I - LES RACINES DE LA SCIENCE EXPÉRIMENTALE 51 diamant soient transparents, comme l'était par définition la terre vitrifiable, était une preuve que quartz et diamant faisaient partie d'une même terre vitrifiable. En raison des moyens limités que la science possédait, il lui était difficile d'évaluer la complexité de la matière et d'envisager qu'un corps réputé simple puisse en receler plusieurs de nature différente. En dépit d'avancées techniques évidentes, l'alchimie médiévale ne parvint pas à imposer une méthode expérimentale crédible. Une des raisons de cette carence fut la difficulté à concevoir des instruments de mesure fiables et à préciser ce qui, dans l'expérimentation, exigeait d'être mesuré. Une autre raison fut la difficulté à se départir du caractère secret et mystique qui entourait toute expérimentation. A l'approche alchimique de la connaissance des choses de la Nature, entachée de croyances animistes et de pratiques cabalistiques, se substituera dans le courant du XVIIesiècle une approche mécaniste, associée à un regard objectif. 3. CONCLUSION - A L’AUBE DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE Plus de vingt siècles s'écoulèrent, émaillés de maintes tribulations, depuis les premières prises de conscience de la réalité physique des phénomènes de la Nature par des penseurs grecs jusqu'au moment où, dans un brutal surgissement, les bases de la méthode expérimentale furent posées et cernées par des physiciens, des naturalistes, des médecins et des philosophes au XVIIesiècle. L'éclosion de la méthode expérimentale au XVIIesiècle en Occident est le résultat de plusieurs héritages: héritage de la pensée scientifique et des règles de la logique des philosophes de la Grèce antique, héritage de concepts allant des mathématiques aux sciences de la nature qui en leur temps traversèrent l’Eurasie, héritage d'innovations techniques et instrumentales apportées par les artisans et les alchimistes médiévaux, enfin héritage d'un courant de contestation contre la scolastique médiévale, qui s'installe dès le début du XIIIesiècle et cristallise à l'époque de la Renaissance. Dès le VIesiècle avant J.C., des philosophes de la Grèce antique avancent l'idée que l'Univers est structuré et qu'il tire son origine d'un élément primordial assimilé suivant les courants de pensée à l'eau, à l'air, à la terre ou au feu. On admet que ces éléments peuvent se transformer les uns en les autres et que les phénomènes de la Nature dépendent de ces transformations. Inhérente à cette notion qui s'abstrait du recours aux mythes de la création, s'imposera la théorie de la conservation de la matière: rien ne vient de rien. Par la suite, la philosophie pythagoricienne, imprégnée de la science des nombres, contribue à mathématiser l’Univers. La philosophie atomiste propose de structurer la matière en particules insécables, les atomes, séparés par le vide. A la géométrisation des choses de la Nature théorisée par PLATON, A RISTOTE oppose l’empirisme. Observateur attentif de la forme et des mœurs des animaux, de l'anatomie et des fonctions de leurs organes, il est 52 SCIENCE EXPÉRIMENTALE ET CONNAISSANCE DU VIVANT considéré comme le premier naturaliste. On lui doit aussi les règles fondamentales de la logique. Une conception rationalisée de la médecine, connue en tant que conception hippocratique, représente une autre façon d’appréhender les lois du monde vivant. A la différence des pratiques médicales des siècles précédents, la médecine hippocratique, fondée sur l’observation des symptômes chez le patient et sur leur évolution, se veut dépouillée de tout recours à la magie. Ignorant tout des lois de la physique et de la chimie, les philosophes grecs des VIe et V esiècles avant J.C. avaient osé formuler un ensemble de propositions dont la logique apparente, en dehors de toute causalité surnaturelle leur semblait apte à expliquer les phénomènes de la Nature. Ils ne passèrent cependant pas de la théorie spéculative et du monde des idées à la vérification expérimentale. Ceci s’explique en partie par une prévention marquée de la pratique manuelle considérée comme servile et aussi par la crainte d’artefacts liés à l’expérimentation qui inévitablement modifient l’ordre imposé par la Nature. PLATON et ARISTOTE sont deux des philosophes et savants de l’Antiquité grecque qui marquèrent pendant des siècles, d’un sceau indélébile, la pensée occidentale, PLATON recherchant la réalité derrière les apparences, ARISTOTE prônant l’empirisme et l’observation. L'école grecque d'Alexandrie marque l'apogée de la culture et de la science du monde antique. A