le font pas. Nietzsche enchaîne ensuite avec le quatrième égoïsme culturel qui est celui de la science et des scientifiques. Tant que l'on entend par culture l'encouragement de la science, elle passe avec une froideur implacable à côté du grand homme souffrant car la science ne voit partout que des problèmes de la connaissance et, dans le domaine qu'elle s'est réservé, la souffrance apparaît comme 42 quelque chose de déplacé et d'incompréhensible et constitue tout au plus un problème à son tour.186 La science a cette mauvaise habitude de tout changer « en un jeu de questions et de réponses dialectiques »187. Or, ce n'est pas par « instinct de vérité »188 que ces scientifiques font de la recherche encore et encore. Car comme le demande si bien Nietzsche : « comment pourrait-il y avoir un instinct de connaissance pure, froide et sans conséquence? » . Nietzsche enchaîne avec l'analyse de la personnalité du savant, composée d'un mélange d'instincts très différent190. Le savant ressent le besoin de découvrir certaines vérités, mais il s'agit des vérités qui vont souvent dans le sens de l'opinion générale, du pouvoir régnant ou encore de l'église. Il s'agit souvent d'une recherche de la vérité qui est soumise à l'autorité en place.191. Nietzsche y va de cette affirmation : « Ceci explique pourquoi, de tout temps, les génies et les savants se sont combattus. »192. Les savants ne veulent rien d'autre que décomposer la nature, la diviser en d'infimes petites parties, alors que le second veut l'augmenter193. Tel un médecin, Nietzsche se demande qui pourrait bien donner le diagnostic sur notre époque? À quelle analyse en arrive donc Nietzsche au sujet de la culture après toutes ses considérations ? « Nous avons acquis la conviction que, partout où la culture ( Kultur ) paraît aujourd'hui le plus fortement encouragée, on ne sait rien de ce but »194. Tous ceux qui prétendent encourager la culture ne le font que dans un but intéressé et ils sont incapables de réfléchir à ce problème si ce n'est que dans la perspective de leur propre intérêt. De plus, ils n'ont absolument aucun esprit195. Les « hommes originaux »196 ne sont plus appréciés; ils vont jusqu'à répugner les gens nous dit Nietzsche. Des gens tels Socrate n'auraient pu vivre à son époque197, et encore moins la nôtre. Nous vivons dans un système d'éducation qui est la continuité du moyen-âge. Le savant moyenâgeux est l'idéal type de notre société. L'homme d'aujourd'hui est donc devant un carrefour où d'un côté, il peut rentrer dans le rang et se verra attribuer les récompenses versées à tous ceux qui, comme lui, ont choisi d'être dans la continuité avec le modèle du savant moyenâgeux. De l'autre côté, il y a ceux qui veulent accomplir leur œuvre personnelle, et qui redoutent les instituions universitaires où le génie est effacé. Pour ces gens qui suivent leur propre voie, c'est un devoir que de résister aux tentations de ceux qui tentent de les séduire du côté de la philosophie institutionnalisée. Mais est-on vraiment libre de ce choix que nous faisons, lorsque nous sommes confrontés à cette décision de tourner à gauche plutôt qu'à droite ? Nietzsche nous dit « En fin de compte, ce qui décide ici ce n'est pas la rareté ni la puissance des dons, mais l'influence d'une certaine disposition héroïque et le degré de parenté intime et de communion avec le génie »198. Ce degré d'héroïsme qui caractérise l'individu est une idée qui reviendra plus tard chez Nietzsche dans ses œuvres, tout au long de sa vie. Il y a plusieurs individus et c'est ce qu'ils portent en eux qui fait qu'ils se décident à « rentrer dans le rang » ou non. Nietzsche enchaîne ensuite avec cette idée que la nature veut que l'homme donne un sens à l'existence et que c'est à cette fin qu'elle lui envoie le philosophe et l'artiste1 . Mais elle rate son coup plus souvent qu'autrement avec les philosophes. « La nature envoie le philosophe dans l'humanité comme une flèche ; elle ne vise pas, mais elle espère que la flèche restera accrochée quelque part »200. Elle se trompe souvent, continue Nietzsche, et elle est tout aussi prodigue dans les domaines de la culture qu'elle peut l'être dans le domaine des plantes par exemple. Ce faisant, la nature se ruine tranquillement mais sûrement avec l'artiste, tout comme avec le philosophe. « Les artistes et les philosophes sont un argument contre la finalité de la nature dans ses moyens, bien qu'ils constituent une excellente preuve de la sagesse de ses fins »201. Tous deux ne touchent qu'un petit nombre de gens, alors qu'ils devraient en toucher beaucoup plus202. « II est désolant de devoir évaluer si différemment l'art en tant qu'oeuvre et l'art en tant qu'effet...»203. L'artiste ne peut s'empêcher de créer une œuvre, et il l'aime plus que quiconque ne l'aimera. Il l'a comprend également beaucoup plus que quiconque ne la comprendra jamais. Mais c'est là quelque chose de nécessaire pour 44 la nature, qu'un tel amour et une telle compréhension, nous dit Nietzsche204. « Le plus grand et le plus noble servent de moyens pour donner naissance au moins grand et au vulgaire »205. Lorsqu'il s'agit des artistes et des philosophes, la nature ne fait cependant pas les choses de façon à en trier le maximum d'effets. Il y a en effet beaucoup d'artistes médiocres et très peu de grands artistes. Les grands artistes quant à eux trouvent rarement un public qui puisse les comprendre réellement. Ceux qui les comprennent sont en général très peu nombreux. De même avec les philosophes. Ils sont en général comme des hasards dans leur siècle. Prenant Schopenhauer comme figure du grand philosophe, Nietzsche nous dit combien il est malheureux de voir à quel point un grand génie de ce genre ait eu si peut de résonance dans l'air de son siècle. Mais l'incompréhension qui accompagne les grands hommes tels que lui est en grande partie due à toute la confusion qui règne dans les esprits modernes. Non seulement les grandes natures doivent lutter contre la confusion de leur époque pour espérer pouvoir accomplir leur œuvre, mais ils doivent se débarrasser « pas seulement de dogmes religieux, mais encore d'idées creuses, telles que le « progrès », la « culture générale », le sentiment « national », l'« État moderne », la « lutte pour la culture » ( Kulturkampf). »206. Tous les termes généraux ont quelque chose d'artificiel et d'antinaturel, continue Nietzsche207. Les conditions qui doivent être remplies pour voir la naissance d'un philosophe de génie et éviter que le poids de l'époque ne l'écrase sont exactement les conditions qui ont vu naître et grandir Schopenhauer.208. Son père lui donna le caractère fort et viril qui était nécessaire. De plus, le père emmena son fils fréquemment à l'étranger, lui donnant à connaître les hommes plutôt que les livres209. Il lui enseigna aussi à « vénérer , non point des gouvernements, mais la vérité »210. « II apprit à temps à rester indifférent ou très perspicace face à l'étroitesse nationale 45 II estimait, comme on sait, que l'unique tâche de l'État consiste à offrir la protection au-dehors, la protection a l'intérieur et la protection contre les protecteurs, et que, lorsque l'on imagine pour l'État d'autres buts que ceux de protéger, ce but véritable peut facilement se trouver compromis212. Le fait même de considérer le rôle de l'État comme étant quelque chose de très simple est une preuve de supériorité intellectuelle pour Nietzsche. « Celui qui a en lui le furor philosophicus n'aura même plus le temps de s'adonner au furor politicus »213. Un tel individu prendra ses distances face aux partis politiques et à l'esprit journalistique. Schopenhauer a été destiné très tôt à devenir un savant, mais il a pu se libérer de ce destin à temps. En effet, on ne peut faire d'un savant un philosophe214. Le meilleur exemple en ce sens est Kant. Il est un savant et non un philosophe. Nietzsche nous explique en quoi, en nous disant ce qu'est un philosophe. Laissons parler le philosophe lui-même qui nous dit qu'un « philosophe est à la fois un grand penseur et un homme véritable »215. Le savant « permet aux notions, aux opinions, aux choses du passé, aux livres de se placer entre lui et les objets »216, ne verra jamais les objets pour la première fois et ne sera jamais vu lui-même comme un objet pour la première fois. « Mais ces deux conditions sont inséparables chez le philosophe, parce qu'il doit tirer de lui-même comme l'image et l'abrégé du monde entier »217. Il savait très jeune ce qu'il voulait exprimer. Son regard sur le monde et sur l'homme est ce qu'il a toujours voulu exprimer pour les autres. Toutes les philosophies et les mythologies qu'il utilisa, nous dit Nietzsche, ne le furent que pour exprimer ce qu'il avait déjà en lui, comme autant de symboles pour écrire un message.218 Il est intéressant de constater ce que Nietzsche dira lui-même de ce texte dans Ecce homo beaucoup plus tard, soit qu'il parle en fait de lui-même. La figure de Schopenhauer est utilisée ici par Nietzsche pour mieux exprimer ce qu'il a à dire, tel un masque que revêt l'antique tragédien. Nietzsche vient donc de nous donner les indications nécessaires à la venue du génie philosophique. « Ce sont la libre virilité du caractère, la connaissance précoce de l'homme, l'absence d'éducation savante et d'étroitesse patriotique, la libération de toute contrainte en vue de gagner son pain et de tout rapport avec l'État, bref, la liberté et toujours la liberté »219. Mais cette liberté demande beaucoup à celui qui veut la vivre et le commun des hommes peuvent bien n'avoir souvent que du mépris pour les individus qui vivent ainsi, car cette liberté « ...les feraient périr, l'ennui ferait d'eux des fous, des fous méchants »220. Socrate fut victime des pères qui jugeaient qu'il corrompait leurs fils. C'est pourquoi Platon a voulu créer un système qui ferait en sorte que la formation des philosophes serait affranchie de la volonté des pères.221 Il semble que Platon ait réussi, puisque la formation de philosophes est maintenant encouragée par l'État. Ils sont en effet formés dans les universités financées par les deniers publics. Mais ce que l'État encourage est en fait une imitation de philosophie qui n'a rien à voir avec ce qu'est véritablement la philosophie. Certains oseraient-ils penser que l'État encouragerait la venue d'un nouveau Platon ?222 Nous ne le croyons pas. Il serait du rôle de l'État de faciliter ce qui ne relevait auparavant que du hasard, soit l'apparition de grands philosophes. Mais qui sont donc ces gens qui sont les philosophes approuvés par l'État ? Ces philosophes qui gagnent leurs vies de la philosophie ?223 C'est à cette question que Nietzsche s'attaque, se posant ainsi la question de la place de la philosophie dans la culture. Cette liberté que l'État accorde à certains philosophes n'en est pas une, mais est bien plutôt « un métier qui nourrit son homme » . Des philosophes tels que Platon et Schopenhauer sont crains par les États, car de tels hommes ne sont pas à leur solde. L'État exclut tout ce qui tente de se mettre au-dessus de lui. Les religions, par exemple, ne sont tolérées que si elles sont subordonnées à l'État. De même en est-il pour la philosophie et les philosophes. Mais la vérité peut aussi se trouver à l'extérieur de l'État. Comment alors un philosophe qui dépend de l'État pour vivre pourrait-il souhaiter et agir en fonction de la fin de l'État ? C'est justement ce problème que tente de mettre en lumière Nietzsche. L'État est donc au-dessus de 47 tout, et avec lui vient tout « ce que l'État exige pour son bien-être : par exemple une forme déterminée de religion, de l'ordre social, de la constitution de l'armée, toutes choses au-dessus desquelles se trouve écrit un Noli me tangere »225. L'état s'organise pour mettre en place les philosophes qui feront son affaire en leurs donnant les postes de professeurs de philosophie qu'il a réservé pour ses élus. Mais lorsque l'on pense à toutes les obligations qui sont imposées aux professeurs de philosophie, on se rend compte qu'ils ne peuvent suivre simplement leur génie.226. L'État fait le tri parmi les philosophes disponibles en n'en choisissant « le nombre qui lui est nécessaire pour ses établissements ; il se donne donc l'apparence d'être capable de distinguer entre les bons et les mauvais philosophes »22 L'État va jusqu'à prétendre qu'il existe un nombre suffisant de bons philosophes pour remplir toutes les chaires disponibles. Il va même jusqu'à en créer d'autres ! Mais Nietzsche pose cette question : « un philosophe peut-il donc s'engager, en bonne conscience, à avoir tous les jours quelque chose à enseigner ? »228. Un philosophe que l'on oblige à enseigner de façons régulières « sur des sujets déterminés à l'avance »229 voit sa pensée « émasculée »2 ° selon Nietzsche. Alors, le philosophe qui se voit obligé d'enseigner tous les jours fera la seule chose à faire s'il veut conserver son emploi ; il se mettra à enseigner les penseurs passés.231 Le philosophe tombe ainsi dans l'érudition, dans l'histoire de la philosophie. Mais, « pour le génie qui, semblable au poète, regarde les choses purement et avec amour et ne saurait jamais trop s'identifier à elles, le farfouillage dans d'innombrables opinions étrangères et plus ou moins absurdes apparaît peut-être comme la tâche la plus ingrate et la plus fâcheuse »232. La question se pose à savoir si le fait d'être confronté à autant d'opinions différentes n'aurait pas l'effet inverse et n'amènerait pas les étudiants à ne plus avoir d'opinion du tout.233. Nietzsche nous dit d'ailleurs que « la seule critique d'une philosophie qui soit possible et qui démontre quelque chose, celle qui consiste à essayer si l'on peut vivre conformément à cette philosophie, n'a jamais été enseignée dans les universités »234. Le but de l'éducation philosophique ne semble être que cette capacité de répondre aux examens.235 Tant et aussi longtemps que « la caste des faux penseurs reconnus par 48 l'État »236 fera « de la philosophie une chose ridicule »237, « toute action en grand d'une philosophie véritable sera rendue vaine ou du moins entravée »238. Une des tâches de la culture est donc de « soustraire la philosophie à tout contrôle de l'État et de l'Université »239, rendant ainsi caduque la distinction entre une vraie et une fausse philosophie. La fausse philosophie disparaîtra aisément par le simple fait de ne plus accorder d'avantages et de faveurs aux philosophes, ce qui aura tôt fait de faire disparaître les faux philosophes. 