Bioéthique: visite de chantier Prof. Alex Mauron Institut d’éthique biomédicale Le cours de bioéthique http://ib.unige.ch/cours_sciences.php 4 modules sur deux semestres: 1. 2. 3. 4. Introduction à la bioéthique Génétique et procréation Ethique et biologie Eléments d'éthique sociale Plan 1. Un petit exercice bioéthique 2. La bioéthique contemporaine comparée à ses ancêtres 3. Les principales thématiques bioéthiques. La bioéthique, un savoir d’orientation (Orientierungswissen) La bioéthique est un savoir de nature différente des savoirs factuels qui forment l’essentiel de votre éducation universitaire. Nous allons explorer cette différence entre savoirs descriptifs et normatifs au moyen d’un exemple. Plan 1. Un petit exercice bioéthique 2. La bioéthique contemporaine comparée à ses ancêtres 3. Les principales thématiques bioéthiques. “Le Devoir” (quotidien de Montréal), 22.12.2006, extraits Le Monde, 25.12.2007 • (extraits) Le Ministère public ordonne un non-lieu dans l’enquête concernant le Dr Riccio. Ceci met fin (provisoirement?) à la procédure. Chronologie 1963: Piergiorgio Welby, âgé de 18 ans, se voit diagnostiquer une dystrophie musculaire progressive. 1997: Après une insuffisance respiratoire grave suivi d’un coma, M. Welby est dépendant d’une assistance respiratoire permanente. 2002: M. Welby demande le droit de mourir et s’exprime publiquement dans ce sens sur Internet, relayé par le Parti Radical italien. 22 septembre 2006: M. Welby envoie une lettre-vidéo au Président de la République, Giorgio Napolitano: « Mon rêve (…) est d’obtenir l’euthanasie. Je voudrais que les citoyens italiens obtiennent la même possibilité qui est ouverte aux citoyens suisses, belges, hollandais ». Début décembre 2006: rejet de deux recours judiciaires de M. Welby demandant que son médecin soit autorisé à interrompre l’assistance respiratoire. 20 décembre 2006: décès de M. Welby à son domicile de Rome, après sédation et interruption de la ventilation mécanique sous la surveillance du Dr Riccio. 24 décembre 2006: obsèques civiles de M. Welby. 7 mars 2007: l’ enquête pénale ouverte contre le Dr Riccio se solde par un non-lieu. Le foisonnement des normes L’histoire de P. Welby met en jeu plusieurs descriptions possibles à première vue, qui renvoient à leur tour à plusieurs systèmes de normes Que s’est-il passé? 1. Une description possible: P. Welby s’est suicidé. C’est ce que semblent penser les autorités religieuses qui ont refusé de célébrer les obsèques à l’Eglise. ¾ Norme religieuse propre à la religion catholique: refus d’accomplir le rituel funéraire pour celui qui a choisi en pleine connaissance de cause la mort volontaire. Si P. Welby s’est suicidé, le Dr Riccio serait coupable d’assistance au suicide, une pratique illégale en Italie (en Suisse, c’est partiellement différent). ¾ Norme juridique pénale, propre au droit national. L’Ordre des médecins (I) est totalement opposé à l’assistance au suicide, l’Académie suisse des sciences médicales (CH) a une position plus nuancée. ¾ Norme déontologique, formulée par le corps médical à l’intention de ses membres Mais un geste illégal ne peut-il pas être moralement défendable dans certaines circonstances? > Norme éthique: il arrive qu’au nom de l’éthique et de sa conscience personnelle, on estime justifié de violer la loi dans certaines circonstances. Donc il n’est pas impossible que le Dr. Riccio ait « bien » agi même s’il a violé la loi. Que s’est-il passé? 2. Une autre description possible: P. Welby été euthanasié. Ce n’est pas P. Welby qui a accompli le geste qui a mis fin à sa vie, c’est le Dr Riccio. On peut donc penser que c’est un cas d’euthanasie volontaire (c’est-à-dire sur demande du patient). La norme juridique (I, CH), la norme déontologique (I,CH) et la norme religieuse (catholique) sont contre l’euthanasie. La norme éthique? Pas si simple… l’euthanasie renvoie à des théories éthiques contradictoires en ce qui concerne la mort volontaire (et la question du caractère éventuellement défendable d’un geste illégal se pose aussi dans cette description). Que s’est-il passé (ça se complique)? 