CROISEMENTS Philippe Ménard dans P. P. P. Compagnie Non Nova aux Subsistances à Lyon en janvier 2008 © Jean-Luc Beaujault 28 SCÈNES N°31 CROISEMENTS SCÈNES N°31 MONSTRES, VOUS ÊTES BEAUX… BENOÎT HENNAUT QUE DIRE DES VISIBILITÉS « MONSTRUEUSES » SUR LA SCÈNE ? SONT-ELLES OPÉRANTES ? NOUS PARLENT-ELLES ? ENTRE ÉTHIQUE DU REGARD ET RIGUEUR ESTHÉTIQUE, ANALYSES. Mettre en scène des exceptions, des exclus de la norme ou de gression sexuelle et de l'hybridation des corps. Quand l'artiste la société, est un parti pris. Et un parti pris qui ne saurait se de cirque Philippe Ménard propose sa Position Parallèle au réfugier derrière l'isolationnisme d'un art auto-référentiel. Car Plancher – PPP en 2008-2009, c'est son rapport le plus intime il engage le regard à partir d'une position de spectateur néces- à une transformation transsexuelle qu'elle expose, jouant des sairement située socialement, et pose un geste artistique qui pleins et des vides, des symboles solides et liquides à travers désigne les critères d'attention esthétique dans, ou au-delà, de l'eau et la glace qui l'entourent. De même le performeur Steven l'a-normalité. Sans être nécessairement « engagé », terme trop Cohen qui, en s'auto-définissant régulièrement comme « homoconnoté, l'art du monstrueux engage inévitablement le dialo- sexuel juif sud-africain blanc » se pose d'emblée en une sorte gue éthique et ne peut éviter le regard moral que pose sur lui la de monstre social, réceptacle de toutes les exclusions. Quand il société, car il choisit délibérément de s'y confronter1. exposait, dans ses créations Dancing inside out et Flying, le rapport sexuel transgressif, masochiste et scatologique, il ne posait La première image qui vient est celle des « monstres de foire », pas autrement son corps que comme réceptacle de « monstelle la femme à barbe convoquée par Jeanne Mordoj dans son trueuses » actions de perversion sexuelle. Ces monstruosités spectacle L'Éloge du poil, créé en 20072 . Dans un registre à mi- physiques sont aussi le résultat de la maladie ou de l'altération chemin entre le comique du mime et les fantaisies sombres ou médicale d'un corps sain, actrices anorexiques ou comédien mécaniques faites de crânes et de tourbe, la figure monstrueuse trachéotomisé des productions scéniques de Romeo Castellucci, appelle la curiosité, convoque un prétexte de cirque à partir dans les années 1990 (Giulio Cesare, par exemple). Elles sont d'un imaginaire commun fait d'affiches aux couleurs un peu enfin, comble de l'inconfort dans notre rapport difficile avec passées et teintées de gris délavé, telles que les foires urbaines le handicap physique ou mental, la confrontation à une troupe type Belle Époque pouvaient en offrir. de comédiens de théâtre composée essentiellement de jeunes Des « monstres littéraires » aussi nous guettent, produits d'une femmes atteintes de trisomie 21. Ainsi la compagnie Back to tradition porteuse des fantasmes d'hybridité et d'auto-destruc- back 4, dont le spectacle Food Court, débarrassé des filtres de tion de l'espèce. Telle la figure de Frankenstein disséquée par la bienséance, jouait spécifiquement de cet état d'altérité pour le metteur en scène Claude Schmitz 3 à travers la plume de son développer un discours acerbe et critique quant aux rapports auteure et instigatrice Mary Shelley, ou transposée dans un sociaux, étalant avec cruauté le lynchage psychologique sans tout autre style, dans les marges d'une société qui glace le sang limite auquel se livraient deux comédiennes sur une autre. par le metteur en scène hongrois Kornél Mundruczó dans son Laissez les monstres entre eux, ils n'en seront que plus monsspectacle The Frankenstein Project. Au-delà des figures insolites trueux… Asseyez-vous, observez, regardez… ou des repères historico-littéraires, les scènes contemporaines interpellent aussi par un rapport souvent violent ou immédiat Car le recours au monstre et à la monstruosité dévoile un à des « monstres » que l'on n'ose qualifier ainsi, politiquement double niveau d'attention esthétique et d'intention spectacorrects que nous sommes, et dont l'altérité physique ou les culaire. Cette dernière repose sur l'étymologie fondatrice du marques transgressives d'une norme sont en elles-mêmes les concept de monstre. Avoir recours au « monstrum » (Lat., de sujets d'un rapport troublé et troublant au corps et au spectacle. monere, attirer l'attention sur, avertir), c'est essentiellement Ces « monstruosités physiques » sont les produits de la trans- « montrer » dans la filiation purement linguistique du terme. Le BENOÎT HENNAUT est consultant indépendant en