40 Mais l'État ne se soucie pas de la philosophie, ou encore il ne s'en soucie que lorsqu'elle lui est utile, car c'est là tout ce qui est important pour l'État : ce qui lui est utile. Il existe donc quelque chose qui est au-dessus de la vérité chez l'État, alors que la vérité ne devrait être que la seule chose qui n'ait rien au-dessus d'elle. C'est d'ailleurs ce qui est le seul intérêt des universités aux yeux de l'État, soit « de dresser, par son canal, des citoyens dévoués et utiles »241. Nietzsche continue d'ailleurs en disant à propos des universités que ces dernières « commencent à se confondre avec l'esprit du temps »242, ce qui n'est pas un compliment venant de sa part. Notre époque est emplie par les ragots dans les journaux et l'esprit journalistique est de plus en plus répandu. Dans une ère aussi médiatisée que la nôtre, Nietzsche serait encore plus désespéré de voir que l'image médiatique est tout ce qui intéresse les plus importants de notre monde. « Dans ses conditions, il me paraît extrêmement important qu'en dehors des Universités il se crée un tribunal supérieur qui surveille et juge aussi ces institutions par rapport à la culture qu'elles prétendent répandre »243. Non seulement la philosophie serait alors, une fois sortie des institutions et épurée de toutes faveurs de la part des puissants, telle une instance suprême, mais elle serait aussi le but même de la vie en société. La philosophie est de loin beaucoup plus importante que l'État, mais « il importe infiniment plus qu'un philosophe naisse sur la terre, que de voir un État ou une Université • 244 continuer a subsister » . La philosophie doit se relever au niveau d'antan, soit à l'époque romaine selon Nietzsche245. Cette époque « ou le nom de la philosophie et celui de l'histoire devenaient Ingrataprincipibus nomina »246, l'époque de Brutus. « L'éthique cessait d'avoir des lieux communs »247. Malheureusement, aujourd'hui plus aucun grand homme ne regarde vers la philosophie. Jamais notre époque ne verra un MarcAurèle. Pourtant, la philosophie devrait être pour les grands hommes d'aujourd'hui « une chose redoutable et les hommes qui sont appelés à chercher la puissance devraient savoir quelle source d'héroïsme coule en elle »248. Mais la philosophie d'aujourd'hui en est une essentiellement d'Université. Nietzsche dit qu'un de ses défauts est « qu'elle n'a attristé personne »249. Elle est devenue quelque chose d'indifférent, quelque chose qui est né de la routine250. Les philosophes qui produisent ce type de philosophie sont des gens qui ne peuvent faire « eux-mêmes la preuve par l'action que l'amour de la vérité est quelque chose de terrible et de formidable »251. Nietzsche prône donc une philosophie qui en est une essentiellement une d'action. Notre époque aurait donc tout à gagner à s'inspirer de l'Antiquité pour redonner vie à sa culture et au peuple tout entier. C'est exactement ce que Nietzsche nous indique dans La naissance de la tragédie. 50 CHAPITRE 2 La naissance de la tragédie Dans ce deuxième chapitre, nous évoquerons la question de la culture chez les Grecs pour Nietzsche. Après avoir parlé de la culture dans les Considérations inactuelles et des problématiques mises en lumière par Nietzsche à propos de la culture - ou de la non-culture - de son époque au chapitre 1, nous aborderons les réflexions émises par le penseur dans La naissance de la tragédie. Qu'elles sont les caractéristiques de cette culture grecque dont Nietzsche nous vante les mérites ? Pourquoi nous vante-t-il les mérites de cette culture ? Telles sont les questions auxquelles nous nous attaquerons dans ce chapitre, afin de mieux comprendre quel est le problème de la culture allemande. Contexte historique25 Publié en 1872, ce texte est souvent perçu comme le premier texte véritablement philosophique de Nietzsche, où il cesse d'être le philologue qu'il était et devient le philosophe tel que nous le connaissons. Époque cruciale dans sa vie alors qu'il était un grand ami de Richard Wagner, à qui il avait d'ailleurs dédié la première publication de La naissance. Cet ouvrage traite de la tragédie antique et décrit comment cette dernière pourrait être une source d'inspiration pour la culture allemande de son époque.253 Il s'agit d'une époque charnière pour l'Allemagne, qui vient tout juste de s'unifier sous le nouvel État des Hohenzollern avec Otto von Bismarck. Cette nouvelle union politique ramène au premier plan la question de la culture allemande dans ce nouvel État. Avant cette union, chaque région de l'Allemagne avait ses propres particularités. Avec une nouvelle union se pose la question à savoir si cette union n'est que politique, où s'il existe réellement une 51 telle chose que la culture allemande. Il est intéressant de noter que de semblables questions se posent à l'heure actuelle avec la nouvelle Union européenne. De plus, la question se pose également avec les accords de libre-échange en Amérique, dont les détracteurs disent que nous ne devrions pas nous unir aux États-Unis de peur de perdre notre propre culture. On voit que la question du politique, et même de l'économie, vient immédiatement rejoindre la question culturelle. Les Allemands se posent donc la question suivante « qu'est-ce que la culture allemande réellement ? Qu'est-ce qui est allemand ? » Vient alors la question de la préservation et du renouvellement de la culture allemande. Cet intérêt pour les chances de maintien ou de sauvetage de la culture allemande, qui est sinon inspiré, en tout cas influencé par Richard Wagner, cette quête de remèdes efficaces conduits à découvrir des ressources qui restaient cachées dans l'antiquité grecque, plus particulièrement dans sa période archaïque, mythique et • présocratique 254 . Nietzsche aura donc recours à ce passé lointain pour tenter de renouveler la culture allemande et lui donner cette nouvelle impulsion. Il prend même soin de préciser dans la première préface que l'ouvrage parle de choses « graves et profondes »255. On ne saurait penser que le sujet traité est anodin. Il est au cœur de son époque et des questions que se posent les Allemands, alors que la guerre fait rage. Certains pourraient penser que se poser des questions sur l'art et la culture grecque en pleine guerre n'est pas à proprement parler un sujet d'actualité. Mais au contraire, l'art n'est pas un simple divertissement que l'on peut pousser sous le tapis lorsque nous avons des questions plus sérieuses à se poser. Il est la « tâche la plus haute et l'activité essentiellement métaphysique de cette vie »256. Et cette tâche la plus importante se divise pour Nietzsche en deux pôles, incarnés par deux divinités, qu'il exposera dans La naissance de la tragédie, afin de mieux résoudre cette question de la culture allemande. 52 Qu'est-ce que la culture ? Dans les Considérations inactuelles, Nietzsche aborde la question de la culture. Elle occupe une place centrale dans sa réflexion. Cette question est aussi au cœur de La naissance de la tragédie. Au chapitre 18, Nietzsche nous donne dans un paragraphe une définition de la culture qui est d'une première importance. Il met en lumière le lien entre la culture et l'existence. Ou plutôt, il définit d'abord la culture comme le moyen qu'utilise la Volonté «...pour attacher ses créatures à l'existence et les forcer à continuer à vivre...»257. C'est à l'aide de cette « illusion » que nous continuons à vivre. Trois grandes catégories sont présentes à ce niveau pour lui, qui sont autant de tendances se reflétant dans les façons qu'ont les hommes de rester en vie. Pourquoi continuons-nous à vivre, malgré les horreurs et les souffrances dont nous sommes parfois les témoins ( ou encore les victimes ) impuissants ? Nous continuons à vivre pour trois raisons qui toutes nous donnent quelque chose de plus grand que nous qui nous inspire : le plaisir de la connaissance, la fascination de la beauté, ou enfin l'idée que derrière les « tourbillons » de l'existence la vie se poursuit.25* Toutes sont autant de « voiles » qui couvrent nos yeux et nous protègent en nous donnant le goût de vivre et non de nous laisser mourir. Toutes sont autant de façon de vivre, de façon d'aborder et d'affronter les problèmes de l'existence pour les plus nobles natures, les types les plus purs. Car les natures les plus basses et les plus faibles ont d'autres illusions tout aussi basses et faibles qu'eux. Ces « voiles » devant les yeux des natures les plus nobles nous donnent autant de cultures, qui sont les résultats de ces façons de vivre. Ces trois différentes cultures plus nobles pour Nietzsche sont la culture artistique ( ou apollinienne ), la culture tragique ( ou dionysiaque ) et la culture socratique. Elles sont décrites dans La naissance de la tragédie, illustrant du même coup l'ordre dans lequel la culture grecque connu son apogée et son déclin. 53 La culture artistique C'est sous le patronage d'Apollon que se situe la culture artistique définie par Nietzsche dans La naissance. Apollon est le dieu des arts plastiques, des arts visuels; la sculpture, l'architecture, la peinture, mais aussi la poésie épique sont de son domaine.25 ? Le monde du rêve et de la belle apparence est sien. Apollon incarne la distanciation et l'individualité. L'apollinien représente l'acte de contemplation des belles apparences en tant qu'elles sont des apparences. C'est le rêveur qui sait qu'il rêve. Apollon constitue donc un dieu qui s'exprime par l'image et le plaisir de la contemplation des images. C'est par ailleurs poussé par ces pulsions apolliniennes que les Grecs ont créées le monde de l'Olympe, monde de belles apparences où les dieux se sont individualisés sous de ravissantes formes humaines. C'est donc ce voile de beauté devant leurs yeux qui donne aux Grecs les dieux et l'Olympe. « L'instinct de beauté apollinienne »260 a besoin de l'art dans la vie de tous les jours pour pouvoir continuer à vivre. Le Grec n'aurait pu supporter la douleur de l'existence, le tragique de la vie, « s'il n'en avait contemplé dans ses dieux l'image nimbée d'une gloire supérieure »261. L'existence et la vie des dieux justifient l'existence humaine. Ils sont les reflets du miroir de la vie des Grecs. Mais ce miroir ne reflète pas tout, il enlève une bonne partie des souffrances que vivent les Grecs. Il s'agit là d'une image transformée, embellie. Cette transfiguration est celle d'Apollon et de l'instinct artistique des Grecs. C'est devant ces éblouissantes images que le Grec sent l'apaisement et le calme l'envahir. Nous ressentons d'ailleurs les mêmes sentiments de calme et d'apaisement lorsque nous contemplons les statues de cette période. Ainsi, l'apollinien fait contrepoids aux désirs de création et de destruction qu'entraînent l'expérience et les désirs dionysiaques.262 Ces désirs dionysiaques sont incarnés par Silène, le compagnon de Dionysos. Nietzsche nous raconte l'histoire du roi Midas, qui parvient à l'attraper. Il demande alors au compagnon de Dionysos quelle chose est ce « que l'homme devrait considérer comme la meilleure ».263 Et celui-ci de répondre que la meilleure chose serait pour les hommes de ne pas être nés, et en second de mourir le plus tôt.264 Cette vision nous fait voir que les Grecs connaissaient les douleurs de l'existence. Face à ces horribles conseils de Silène, le Grec n'a eu d'autre choix que de se tourner vers Apollon, comme nous l'avons dit plus tôt. Mais le monde d'Apollon est celui de la naïveté. Cette dernière n'est plus assez forte face à la lucidité du Silène. La connaissance tragique a attaqué le mythe apollinien. Le regard que pose alors le Grec sur l'existence ressemble à celui du rêveur. Il sait qu'il rêve et il ne veut pas se réveiller. C'est là pour Nietzsche une ruse de la Volonté qui cherche encore et toujours à attacher ses créatures à l'existence. Elle est nécessaire à l'existence même. Monde de l'apparence, le monde apollinien est celui où nous savons qu'il ne s'agit que d'apparences, mais des apparences qui nous apportent le nécessaire « enchantement de l'apparence et du plaisir de l'apparence »265. Dans l'œuvre d'art naïve, c'est le plus pur plaisir de la contemplation de l'apparence qui est ici vécue par le spectateur. Nous pouvons assister aux plus grandes expériences douloureuses dans l'art apollinien et rester sereins face à celles-ci. Le principe d'individuation d'Apollon va de pair avec les notions de « Connais-toi toi même » et de « rien de trop » comme nous le dit si bien Nietzsche. Dans ce principe d'individuation qui nous vient du dieu Apollon est contenue la puissance de l'État. La mesure fait ici écho à la discipline militaire. La mesure est ici synonyme du sacrifice de soi pour le bien de l'État. Le politique fait partie du règne d'Apollon. La « sérénité hellénique » est ici la part de la tragédie qui revient à Apollon. Cette sérénité est nécessaire pour