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SCÈNES N°31
CROISEMENTS
Philippe Ménard dans P. P. P.
Compagnie Non Nova
aux Subsistances à
Lyon en janvier 2008
© Jean-Luc Beaujault
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SCÈNES N°31 CROISEMENTS
MONSTRES,
VOUS ÊTES BEAUX
BENT HENNAUT
QUE DIRE DES VISIBILITÉS « MONSTRUEUSES » SUR LA SCÈNE ? SONT-ELLES
OPÉRANTES ? NOUS PARLENT-ELLES ? ENTRE ÉTHIQUE DU REGARD ET RIGUEUR
ESTHÉTIQUE, ANALYSES.
BENOÎT HENNAUT est consul-
tant indépendant en matière de
management et de production pour
les arts de la scène. Il travaille
notamment comme administrateur
du festival et bureau de production
Latitudes Contemporaines à Lille. Il
est également chercheur à l'ULB dans
le département Langues et Lettres.
Reprise de P.P.P. en France, les 25 et
26 mars au Cirque de Théâtre à Elbeuf,
le 31 mars au Treize Arches à Brive et
les 12 et 13 avril à La Comédie de Caen.
Mettre en scène des exceptions, des exclus de la norme ou de
la société, est un parti pris. Et un parti pris qui ne saurait se
réfugier derrière l'isolationnisme d'un art auto-référentiel. Car
il engage le regard à partir d'une position de spectateur néces-
sairement située socialement, et pose un geste artistique qui
désigne les critères d'attention esthétique dans, ou au-delà, de
l'a-normalité. Sans être nécessairement « enga», terme trop
connoté, l'art du monstrueux engage inévitablement le dialo-
gue éthique et ne peut éviter le regard moral que pose sur lui la
société, car il choisit délibérément de s'y confronter1.
La première image qui vient est celle des « monstres de foire »,
telle la femme à barbe convoquée par Jeanne Mordoj dans son
spectacle L'Éloge du poil, créé en 20072. Dans un registre à mi-
chemin entre le comique du mime et les fantaisies sombres ou
mécaniques faites de crânes et de tourbe, la gure monstrueuse
appelle la curiosité, convoque un prétexte de cirque à partir
d'un imaginaire commun fait d'aches aux couleurs un peu
pases et teintées de gris délavé, telles que les foires urbaines
type Belle Époque pouvaient en orir.
Des « monstres littéraires » aussi nous guettent, produits d'une
tradition porteuse des fantasmes d'hybridité et d'auto-destruc-
tion de l'espèce. Telle la gure de Frankenstein disséquée par
le metteur en scène Claude Schmitz3 à travers la plume de son
auteure et instigatrice Mary Shelley, ou transpoe dans un
tout autre style, dans les marges d'une société qui glace le sang
par le metteur en scène hongrois Kornél Mundruczó dans son
spectacle e Frankenstein Project. Au-delà des gures insolites
ou des repères historico-littéraires, les scènes contemporaines
interpellent aussi par un rapport souvent violent ou immédiat
à des « monstres » que l'on n'ose qualier ainsi, politiquement
corrects que nous sommes, et dont l'altérité physique ou les
marques transgressives d'une norme sont en elles-mêmes les
sujets d'un rapport troubet troublant au corps et au spectacle.
Ces « monstruosités physiques » sont les produits de la trans-
gression sexuelle et de l'hybridation des corps. Quand l'artiste
de cirque Philippe nard propose sa Position Paralle au
Plancher – PPP en 2008-2009, c'est son rapport le plus intime
à une transformation transsexuelle qu'elle expose, jouant des
pleins et des vides, des symboles solides et liquides à travers
l'eau et la glace qui l'entourent. De même le performeur Steven
Cohen qui, en s'auto-dénissant régulièrement comme « homo-
sexuel juif sud-africain blanc » se pose d'emblée en une sorte
de monstre social, réceptacle de toutes les exclusions. Quand il
exposait, dans ses créations Dancing inside out et Flying, le rap-
port sexuel transgressif, masochiste et scatologique, il ne posait
pas autrement son corps que comme ceptacle de « mons-
trueuses » actions de perversion sexuelle. Ces monstruosités
physiques sont aussi le résultat de la maladie ou de l'altération
médicale d'un corps sain, actrices anorexiques ou comédien
trachéotomisé des productions scéniques de Romeo Castellucci,
dans les années 1990 (Giulio Cesare, par exemple). Elles sont
enn, comble de l'inconfort dans notre rapport dicile avec
le handicap physique ou mental, la confrontation à une troupe
de comédiens de théâtre composée essentiellement de jeunes
femmes atteintes de trisomie 21. Ainsi la compagnie Back to
back4, dont le spectacle Food Court, débarrassé des ltres de
la bienséance, jouait spéciquement de cet état d'altérité pour
développer un discours acerbe et critique quant aux rapports
sociaux, étalant avec cruauté le lynchage psychologique sans
limite auquel se livraient deux codiennes sur une autre.