matière de management et de production pour les arts de la scène. Il travaille notamment comme administrateur du festival et bureau de production Latitudes Contemporaines à Lille. Il est également chercheur à l'ULB dans le département Langues et Lettres. Reprise de P.P.P. en France, les 25 et 26 mars au Cirque de Théâtre à Elbeuf, le 31 mars au Treize Arches à Brive et les 12 et 13 avril à La Comédie de Caen. 29 SCÈNES N°31 CROISEMENTS 1 Carole Talon-Hugon, Morales de l'art, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Lignes d'art », 2009. (www.fabula.org/revue/ document5648.php ; Le tournant éthique de la critique artistique en question, par Alexandre Gefen, consulté le 2 février 2011) 2 www.elogedupoil.com 3 Mary mother of Frankenstein, de Claude Schmitz, création au Théâtre National, Bruxelles, mai 2010. 4 Dirigée par Bruce Gladwin, et originaire d'Australie (Melbourne) ; http ://backtobacktheatre.com/ . 30 monstre, qu'il soit signe originel des dieux à interpréter, prodige ou être d'exception, n'existe en soi que dans le rapport à celui qui le regarde et le décompose, dans la réalité ou dans ses rêves (dragons et chimères, moutons à cinq pattes, mais aussi monstre de laideur par exemple) ; il est à la fois le produit du regard et de l'action première qui porte la chose à un regard extérieur, toujours le fruit d'une nécessaire « monstration ». Montrer, c'est donc obligatoirement attendre qu'on regarde. C'est précisément grâce à l'importance de ce regard impliqué, définissant le « monstre », que l'intention artistique et l'objet d'attention du jugement esthétique se caractérisent avec force. Du point de vue de l'intention, le monstrueux n'existe comme concept que dans un rapport antinomique avec celui de la normalité, et avec les conditions ou les prescriptions qui définissent celle-ci dans l'œil de celui qui regarde. Provoquer le rapport à la normalité procède alors de deux intentions différentes dans l'esprit de celui qui montre. Il peut vouloir susciter la réaction et une forme de distanciation quant aux règles instigatrices de la dite normalité, et par conséquent bousculer le principe même de la norme, remettre en question l'emprise de celle-ci dans les relations humaines et sociales. Ou au contraire forcer le retour dans le giron de la normalité de ce qu'a priori on penserait anormal, confortant la valeur judicatoire de la norme installée comme l'ensemble du « beau », dans lequel on force l'entrée de ce qui en était exclu. Conviction esthétique ou politique, la conséquence en sera tantôt quasi révolutionnaire dans l'éclatement du principe et du pouvoir de jugement porté par la norme, tantôt presque conservatrice, en préservant la force de la norme et en la priant de considérer en son ensemble un nouvel élément de son extension, d'affirmer l'inclusion de l'« état d'exception ». « Ce que ces marques de spectacle inscrivent ne sont donc pas des états anormaux ou monstrueux (référence ici aux anorexiques, trachéotomisés, … dans l'œuvre de Castellucci), au-delà de la rationalité de notre maturité linguistique raisonnée, mais la logique effilochée et imperceptible de l'anormal, toujours et partout la condition préalable de notre suspension historique entre son, parole et langage. Cette anomalie, évidente dans chacune des images (des spectacles de la Socíetas Raffaello Sanzio), est une autre manière de parler de l'“état d'exception” décrit par Benjamin, qui se caractérise par son inclusion permanente audedans de la culture 5. » Si le monstre a de beaux jours devant lui, c'est que nombreux sont les spectateurs disposés à le voir Je rejoins sans réserve le commentaire suivant, selon lequel « l'art a le pouvoir de faire pénétrer en nous les normes, ou de raviver notre sensibilité éthique endormie à ne jamais cesser de regarder et de prendre soin d'autrui 6. » Convaincu que le ravivement de notre sensibilité éthique qui consiste à interroger les frontières de notre morale par l'exposition de ce qu'elle tendrait à exclure, positionne la démarche artistique dans un rapport d'évaluation avec la société qui l'abrite. Sans utilitarisme outrancier, on peut s'en réjouir, à condition que la démarche soit pleinement assumée par le créateur qui l'utilise face au regard qu'il provoque, et engage un dialogue avec le spectateur source du regard. Au risque sinon de stagner dans de la provocation stérile, soi-disant protégé par les barrières de moins en moins imperméables de l'auto-référentialité. Par ailleurs, du point de vue des critères d'attention, « le monstrueux », substantif neutre, désignait déjà à l'époque romantique un parti pris