apaiser l'âme humaine. Nietzsche décrit cela comme l'inverse du phénomène qui se passe lorsque nous regardons le soleil en face. Nous voyons ensuite des taches noires devant nos yeux, comme une forme d'apaisement pour avoir regardé la trop forte lumière. À l'inverse, nous regardons la lumineuse apparition du personnage apollinien sur la scène lors de la tragédie et 55 nous ressentons un bien considérable. Comme si le fait d'avoir regardé l'abîme trop sombre de la nature sauvage avait brûlé notre regard par sa noirceur, nous ressentons le besoin de regarder cette lumière. Comme dans un tango argentin, Apollon a donc besoin de Dionysos. La lumière ne saurait se passer de la noirceur. Le voile de la beauté qui nous fascine et nous convainc à l'existence se révèle insuffisant. L'homme apollinien aperçoit à l'horizon les danseurs de Dionysos et il sent que sous le couvert du principe d'individuation d'Apollon se cache l'extase dionysiaque toute proche. Nous comprenons la nécessaire réciprocité de la beauté de l'art et de l'épouvantable vérité dionysiaque évoquée par Silène. La culture tragique Ces désirs dionysiaques sont les instincts à la base de la culture tragique pour Nietzsche, seconde forme d'existence des Grecs décrite dans La naissance. Dionysos est le dieu à l'origine de la tragédie attique, à travers le chœur. Le chœur de la tragédie était à ses débuts un groupe représentant les satyres rendant hommage à Dionysos. La figure de Dionysos devient, dans les écrits de Nietzsche, le symbole des pulsions naturelles. Ce dieu est à « la source des arts non plastiques, et avant tout de la musique »266. Mais Dionysos est bien plus que cela pour Nietzsche. Il est le dieu de l'ivresse, des pulsions sexuelles et orgiastiques. Il est celui par lequel les frontières de l'individualité s'estompent pour faire place au tout. « La pulsion dionysiaque se caractérise encore par un mélange d'horreur et d'extase, du fait de la perte de l'humanité de l'individu et de sa réconciliation simultanée avec la totalité. »26' L'homme devient alors une œuvre d'art qui utilise les langages symboliques de la danse, du chant et de la musique. Nous comprenons mieux ainsi l'importance du lien entre ce dieu et la tragédie. Cette dernière se révèle être ainsi pour Nietzsche, dans La naissance de la tragédie : le produit de la réconciliation des deux pulsions de la nature : elle est en effet née du chœur, qui originellement représente le groupe des satyres célébrants le culte de Dionysos ; mais Nietzsche le pense comme l'interprétation apollinienne du phénomène dionysiaque...268. 56 La culture tragique ne détruit pas la culture artistique apollinienne, mais elle la dissout en elle plutôt. Ainsi, Apollon participe à la culture tragique. Mais avant d'aborder la question de cette nouvelle culture tragique qui réunit le voile de l'art apollinien à l'extase dionysiaque, nous devons approfondir ce que veut dire exactement cette extase dionysiaque. Elle repose sur la vision de la vie comme un immense tourbillon qui ne peut s'arrêter. L'homme est lui-même ce tourbillon d'instincts qui ne peuvent pas s'arrêter. La culture dionysiaque est encore une fois une ruse de la Volonté pour attacher ses créatures à l'existence. Cette foisci, elle le fait en encourageant ses créatures à cesser la mesure de toute chose et à renverser l'ordre des choses. Elle est cette force qui fait en sorte que les gens vont renoncer, voir détruire les préceptes moraux qui peuvent les contraindre. Afin de se surpasser, il est parfois nécessaire de briser les chaînes des règles qui nous entravent. La force des pulsions dionysiaques permet une culture tournée vers la démesure et la puissance. Elle est le plaisir de la destruction, afin de reconstruire. Cette reconstruction de nouvelles valeurs ne saurait donc se faire sans une destruction préalable. Le dionysiaque est cette force qui permet de se dépasser. Il est présent dans les arts non plastiques, ces arts où l'individu est fondu dans le tout, telle une note de musique dans une symphonie. Comment distinguer celle-ci des autres? L'art dionysiaque se mêle à l'art apollinien pour faire naître la tragédie. Mais là où plusieurs pourraient voir un déchaînement vulgaire des pulsions naturelles les plus diverses, Nietzsche voit au contraire ces pulsions s'incarner, voire se sublimer dans l'art, la création artistique. Apollon revient alors que nous le croyons perdu. Les pulsions dionysiaques sont d'abord contraires aux sentiments apolliniens. Mais les instincts dionysiaques s'incarnent dans l'art et c'est à nouveau la danse entre l'apollinien et le dionysiaque qui recommence. L'art tragique est cet art même qui permet au spectateur de participer aux deux mondes, à ces deux puissances artistiques. L'art tragique va permettre la naissance du mythe tragique qui va à son tour redonner vie à la culture. Face à l'État et sa toute-puissance apollinienne, les puissances dionysiaques se joignent à celles-ci pour faire naître le mythe tragique. Ce mythe va redonner vie à la culture grecque, en donnant naissance à la culture tragique. Mais cette culture tragique ne saura résister à la toute-puissance du démon de la culture socratique que nous avons décrite plus haut. La passion de la connaissance, ainsi que la foi en la raison et en la dialectique pour corriger l'existence, feront leur entrée dans le monde de l'art, plus précisément sur la scène, pour détruire la culture tragique en se répandant partout à la grandeur de la société grecque. La culture socratique269 Dans La naissance de la tragédie, Nietzsche met en parallèle la culture de notre temps qu'il nomme Alexandrine, avec son modèle qu'est l'homme théorique. Le « prototype » de cet idéal de nos institutions d'enseignements est Socrate. Ce modèle est maintenant le seul qui est permis dans nos institutions. Tout autre modèle d'existence n'est considéré que comme un modèle d'occupation toléré, soit le loisir de certains individus hors normes270 Nietzsche compare la figure par excellence de l'homme moderne, Faust, à Socrate et à son optimisme. C'est Faust en effet qui est la figure même de notre modernité : ... épuisant sans être assouvi jamais tous les domaines de la connaissance, adonné à la magie et voué au diable par la passion de savoir, ce Faust qu'il nous suffit de comparer à Socrate pour constater que l'homme moderne commence à pressentir la faillite de cet engouement socratique pour la connaissance, et qu'au milieu de l'immensité solitaire de l'océan du savoir il aspire à un rivage.271. La faillite de cet engouement socratique est un thème d'une importance vitale ici, car par elle on retrouve la décadence de la culture moderne. Cet optimisme scientifique est possédé par la « foi au bonheur terrestre de tous »272. Ce bonheur qui est promis à tous ne fait que masquer en fait la nécessité de l'esclavage de notre 58 civilisation. Des concepts tels que la « dignité de l'homme » et « la dignité du travail »273 viennent masquer la réalité aux gens qui sont ces nouveaux esclaves. Lorsque ces paroles ne fonctionnent plus notre société à eu tôt fait de répliquer par cet optimisme scientifique que décrie Nietzsche. La science moderne a forgé de nouvelles chaînes grâce à la pharmacopée moderne. Votre condition vous déprime? Vous ne ressentez pas ce bonheur que tous doivent ressentir, tel un devoir d'être heureux ? Votre ami le médecin aura cette compassion de vous prescrire des antidépresseurs de toutes sortes que le pharmacien vous vendra. Les gouvernements ont bien vite compris la nécessité de maintenir une bonne partie de la population dans cette nouvelle forme d'esclavage en remboursant dans bien des cas tous ces médicaments, dont les ventes augmentent en flèches chaque année sans qu'aucun gouvernement ne s'en scandalise, permettant à nos bons citoyens de bien remplir les fonctions qui sont les leurs. La société scientifique et son optimisme ont frappé avec les armes qui sont les siennes. Cet esprit antidionysien, qui caractérise la culture depuis Socrate jusqu'à aujourd'hui, est encore plus visible dans les dénouements des drames. On remarquera d'ailleurs à quel point le drame et les séries dramatiques sont populaires encore de nos jours dans ces « instants culturels » de la vie moderne. La fin de la tragédie offrait une consolation métaphysique pour Nietzsche . Dans le drame, le héros est devenu un gladiateur auquel on accorde la liberté après avoir subi des blessures. La conception tragique du monde est ainsi anéantie. « Le deus ex machina a remplacé la consolation métaphysique »275 des cultures tant apollinienne et tragique. Dans la culture apollinienne, cette consolation prenait la forme de l'art apollinien qui triomphait « de la souffrance de l'individu à l'aide de la glorification radieuse de l'éternité de l'apparition ; ici l'apparition l'emporte sur le mal inhérent de la vie...»276 La souffrance était ainsi rayée de l'art. Dans la culture dionysiaque, la consolation métaphysique prend le visage de la tragédie. La nature s'exprime par ce visage et dit aux Grecs d'être tels qu'elle est. Perpétuelle métamorphose des phénomènes, « notre impulsion éternelle à exister »277 doit se satisfaire de « cette variabilité du phénomène »278. L'homme théorique prétend résoudre le mythe 59 tragique et met à la place ce deus ex machina. Le monde peut être corrigé par le savoir et la science.27 Et c'est précisément cela que dénonce Nietzsche dans son ouvrage. Ce « barbare peuple d'esclaves, qui a appris à regarder son existence comme une injustice et se prépare à en tirer vengeance »280 est ce qu'il y a de plus terrible pour lui. Mais l'imminence du malheur à venir est contenue dans notre culture théorique même et l'homme moderne «... cherche avec inquiétude, parmi le trésor de ses expériences, les moyens aptes à détourner le danger...»281. Mais dans sa « quête faustienne »28' de recherche de la connaissance suprême, l'homme théorique atteint les limites de ses connaissances. Quelqu'un comme Kant par exemple a su utiliser les règles de la science elle-même pour démontrer les limites de la connaissance. « Cette constatation est la préface d'une culture que j'oserai qualifier de culture tragique, dont le caractère le plus essentiel est que la sagesse instinctive y remplace la science en qualité de but suprême... »283. C'est là le début de la fin pour Nietzsche. La culture socratique tremble devant la perte progressive de sa propre confiance en son infaillibilité, devant « la crainte de ses propres conséquences »284. Une culture qui est basée sur la science devrait ellemême reconnaître qu'elle ne peut continuer à être, parce qu'elle sombre dans l'illogisme.28 En effet, cette culture théorique refuse de reconnaître que la connaissance totale qu'elle recherche n'est qu'une illusion et qu'elle ne l'atteindra jamais. Aujourd'hui encore nous voyons ce problème avec la spécialisation à outrance des chercheurs. Leur surspécialisation fait en sorte que de plus en plus de chercheurs doivent travailler en équipes pluridisciplinaires, afin d'avoir une vision un peu plus globale d'un problème. Mais les équipes devront toujours faire appel à de nouveaux spécialistes dans d'autres domaines qui deviendront nécessaires à la compréhension du problème. Ils repoussent ainsi le moment inévitable où les connaissances nécessaires à la résolution du problème seraient d'avoir une connaissance globale de tout, soit le savoir absolu. Mais l'homme théorique refuse 60 de voir ces conséquences et ne fait que continuer à chercher encore. Il accumule autour de lui toutes ses connaissances et tous les styles d'arts de toutes les époques286, comme pour se consoler par l'accumulation. Il est tel, « au fond, un bibliothécaire et un prote, et qui perd la vue misérablement à la poussière des livres et aux fautes d'impression »287. Socrate Nous voyons donc au fond que la question de Socrate pour Nietzsche, que la critique de celui-ci envers le « décadent », n'est pas anodine. Toute la conception de la morale de Nietzsche se reflète dans sa critique de Socrate288. Loin de simplement détester Socrate, Nietzsche entretient un rapport ambigu avec le philosophe grec. De La naissance de la tragédie à Ecce Homo, la figure de Socrate reste empreinte de mystère pour qui ne lit pas trop rapidement le philosophe allemand.283 Dans un de ses ouvrages, Walter Kaufmann souligne, tout comme d'autres auteurs, que Nietzsche a une fascination particulière pour les personnages de Don José dans l'opéra Carmen et de Brutus dans l'œuvre de Shakespeare. Des personnages qui en sont venus à tuer les êtres qu'ils aiment.290 Ce « syndrome de crise »291 où Nietzsche se sent obligé de sacrifier quelqu'un qu'il affectionne particulièrement semble inclure des individus, outre Socrate, tels que Schopenhauer et Wagner.292 Socrate de même ne saurait être mis dans la catégorie un peu simpliste des gens que Nietzsche déteste. Kaufmann nous souligne que dans La naissance de la tragédie, Socrate y est décrit tel un demi-dieu. ' Evoquant les tragédies d'Euripide, Nietzsche attaque ces pièces. Il dit de ces dernières qu'elles ne sont que le masque d'un demi-dieu qui parle par elles. Mais là où les pièces d'Eschyle et de Sophocle étaient vues comme les parfaits exemples de l'esprit tragique réunissant la voix d'Apollon à celle de Dionysos, celles d'Euripide se font la voix du demi-dieu Socrate.294 Il faut cependant faire une distinction entre Socrate et le socratisme.295 Nietzsche fait toujours une triple distinction entre les hommes qu'il admire d'une part, les idées qu'ils défendent et les disciples qui les suivent. Nietzsche fait une telle différence entre Jésus, le christianisme et les chrétiens par