Laissez les monstres entre eux, ils n'en seront que plus mons-
trueux… Asseyez-vous, observez, regardez…
Car le recours au monstre et à la monstruosité dévoile un
double niveau d'attention esthétique et d'intention specta-
culaire. Cette dernière repose sur l'étymologie fondatrice du
concept de monstre. Avoir recours au « monstrum » (Lat., de
monere, attirer l'attention sur, avertir), c'est essentiellement
« montrer » dans la liation purement linguistique du terme. Le

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CROISEMENTS
monstre, qu'il soit signe originel des dieux à interpréter, pro-
dige ou être d'exception, n'existe en soi que dans le rapport à
celui qui le regarde et le décompose, dans la alité ou dans ses
rêves (dragons et chimères, moutons à cinq pattes, mais aussi
monstre de laideur par exemple) ; il est à la fois le produit du
regard et de l'action première qui porte la chose à un regard
extérieur, toujours le fruit d'une nécessaire « monstration ».
Montrer, c'est donc obligatoirement attendre qu'on regarde.
C'est précisément grâce à l'importance de ce regard impliqué,
dénissant le « monstre », que l'intention artistique et l'objet
d'attention du jugement esthétique se caractérisent avec force.
Du point de vue de l'intention, le monstrueux n'existe comme
concept que dans un rapport antinomique avec celui de la nor-
malité, et avec les conditions ou les prescriptions qui dénissent
celle-ci dans l'œil de celui qui regarde. Provoquer le rapport à
la normalité procède alors de deux intentions diérentes dans
l'esprit de celui qui montre. Il peut vouloir susciter la réaction
et une forme de distanciation quant aux règles instigatrices de
la dite normalité, et par conséquent bousculer le principeme
de la norme, remettre en question l'emprise de celle-ci dans les
relations humaines et sociales. Ou au contraire forcer le retour
dans le giron de la normalité de ce qu'a priori on penserait
anormal, confortant la valeur judicatoire de la norme installée
comme l'ensemble du « beau », dans lequel on force l'entrée de
ce qui en était exclu. Conviction esttique ou politique, la
conséquence en sera tantôt quasi révolutionnaire dans l'éclate-
ment du principe et du pouvoir de jugement porpar la norme,
tantôt presque conservatrice, en préservant la force de la norme
et en la priant de considérer en son ensemble un nouvel élément
de son extension, d'armer l'inclusion de l'« état d'exception ».
« Ce que ces marques de spectacle inscrivent ne sont donc pas des
états anormaux ou monstrueux (férence ici aux anorexiques,
trachéotomisés, dans l'œuvre de Castellucci), au-delà de la
rationalité de notre maturité linguistique raisonnée, mais la
logique elochée et imperceptible de l'anormal, toujours et par-
tout la condition préalable de notre suspension historique entre
son, parole et langage. Cette anomalie, évidente dans chacune
des images (des spectacles de la Socíetas Raaello Sanzio), est
une autre manre de parler de l'“état d'exceptioncrit par
Benjamin, qui se caractérise par son inclusion permanente au-
dedans de la culture5. »
Si le monstre a de beaux jours
devant lui, c'est que
nombreux sont les spectateurs
disposés à le voir
Je rejoins sans réserve le commentaire suivant, selon lequel
« l'art a le pouvoir de faire nétrer en nous les normes, ou de
raviver notre sensibilité éthique endormie à ne jamais cesser de
regarder et de prendre soin d'autrui 6. » Convaincu que le ravi-
vement de notre sensibilité éthique qui consiste à interroger
les frontières de notre morale par l'exposition de ce qu'elle ten-
drait à exclure, positionne la démarche artistique dans un rap-
port d'évaluation avec la société qui l'abrite. Sans utilitarisme
outrancier, on peut s'en réjouir, à condition que la démarche
soit pleinement assumée par le cateur qui l'utilise face au
regard qu'il provoque, et engage un dialogue avec le spectateur
source du regard. Au risque sinon de stagner dans de la provo-
cation stérile, soi-disant protégé par les barrières de moins en
moins imperables de l'auto-référentialité. Par ailleurs, du
point de vue des critères d'attention, « le monstrueux », subs-
tantif neutre, désignait déjà à l'époque romantique un parti pris
esttique, qu'il soit celui du chaos chez Victor Hugo, ou celui
du bizarre et de l'étrange chez Baudelaire. Ce dernier et bien
d'autres ayant par ailleurs développé l'apologie de la laideur
et du diorme dans un renversement poétique des critères de
beauté. Faire du « beau » avec du « laid » n'est donc en rien une
nouveauté.