3. Une autre description possible: P. Welby a refusé un traitement nécessaire à sa survie. P. Welby a exprimé la volonté de ne plus être ventilé et le Dr. Riccio a accédé à ce souhait. La norme juridique (italienne ou suisse) garantit le respect de la volonté autonome d’un patient. La norme déontologique aussi, du moins actuellement, et elle y ajoute la nécessité d’éviter l’acharnement thérapeutique. La norme religieuse (catholique) met l’accent sur la valeur éminente de la vie humaine, mais elle est également favorable au droit des patients de refuser des « moyens extraordinaires » de survie. La norme éthique relève l’importance du respect de l’autonomie personnelle, mais aussi d’autres principes, tels que l’impératif de faire le bien du patient ou de ne pas lui nuire. Qu’est-ce qu’une controverse bioéthique? On peut être en désaccord… …sur la « meilleure » description des faits …sur le système de normes approprié …sur la manière correcte de concilier des principes contradictoires dans un système de normes donné. La spécificité de la bioéthique L’idée centrale de la bioéthique est que les différents systèmes de normes peuvent être soumis à un examen critique, sur la base d’arguments. Plan 1. Un petit exercice bioéthique 2. La bioéthique contemporaine comparée à ses ancêtres 3. Les principales thématiques bioéthiques. La « bioéthique » autrefois Bien qu’elle soit récente, la bioéthique a deux ancêtres dans la pensée occidentale: - l’éthique, considérée comme branche de la philosophie. - l’éthique médicale (ou la déontologie médicale). Tous deux remontent à l’Antiquité grecque. 1. L’éthique tout court Pour la philosophie traditionnelle d’Aristote à Kant, il existe trois sciences fondamentales, la physique, l’éthique et la logique. « logique » > lois du raisonnement « physique » > lois de la nature « éthique » > lois du comportement humain Au fil des siècles, des éthiques diverses sont proposées, en lien avec des conceptions du monde philosophiques et religieuses ellesmêmes diverses. Aujourd’hui, l’éthique est une branche de la philosophie qui s’intéresse aux normes morales et à leur validation. 2. L’éthique médicale De tous temps, la médecine s’est donné des normes d ’éthique professionnelle. (Jonsen AR: A Short History of Medical Ethics. New York, Oxford: Oxford University Press, 2000, chap.1) Exemple: quelles sont les valeurs éthiques promues par le serment d ’Hippocrate (-460à –370, environ)? 1- bienfaisance (le bien du patient passe avant) 2- non-maléficience (ne pas nuire) 3- pas d’avortement ni d’euthanasie 4- ne pas exploiter le patient sexuellement 5- respecter la confidentialité Hottois, Missa: pp. 262-3. …mais depuis le Dr Hippocrate, il s ’est passé deux ou trois choses, par ex: - l ’émergence d’une médecine scientifique, - l ’émergence d’une médecine efficace, - la naissance d’un système de santé censé mettre en œuvre l ’accès équitable de chacun à la médecine et aux soins, - l ’émergence d’un « secteur-santé » de l ’économie qui dévore environ 10% du revenu des états riches, - l ’émergence de sociétés pluralistes au sein desquelles coexistent des convictions morales hétérogènes (par exemple au sujet de l’avortement et de l’euthanasie). Chronologie des mots "Medical Ethics": 1803. C'est la première fois que paraît un livre portant ce titre. L'auteur est un médecin écossais, Thomas Percival. - Le médecin, "ministre de l'espoir": exempte le médecin du devoir de dire toute la vérité. Conception paternaliste du bien du malade... ...Mais souci d'argumenter en raison; la déontologie médicale n'est pas indépendante de l'éthique générale. Ethique médicale « traditionnelle » (début 19e-milieu 20e) - paternalisme, positivisme, utilitarisme 1927: « Bio-Ethik » Le pasteur allemand Fritz Jahr propose une éthique des relations entre l’homme et le vivant, basée sur « l’impératif bioéthique »: « Respecte fondamentalement chaque être vivant comme une fin en soi et traite le en conséquence, dans la mesure du possible » HM Sass: Fritz Jahr’s bioethischer Imperativ. Medizinethische Materialen 175, 2007. L’œuvre de Jahr tombe dans l’oubli, le terme bioéthique renaît dans les années 70: 1971: Un oncologue américain, VR Potter crée le terme bioethics, avec une connotation très proche de celle de Jahr en s’appuyant sur la "land ethic" d'Aldo Leopold, un écologiste avant la lettre. 1971: André Hellegers, un gynécologue à la Georgetown University, crée le terme bioethics pour désigner les enjeux éthiques de la biomédecine contemporaine. La destinée ultérieure du terme de "bioéthique" sera principalement celle de Hellegers: réflexion sur les enjeux éthiques du domaine biomédical. Une phase de consolidation institutionnelle 1971-1980: la bioéthique se constitue comme une démarche critique face à l’éthique médicale traditionnelle. Création des premiers instituts de bioéthique: - Kennedy Institute of Bioethics de la Georgetown University, à l’initiative d’Hellegers et de la famille Kennedy. - Hastings Center, un institut indépendant établi à Hastings-on-the-Hudson (New York) par Daniel Callahan. Dans le monde anglo-saxon, la bioéthique devient petit à petit une discipline académique, présente dans les programmes d’étude, en particulier en médecine. La bioéthique arrive en Europe Années 80: la bioéthique apparaît en Europe, principalement en lien avec le développement de la procréation médicalement assistée et de la génétique. 