exemple.296 De la même façon devons-nous distinguer Socrate, le socratisme et l'influence de cette pensée sur la société. Socrate est une nouvelle force qui vient s'ajouter. De l'opposition des forces apolliniennes et dionysiaques et de leurs synthèses naît la tragédie attique. Mais face à cette tragédie viendra donc une nouvelle force qui sera incarnée par Socrate. Certains pourraient y voir là une nouvelle dialectique, et peut-être est-ce là ce que Nietzsche voyait d'hégélien dans son ouvrage, tel qu'il nous le dit dans son autocritique.29 C'est sous l'impulsion socratique que se dissout la tragédie 298 dionysienne . Les conséquences de l'esprit socratique sont que le mythe fut détruit et qu'alors la poésie a perdu sa patrie, errant depuis sans foyer.299 Si la musique a une puissance de création mythique, il est à constater qu'elle n'a pas toujours cette puissance en elle. Cela s'explique par le fait que la musique a été atteinte par cet esprit socratique. La tragédie attique d'Euripide est l'exemple parfait pour Nietzsche de cette musique qui a perdu « sa puissance de création » du mythe300, le mythe ayant été réduit à néant par le socratisme. Mais peut-on imaginer que le socratisme et l'art sont antinomique ? Ne peut-on penser un Socrate artiste? Ce serait là la renaissance de la tragédie. Et le signe de cette nouvelle culture serait « Socrate s'exerçant à la musique »301. L'esprit scientifique aurait alors été poussé jusqu'à ses limites, n'ayant d'autres choix que de reconnaître le néant de sa prétention à une validité universelle. Par esprit scientifique, Nietzsche entend « cette foi dans la possibilité de pénétrer les lois de la nature et en la vertu de panacée accordée au savoir, qui fut mise en lumière pour la première fois »302 par Socrate. L'instinct de connaître s'est lui-même porté à son paroxysme, jusqu'à sa conséquence logique, la dégénérescence et le nihilisme. Ce type de culture est donc destiné à mourir. Mais deux autres types de cultures sont évoqués par Nietzsche 62 lorsqu'il parle des natures nobles. L'art est là pour nous, sa beauté nous séduisant à la vie. Reprenant l'exemple de la mort de Socrate, Nietzsche nous rappelle que celui-ci s'est exercé à la musique à la toute fin de sa vie. Le renouvellement musical de la culture Socrate lui-même s'est donc exercé à la musique à la toute fin de sa vie. Nietzsche y voit là un aveu de la faillite du socratisme. La musique est nécessaire à l'existence humaine et les hommes ne peuvent nier la nécessité des arts dionysiaques. Les deux figures d'Apollon et de Dionysos sont des figures réconciliées qui inspirent à Nietzsche le renouvellement de la culture par l'exemple de la culture grecque de l'époque tragique, soit la période d'avant Socrate, surtout la période d'Eschyle. La culture antique grecque incarne aux yeux de Nietzsche le type de culture qu'il souhaite pour le renouvellement culturel de l'Allemagne; cette unité artistique qui se reflète partout dans la population. Il croit en le pouvoir de l'art et plus spécifiquement dans celui de la musique pour lui redonner vie et unité. Un artiste comme Wagner sera pour lui le symbole de ce renouveau; il constituera pour Nietzsche un nouveau Homère recréant les mythes qui redonneront vie à la culture allemande. Wagner restera donc une des deux figures qui, avec Schopenhauer, vont l'influencer dans l'idée de renouveau culturel à l'époque de La naissance de la tragédie. Nietzsche découvre avec Wagner son âme musicale : « Wagner, par la souveraine empreinte de sa personne et de son art, a donné à Nietzsche le courage de « venir à lui-même ». » La naissance de la tragédie est donc une œuvre qui est née de «l'Esprit de la musique» et dont l'enthousiasme pour la culture, « son espérance immense, enivrée, en une régénération de l'Être allemand dans le bain de l'Etre hellénique »304 est elle-même, au dire de Bertram, une fantaisie musicale. 63 La musique wagnérienne À cette époque Nietzsche fréquente Wagner et fait partie du cercle de ses intimes. Il voit en le musicien un des « précurseurs de l'unité européenne »306. Pour Nietzsche, il fait partie de ces gens qui dépassent les frontières de leurs pays. Wagner devint pour lui, graduellement, l'accomplissement d'une prédestination. «Du jour où il a existé une réduction de Tristan pour piano, j'ai été wagnérien», dit encore YEcce homo. 7 Wagner fait partie de ces artistes allemands qui n'ont pas été d'abord compris au mieux par leurs semblables. Le musicien est perçu par Nietzsche comme faisant partie du romantisme européen, et en cela participant à une sensibilité qui se rapproche plutôt de celle des Français, voire de Paris. Wagner est non seulement un artiste, mais encore un penseur romantique. L'œuvre d'art et la façon dont elle est jugée, sa réception par les critiques est une des questions sur lesquelles Wagner se penche dans ses écrits sur l'art. Dans Une communication à mes amis, il explicite le fait que seuls ceux qui le connaissent doublement, soit en tant qu'artiste et en tant qu'homme, peuvent réellement le comprendre lui et son œuvre . Eux seuls peuvent comprendre ce qui manque à l'œuvre, et ainsi ne pas la juger comme une œuvre qui est achevée, mais y voir la promesse de l'œuvre à venir, de l'œuvre d'art de l'avenir. L'ami ne juge donc pas l'œuvre comme si elle faisait déjà partie du passé. Il ne monumentalise pas l'œuvre comme le fait le critique ou encore l'historien.309 L'ami de l'artiste « perçoit dans ce qui lui est donné les promesses d'un art nouveau, c'est-à-dire, à la fois l'œuvre qui est promise et ce qui est promis avec elle »310. L'ami tient donc compte des conditions qui ont mené à la réalisation de cette œuvre, conditions qui peuvent être parfois une entrave au travail de l'artiste. Il s'agit donc ici de la réalisation, mais aussi de la réception de l'œuvre d'art dont il est question chez Wagner. L'œuvre d'art devient une promesse. Mais la promesse 64 de quoi ? Elle est la promesse d'une œuvre d'art nouvelle, comme nous l'avons déjà dit, mais également d'une vie nouvelle. Si l'œuvre d'art doit être repensée, c'est également la vie à laquelle elle fait référence qui doit être repensée. L'art ne doit pas être réservé à quelques élites qui ont dû suivre des cours à l'université pour le comprendre. Il doit être le reflet de la vie de l'homme véritable, plus proche du naturel. Les artifices sont donc à écarter; ils doivent faire place aux diverses idées et sentiments qui habitent le peuple, exprimant ainsi ce qu'il ressent. Wagner va puiser à même la matière brute du peuple allemand pour ses œuvres. Il ira chercher les grands mythes germaniques et en fera des œuvres qui seront pour Nietzsche des œuvres de consolations. Retombant dans les valeurs du salut et de la rédemption, Nietzsche y verra finalement ce qu'il ne voulait pas y voir, le christianisme et son nihilisme. Nietzsche parle même des causes de la dévastation de l'esprit allemand dans Pour une généalogie de la morale, et «...attribut la cause à une absorption beaucoup trop exclusive de journaux, de politique, de bière et de musique wagnérienne...»311. Dans Le gai savoir, il associera Wagner au pessimisme romantique.312 La musique de Wagner incarnait pour Nietzsche le rêve d'une nouvelle civilisation musicale basée sur le modèle de la culture grecque, mais qui contiendrait tout les grands mythes germaniques. Nietzsche s'apercevra ainsi que trop douloureusement qu'on ne saurait fonder sur la musique une culture, c'est-à-dire un mode général de vie, la musique étant un état antérieur à toute forme, en même temps qu'un état de dissolution dernière de toute forme.3 Quant à cette déception face à la musique de Wagner, Nietzsche n'aura d'autre choix que de s'émanciper pour forger sa « propre musique ». Mais au contraire de ce que bien des gens pensent encore de nos jours, Nietzsche n'éprouve pas de la haine pour Wagner, comme pourrait le ressentir un amoureux éconduit, mais il éprouve plutôt de la reconnaissance pour celui qui lui donna les grandes impulsions qui lui furent nécessaires. Et bien qu'il sera très dur face à Wagner dans son dernier 65 texte Nietzsche contre Wagner, afin de critiquer les Allemands à travers lui, Nietzsche gardera pendant très longtemps une reconnaissance pour le compositeur. Dans une lettre de Nietzsche à Malwida von Meysenbug qui date du 14 janvier 1880, il écrit à propos de Wagner : « je pense à lui avec une gratitude constante, car je lui dois quelques-unes des plus puissantes impulsions qui m'aient poussé à l'indépendance intellectuelle »314. Les gens sur qui nous comptons nous obligent parfois à être plus indépendants lorsqu'ils nous déçoivent. C'est donc encore plein de reconnaissance à cette époque qu'il s'oppose à la musique de Wagner, pour trouver enfin une nouvelle « musique », la sienne315. Car Nietzsche ne saurait se passer de la musique, puisqu'il est lui-même la musique qui met en scène le mythe. Son âme musicienne a besoin de celle-ci pour vivre. C'est sur les nouvelles terres du Surhomme, que Nietzsche aperçoit maintenant au sud, qu'il trouvera encore la musique.316 Mais pour construire son nouveau Royaume de l'esprit, son « Sud », son Hellade rénovée, pour la terre nouvelle de son Surhomme, Nietzsche ne peut ni ne veut se passer d'elle317. De son illusion de jeunesse, la possibilité d'une culture fondée entièrement sur la musique, la déception éprouvée il avec Wagner l'avait guéri. n La musique est donc et restera pour lui une source d'inspiration, de même que la source du mythe tragique. L'art prendra donc une autre place au sein de la culture. La musique ne fondera peut-être plus une manière de vivre, mais l'artiste et la création seront toujours au centre de la culture pour lui. Et la question de la culture reste une question centrale pour le philosophe. 66 CHAPITRE 3 Le Surhomme Nietzsche évolue donc dans sa conception d'un renouveau possible de la culture. Il n'attend plus ce renouveau de Wagner, qui l'a profondément déçu. Voyant le compositeur sombrer dans le christianisme, Nietzsche ne voit plus en lui celui qui pourrait incarner la nouvelle culture, la renaissance de la vision dionysiaque du monde. C'est alors que se profile à l'horizon une autre figure qui incarnera pour notre philosophe le véritable changement : le Surhomme. Nietzsche admettra dans Ecce homo que lorsque l'on évoque les noms de Schopenhauer et de Wagner dans les Considérations inactuelles, il faut entendre en fait Nietzsche319. Le même raisonnement s'impose quant à La naissance de la tragédie, selon nous. Là où auparavant Nietzsche mettait ses espoirs dans un artiste tel Wagner, il le met maintenant dans cette figure de celui qui n'existe pas encore et que Nietzsche attend : le Surhomme. Mais ce dernier n'est pas un nouvel artiste qui viendrait prendre la place que Wagner n'a pas su prendre pleinement. Le concept d'art luimême prend une tout autre extension. C'est une vision artistique du monde qui est développée, une transformation du point de vue sur l'homme, la vie et la morale. Ce nouveau point de vue, Nietzsche l'opposera aux points de vue de Socrate et du christianisme. La critique du christianisme Dans Le crépuscule des idoles, Nietzsche revient sur le cas de Socrate. Ce dernier est décrit encore une fois comme l'agent de la décadence grecque. Le Socrate s'exerçant à la musique présenté à la fin de La naissance est maintenant oublié. Les possibilités de renouveler la culture via un artiste de génie tel Wagner ou encore par 67 la philosophie de Schopenhauer sont maintenant écartées. Notre société est encore sous l'emprise de la décadence et du nihilisme, cette décadence ayant été amorcée par Socrate. Mais cette fois-ci, Nietzsche ne fait pas qu'évoquer Socrate comme agent de cette décadence. Ce dernier a pavé la voie au christianisme qui a su donner une société dont la seule issue est incarnée dans la figure du Surhomme. Ce dernier est le seul qui aura réellement la force de détruire complètement ce que le christianisme a construit. Érigeant des idoles, le christianisme s'est lié au socratisme qui prône l'être face à l'apparence. Ce qui devient, ce qui est changeant, est perçu comme faux. La sensualité est mise en cause. Le « monde vrai » est celui de l'être, celui qui ne change jamais. Ce monde devient une référence pour les philosophes platoniciens et chrétiens. La morale elle-même se réfère à ce monde et non à celui des sens. Tout ce qui relève du corps est défini comme simple apparence. Les philosophes sont alors devenus de nouveaux curés qui ne font que prôner cette mise en cause de la sensualité, cette haine de la vie au profit d'un autre monde. Nietzsche condamne ces derniers à cause de leur haine du corps. Parmi les philosophes qu'il critique, Nietzsche fait une exception pour Heraclite, qui fut l'un des seuls à ne pas nier le caractère changeant du monde dont nos sens sont les témoins. Il réfute plutôt les mensonges que sont la durée, la substance et l'unité. C'est le « monde -apparence » qui est le seul réel, le « monde-vérité» est «ajouté par mensonge »320. Cette erreur de l'apparence est accompagnée d'autres erreurs, telle celle de confondre les choses premières et les choses dernières.321 Les conceptions les plus générales ne peuvent provenir du monde changeant, selon les esprits décadents. La morale en est un bel exemple. Une morale du corps, une morale des instincts ne peut être acceptable aux yeux des platoniciens et des chrétiens. La morale doit être sa propre cause , ou encore tirer sa cause de Dieu. Elle est donc une morale qui regarde le corps et le monde qui nous entoure de façon hautaine, comme étant vils. C'est ce type de raisonnement décadent qui est