Une Europe aux contours flous
Dans le manuel Magnard 4e (p 164 -165) un document intitulé La dame Europe (Prague 1592)
introduit la partie géographie du programme centrée au tour de la question : "qu'est-ce que
l'Europe ?". Cette représentation d'une Europe personnifiée, réalisée par Heinrich Bungalow.
Cette illustration centrée sur le royaume de Bohême, illustre les principales caractéristiques de
l'Europe : son unité (il s'agit d'une personne), sa diversité et ses divisions (c'est une mosaïque
de royaumes) et l'imprécision de ses limites à l'est puisque la dame n'a pas de pieds. Cette
illustration est accompagnée d'une introduction dans laquelle le rôle de l'histoire dans la
définition de l'identité européenne est réaffirmé : "L'Europe est une création de l'Histoire : ce
qui réunit et divise les Européens est un héritage complexe façonné depuis des millénaires".
Fluctuantes les frontières de l'Europe le sont tout au long de l'histoire mais elles le sont aussi
d'un manuel d'histoire à l'autre: si à l'est, la partie occidentale de l'empire de Russie apparaît
dans la plupart des cartes de l'Europe en 1600, la délimitation géographique au sud est
beaucoup plus floue. Dans un planisphère (Hachette 2002 p10) présentant l'Europe (en rouge)
et ses colonies au début du XVII e siècle l'Empire Ottoman est exclu de l'espace européen alors
que dans les cartes suivantes il fait partie intégrante de l'Europe (p 8 et 10.) Dés les premiers
chapitres du Bordas 4e et tout au long du manuel, la couleur grise est attribuée à l'Empire
Ottoman contrairement aux pays européens aux couleurs vives. Mais comment interpréter ce
choix ? L'Empire Ottoman est-il considéré comme n'appartenant pas l'Europe ? Ne fait-il pas
partie des pays étudiés en 4e ? Ou sous la dénomination "Europe" faut-il plutôt comprendre
implicitement que seule l'Europe occidentale est réellement au cœur de l'étude? Pourtant, dans
le chapitre consacré aux mouvements libéraux et nationaux du XIX e siècle (p138-140), un
tableau d'Eugène Delacroix la Grèce mourante (1826) et le résumé font allusion aux
soulèvements grecs et aux troubles dans la péninsule Balkanique jusque là sous domination de
la Turquie musulmane. Enfin n'oublions pas que les élèves de 4e étudient parallèlement l'Europe
en géographie et que l'une des premières questions abordées est la délimitation de ses
frontières géographiques. Or, les cartes actuelles de l'Europe (Hachette p 202) excluent
clairement la Turquie. Plutôt déconcertant pour des élèves, non ?
Dans la troisième partie du programme, l'Europe et son expansion au XIX e siècle, le même
constat peut être réalisé dans les chapitres consacrés à l'âge industriel qui sont presque
entièrement bâtis autour de documents concernant la France. Le cas de l'Angleterre, en raison
de l'antériorité de son développement industriel est évoqué mais la dimension européenne
n'est envisagée qu'au travers de quelques documents disséminés (cartes, statistiques) qui
exclus les pays moins industrialisés. Quant aux documents à l'échelle régionale, ils sont
quasiment inexistants.
Les cahiers d'élèves remplis de cartes intitulées "l'Europe en …" sont aussi révélateurs à cet
égard. Dans la plupart des cas, aucune réelle réflexion n'est menée avec les élèves sur les
fluctuations historiques des frontières européennes jusqu'à nos jours. Pourtant, une telle
réflexion serait nécessaire afin de faire prendre conscience aux élèves que ce découpage qui
remonte au Moyen-Age (programme de 5e) est en fait une construction culturelle. L'examen
des représentations spatiales de l'Europe à partir d'une comparaison ou d'une superposition de
cartes serait également intéressant car elle permettrait d'appréhender l'espace européen,
tantôt contracté, tantôt dilaté même si dans la pratique elle reste plus difficile à réaliser car les
cartes sont distribuées au cours d'années successives. Cette approche comparative permettrait
notamment de voir avec les élèves que l'Europe s'achève là où se situe l'Autre, l'ennemi ou
l'inconnu. Et cette démarche est d'autant plus utile que nous distribuons aux élèves le plus
souvent des planisphères européo-centrés qui leurs donnent une représentation du monde où
l’Europe est au centre et là encore, parfois, sans le moindre commentaire.
De même une réflexion, le découpage chronologique employé s'avère nécessaire. Avant le
traité de Rome, les dates proposées sont rarement placées dans une perspective européenne. A
tel point que l'Europe ne semble pas d'avoir d'enracinement dans le passé. Si les temps forts de
l'histoire de l'Europe sont évoqués dans les programmes d'histoire de la 5e à la 3e, une Europe
de la Renaissance, des Lumières, une Europe occupée et libérée, l'absence de continuité dans le
récit historique est criante et ne peut que nuire à la constitution d'un passé européen et à son
apprentissage.