1 Carole Talon-Hugon, Morales
de l'art, Paris, Presses Universitaires
de France, coll. « Lignes d'art »,
2009. (www.fabula.org/revue/
document5648.php ; Le tournant
éthique de la critique artistique
en question, par Alexandre Gefen,
consulté le 2 février 2011)
2 www.elogedupoil.com
3 Mary mother of Frankenstein,
de Claude Schmitz, création au
éâtre National, Bruxelles, mai
2010.
4 Dirigée par Bruce Gladwin, et
originaire d'Australie (Melbourne) ;
http ://backtobacktheatre.com/ .
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Faire parader le monstre revient à vouloir transférer l'objet de
l'attention esthétique vers des critères peu coutumiers, ou plus
radicalement encore à grossir et exagérer ces critères an de
s'en débarrasser. Aujourd'hui, l'esthétique monstrueuse serait
une manière de faire porter l'attention esthétique sur des faits
bruts, vierges et premiers, retrouvant un rapport plus direct à
l'identité de l'autre ; grossissant, soulignant l'écorce et l'enve-
loppe, on peut plus facilement s'en débarrasser pour accéder à
la profondeur de l'innocence, à la vérité. Cette esthétique du
brut forcerait ainsi la laideur pour atteindre au noyau d'une
certaine beauté. « Une situation d'une cruauté implacable qui,
singulièrement, fait jaillir une fragile et bouleversante beauté »,
nous disait exactement le programme du KunstenFestivalde-
sArts un soir de mai 2009 à propos du spectacle Food Court.
Si la monstration implique ainsi le déplacement esthétique
des critères de jugement, elle s'accompagne une fois encore
d'une cessaire responsabilisation dans le chef de l'artiste
et du spectateur, forçant celui-ci à interroger l'éthique de son
propre regard. Tentations de voyeurisme, ou réactions scanda-
lisées face à un parti pris spectaculaire parfois jugé outrancier
sont des conséquences légitimes pour qui ne serait pas encou-
ragé ou guidé dans le développement d'un jugement cohérent
face aux intentions qui se cachent derrière le monstre. Car si le
monstre sommeille bien en chacun de nous, il est facile d'orir
au regard le miroir de nos propres démons dans une démarche
vile et pauvrement spectaculaire. Le recours au monstre dans
sa dimension de recherche esthétique est une diculté dont
l'issue positive passe par un aranchissement réel des critères
premiers et nécessite dialogue et construction progressive. En
somme un véritable cheminement éthique face au réexe et à
la facilité d'une morale disponible. Un dialogue dont les plus
grands ne font pas l'économie, quand ainsi Frie Leysen, alors
directrice du KunstenFestivaldesArts, dans son admiration,
partageait ses doutes et sa curiosiface aux horreurs supposées
de Romeo Castellucci :
« Je voulais te parler d'éthique, de l'utilisation de ces corps hors
normes” sur un plateau de théâtre. Je voulais évoquer le dan-
ger de ces vies fragiles et exposées. Je voulais parler éthique. Tu
me pondis esthétique. Car pour toi l'éthique sous-entend la
connaissance de ce qui est bon ou mauvais pour une socié
humaine. (…)
Tu étais bien loin de ces vies exposées” considérant que toute
biographie humaine assaisonnée du choc d'un corps-vérité ne
pouvait qu'éveiller une forme de “curiositas”, le réconfort de ne
pas être l'un deux, du voyeurisme… là n'était pas ton propos,
persuaqu'une biographie réelle sur scène perd le poids de sa
propre existence et devient décoration sentimentale bourgeoise.
Tu parlais alors de “corps de ction, personnage théâtral auquel
ne correspond aucun nom, ni aucune vie dans la réalité”. Seul ce
corps de ction dans la rigueur et l'intonation exacte de la forme
pouvait acquérir, par sa musique, une inébranlable innocence
de vérité 7. »
Si le monstre a de beaux jours devant lui, c'est que nombreux
sont les spectateurs disposés à le voir. Mais l'artiste, conscient
de la confrontation morale qu'il induit, s'oblige à baliser le par-
cours de ce regard, et à assumer un dialogue qui visera tant
l'exposition de l'objet monstrueux que l'utilisation de celui-ci
à des ns de « vérité ». Car le monstre n'aura de sens auprès du
spectateur qu'à condition que celui-ci, seul ou accompagné, tra-
verse le premier horizon de son propre regard, et que la rigueur
d'un esthétisme brut l'y encourage par l'éthique transparente
de ses intentions. Il ne s'agirait pas après tout que le monstre
reste dans la salle…
5 Alan Read, Enfance, animaux
et automates, in Castellucci, Romeo,
Epitaph, Besançon, Les Solitaires
Intempestifs, 2003, p. 30.
6 Le tournant éthique de la
critique artistique en question, par
Alexandre Gefen, consulté le 2
février 2011.
7 Frie Leysen, « Dans ma tête,
tout est confus. Donc, tout va
bien !  , in Castellucci, Romeo,
Epitaph, Besançon, Les Solitaires
Intempestifs, 2003, p. 27. Extrait
d'une correspondance.
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