l'erreur qu'ont commit les Grecs en délaissant Dionysos pour suivre Socrate et ensuite Saint-Paul.323 L'artiste tragique, le dionysien, regarde ce qu'il y a de problématique et de terrible en lui droit dans les yeux. Il ne sépare pas le monde en deux, il est pleinement dans le « monde de l'apparence ». Il ne fantasme pas sur un autre monde, une autre vie. Le « monde-vérité » que des esprits décadents ont érigés en morale - une illusion d'optique morale selon Nietzsche - ne fait que prouver qu'il n'y a que ce monde-ci, le « monde des apparences », pour un esprit dionysien comme Nietzsche. Comment alors réfuter toute cette dichotomie du monde installée avec les « mondes-vérité » et « monde-apparence » ? Dans le chapitre Comment le « monde-vérité » devint une fable, Nietzsche nous fait le récit de l'existence et de la mort de cette dichotomie.324 Le monde-vérité et le monde-fable325 Le « monde-vérité » est d'abord accessible au sage, au religieux et au vertueux. Il n'est accessible qu'à eux. D'accessible à cette caste, il devient peut à peut indémontrable. Ce monde est imaginé sous la forme d'une consolation, voire d'un impératif. On voit ici poindre le nez de Kant. Le « monde-vérité » passe ensuite d'inaccessible à inconnu. Il n'oblige à rien et ne console en rien qui que ce soit. Le positivisme scientifique voit ses premières heures de déclins. Le «monde-vérité» ne sert plus à rien. C'est une idée superflue. « Supprimons-la ! »326 nous dit Nietzsche. Vient alors l'étape finale, où avec l'abolition du « monde-vérité » vient également l'abolition du « monde-apparence ».32/ C'est alors le midi de l'humanité où Nietzsche nous invite à aller vers le véritable projet de l'humanité, vers Zarathoustra, vers le Surhomme.328 Le projet de Nietzsche est lié à ce renversement des valeurs, à un renversement de la perspective. Voir le monde et l'homme selon un « autre angle », celui de l'artiste 69 tragique, du dionysiaque. Le concept d'art prend ici une extension nouvelle, moins liée à la création artistique en tant que telle. L'art et l'artiste deviennent maintenant une question de perspective, de vision artistique dionysiaque du monde. C'est cette vision artistique dionysiaque du monde qu'incarne le Surhomme pour Nietzsche. L'artiste tragique ne cherche pas à se venger de la vie en érigeant un autre monde, un arrière-monde où il sera vengé. Il regarde le monde tel qu'il se voit, et s'il recrée le « monde des apparences » dans son œuvre, c'est « sous forme de sélection, de redoublement, de correction »329. Il est tout le contraire d'un nihiliste ou encore d'un pessimiste. Cet artiste est le véritable sens du surhomme, celui qui est annoncé par Zarathoustra. Mais pour ce qui est de la réception du message exprimé par Nietzsche, ce dernier nous avoue que nul à son époque n'a compris ce qu'il a voulu exprimer. Comme un texte qui décrit des expériences que nul n'a vécu, de même les textes de Nietzsche semblent être incompris. La question du Surhomme laisse les gens perplexes. Lorsqu'ils tentent de s'y retrouver, il ne font qu'interpréter le Surhomme comme un idéaliste, voir comme un mélange de saint et de génie.330 Le Surhomme est tout le contraire « des « hommes modernes », hommes « bons », des chrétiens et autres nihilistes »331. Il est la réussite supérieure, le contraire du saint. Le sentiment du tragique l'habite, ce « sentiment affirmatif par excellence »332. Il s'agit du débordement de puissance et de plénitude que ressentent les gens comme Nietzsche, et qui leur fait regarder les idéaux des hommes actuels comme autant de choses risibles. Le surhumain « se joue de tout ce qui, jusqu'ici, s'appelait saint, bon, intangible, divin »333. Le surhumain se joue de tout ce qui est le sérieux, la morale, le devoir comme d'une parodie.334 « Les natures nobles, qui ne savent vivre sans vénérer, sont rares »335. Le Surhomme est celui qui regarde l'existence dans le blanc des yeux et qui dit oui à tout. Il souhaite l'éternel retour. Il est lui-même un éternel oui à la vie. 70 Tout en étant un grand oui à la terre et au corps, le Surhomme n'est pas pour autant un fornicateur sans scrupules qui, tel un animal en rut, se laisse aller à toutes ses pulsions de façon brutale. Dans Le crépuscule des idoles, Nietzsche décrit très bien le lien entre les passions et la simple bêtise. Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes avec la lourdeur de la bêtise, - et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se marient à l'esprit, où elles se « spiritualisent ».336 Le Surhomme est un artiste tragique qui ne nie pas les instincts et les passions, son côté artiste fait qu'il crée quelque chose avec ces passions et ces instincts. Il ne tente pas de les arracher à son être, mais il ne se laisse pas aller bêtement à toutes ses pulsions. Ses désirs sont spiritualisés, embellis, voire divinisés.337 La spiritualisation de la passion est une idée que le christianisme n'a pu avoir, ce qui a entraîné la décadence que l'on connaît dans notre société. Plutôt que de spiritualiser les passions, les prêtres ont créé la morale, comme un virus qui créerait une maladie que Nietzsche nomme la moralité. Cette « castration » des désirs et des passions par la morale est le remède qu'ont trouvé les gens faibles, ceux qui ne peuvent pas faire face à leurs désirs et qui sont incapables de les spiritualiser, faute d'avoir la volonté nécessaire pour le faire. Nietzsche va plus loin et dit que ceux qui prônent l'ascétisme comme solution sont ceux-là mêmes qui sont incapables d'être des ascètes eux-mêmes, soit « ceux qui auraient eu besoin d'être des ascètes ».33 Nietzsche nous donne des exemples concrets de spiritualisation qui sont autant de victoires sur le christianisme et sa volonté de castration, soit son idéal d'ascétisme. L'amour est une spiritualisation de la sensualité qui a réussi malgré le christianisme. L'inimité est un autre exemple de victoire sur la morale chrétienne339. Nos ennemis nous sont nécessaires. Les partis politiques voient la nécessité d'avoir des adversaires pour faire de la « grande politique »340. De même, la création d'un nouvel empire a besoin d'ennemis, bien plus que d'amis341. Ce principe semble d'ailleurs être encore en vigueur aujourd'hui lorsque l'on regarde 71 ce qui semble être aux yeux de certains un impérialisme, les États-Unis d'Amérique. C'est la deuxième guerre mondiale qui a sorti l'Occident de la crise économique des années trente par exemple. Mais là s'arrête notre comparaison avec nos voisins du sud. La création a toujours besoin d'une résistance pour pouvoir s'exprimer et ce, à tous les niveaux. Les ennemis sont spiritualisés par les grandes natures, qui les ont intériorisés342. La paix de l'âme est un état que ne connaît pas Nietzsche, et qu'il ne souhaite pas d'ailleurs. C'est là à ses yeux le bonheur bête du troupeau. «... rien n'est moins notre envie que le bétail moral et le bonheur gras de la conscience tranquille »343. Toutes les morales qui ont été enseignées jusqu'à maintenant sont de l'ordre de ce bétail moral, soit une morale antinaturelle. C'est une morale qui est dirigée « contre les instincts vitaux - elle est une condamnation, tantôt secrète, tantôt bruyante et effrontée, de ces instincts. »344 Dieu qui regarde les cœurs, voilà la morale du saint, la morale du castrat idéal. Toute saine morale au contraire - saine aux yeux de Nietzsche - en serait une qui ne s'oppose pas aux instincts de vie, mais qui est dominée par ceux-ci. La morale des décadents, des chrétiens, est en fait le symptôme de la vie qui est vécue par ces gens, et du type de vie qui est mis de l'avant. Le problème de la valeur de la vie qui est invoqué dans la morale chrétienne est une question ridicule selon Nietzsche, puisqu'il s'agit d'une question qui est hors de notre portée. Il faudrait regarder la vie de l'extérieur, après l'avoir vécu plusieurs fois de plusieurs façons différentes pour pouvoir en juger, ce qui est impossible. L'évaluation de la valeur de la vie par la morale est en fait l'évaluation du type de vie que l'on mène en fait, une vie décadente. C'est cette vision de la vie du décadent qui lui fait défaut. Il s'imagine qu'il peut changer les gens autour de lui en leurs disant : « Soit comme ceci ! ». Mais c'est là tenter de changer le monde au complet, y compris ce qu'il a été. Chaque individu « fait partie de la fatalité, il est une loi de plus, une nécessité de plus pour tout ce qui est à venir. »345 C'est ce genre de morale qui nie le monde tel qu'il est pour vouloir un autre monde qui a fait un mal immense pour Nietzsche. Au contraire, il faut prendre le monde tel qu'il est 72 et lui dire oui, pour en arriver à une morale qui est saine, non plus une morale du «tu dois», mais une morale du « tu es ». Les grandes erreurs 346 La grande originalité de Nietzsche, au-delà du fait qu'il prône un renversement de toutes les valeurs, est qu'il met également de l'avant l'idée que nous regardons comme une cause ce qui est en fait un effet.347 Pour ce qui est de la morale par exemple, les valeurs que les gens défendent sont étroitement liées au type de vie que ces gens mènent, qui est lui-même lié au type de personnalité de ces gens. L'Église dit à ses fidèles qu'ils doivent résister au luxe et aux vices qui se répandent de plus en plus. Nietzsche dit qu'au contraire, si les gens ont de plus en plus besoin des vices et des luxes, que Nietzsche identifie comme le besoin d'excitants toujours plus forts348, c'est précisément parce que ce peuple est dégénéré physiologiquement. La dégénérescence physique d'un peuple est responsable de ce que les biens pensants estiment être les choix des gens. Nietzsche nous démontre qu'en fait, l'acte de volonté que nous pensons être la libre expression de notre moi, n'est pas en fait aussi libre qu'on peut le penser.349 Nous sommes les conséquences de causes plus grandes que nous qu'est la volonté de puissance qui s'est incarnée dans tous nos prédécesseurs, et ainsi dans toutes les institutions qui étaient déjà en place au moment où nous sommes venus au monde. Un exemple de ceci est celui du Québec. Toute une génération de nos intellectuels nous ont fait souvent remarquer qu'ils ont grandis en état de « péché mortel » toute leur enfance, avec les menaces d'aller en enfer qui vont de pair. Dans un tel contexte, comment peut-on espérer que l'homme s'affranchisse de la dégénérescence que suit le peuple dont elle est issue ? La moraline, cette maladie qui fait que l'on voit tout par l'œil de la morale s'est répandue dans toute la société. Nul n'y échappe maintenant et tous les esprits en sont atteints. 73 La volonté et le moi que nous pensons si indépendants et sources de liberté sont en fait des mirages que l'homme s'est forgés, comme beaucoup de choses dans le « monde intérieur » . Lorsque l'on regarde ce qui se passe dans notre monde intérieur, nous voyons souvent que les causes et les conséquences sont inversées. Dans Le crépuscule des idoles, Nietzsche nous donne l'exemple d'un coup de canon qu'entendrait un dormeur et qui, dans son rêve, lui donne des causes et toute une histoire qui précéderait ce coup de canon, alors qu'en fait ce coup de canon est la cause réelle de ces prétendues causes que le rêveur lui attribue.351 De même agissons-nous lorsque nous sommes réveillés. Nous attribuons certaines causes à nos sentiments et nos sensations intérieures. Nous nous sentons bien ou mal et nous attribuons ces états à des causes autres que leurs causes véritables. C'est parce qu'ainsi nous ramenons «...quelque chose d'inconnu à quelque chose de connu »352, ce qui a tôt fait de nous tranquilliser. Ainsi en est-il de la morale et de la religion. Les causes de la religion et de la morale sont en fait les sentiments de plaisir et de déplaisir que nous ressentons dans certaines circonstances. Les sentiments désagréables que nous ressentons sont ainsi vus comme les conséquences d'actes que nous ne devons pas approuver, d'actions que nous n'aurions pas dû commettre. La conscience est ainsi vue comme la cause des actes et des sentiments de déplaisir que nous ressentons. À l'inverse, les sentiments de plaisir et de plénitude que nous ressentons sont alors associés à la croyance en Dieu et de nos bons actes.353 C'est ici l'erreur du libre-arbitre que nous souligne Nietzsche354. Avec cette idée, les théologiens ont pu s'assujettir les gens, les transformant en autant de brebis qui ont besoin d'un berger. Cette idée de la liberté de la volonté à été mise en place afin de justifier leur pouvoir, leur donnant ainsi une raison de sanctionner les gens. Il s'agit d'une justification pour leur « droit d'infliger une peine »355. Que dit alors Nietzsche ? « Que personne ne donne à l'homme ses qualités, ni Dieu, ni la société, ni ses parents et ses ancêtres, ni lui-même »356. Nous sommes une fatalité qui fait partie de la totalité de la fatalité. Non pas qu'il y ait une unité dans le monde à laquelle nous pouvons nous rattacher. Mais nous ne pouvons changer ce que nous 74 sommes, car ce faisant ce serait vouloir changer ce qui fut de tout temps. La fatalité de ce que nous sommes est tributaire de la fatalité du grand tout. Ni Dieu ni les hommes ne sont responsables de ce qui est, et nul ne peut prétendre qu'il y ait un quelconque plan en vue de ce que l'on pourrait voir comme « un «idéal d'humanité », un « idéal de bonheur », ou bien un « idéal de moralité »»357. En niant l'idée d'une unité du monde qui pourrait être ramenée à une cause première, "ISO Nietzsche sauve « l'innocence du devenir » et sauve le monde. Il n'y a pas une cause extérieure au monde. Le monde ne forme pas non plus une unité sensible d'où l'on pourrait tirer