Penser la jouissance : le plaisir par Adèle Van Reeth.

Penser la jouissance : le
plaisir par Adèle Van Reeth.
« Les personnes qui ont un rapport plein au plaisir ne voient
souvent pas la nécessité d’y penser. Pour moi, c’est une autre
forme de jouissance que d’y réfléchir… Un plaisir, autant
physique qu’intellectuel. »
Adèle Van Reeth, philosophe, nous explique le choix, audacieux
et involontairement provocant, du sujet de son livre “La
Jouissance”, co-écrit avec le philosophe Jean-Luc
Nancy. Publié aux éditions Plon, “La Jouissance” est le
premier volume de “Questions de caractère”, une collection
lancée par Adèle Van Reeth.
Manifesto XXI l’a rencontré autour d’un café, à deux pas de la
maison de la radio elle anime l’émission qu’elle produit :
“Les Nouveaux chemins de la connaissance” sur France Culture.
Un spéculoos à la main, elle nous parle de jouissance, de
façon passionnée et accessible.
Manifesto XXI avait quelques questions sur ce thème, Adèle Van
Reeth y a volontiers répondu. Interview… jouissive.
© Crédits photo :
Christophe Abramowitz.
MXXI – Dans le livre que vous avez écrit avec Jean-Luc Nancy,
vous parlez de la jouissance comme d’une expérience. Pour
vous, qu’est ce que la jouissance en termes philosophiques ?
La jouissance est une expérience davantage qu’un concept,
c’est une manière d’engager une certaine conception de la
philosophie. La philosophie, telle que je la conçois, part
d’une observation de ce qui est, pas simplement des faits, des
objets, mais aussi de ce qu’on ressent, de l’intuition, de la
sensibilité, du goût… Auxquels on appose ensuite des termes
[philosophiques]. La philosophie décrit la vie à sa façon, en
formulant ce qui est, en questionnant l’évidence. […]
Dans le livre, je voulais me demander : « Puis-je dire autre
chose de la jouissance que la seule expérience que j’en
ai ? ». On ne peut pas savoir ce dont les autres parlent si on
n’en a pas, au moins, fait l’expérience, ou si notre
imagination ne nous permet pas d’envisager ce que cela
pourrait être. […] Je ne sais jamais si ce que je dis est
vraiment compris pour ce que je dis. Le terme qui se rapporte
à ce raisonnement, en philosophie, c’est le scepticisme.
Précisément, écrire un livre sur la jouissance, c’était mettre
en œuvre cette conception de la philosophie.
MXXI “La jouissance” comme thème de première publication,
c’est assez… audacieux ?
J’avoue que ça ne m’a pas traversé l’esprit quand j’ai décidé
que “la jouissance” allait être le terme qui ouvrirait la
collection. Je m’y suis intéressée sincèrement, et non pas par
provocation. Après, j’aime bien me dire que je vais faire
quelque chose qui n’est pas attendu, c’est vrai. Mais ce n’est
pas une motivation suffisante pour faire un livre ! Je n’avais
jamais rien lu précisément sur la jouissance. Et ça, j’adore.
D’ailleurs, c’est la raison de la collection “Questions de
caractère” : chaque thème est un prisme pour parler de textes
qui n’ont jamais été rassemblés autour de ce sujet en
particulier. […]
MXXI Pour en revenir à la jouissance : comment la
définissez-vous ?
Rien n’est plus difficile que de définir la jouissance en une
phrase… A un moment du livre, je propose une définition : la
jouissance serait “le plaisir d’avoir du plaisir”. Tout le
monde a du plaisir, mais qu’est-ce qui fait qu’une personne va
jouir de quelque chose ?
Il y a une notion de réflexivité. Par exemple, je sais que
je suis en train d’avoir du plaisir à boire ce café. Et je
suis encore plus contente parce que je me dis : « Je fais ce
truc qui me plaît dans ma journée ». Ce moment est un moment
de plaisir, le plaisir est important pour moi, donc j’ai du
plaisir à avoir du plaisir. Et là, la jouissance commence.
Il y a une dimension esthétique dans la jouissance, à laquelle
on consacre un chapitre du livre. Le terme ne me convient pas
trop, mais je l’entends ici comme « Une disposition qui me
rend attentive à ce qui est. » La jouissance ne passe ni par
le seul intellect, ni par le seul jugement ; mais elle passe
aussi par les notions de plaisir, de beau, d’intensité, de
tension. C’est un rapport qui existe en art, par exemple.
C’est très difficile de savoir ce qu’est le beau, il n’y en a
pas de définition universelle. Dans la jouissance, il y a ce
même rapport physiologique que l’on trouve dans la question du
goût. Mais le plaisir du plaisir est peut-être au-delà du
physiologique justement : c’est un caractère, un tempérament.
La jouissance est ce raffinement du plaisir : elle est
ponctuelle, ne dure pas ; elle peut revenir, elle ne s’arrête
jamais.
MXXI Justement, à partir du moment l’on a du plaisir à
avoir du plaisir, au moment l’on s’en rend compte, est-ce
que ce n’est pas la fin de la jouissance ?
Le plaisir d’avoir du plaisir n’est pas la conscience que l’on
a à avoir du plaisir. Au moment où la jouissance arrive, elle
n’est pas intellectuelle. On ne se dit pas: « Ah, je suis en
train d’en profiter ». En même temps, je ne pense pas que
cette conscience tue le moment de plaisir. Le plaisir ne doit
pas être complètement inconscient pour exister. C’est une
chose que j’ai beaucoup redoutée d’ailleurs. Quand j’étais
plus jeune, je faisais des études de cinéma. Je me disais que
le cinéma me plaisait tellement, que si je commençais à
réfléchir dessus ça me plairait moins. Je n’avais pas envie de
l’intellectualiser. La bonne surprise pour moi a été de
découvrir que l’un ne tue pas l’autre. Le fait de réfléchir
aux choses -ici le cinéma- ne tue pas le rapport immédiat et
spontané qu’on en a, parce que tout ce qui est du domaine de
la pensée n’est pas totalement séparé des rapports physiques,
physiologiques et esthétiques au monde. Ecrire un livre sur la
jouissance, par exemple, n’a rien à voir avec l’expérience que
j’en fais.
Les personnes qui ont un rapport plein au plaisir ne voient
souvent pas la nécessité de réfléchir dessus. Pour moi, parler
de la jouissance est une autre forme de jouissance aussi,
autant physique qu’intellectuelle.
MXXI En soi, il y a une sorte de plaisir dans
l’intellectualisation, dans le fait de comprendre pourquoi
l’on se fait plaisir ?
Peut-être, mais cette dimension plutôt psychologique, et qui
concerne mon cas en particulier, ne m’intéresse pas trop. En
revanche, comprendre comment un livre écrit par quelqu’un
d’une autre époque me parle directement, m’interroge
davantage. Mon expérience ne m’intéresse que si je vois
qu’elle a quelque chose en commun avec la vôtre, avec celle
d’un écrivain, ou de telle ou telle personne.
Là, on sort du scepticisme. Je vous disais que je ne crois pas
trop à la chose en soi, mais en même temps, c’est parce qu’il
y a ce fond commun, entre vous et moi par exemple, que la
pensée a un sens. On essaie de le saisir, par l’écrit.
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