1982: Création du Comité consultatif national d’éthique en France. En Europe, la bioéthique est surtout perçue comme une instance de régulation sociale, distincte des institutions judiciaires et politiques. Son statut de discipline universitaire sera beaucoup plus lent à s’imposer. Plan 1. Un petit exercice bioéthique 2. La bioéthique contemporaine comparée à ses ancêtres 3. Les principales thématiques bioéthiques. La bioéthique a déjà une histoire: Six thèmes fondateurs 1- Expérimentation sur l’être humain 2- Autonomie du patient dans les soins de santé 3- Allocation des ressources 4- Génétique 5- Procréation médicalement assistée 6- Les technologies du vivant et leur lien avec l’environnement Thèmes fondateurs de la bioéthique (1) L'expérimentation sur l'être humain et ses dérives. 1947: Procès des médecins nazis à Nuremberg. Les atrocités commises au nom d’une « science » raciste suscitent une réflexion sur les normes éthiques de la recherche sur l’être humain. Le scandale Tuskegee De 1932 à 1972: étude sur l'histoire naturelle de la syphilis chez des ouvriers agricoles noirs de l'Alabama. De façon délibérée, ces personnes ne reçoivent aucun soin efficace, même lorsque la pénicilline apparaît dans les années 40. Ces personnes n'étaient pas traitées comme des patients, mais comme des "cobayes": On ne les a pas informés (ni leur famille) qu'ils avaient la syphilis On ne les a pas informés qu'ils faisaient l'objet d'une recherche (d'ailleurs, il n'y a jamais eu de véritable protocole de recherche). On ne les a pas informés des traitements possibles On les a activement empêchés d’être au courant du diagnostic et du traitement possible (ex: intervention au niveau du service militaire) L’éthique de la recherche sur l’être humain La réaction aux crimes nazis et plus encore celle à des scandales plus récents tels que l’affaire Tuskegee donne naissance au cadre éthique moderne pour la recherche sur l’être humain: - Directives d’éthique - Commissions d’éthique de la recherche. Thèmes fondateurs de la bioéthique (2) Montée en puissance de l'autonomie des patients. la médecine moderne implique des choix multiples, dont le patient accepte de moins en moins d'être exclu. ¾ Critique du paternalisme médical: On accepte de moins en moins que le rôle de la médecine soit de faire le bien du patient sans son consentement, voire contre sa volonté. Un exemple parmi tant d’autres: le refus de l’acharnement thérapeutique et la demande de mort digne. Une ironie de la médecine actuelle Le patient moderne peut avoir peur simultanément - de se voir refuser un traitement utile au nom de considérations économiques, - de se voir infliger des traitements futiles ou non voulus. Thèmes fondateurs de la bioéthique (3) Justice dans le système de santé Allocation des ressources de santé: - qui décide, au nom de quel principe d'équité? - qui définit la nature du besoin médical? ...de la bioéthique à la biopolitique. D’une bioéthique individualiste à une bioéthique attentive aux enjeux sociaux La biéthique à ses débuts est surtout centré sur les enjeux individuels: autonomie du patient impératif de faire le bien et de ne pas nuire, préservation de la vie… La bioéthique actuelle intègre de plus en plus des questions relevant de la justice distributive, dans l’idée que ces enjeux ne doivent pas être entièrement laissés au marché et aux compromis politiques. Thèmes fondateurs de la bioéthique (4) Procréation médicalement assistée vers 1880: IAD 1978: FIV 1983: FIV avec donneur 1990: diagnostic préimplantatoire 1993: ICSI 1998: cellules souches embryonnaires humaines 21e siècle: maternités hors-d’âge, clonage La procréation médicalement assistée et les thèmes voisins (cellules souches embryonnaires) met en jeu des questions philosophiques profondes: statut de l’embryon.. …mais aussi des questions d’éthique sociale: quelles pratiques sont considérées acceptables ou non dans une société pluraliste? Thèmes fondateurs de la bioéthique (5) Génie génétique 1972 ADN recombinant 1975 conférence d'Asilomar: première régulation d’une innovation par les scientifiques eux-mêmes. 