une cause première et une finalité. Nietzsche enlève le but moral de l'existence du monde. Rendre l'humanité meilleure35 Ce qui est en cause ici est donc ce but qu'ont les gens qui veulent améliorer moralement la race humaine. Nietzsche divise les façons de faire en deux catégories, deux morales. L'une est la morale de domestication. Un bon exemple de ce type de morale est la morale chrétienne. Elle n'a d'autres buts que de domestiquer l'homme. Le paradoxe cependant est ceci, c'est que la personne qui veut améliorer la race humaine n'a pas en tête cette idée de « domestication de la bête humaine »360. Cependant, cette amélioration n'en est pas une. Il s'agit plutôt en fait d'un affaiblissement de l'homme. Comme dans tout zoo, la bête qui est gardée est loin de celle qui est encore libre dans la nature, avec toute sa force sauvage. La bête domestiquée est rendue malade aux yeux de Nietzsche, elle a été affaiblie « par le sentiment dépressif de la crainte, par la douleur et les blessures »361. Prenant l'exemple des Germains, Nietzsche nous fait remarquer que les prêtres du Moyen Âge ont tout fait pour traquer ces gens et leur imposer les chaînes morales du christianisme. S'il vous arrive de voir le résultat de cette domestication du peuple germain, vous verriez un peuple malade où l'homme en est venu à se détester luimême et à en vouloir à tout ce qui est « encore fort et heureux »362. C'est 75 exactement ce que l'Église a fait, rendant l'homme malade tout en se vantant de l'avoir rendu meilleur.363 La seconde morale que Nietzsche nous donne en exemple de domestication de l'homme est celle de la morale de l'élevage. Avec l'exemple de la « loi de Manou », Nietzsche nous décrit une société hindoue. Cette fois-ci, il s'agit d'une société qui a été divisée en quatre. Il y a là la volonté d'élever quatre races à la fois. Les quatre castes sont la sacerdocale, la guerrière, la caste des agriculteurs et des marchands, et une race de serviteur, les Soudra.364 Mais cette morale que Nietzsche dit apprécier cent fois plus que la morale chrétienne possède quand même un besoin de rendre malade une bonne part de sa population, soit ceux qui sont un mélange incohérent que l'on ne peut élever, les Tchândâla. C'est gens ne peuvent pas se nourrir d'autre chose que de l'ail et des oignons. Ils ne peuvent se laver et encore moins se vêtir de vêtements décents. Ils doivent porter les vêtements arrachés aux cadavres. Ils ne peuvent écrire de la main droite, par exemple. Beaucoup d'autres règles leur sont imposées, ce qui a eu pour conséquence d'apporter des épidémies mortelles et des maladies sexuelles épouvantables.365 Cette morale est donc celle de la pureté du sang qui a été élevée au rang de religion. Elle est à l'opposée de la religion judaïque (et donc du christianisme qui en découle), qui pour sa part serait plutôt la religion de Tchândâla qui ont réussi à imposer leur « immortelle vengeance »366. Mais dans les deux cas, Nietzsche nous dit que les deux morales se valent, pour ce qui est des moyens utilisés pour domestiquer l'homme. Le paradoxe de ces morales qui veulent rendre l'humanité meilleure est le paradoxe de tous ceux qui veulent rendre l'humanité meilleure, c'est qu'ils « n'ont jamais douté de leur droit au mensonge »367. Pour résumer encore mieux, les moyens utilisés pour rendre l'humanité plus morale sont « foncièrement immoraux »368. Le problème réside donc dans ce que nous voulons faire de l'humanité. L'éducation est une forme d'élevage, mais il semble que les gens ne voient pas cet état de fait. Nous éduquons sans nous poser la question du futur de l'humanité. De plus, nous nous refusons à voir que nous ne contrôlons pas autant de variables que nous le croyons. Nietzsche nous fait part de ce qu'il constate chez ses contemporains et il nous indique le chemin que nous suivons, et la seule autre alternative possible. Les choix sont restreints. Dans un chapitre du Crépuscule des idoles, Nietzsche nous dit «Ce que les Allemands sont en train de perdre»369. C'est la haute culture et la noblesse que les Allemands sont en train de perdre. Embourbés dans l'alcool, le christianisme et la musique allemande, les Allemands perdent l'esprit et le goût pour l'esprit. L'accumulation de savoir en quantité est devenue la règle dans les universités, où l'on assiste qu'à la distribution d'un savoir en quantité et où les jeunes gens doivent finir les programmes d'études au plus vite, afin de se rendre utile. Nietzsche nous donne l'exemple de la monnaie. Nous ne pouvons dépenser que ce que nous avons. De la même manière, les gens dépensent de plus en plus leurs énergies dans toutes sortes de domaines comme « la puissance, la grande politique, l'économie, le commerce international, le parlementarisme, les intérêts militaires »370, ainsi la Culture s'en ressent. Les époques de haut niveau culturel sont également des époques de décadence politique. 7 Au moment où Nietzsche écrit ces lignes, l'Allemagne a battu la France sur le plan militaire, mais la France demeure encore et toujours le phare intellectuel et culturel de l'Europe. Les Allemands perdent ce qu'il y a de plus grand en eux, la culture, au profit du politique et de l'économique. Certains vont jusqu'à célébrer l'événement, comme nous l'avons vu au premier chapitre avec les philistins que Nietzsche dénonce dans les Considérations inactuelles. Cette décadence culturelle résulte des institutions, comme nous l'avons déjà dit. Les écoles supérieures sont de plus en plus fréquentées, tuant le caractère noble de 77 ces institutions. L'éducation supérieure est devenue obligatoire, ce qui enlève le côté privilégié de ses écoles et de l'éducation supérieure en général. Cette démocratisation de l'éducation supérieure n'est pas le seul phénomène qui ait entraîné l'abaissement de la culture. L'arrivée en masse de jeunes gens a fait en sorte que tout ce qui constituait ces écoles a disparu. Les écoles ont des programmes et un aboutissement par lesquels l'étudiant doit avoir fini à vingt-trois ans et ainsi répondu à « cette « question essentielle » : quelle carrière choisir ? »372. Les universités sont maintenant remplies de savants qui ont remplacé les éducateurs. L'éducation quant à elle a été remplacée par tous ces programmes qui ne font qu'approvisionner l'État et l'industrie privée en travailleurs. Nietzsche prend soin de nous rappeler que les hommes supérieurs « n'aiment pas les carrières»373. L'homme supérieur prend son temps et ne pense pas à finir, car « à trente ans l'on est, au sens de la haute culture, un commençant, un enfant »374. Nietzsche termine ce chapitre sur cette phrase qui aurait pu être écrite aujourd'hui : « Nos lycées débordants, nos professeurs de lycées surchargés et abêtis sont un scandale »375. L'éducation est donc devenue déficiente, ne fournissant plus ce qu'elle devrait. Il s'agit d'apprendre à voir, d'apprendre à penser et d'apprendre à parler et écrire ; « dans ces trois choses le but est une culture noble »376. Apprendre à voir signifie voir plus loin que les instruments de la séduction pour voir les buts véritables et non plus être l'esclave de notre vision myope des choses. Ne plus se croire obligé de réagir ou de suivre toutes nos impulsions377. De cette façon, l'on devient en général plus méfiant et plus lent de nous dire Nietzsche. Pour ce qui est de savoir penser, les universités ne semblent plus enseigner à penser, comme l'on peut apprendre à danser. C'est là l'essence même de la pensée noble, qui sait danser avec les idées, avec les mots, avec la plume. Mais cela ne se déduit pas seul, cela s'apprend. La main et la pensée allemande sont pesantes, et cela aussi bien dans l'esprit que dans les écrits, ce qui répond à la troisième question. Comment apprendre à écrire et parler, lorsque l'on ne sait pas penser? Ce serait comme demander à un écrivain qui n'a jamais été amoureux d'écrire un grand roman d'amour. C'est l'amour de la vie qui inspire Nietzsche, un art qui se traduit chez celui qui le ressent par la façon de parler, de danser et d'écrire, au contraire de la plupart des grands penseurs occidentaux depuis Socrate. Cet amant de la vie veut séduire en fonction de la vie. Il veut que cesse la haine du corps au profit d'un autre monde, au profit d'une illusion destinée à asseoir le pouvoir de certains sur les masses. Le peuple a été transformé en troupeau docile, et Nietzsche est celui qui se dresse afin de montrer aux autres qu'ils peuvent être libres. Il change la perspective en faisant voir aux autres que les valeurs sont en fait l'expression de la vie elle-même, que si les prêtres et les philosophes parlent sans cesse de morale, c'est qu'ils sont malades. Ils souffrent d'une maladie tellement répandue parmi les hommes que nul ne s'en rend plus compte aujourd'hui. Le ressentiment habite ces gens qui ne peuvent laisser la vie s'exprimer en eux. Ils ont été castrés spirituellement, et veulent rendre les autres tout aussi dociles qu'eux, le bonheur de quelques-uns étant souvent le spectacle frustrant des autres. C'est contre ce ressentiment envers la vie que se bat Nietzsche, contre cette haine du corps. Nietzsche recherche un type d'homme qui ne ressentira pas ce ressentiment envers la vie. Il veut des hommes qui sont un grand oui à la vie et aux forces vitales qui l'incarne. Mais ce type d'homme est rare. Ils ne sont jamais nombreux et ils ne le seront jamais vraiment. La masse dont ils sont issus peut ne pas les comprendre. Une distance se forme entre eux et les autres, une distance nécessaire et souhaitée par ces individus exceptionnels. C'est là la véritable caractéristique de la noblesse, du caractère aristocratique de ces individus qui sont au cœur du projet nietzschéen. C'est d'ailleurs là une caractéristique que Nietzsche a en commun avec Platon. C'est sous le signe de l'aristocratie que se place la figure du surhomme, figure au cœur du projet de Nietzsche. Mais cette aristocratie n'en est pas une de la naissance, ou encore de la richesse des biens matériels accumulés, comme pourraient le penser certains capitalistes d'aujourd'hui qui voient dans les gens très riches la nouvelle aristocratie. L'aristocrate au sens nietzschéen se caractérise par la distance. La distance entre l'individu supérieur et la majorité, la distance intellectuelle entre lui et le commun des mortels, la distance d'esprit qu'il y a entre lui et la plupart des gens. Cette distance n'est cependant pas une distance que quelqu'un pourrait choisir de mettre entre lui et les autres pour tenter de devenir cette figure du surhomme, ce qui serait ridicule. Il s'agit d'une distance qui est déjà là, qui tient à la nature même de l'individu que Nietzsche nous décrit. C'est une volonté de rester à distance de ceux qui ne sont pas nos pairs, car ils ne pourront pas nous comprendre. C'est une volonté de rester incompris de ces gens qui ne sauraient réaliser à quel point il y a une distance entre eux et le surhomme annoncé par Nietzsche. Ce surhomme annoncé par Nietzsche ne saurait être accueilli comme une bonne nouvelle par tous. Plusieurs ressentent la venue de ce type d'individu comme une menace à leur mode de vie et à leurs privilèges, ce qui en dit long sur ces gens. Plusieurs craignent la venue du Dionysos réincarné, puisque le délire qu'il amène avec lui pourrait bien être fatal à cette belle façade que les gens se sont bâtie depuis des siècles. Telle une façade en effet, la morale recouvre les véritables motifs de la société, soit la contrainte des instincts qui se retournent contre eux-même au profit du nihilisme et de ses prêtres. Mais il faut d'abord détruire cette façade qui recouvre tout et pour se faire, il faut mettre de la distance entre soi-même et le reste du monde. Cette mise à distance du monde se fait dans l'esprit de l'homme qui doit prendre conscience que sa conscience n'est qu'une illusion, qu'elle n'est que le voile qui recouvre les instincts. Une bonne façon de faire l'expérience de cette « mise à distance » est par la lecture. Nietzsche nous dit souvent que les gens ne savent plus lire et qu'ils ne savent pas lire ses livres. Cela demande du temps. Il faut déchiffrer ses textes de la même façon que les textes des Grecs de l'antiquité, et ainsi construire une interprétation. Mais cela n'est plus encouragé de nos jours par notre culture et notre éducation. xo Construire une interprétation d'un texte est le même mouvement d'esprit que l'homme doit avoir face au monde qui l'entoure. Il doit lire le grand livre de la vie et forger une interprétation par lui-même, cette interprétation révélant qui il est réellement. Ainsi encore nous revenons à la connaissance de soi. Mais il ne s'agit pas ici d'une connaissance de soi qui donnera accès à un autre monde, ou encore qui donnera accès à des vérités éternelles. Il s'agit en fait de connaître la nature profonde de la vie; qu'elle est une lutte incessante des instincts et que l'homme se doit de spiritualiser ces mêmes instincts, sinon il finira tel un animal ou encore tel un castrat qui se nie lui-même. Mais un tel homme ne se rencontre pas à tous les coins de rue. Lorsqu'il prend conscience de tout cela, l'individu supérieur réalise qu'il est seul au sommet. La philosophie de Nietzsche est essentiellement aristocratique. Mais comme nous l'avons dit, il ne s'agit pas d'une aristocratie de naissance. L'aristocratie est, dans ce cas, « par métaphore, une classe restreinte, et considérée à un point de vue quelconque comme supérieure à la masse de la société » . Cette définition, qui n'est pas de Nietzsche, démontre bien le sens profond que contient l'image de l'aristocrate. Cette définition ayant été écrite après la venue au monde de la