esthétique, qu'il soit celui du chaos chez Victor Hugo, ou celui du bizarre et de l'étrange chez Baudelaire. Ce dernier et bien d'autres ayant par ailleurs développé l'apologie de la laideur et du difforme dans un renversement poétique des critères de beauté. Faire du « beau » avec du « laid » n'est donc en rien une nouveauté. SCÈNES N°31 Faire parader le monstre revient à vouloir transférer l'objet de « Je voulais te parler d'éthique, de l'utilisation de ces corps “hors l'attention esthétique vers des critères peu coutumiers, ou plus normes” sur un plateau de théâtre. Je voulais évoquer le danradicalement encore à grossir et exagérer ces critères afin de ger de ces vies fragiles et exposées. Je voulais parler éthique. Tu s'en débarrasser. Aujourd'hui, l'esthétique monstrueuse serait me répondis esthétique. Car pour toi l'éthique sous-entend la une manière de faire porter l'attention esthétique sur des faits connaissance de ce qui est bon ou mauvais pour une société bruts, vierges et premiers, retrouvant un rapport plus direct à humaine. (…) l'identité de l'autre ; grossissant, soulignant l'écorce et l'enve- Tu étais bien loin de ces “vies exposées” considérant que toute loppe, on peut plus facilement s'en débarrasser pour accéder à biographie humaine assaisonnée du choc d'un corps-vérité ne la profondeur de l'innocence, à la vérité. Cette esthétique du pouvait qu'éveiller une forme de “curiositas”, le réconfort de ne brut forcerait ainsi la laideur pour atteindre au noyau d'une pas être l'un deux, du voyeurisme… là n'était pas ton propos, certaine beauté. « Une situation d'une cruauté implacable qui, persuadé qu'une biographie réelle sur scène perd le poids de sa singulièrement, fait jaillir une fragile et bouleversante beauté », propre existence et devient décoration sentimentale bourgeoise. nous disait exactement le programme du KunstenFestivalde- Tu parlais alors de “corps de fiction, personnage théâtral auquel sArts un soir de mai 2009 à propos du spectacle Food Court. ne correspond aucun nom, ni aucune vie dans la réalité”. Seul ce corps de fiction dans la rigueur et l'intonation exacte de la forme Si la monstration implique ainsi le déplacement esthétique pouvait acquérir, par sa musique, une inébranlable innocence des critères de jugement, elle s'accompagne une fois encore de vérité 7. » d'une nécessaire responsabilisation dans le chef de l'artiste et du spectateur, forçant celui-ci à interroger l'éthique de son Si le monstre a de beaux jours devant lui, c'est que nombreux propre regard. Tentations de voyeurisme, ou réactions scanda- sont les spectateurs disposés à le voir. Mais l'artiste, conscient lisées face à un parti pris spectaculaire parfois jugé outrancier de la confrontation morale qu'il induit, s'oblige à baliser le parsont des conséquences légitimes pour qui ne serait pas encou- cours de ce regard, et à assumer un dialogue qui visera tant ragé ou guidé dans le développement d'un jugement cohérent l'exposition de l'objet monstrueux que l'utilisation de celui-ci face aux intentions qui se cachent derrière le monstre. Car si le à des fins de « vérité ». Car le monstre n'aura de sens auprès du monstre sommeille bien en chacun de nous, il est facile d'offrir spectateur qu'à condition que celui-ci, seul ou accompagné, traau regard le miroir de nos propres démons dans une démarche verse le premier horizon de son propre regard, et que la rigueur vile et pauvrement spectaculaire. Le recours au monstre dans d'un esthétisme brut l'y encourage par l'éthique transparente sa dimension de recherche esthétique est une difficulté dont de ses intentions. Il ne s'agirait pas après tout que le monstre l'issue positive passe par un affranchissement réel des critères reste dans la salle… premiers et nécessite dialogue et construction progressive. En somme un véritable cheminement éthique face au réflexe et à la facilité d'une morale disponible. Un dialogue dont les plus grands ne font pas l'économie, quand ainsi Frie Leysen, alors directrice du KunstenFestivaldesArts, dans son admiration, partageait ses doutes et sa curiosité face aux horreurs supposées de Romeo Castellucci : CROISEMENTS 5 Alan Read, Enfance, animaux et automates, in Castellucci, Romeo, Epitaph, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2003, p. 30. 6 Le tournant éthique de la critique artistique en question, par Alexandre Gefen, consulté le 2 février 2011. 7 Frie Leysen, « Dans ma tête, tout est confus. Donc, tout va bien ! » , in Castellucci, Romeo, Epitaph, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2003, p. 27. Extrait d'une correspondance. 31