1977 premières protéines humaines synthétisées dans une bactérie 1980 première souris transgénique 2003 génome humain séquencé 2007 génome d’un individu séquencé Thèmes fondateurs de la bioéthique (6) Les technologies du vivant et l’environnement 1962 Rachel Carson: Silent Spring Aujourd’hui: débat sur les OGM Retour à l’éthique des relations avec le vivant de Jahr et Potter Ces thèmes soulèvent des questions philosophiques difficiles …comme par exemple celle des bornes de la vie humaine. Quand la vie « commence-t-elle »? > Problèmes nouveaux Recherche sur l’embryon humain, cellulessouches embryonnaires, clonage thérapeutique… >… qui rappellent des problèmes anciens L’interruption de grossesse et ses controverses Quand la vie finit-elle? > Définition de la mort La mort cérébrale est-elle la « vraie » mort? > qu’attendre de la médecine quand la vie finit? Problème de l’acharnement thérapeutique, de l’euthanasie Des bornes à la toute-puissance de la technoscience… Il y cent ans: "L'art est fait pour troubler. La science rassure". Georges Braque Aujourd’hui, la science fait peur. Imposer des limites à la science: Sur quelles bases? Et avec quelle légitimité? Des frontières entre les disciplines intellectuelles La bioéthique est assise entre « les deux cultures » (C.P. Snow), la culture technoscientifique et la culture humaniste. L’éthique, une branche de la philosophie. La bioéthique, commentaire de la médecine et des sciences du vivant. Des frontières entre doctrines philosophiques Le pluralisme des croyances, des modes de vie, des attaches religieuses et philosophiques Des frontières à transgresser La bioéthique s’intéresse à des technologies du vivant qui transgressent des limites traditionnellement conçues comme naturelles. > le génie génétique > la procréation assistée > le clonage reproductif… Enfin, les frontières nationales sont aussi des frontières bioéthiques Ce qui rassemble: les enjeux bioéthiques rattachés aux droits humains fondamentaux: Convention d’Oviedo du Conseil de l’Europe. Ce qui divise: le début et la fin de la vie, statut de l’embryon, clonage thérapeutique, euthanasie. Exemple: la France et la Suisse. Des traditions de pensée et des législations distinctes. Un pluralisme indépassable Il n’est pas dans la nature de ce genre de controverses d’être résolues… Le vrai problème bioéthique: organiser la coexistence pacifique entre convictions contraires? En résumé: la bioéthique aujourd’hui La bioéthique contemporaine intègre à l’éthique médicale des préoccupations nouvelles, comme le respect de l’autonomie du patient et la question de la justice dans l’allocation des ressources de santé, ainsi que les débats suscités par de nouvelles technologies. Il s’y ajoute les enjeux éthiques des sciences du vivant hors médecine. (Jonsen AR: A Short History of Medical Ethics. New York, Oxford: Oxford University Press, 2000, chap.8-9) Des conflits de valeurs: exemples L’impératif de faire le bien du patient peut entrer en conflit avec la volonté de celui-ci. L’impératif de faire le bien du patient peut entrer en conflit avec une limitation des ressources disponibles, appelant une réflexion sur la justice distributive. La recherche clinique met en jeu des tensions éthiques internes au médecin-chercheur (problème des « deux casquettes »). La gestion des risques biotechnologiques pose la question: risques pour qui? bénéfices pour qui? fardeaux pour qui? Typiquement ce ne sont pas les même groupes sociaux qui risquent, qui bénéficient, qui paient, etc. Pluralisme des enjeux éthiques Il y a plus d'une valeur éthique en jeu dans une situation donnée. Les dilemmes d'éthique sont multidimensionnels -> solution idéale n'existe pas -> pesée des valeurs, compromis Des procédures et des institutions: exemples Les valeurs en jeu dans la recherche clinique sur l’être humain sont arbitrées dans les comités d’éthique de la recherche attachés à chaque institution faisant de la recherche clinique et auxquelles tout protocole de recherche sur l’être humain doit être soumis. Dans la plupart des pays, des commissions nationales d’éthique élaborent des avis sur les grandes questions bioéthiques du moment. Mais: les dilemmes bioéthiques les plus généraux sont souvent arbitrés ailleurs: le politique, le marché… Le champ de la bioéthique Des questions « canoniques » ou nouvelles Une réflexion sur les valeurs Des procédures pour appréhender les conflits de valeurs Des recommandations formulées par des institutions spécifiques La bioéthique: un discours méthodique Tout discours sur le bien/mal le juste/l’injuste ne relève pas forcément de l’éthique. L’éthique est une sorte de “ contrôle de qualité ” sur le discours moral ordinaire. En effet l’éthique oblige: - à la clarté conceptuelle. - à justifier ses actions par des arguments (et pas seulement par l’invocation de l’autorité). - à la cohérence (traiter de la même façon les cas semblables et de façon dissemblable les cas dissemblables, à la mesure de leur différence). Demain, la bioéthique... hier: éthique traditionnelle paternaliste aujourd'hui: éthique de l'autonomie demain: éthique de la justice, du pluralisme structurel coexistence/coopération entre étrangers moraux laïcisation des choix médicaux/biotechnologiques. (quand l’homme a le pouvoir de choisir, ne pas choisir est encore une façon de choisir)