Alexandrie, d’une façon originale et sans précédent dans l’histoire, un Etat s’impliquait dans une politique volontariste et éclairée pour soutenir des talents issus de différents horizons, les rassemblant dans un même lieu et leur créant des conditions appropriées pour l’efficacité de leur travail. Du IIIesiècle avant J.C. jusqu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne, Alexandrie produisit des géographes, des astronomes, des géomètres, des médecins, des anatomistes. Au début de l'ère chrétienne, GALIEN , malgré des erreurs parfois grossières, donna à l'anatomie et à la physiologie un élan tel que la doctrine galénique put franchir pratiquement sans obstacle majeur tout le cours du Moyen Âge. C’est là, l’un des premiers exemples où concepts abstraits et culture technique se marièrent et créèrent des conditions pour l’émergence d’une science expérimentale. Des guerres, des invasions, des vicissitudes d’ordre politique et confessionnel, le désintéressement progressif vis-à-vis de la science pure de la part des pouvoirs qui se succédèrent, contribuèrent à étouffer un élan scientifique qui s’annonçait prometteur. Les Arabes héritèrent de la culture grecque. Ils la propagèrent. Ils traduisirent un grand nombre d'ouvrages grecs et y apportèrent des commentaires judicieux. Dès le XIIesiècle, ces textes traduits de l'arabe en latin pénètrent en France et se répandent en Europe occidentale. Les propositions philosophiques et scientifiques qui y sont contenues, tout particulièrement la pensée aristotélicienne, servent à édifier la scolastique médiévale. Le Moyen Âge est cette période de l’histoire de l’Occident chrétien où l’on assiste à un long mûrissement, à travers des siècles, d’une pensée apparemment endormie, sans qu’une contestation intellectuelle puisse se donner libre cours. Le savoir de cette époque qui était initialement centré I - LES RACINES DE LA SCIENCE EXPÉRIMENTALE 53 sur la théologie se trouve sensiblement modifié par les apports des philosophes et des savants de l’Antiquité grecque. Il se structure dans les Universités naissantes autour de la connaissance des arts libéraux parmi lesquels la logique, l’arithmétique et la géométrie invitaient les esprits à se doter de méthodes de raisonnement et de réflexion propres à faire prendre conscience des réalités du monde inanimé et du monde vivant. Cependant, l’enseignement médiéval n’établissait pas une démarcation nette entre la science qui est objet de connaissance objective et la philosophie qui englobe psychologie, morale et métaphysique. La synonymie de science et de philosophie commencera à s’estomper à la Renaissance mais perdurera néanmoins jusqu’au XVIIesiècle. A partir du XIIIesiècle, avec la constitution de cercles d'érudits, embryons de futures Académies, des théories qui avaient été colportées à travers les siècles sans vérification sont soumises au crible d'une critique sans complaisance. La vie intellectuelle s'épanouit dans une intense activité. C'est le début d'une relève marquée par des questionnements audacieux et de notables avancées techniques. Des alchimistes participent à cette résurgence scientifique par la mise au point de procédés ingénieux et la fabrication d'appareils originaux. Cependant, l'ésotérisme de leur langage et le secret dont ils entourent leurs manipulations sont autant d'obstacles qui s'opposent à la crédibilité de leurs pratiques. Période de transition turbulente, encore sous l'emprise de superstitions, mais se donnant la volonté de passer outre et de lever le voile de l'obscurantisme, remarquable par une fraîcheur de pensée qui ne se privait pas de critiquer les dogmes surannés de la scolastique médiévale, la Renaissance se distingue par une imagination constructive telle que tout apparaît possible à l’homme. L’art de penser correctement en dehors des sentiers battus et sans réelle issue, le génie de concevoir des instruments qui permettent d’aller au-delà de l’observation par les sens, un mécénat ardent, généreux et visionnaire, des contacts de plus en plus nombreux et de plus en plus affirmés entre des savants de différentes obédiences, tous ces facteurs conjugués font que la Renaissance sera le passage obligé vers l’émergence définitive de la méthode expérimentale et son application à l’exploration des phénomènes de la Nature. Dans ce creuset, où se mêlent des courants d'idées souvent contradictoires axés sur les questions métaphysiques du pourquoi, aiguillonnés aussi par une curiosité qui pose clairement les questions du comment, la science expérimentale finit par éclore et prendre son essor en Occident.