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SCÈNES N°31 CROISEMENTS
MONSTRES,
VOUS ÊTES BEAUX…
BENOÎT HENNAUT
QUE DIRE DES VISIBILITÉS « MONSTRUEUSES » SUR LA SCÈNE ? SONT-ELLES
OPÉRANTES ? NOUS PARLENT-ELLES ? ENTRE ÉTHIQUE DU REGARD ET RIGUEUR
ESTHÉTIQUE, ANALYSES.
BENOÎT HENNAUT est consul-
tant indépendant en matière de
management et de production pour
les arts de la scène. Il travaille
notamment comme administrateur
du festival et bureau de production
Latitudes Contemporaines à Lille. Il
est également chercheur à l'ULB dans
le département Langues et Lettres.
Reprise de P.P.P. en France, les 25 et
26 mars au Cirque de Théâtre à Elbeuf,
le 31 mars au Treize Arches à Brive et
les 12 et 13 avril à La Comédie de Caen.
Mettre en scène des exceptions, des exclus de la norme ou de
la société, est un parti pris. Et un parti pris qui ne saurait se
réfugier derrière l'isolationnisme d'un art auto-référentiel. Car
il engage le regard à partir d'une position de spectateur néces-
sairement située socialement, et pose un geste artistique qui
désigne les critères d'attention esthétique dans, ou au-delà, de
l'a-normalité. Sans être nécessairement « engagé », terme trop
connoté, l'art du monstrueux engage inévitablement le dialo-
gue éthique et ne peut éviter le regard moral que pose sur lui la
société, car il choisit délibérément de s'y confronter1.
La première image qui vient est celle des « monstres de foire »,
telle la femme à barbe convoquée par Jeanne Mordoj dans son
spectacle L'Éloge du poil, créé en 20072. Dans un registre à mi-
chemin entre le comique du mime et les fantaisies sombres ou
mécaniques faites de crânes et de tourbe, la gure monstrueuse
appelle la curiosité, convoque un prétexte de cirque à partir
d'un imaginaire commun fait d'aches aux couleurs un peu
passées et teintées de gris délavé, telles que les foires urbaines
type Belle Époque pouvaient en orir.
Des « monstres littéraires » aussi nous guettent, produits d'une
tradition porteuse des fantasmes d'hybridité et d'auto-destruc-
tion de l'espèce. Telle la gure de Frankenstein disséquée par
le metteur en scène Claude Schmitz3 à travers la plume de son
auteure et instigatrice Mary Shelley, ou transposée dans un
tout autre style, dans les marges d'une société qui glace le sang
par le metteur en scène hongrois Kornél Mundruczó dans son
spectacle e Frankenstein Project. Au-delà des gures insolites
ou des repères historico-littéraires, les scènes contemporaines
interpellent aussi par un rapport souvent violent ou immédiat
à des « monstres » que l'on n'ose qualier ainsi, politiquement
corrects que nous sommes, et dont l'altérité physique ou les
marques transgressives d'une norme sont en elles-mêmes les
sujets d'un rapport troublé et troublant au corps et au spectacle.
Ces « monstruosités physiques » sont les produits de la trans-
gression sexuelle et de l'hybridation des corps. Quand l'artiste
de cirque Philippe Ménard propose sa Position Parallèle au
Plancher – PPP en 2008-2009, c'est son rapport le plus intime
à une transformation transsexuelle qu'elle expose, jouant des
pleins et des vides, des symboles solides et liquides à travers
l'eau et la glace qui l'entourent. De même le performeur Steven
Cohen qui, en s'auto-dénissant régulièrement comme « homo-
sexuel juif sud-africain blanc » se pose d'emblée en une sorte
de monstre social, réceptacle de toutes les exclusions. Quand il
exposait, dans ses créations Dancing inside out et Flying, le rap-
port sexuel transgressif, masochiste et scatologique, il ne posait
pas autrement son corps que comme réceptacle de « mons-
trueuses » actions de perversion sexuelle. Ces monstruosités
physiques sont aussi le résultat de la maladie ou de l'altération
médicale d'un corps sain, actrices anorexiques ou comédien
trachéotomisé des productions scéniques de Romeo Castellucci,
dans les années 1990 (Giulio Cesare, par exemple). Elles sont
enn, comble de l'inconfort dans notre rapport dicile avec
le handicap physique ou mental, la confrontation à une troupe
de comédiens de théâtre composée essentiellement de jeunes
femmes atteintes de trisomie 21. Ainsi la compagnie Back to
back4, dont le spectacle Food Court, débarrassé des ltres de
la bienséance, jouait spéciquement de cet état d'altérité pour
développer un discours acerbe et critique quant aux rapports
sociaux, étalant avec cruauté le lynchage psychologique sans
limite auquel se livraient deux comédiennes sur une autre.
Laissez les monstres entre eux, ils n'en seront que plus mons-
trueux… Asseyez-vous, observez, regardez…
Car le recours au monstre et à la monstruosité dévoile un
double niveau d'attention esthétique et d'intention specta-
culaire. Cette dernière repose sur l'étymologie fondatrice du
concept de monstre. Avoir recours au « monstrum » (Lat., de
monere, attirer l'attention sur, avertir), c'est essentiellement
« montrer » dans la liation purement linguistique du terme. Le