philosophie de Nietzsche, nous pouvons nous demander si l'influence de notre philosophe ne s'est pas fait sentir jusque-là. L'image de l'aristocrate que nous venons de lire en est une que Nietzsche aurait pu employer. Il nous est d'ailleurs difficile de départager cette vision de l'aristocrate de la pensée que serait l'individu supérieur dans les écrits de Nietzsche et l'image de Nietzsche elle-même. La lecture des critiques que Nietzsche adresse aux autres penseurs nous fait prendre conscience que les prises de positions philosophiques et morales d'un individu sont liées à sa vie personnelle et à la façon dont ses instincts s'expriment à travers lui. La même chose pourrait être dite de Nietzsche, sa philosophie étant l'expression même de ce qu'il est. Étant incapable de s'intégrer à la communauté qui l'entoure, dirions-nous aujourd'hui, il n'a voulu que vivre sa propre vie et être lui-même, incitant ceux qui ressentent la même chose à ne pas hésiter à faire le même effort. C'est ce même effort que Nietzsche souhaitait voir encouragé dans notre culture et 81 nos systèmes d'éducation, cette vision artistique du monde dans laquelle l'homme et la vie sont une œuvre d'art. 82 CONCLUSION La question à laquelle ce mémoire a tenté de répondre est de savoir quelle est la fonction culturelle de l'art chez le jeune Nietzsche. L'art y occupe-t-il une place centrale ? Qu'elle est cette place ? Autant de questions auxquelles nous avons tenté de répondre en abordant la pensée du jeune Nietzsche. Une pensée encore en développement qui offre la promesse des œuvres à venir. C'était là d'ailleurs la meilleure façon d'apprécier une oeuvre d'art selon Wagner, qui fut l'ami de Nietzsche à cette époque. Voir dans les oeuvres non pas quelque chose de fini, mais bien la promesse d'une autre œuvre, celle que l'avenir nous réserve, voir même celle que l'avenir aurait pu nous réserver. Voilà ce que nous avons voulu tenter dans ce mémoire. Voir vers quoi se dirige la philosophie de Nietzsche lorsqu'il écrit ses œuvres de jeunesse. Nous avons débuté par les Considérations inactuelles, ouvrages dans lesquels le jeune philosophe s'en prend à la culture de son époque. Combien instructifs sont ces textes pour nous qui vivons dans le prolongement de la sienne. Notre notion de culture est intimement liée à celle qui avait cours à l'époque de Nietzsche. De plus, les critiques qu'il adresse aux divers concepts de culture ( Kultur, Bildung ) qui ont lieu à son époque sont une source non négligeable pour connaître les concepts de culture que Nietzsche prône. Il s'agit de la différence entre la critique négative du concept de culture qui est répandu à son époque parce que Nietzsche ne l'approuve pas, versus la promotion du concept de culture tel que lui le voit. Les Considérations inactuelles nous renseignent également sur la barbarie telle que la conçoit Nietzsche. La barbarie est un concept clé pour bien comprendre la philosophie nietzschéenne. Car le concept est intimement lié au rôle de l'éducation pour Nietzsche. Éduquer un barbare, c'est ni plus ni moins développer sa barbarie et lui donner encore plus de force. Il ne possède pas cette belle unité qui saurait encourager les connaissances acquises vers les plus hauts sommets artistiques. Il ne 83 s'agira que de barbares érudits. Pour Nietzsche, cette érudition est dans bien des cas contraire à la véritable culture. Un vrai homme cultivé au sens antique ( Kultur ) ne comprendrait pas cette fièvre faustienne qui consiste à vouloir acquérir tout le savoir du monde à la manière d'un bibliothécaire. Il s'agirait selon nous de la même chose si un jour un libraire, fier de son statut de libraire, ne veut cependant plus vendre aucun des livres que sa librairie contient. S'il se laisse aller à ce désir, il cessera donc d'être un libraire. De plus, il ne pourra plus recevoir de nouveaux livres, ses tablettes ne se vidant point. Tout le mouvement même des livres qui entrent et qui sortent est éliminé. Ainsi en est-il des connaissances pour le barbare érudit moderne. Il veut que les connaissances déjà acquises restent et ne soient pas menacées par de nouvelles, ce qui risquerait de contrarier ses convictions et ses projets de vie paisible. Cette façon barbare de voir la vie et la connaissance implique également une nouvelle façon de se rapporter au monde et au passé. Dans la Seconde considération inactuelle, Nietzsche aborde la question de l'histoire. Les diverses façons dont les peuples écrivent l'histoire, leur histoire, en disent parfois plus long sur eux que bien des études. Nietzsche débute cette Seconde considération par l'image de l'animal. L'homme se sent troublé par la vue de l'animal et sa vie paisible dans le champ. Mais l'homme ne saurait vouloir être un animal. Ce dernier oublie tout aussitôt qu'il y pense. C'est ce qui lui donne cet air si paisible. Nietzsche nous dit que la capacité à oublier est nécessaire à l'homme pour qu'il puisse créer. Il est nécessaire d'encourager cette faculté d'oublier lorsqu'il le faut et de se souvenir lorsqu'il est temps. Celui qui possède cette maîtrise est un véritable artiste, voire même un génie. Il sait se souvenir des œuvres du passé pour s'en inspirer, mais il saura également les oublier le moment de créer venu. Il s'agit donc de regarder les grandes œuvres du passé pour savoir dire « oui ! Créer est possible » et non-pas, « Tout a déjà été dit, je dois me taire ». 84 Nietzsche continue ses Considérations inactuelles par la Troisième, dans laquelle il aborde la question du génie. Car bien qu'il nous parle du génie dans la Seconde considération inactuelle, il reste toujours la question de l'apparition des génies dans une société. Comment les génies naissent-ils ? Peut-on les faire apparaîtes dans une société ? Cultiver des génies comme d'autres font pousser des arbres majestueux devrait être le but de toute société. C'est le but vers lequel la culture devrait tendre chez un peuple. Nous devons d'abord encourager l'apparition de tels individus, des gens qui sont de véritables artistes de la vie. Mais l'apparition de génies nécessite tout de même une éducation. Et qui dit éducation dit également éducateurs. Quels sont les types de personnes qui sont aptes à être de véritables éducateurs ? Nietzsche se sert d'une figure qui fut importante pour lui dans son cheminement personnel, Schopenhauer. Ce dernier fut pour lui un révélateur. C'est par la fréquentation de ce penseur que Nietzsche s'est découvert une nouvelle passion, la philosophie. Cependant, cette expérience fut imparfaite, car elle se fit via un livre de Schopenhauer et non pas par la fréquentation du philosophe lui-même, comme c'était le cas dans l'Antiquité. Et c'est là le problème pour Nietzsche. Comment pourrions-nous rencontrer de véritables philosophes dans nos sociétés d'aujourd'hui ? Dans les universités, les gens qui se prétendent tels sont pour Nietzsche des fonctionnaires d'État qui peuvent difficilement mordre la main qui les nourrit. Il y a une certaine culture qui est donc encouragée par l'État, celle qui le maintient en place ou à tout le moins celle qui ne le menace pas directement. L'État choisit ceux qui seront les philosophes attitrés en finançant leurs recherches. Ce ne sont donc plus les véritables éducateurs au sens antique de terme qui sont encouragés, soit des gens capables de reconnaître chez les étudiants leurs forces et de les encourager vers ce qu'ils doivent être. Pour Nietzsche, le professeur d'université ne peut faire cela, car il n'est pas maître de son temps. Il se doit d'enseigner un certain nombre de jours par semaines, voire par année, ce qui a pour conséquences qu'il doit enseigner même s'il n'a rien à dire. Il choisit donc tôt ou tard d'enseigner aussi ce que d'autres avaient à dire avant lui. L'histoire de la philosophie vient donc peu à peu remplacer la philosophie authentique, soit l'activité de philosopher en soi. Nous tombons ainsi dans une culture qui regarde constamment vers le passé, mais qui n'encourage plus les jeunes gens à créer en s'inspirant du passé comme c'était le cas pendant l'Antiquité. Nietzsche revient plus en détail sur ce modèle qu'est pour lui l'Antiquité. Dans La naissance de la tragédie, Nietzsche décrit ce que représente pour lui la culture grecque antique. C'est l'idéal face auquel il critique la culture de son époque. La culture de l'Antiquité grecque possède pour Nietzsche cette belle « unité artistique dans toutes les manifestations de la vie de son peuple »379. Le type de culture que représente la culture grecque de l'Antiquité est la seule qui ait produit de grands artistes de la vie. En comprenant de quelle façon cette culture a pris son essor, Nietzsche fait ressortir les principales caractéristiques de cette culture, de ce qui fait qu'elle est à même de produire autant de belles âmes. Nietzsche nous a fait également voir comment cette belle unité qui produisait de si grands artistes tragiques est née et s'est développée. Les débuts de cette belle culture productrice de grandes âmes qu'est la Grèce a d'abord commencé avec la naissance de la culture artistique. C'est une culture qui célèbre la beauté comme le reflet divin de la vie. Mais cette belle sérénité ne résista pas longtemps au dieu dansant venu d'Asie. Dionysos et la vision tragique de l'existence fait son approche. C'est la culture tragique qui fait son apparition. L'apogée de la culture grecque est atteint pour Nietzsche. Mais le dieu de la tragédie est vite attaqué par une nouvelle force à laquelle il ne peut résister. Cet assaut sera mené par un philosophe, Socrate, qui donnera naissance à toute une culture. Ce socratisme qui fut introduit sur la scène par les pièces d'Euripide. Le dialecticien s'est retrouvé projeté sur la scène et il a malheureusement eu le plus grand des succès auprès de la population. Le virus était lancé, la culture socratique 86 est née. La tragédie n'a pu survivre aux attaques de la dialectique socratique. Voilà pourquoi aujourd'hui le retour de l'artiste tragique tel que le veut Nietzsche est si problématique. Il doit affronter le virus de la culture socratique, qui s'est fusionné avec la culture chrétienne pour donner la culture nihiliste de son siècle et dont la nôtre est le prolongement. Mais ce retour de l'artiste tragique est possible, comme nous l'avons vu dans les textes de Nietzsche. Il nous cite l'exemple de Socrate T On s'exerçant à la musique avant de mourir . Ce Socrate musicien incarne la fin de la culture socratique telle qu'elle est « programmée d'avance » dans celle-ci. Tôt ou tard, la pulsion faustienne de la connaissance qui a été encouragée par la culture occidentale depuis Socrate va réaliser qu'elle porte en elle les germes de sa propre fin. Cette fin de la culture nihiliste de son époque, Nietzsche la voit s'incarner dans la figure d'un homme, Wagner. Il sera pour le jeune Nietzsche celui qui donnera un souffle nouveau à la culture allemande et à la culture européenne, tel un nouvel Homère. Nietzsche sera vite déçu par ce « nouvel Homère ». Il verra Wagner sombrer dans le christianisme à la fin de sa vie. La possibilité pour Nietzsche de voir la culture se renouveler via la musique sera vue par la suite comme un espoir futile. La musique elle seule ne saurait inspirer toute une civilisation. Alors, Nietzsche changera son fusil d'épaule. Cette grande figure de l'artiste tragique qu'il attendait depuis si longtemps, il la créera lui-même; ce sera le surhomme. Nietzsche n'abandonne donc pas l'idée d'un renouvellement de la culture, mais il n'attend plus rien de ses contemporains. C'est vers les générations futures qu'iront ses espoirs. Vers ceux qui sauront comprendre son message, qui sauront reconnaître la figure du surhomme. Seul un petit nombre saura reconnaître cette figure du surhomme Ce petit nombre saura ce qu'est réellement le surhomme lorsqu'ils le rencontreront pour la première fois. Le surhomme est ce vers quoi ce petit nombre cherchait à s'élancer sans même en avoir conscience avant de le rencontrer. Il est cet artiste de la vie qui sait redonner vie à une culture tragique, tout comme les Grecs ont su y donner vie une première fois. Le surhomme est donc celui qui combattra le nihilisme de la culture socratique et chrétienne de notre monde. Car la décadence amorcée par Socrate s'est lentement accentuée pour augmenter de façon exponentielle lors de sa fusion avec le christianisme. Le Surhomme s'attaquera donc à ces deux figures du nihilisme et de la décadence que sont Socrate et Jésus. Il réduira à néant les fausses promesses d'arrières mondes de toutes sortes. Toutes ces fausses constructions qui ne sont rien d'autre au fond que des moyens pour mieux domestiquer l'animal humain. Nietzsche nous a donc proposé un nouveau modèle de domestication, laissant place aux grands élans vitaux de l'homme. Il veut que ce dernier réalise tout ce qu'il contient en lui comme potentialité. Nietzsche veut que cesse cette « castration » des désirs qui a lieu depuis Platon et le christianisme. Prendre ses désirs tels des matériaux bruts pour en construire quelque chose de grandiose est ce que nous propose Nietzsche. Construire quelque chose de plus grand que ce qui n'a jamais été fait. Donner naissance au surhumain, cet être fondamentalement différent du saint chrétien. Nietzsche veut nous aider à devenir ce « oui » à la vie qu'est le surhomme, et qu'il a lui-même été. Car, comme nous l'avons dit dans F « introduction » de notre mémoire, Nietzsche a su, en digne père du surhomme, faire des épreuves de son existence des tremplins vers la création et la vie. Il fut à l'image même de ce qu'il a écrit, un artiste de la vie. NOTES 1 Pour cette expression, voir le chapitre 1 pour les références bibliographiques. Cf. « Culture », « Civilisation » et « Critique de la culture », (2003), dans Grand dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse. Cette partie reprend à son compte les idées contenues dans ces articles, parfois en les citant, d'autres fois en les paraphrasant afin d'alléger le texte. Dans tous les cas, le lecteur peut se référer aux articles eux-mêmes. 3 Cf. Le Rider J. et Wolfgang Fink. (2003), « Culture », In Grand dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse, p. 232. 4 Cf. Ibid., p. 232 5 Ibid., p. 232. 6 Cf. Ibid. 7 Ibid. 8 Ibid. 9 Cf. Ibid. 10 Ibid. " Ibid., p. 233. 12 Ibid. 13 Cf. Ibid. 14 Ibid. 15 Cf. Ibid. 16 Cf. Ibid. 17 Ibid. 18 Cf. Ibid. 19 Cf. Ibid. 20 N I E T Z S C H E , Friedrich, (1993), Considérations inactuelles dans Œuvres, Paris, collection Bouquins, Robert Laffont, pp. 154-155. 21 Cf. « Culture », « Civilisation » et « Critique de la culture », (2003), dans Grand dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse. 22 Ibid, p . 26. 23 Ibid. 24 BOURDIL, Pierre-Yves, (1988), Seconde considération intempestive, Paris, G F Flammarion, p. 7. 25 N I E T Z S C H E , Considérations inactuelles, II, « Schopenhauer éducateur ». 3-4. ( Cette citation et cette note sont celles de Deleuze ) 26 DELEUZE, Gilles, (1962/1999), Nietzsche et la philosophie, Paris. Quadrige/PUF, p . 122. 27 A N D L E R , Charles, (1958), Nietzsche sa vie et sa pensée, Tome I, Paris, Gallimard, p. 498. 28 Traduction libre de BROBJER, Thomas H., (2003), « Nietzsche as German Philosopher : His Reading of the Classical Philosophers » dans Nietzsche and the German Tradition, Bern, Nicholas Martin (ED.), Peter Lang, p. 72. 29 NIETZSCHE,Friedrich, (1993), Considérations inactuelles, III, «Schopenhauer éducateur», traduit de l'allemand p a r Henri Albert, révisée p a r Jacques Le Rider, Paris, Robert Laffont, p . 3 5 3 . 30 Toute la partie suivante tire ses informations de l'article suivant : ACAMPORA, Christa Davis, (2003), « The Contest Between Nietzsche and Homer : Revaluing the Homeric Question » dans Nietzsche and the German Tradition, Bern, Peter Lang, pages 83 - 109. ( La traduction est celle de l'auteur du présent mémoire. ) et de la section « Bildung » dans GADAMER,Hans-Georg, Vérité et méthode : les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, (1976/1996), édition revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, pp. 25-35. 31 Cf. Ibid., p. 95. 32 Ibid., p. 96. Traduction et adaptation de l'auteur. Traduit dans Vérité et méthode de Gadamer par le terme de « formation », c'est ce terme que nous emploierons en français pour désigner la « Bildung ». 34 Ibid., Traduction et adaptation de l'auteur. '5N1ETZSCHE, Friedrich, (1993), Considérations inactuelles in Œuvres, Paris, collection Bouquins, Robert Laffont, pp. 154-155. 2 89 36 Cf. lbid. , p. 155. /bid,p. 155. 38 lbid., p. 156. 39 Cf. lbid. 40 lbid. II lbid. 42 Cf. lbid. ,p. 157. 43 Cf. lbid. 1 lbid., p. 161. 45 lbid. 46 lbid. 47 lbid. 48 lbid. À ce sujet, la note de le traducteur précise que la maxime de Goethe dit : « Ce que l'histoire peut nous apporter de meilleur, c'est l'enthousiasme qu'elle provoque » et qu'elle se situe pour la première fois dans le roman Wilhelm Meisters Wanderjahre. 49 Cf. lbid. 50 NIETZSCHE, Friedrich, (1988), Seconde considération intempestive : de l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie, Paris, Flammarion, 187 pages. 51 lbid., p. 75. 52 lbid, p. 76. 53 lbid. 54 lbid, p. 77. 55 lbid 56 lbid, p. 78. 57 lbid. 58 Cf. lbid, p. 79. 59 Cf. lbid. bO lbid 61 lbid. 62 lbid. 63 Cf. lbid, p. 80 64 lbid., p. 80 37 65 66 7i . j lbid., p . 81 /£/</., p. 8 2 68 /6W. lbid. 69 Cf. #>/</., p . 8 3 70 lbid., p. 84. 71 7èW., p. 85. Cf. /6/ûf., p. 85-86. 73 lbid.,p.&l. lbid p 87 74 Cf. »/</., p. 88. 75 /*«/., p. 89. 76 /è/rf., p. 89-90. 77 Cf. lbid, p. 91. 78 /6/tf., p. 92. 19 Ct lbid., p. 114. m lbid., p. 132. *] lbid.,p. 133. S2 Cf. lbid., p. 136. 83 #>/</., p . 6 2 . 84 Cf. /Zwtf., p . 4 3 . 85 /Wrf., p. 44. 86 /é/rf., p. 67. 67 90 87 NIETZSCHE, Friedrich, (1993), Schopenhauer éducateur dans OEUVRES, Paris, collection Bouquins, Robert Laffont, p. 287. 88 Cf. Ibid., p. 288 89 Ibid., p. 289. 90 Cf. Ibid., p . 2 8 9 91 Cf. Ibid. 92 Ibid., p. 290. 93 Ibid. 94 Cf. Ibid., p. 291 95 96 91 Cf. Ibid., p. 292 Ibid. 98 99 Cf. Ibid. Cf. Ibid., p . 295. 101 Cf. /Wrf. 102 Cf. Ibid., p. 296. 103 Ibid., p. 297. 104 Cf. Ibid., p. 298. 105 Cf. Ibid. 106 Cf. /£/</., p. 299 107 Ibid., p. 300. 108 Ibid. 109 /Wrf. 100 110 Ibid. U] Ibid. m Cf. Ibid., p.300. 113 Ibid., p.301. 114 rf., p. 302. /Wrf. 117 /*«/. 116 us Ibid.,p. 303. Cf. /è/af., p. 303. 120 76W. 121 Ibid. 122 En français dans le texte original. 123 NIETZSCHE, Friedrich, (1993), « Pourquoi je suis si sage », Ecce homo, dans OEUVRES, Paris, collection Bouquins, Robert Laffont, le premier paragraphe. 124 NIETZSCHE, Friedrich, Ecce homo, dans OEUVRES, Paris, collection Bouquins, Robert Laffont, pp. 148-149 ; le troisième paragraphe à propos des Considérations inactuelles. 125 NIETZSCHE, Friedrich, Schopenhauer éducateur dans OEUVRES, Paris, collection Bouquins, Robert Laffont, 1993, p. 304. 126 Ibid. 127 Ibid., p. 305 128 Ibid. 129 Ibid. 130 Ibid.. p. 306. /«</., p. 305. 132 Ibid.. p . 3 0 6 . 133 Ibid.. p. 307. Ibid., p. 308. 119 135 Ibid. 136 Ibid.. p. 309. 137 Ibid. 138 Cf. Ibid. Ibid. 140 Ibid.. p. 310. 141 Ibid. M2 Ibid. 139 l43 144 Cf. Cf. /Z 146 /Wrf. 147 /èW., pp. 312-313. 148 /&</., p. 313. 149 Ibid. 150 Ibid. 145 151 152 /Wrf. Ibid. Ibid, p . 314. 154 /**/. 155 Ibid., p. 315. 156 Cf. Ibid. ]57 Ibid. 153 158 Cf./è/W. Ibid., p. 316. 161 /Z>W,, p. 322. 162 /W</. 163 Ibid., p. 323. 160 164 165 /ttrf. 166 Wd. Ibid. 168 /Wrf. 169 Ibid. 110 Ibid, p . 324. 171 /Wrf. 172 Ibid. 173 /Airf. 167 174 175 176 177 178 /è/rf Ibid., p. 325. Ibid. /Wrf! /è/rf., p. 326. Ibid. 180 Cf. Ibid. 181 ftW. 182 Ibid. 183 /6W. 184 »/</. 185 Ibid., p. 327. 186 Ibid., p. 330. 187 /£/</. 188 Ibid. 179 189 190 /6/rf. Ibid. Cf. /6W., pp. 330-331. 192 /6W., p. 334. 191 92 193 Ibid. Ibid., p . 335. 195 Cf. Ibid. 196 Ibid. 197 Cf. K A U F M A N N , Walter, (1950/1974), Nietzsche N e w Jersey, Princeton University Press, page 400. 198 Ibid, p . 3 3 7 . 199 Cf. Ibid., p . 338. 200 Ibid. 201 Ibid. 202 Cf. 203 Ibid. 204 Cf. /£/</., p . 3 3 9 . 205 Ibid. 206 /è/rf., p . 3 4 0 . 207 Ibid. 208 Cf. Ibid., p . 3 4 1 . 209 Cf. 210 76W. 2U Ibid. 2n lbid. 194 213 214 ft/rf! Cf. Ibid., p. 342. 215 Ibid. 216 Ibid. 217 Ibid. 2IX Cf./èW., pp. 342-343. 219 /è/o'., p. 343. 220 /Wrf. 221 Cf. ft/rf., p. 344. 222 Ibid. 223 Ibid. 224 Ibid..,p. 345. 225 Ibid..,p. 346. 226 Ibid. 227 Ibid. 228 Ibid. 229 Ibid. 230 Ibid., p. 347. 231 Cf. Ibid. 232 Ibid. 233 Cf. Ibid. 234 Ibid., pp. 347-348. 235 Ibid., p. 348. /*W.,p.351. 237 Ibid., p. 350. 23S Ibid., p . 35\. 239 Ibid. 240 Cf. 76W., p . 3 5 0 . 241 Ibid., p. 352. 242 Ibid., p . 3 5 3 . 243 7AW. 244 7«rf. 245 Cf. 7éW., p . 3 5 4 . 246 Ibid. : Philosopher, Psychologist, Antichrist, Princeton, 93 247 ibid. Ibid. 249 Ibid. 250 Cl Ibid., pp. 354-355. 251 Ibid., p. 355. 52 Pour toute la partie qui suit, voir : PÛTZ, Peter, (1993), « Introduction » dans Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, dans Œuvres complètes, Paris, volume 1, édition dirigée par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Bouquins, Robert Laffont, 1369 pages. 253 Cf. Ibid. 254 Cf. Ibid, p. 8. 55 NIETZSCHE, Friedrich, (1994), La naissance de la tragédie, Paris, trad. de Angèle Kremer - Marietti, Classiques de poche, Le livre de poche, Librairie Générale Française, p. 45. 256 Ibid, p. 46. 57 NIETZSCHE, Friedrich, (1993), La naissance de la tragédie dans Oeuvres, Paris, trad. Jean Marnold et Jacques Morland révisée par Jacques Le Rider, coll. Bouquins, Éditions Robert Laffont, p. 101. 258 Cf. Ibid, p. 101. 259 Cf. WOTLING, Patrick, (2001), « Apollinien ( Apollinisch ) » dans Le vocabulaire de Nietzsche, Paris, collection vocabulaire de, Ellipses, p. 10 260 NIETZSCHE, Friedrich, (1993), La naissance de la tragédie, dans Oeuvres, Paris, Op. cit., p. 43. 261 Ibid. 262 Ibid, p. 41. 263 Cf. Ibid., p. 4 2 . 264 Ibid. 265 N I E T Z S C H E , Friedrich, (1993), La naissance de la tragédie, dans Oeuvres, Paris, Op. cit., p . 4 5 . 266 W O T L I N G , Patrick, (2001), « Dionysiaque ( Dionysisch ) », dans Le vocabulaire de Nietzsche, Paris, collection vocabulaire de, Ellipses, p . 2 2 . 267 Ibid. 268 Ibid, p. 23. 269 Les deux sections qui suivent sont grandement redevables à K A U F M A N N , Walter, (1950/1974), Nietzsche : Philosopher, Psychologist, Antichrist, Princeton, N e w Jersey, Princeton University Press, 532 pages. Surtout le paragraphe intitulé « Nietzsche's attitude toward Socrates » dont nous reprendrons plusieurs des arguments. 270 N I E T Z S C H E , Friedrich, (1994), La naissance de la tragédie, Paris, Op. cit., p . 136. 211 Ibid,p. 137. 272 Ibid 273 Ibid. 274 Cf. Ibid., p. 134. 275 Ibid, p. 135. 2761 Ibid., p. 129. 277 Ibid. 278 Ibid. 279 Ibid., p. 137 280 II 281 Ibid, p. 138. 282 Ibid. 283 Ibid, p. 139. 284 Ibid. 285 Cf. Ibid, p. 140. 286 Cf. Ibid. 2%1 Ibid.,p. 140. 288 KAUFMANN, Walter, (1950/1974), Nietzsche : Philosopher, Psychologist, Antichrist, Princeton, Op. cit., p. 391. 289 Cf. Ibid, 39\. 290 Cf. Ibid, p. 392. 291 Ibid, p. 398. 248 94 292 Cf. Ibid, p. 392. Cf. Ibid. 294 Cf. Ibid, p . 3 9 2 - 3 9 3 . (Traduit et adapté librement de l'anglais par l'auteur.) 295 Cf. Ibid, p . 3 9 3 . 296 Cf. Ibid, p . 3 9 8 97 N I E T Z S C H E , Friedrich, (1994), La naissance de la tragédie, Paris, Op. cit., p . 3 6 . 298 NIETZSCHE, Friedrich, (1993), La naissance de la tragédie, Op. cit., p. 86. 299 Cf. Ibid, p . 9 8 . 300 Cf. Ibid 301 Ibid. 302 /Wrf. 303 Ibid 304 Ibid, pp. 164-165. 305 La section qui suit tire ses arguments et ses réflexions en grande partie des sections et paragraphes sur Wagner ( pages 60 et suivantes ) tirée de CRÉPON, Marc, (2003), Nietzsche : l'art et la politique de l'avenir, Paris, coll. Perspectives germaniques, PUF, 187 pages. 306 CRÉPON, Marc, (2003), Nietzsche : l'art et la politique de l'avenir, Paris, coll. Perspectives germaniques, PUF, p. 62.. 307 B E R T R A M , Ernst, (1932/1990), « A R I O N », dans Nietzsche : essai de mythologie, Paris, traduit de l'allemand à partir d e la septième édition par Robert Pitrou, Éditions du Félin, p . 164. 308 Cf. Ibid, p. 6 5 . 309 Voir à ce sujet la première partie de ce mémoire. 310 C R É P O N , Marc, (2003), Nietzsche : l'art et la politique de l'avenir, Paris, Op. cit., p . 6 6 . 311 N I E T Z S C H E , Friedrich, (1996), Pour une généalogie de la morale in Œuvres, Paris, coll. Milles et une pages, Flammarion, page 970. 312 NIETZSCHE, Friedrich, (1996), Le gai savoir, dans Œuvres, Paris, coll. Milles et une pages, Flammarion, page 294. 313 Ibid, p. 166. 314 Citation tirée de WOTLING, Patrick, (2000), « Préface », dans Friedrich Nietzsche : Oeuvres, Paris, Mille et une pages, Flammarion, p. 22. 315 BERTRAM, Ernst, (1932/1990), « ARION », dans Nietzsche : essai de mythologie, Paris, Op. cit., p 176. 316 Cf. Ibid. 317 'Cf. Ibid. 318 Cf.Ibid. 319 Cf. NIETZSCHE, Friedrich, (2000), Ecce homo, dans Friedrich Nietzsche : Oeuvres, Paris, Op. cit., p. 1255. 320 NIETZSCHE, Freidrich, (2000), Le crépuscule des idoles, Paris, Op. cit., p. 1040. 321 Ibid. 322 Ibid, p. 1041. 323 Cf. Ibid, pp. 1042-1043. 324 Cf. Ibid, pp. 1045-1047. 25 Cf. Ibid., pp: 1045-1047. Le premier chapitre de la partie qui suit est un résumé du chapitre de NIETZSCHE, Friedrich, (2000), « Comment le « monde-vérité » devint une fable », dans Le crépuscule des idoles, Paris, Op. cit. pp. 1045-1047. 326 N I E T Z S C H E , Freidrich, (2000), Le crépuscule des idoles, Paris, Op. cit., p . 1046. 327 Cf. Ibid. 328 Cf. Ibid 329 Ibid, p. 1043. 330 Cf. NIETZSCHE, Freidrich, (2000), Ecce homo, dans Friedrich Nietzsche : Oeuvres, Paris, Op. cit., pp. 1240-1241. 331 Ibid, p. 1241. 332 /£/</., p . 1266. 333 Ibid, p. 1268. 334 Cf. Ibid 293 95 ns Ibid.,p. 1271. 336 NIETZSCHE, Freidrich, Le crépuscule des idoles, p. 1049. Cf. Ibid. , p. 1050. 338 Ibid. 339 Cf. Ibid. , p. 1051. 340 Ibid. 341 Ibid. 342 Ibid. 343 Ibid., p. 1051. 344 Ibid, p. 1052. 345 Ibid., p. 1053. 346 Cf. Pour la partie qui suit est un résumé du chapitre suivant : NIETZSCHE, Freidrich, (2000), « Les quatre grandes erreurs », dans Le crépuscule des idoles, Paris, Op. cit., pp. 1055-1063. 347 Ibid, p. 1055. 348 Ibid, p. 1056. 349 'Cf. Ibid, p . 1057. 350 Ibid., p. 1057. 351 Cf. Ibid, pp. 1058-1059. 352 Ibid, p. 1059. 353 Cf. Ibid, p . 1061. 354 Cf. Ibid. 355 Ibid 356 Ibid, p . 1062. 357 Ibid. 358 Ibid, p . 1063. 59 Cf. Ibid., p p . 1065-1069. La partie qui suit est un résumé du chapitre suivant : N I E T Z S C H E , Freidrich, (2000), «Ceux qui veulent rendre l'humanité « meilleure » », dans Le crépuscule des idoles, Paris, Op. cit., pp. 360 Ibid, p. 1066. 361 Ibid 362 Ibid. 363 Cf. Ibid. 364 Cf. Ibid, p. 1067. 365 Cf. Ibid. 366 Ibid, p . 1068. 367 Ibid, p . 1069. 368 Ibid. 369 Ibid, p. 1071. 370 Ibid, p . 1074. 37 'Cf. 7Z»/d 372 Ibid, p. 1076. 373 Ibid. 314 Ibid 315 376 Ibid. 337 377 î Cf. Ibid. 378 LALANDE, André, (1926/2002), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Quadrige/PUF, p. 79. 379 NIETZSCHE, Friedrich, (1993), Considérations inactuelles, dans Œuvres, Paris, collection Bouquins, Robert Laffont, pp. 156. 380 NIETZSCHE, Friedrich, (1993), La naissance de la tragédie, Paris, Op. cit., p. 98. Références ACAMPORA, Christa Davis. (2003). « The Contest Between Nietzsche and Homer : Revaluing the Homeric Question ». In Nicholas Martin (ED.). Nietzsche and the German Tradition, (pp. 83-109). Bern. 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