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Avant-Propos
De la théorie à la pratique
et de la pratique à la théorie
CLAUDE LÉVY-LEBOYER,
CLAUDE LOUCHE, JEAN-PIERRE ROLLAND
La mondialisation de l’économie ainsi que la rapidité des progrès techniques
ont donné une importance accrue aux ressources humaines. Leur gestion
efficace, ainsi que le développement et la mobilisation des compétences
dont disposent les individus faisant partie d’une entreprise sont devenus un
des éléments clés de la compétitivité. Ce qui a eu une série de conséquences
qui mérite l’attention.
Tout d’abord, ces nouvelles attentes ont suscité une forte demande de la
part des responsables de ce domaine dans les entreprises, demande très
diversifiée, puisqu’elle concerne aussi bien l’évaluation des potentiels indi-
viduels que la solution de problèmes plus spécifiques comme la gestion de
la motivation, les interventions relatives au stress, la composition des équi-
pes de projet, le développement des carrières, l’établissement de plans de
formation, la gestion prévisionnelle des emplois, les effets de l’image de
l’entreprise sur les candidatures, le développement de la « qualité des
services », le suivi du moral des expatriés, la gestion des différences de sty-
les résultant de l’internationalisation des équipes... pour ne citer que quel-
ques exemples. La réponse à ces besoins ne s’est pas fait attendre et on a
assisté à une multiplication des offres faites sur le marché par les créateurs
de méthodes, de programmes, d’interventions, de coaching... offres parfois
bien-fondées, mais trop souvent soutenues par un marketing efficace, par un
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recours séduisant aux nouvelles technologies, sans données scientifiques
vérifiées, et sans preuves objectives de leur efficacité et de leur validité.
Il faut rappeler que les périodes caractérisées par des problèmes cruciaux et
urgents de recrutement, d’orientation et de formation ont toujours fait pro-
gresser la psychologie du travail. La Guerre de 14-18 a vu se développer les
méthodes de sélection, la dépression des années 30, les activités de conseil
et d’orientation professionnelle, la Seconde Guerre mondiale, des avances
importantes concernant les méthodes d’évaluation indépendantes de la cul-
ture, et l’appréciation des qualités de leader. A l’heure actuelle, la globalisa-
tion de l’économie et l’importance de la compétition en même temps que
l’apparition de nouvelles formes de travail ont mis l’accent sur la formation,
l’employabilité des non-qualifiés, l’évaluation et le développement des com-
pétences, la gestion des problèmes sociaux posés par les retraites antici-
pées, les conséquences des fusions et des changements structurels qui les
accompagnent sur la communication et sur la coopération de salariés issus
de cultures très diverses, les effets des restructurations sur le moral et
l’implication dans l’entreprise ...
De nombreuses recherches ont été conduites dans ces divers domaines et
beaucoup d’entre elles ont apporté des résultats notables. Citons, par exem-
ple, la démonstration de la validité de certains types d’entretien, la structure
des habiletés motrices, l’identification des dimensions fondamentales de la
personnalité et la mise en évidence, très longtemps controversée, de leur
validité, les preuves de la validité générale des tests d’intelligence, l’identifi-
cation des facteurs de la motivation au travail. En outre, dans le domaine de
la formation, il a été clairement montré qu’il était possible de procéder à
une évaluation expérimentale des effets recherchés et que cette évaluation
permettait non seulement le choix de méthodes pertinentes, mais aussi
qu’elle fournissait des indications pour infléchir dans un sens favorable les
pratiques courantes. C’est ainsi que les travaux portant sur l’évaluation des
méthodes destinées à développer des compétences cognitives générales
(méthodes de remédiation cognitive comme le PEI ou les Ateliers de raison-
nement logique) ont montré qu’il était préférable de faire procéder à des
apprentissages sur des contenus significatifs plutôt que sur des contenus
quelconques et pauvres.
Autre conséquence : les Universités, conscientes des possibilités d’emploi
offertes dans les entreprises aux étudiants formés dans ce domaine, ont créé
de nouveaux cursus destinés à faciliter aux jeunes diplômés l’entrée dans les
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services de ressources humaines et dans les organismes de formation et de
conseil en ressources humaines. A l’heure actuelle, dans les Universités
Françaises, 30 Masters professionnels de psychologie du travail et des orga-
nisations ou encore des Masters à orientation « Gestion des Ressources
Humaines », avec une orientation vers la psychologie du travail, regroupent
environ 700 étudiants chaque année. Ce qui a forcément entraîné d’abord
l’ouverture de postes d’enseignants-chercheurs capables de répondre à ces
nouveaux besoins de formation, puis le développement de thèses et d’activi-
tés de recherche qui étaient rares en France voici une dizaine d’années, ainsi
que des progrès notables dans la connaissance des travaux internationaux
par ces nouveaux spécialistes.
On aurait pu espérer que ces progrès soient pris en compte par les gestion-
naires des ressources humaines, précisément en raison de l’accroissement
de la demande. Et que les psychologues du travail jouent un rôle efficace
dans les entreprises, comme l’avaient fait, au début du siècle dernier les pré-
curseurs qu’ont été en France J.M. Lahy et S. Pacaud, à la SNCF et à la RATP,
R. Bonnardel chez Peugeot et Michelin... Ce n’est malheureusement pas tou-
jours le cas. Le développement des recherches fondamentales, appuyé par la
maîtrise des avancées théoriques dans ce domaine, ne s’est pas traduit par
une égale avancée des pratiques de terrain. Force est de constater qu’il reste
difficile pour un gestionnaire de ressources humaines, confronté à un pro-
blème pratique et à la nécessité de mettre rapidement en œuvre une solu-
tion réaliste, de faire la différence entre un consultant compétent et un
amateur éloquent, entre une bonne méthode et un produit non fondé mais
bien promu. D’autant plus que la presse spécialisée est à la recherche de
nouveaux concepts pour les mettre en vedette, ce qui a trop souvent pour
effet de transformer des approches parfaitement justifiées en gadgets, plus
souvent utilisés parce que c’est la mode que pour répondre à un besoin pré-
cis. Un exemple récent concerne les démarches dites à « 360° » parce
qu’elles consistent à faire décrire les compétences d’un cadre par lui-même
et par ceux qui travaillent avec lui, supérieur, mais aussi collègues et colla-
borateurs, – ceci pour définir et mettre en œuvre un plan de développement
des compétences. Faire noter un cadre par ses subordonnés a d’abord paru
inconciliable avec la culture des entreprises françaises. Puis les premiers
essais ayant montré que ces nouvelles informations étaient à la fois bien
reçues par les cadres concernés et utiles à l’organisation, on assiste actuel-
lement à deux dérives. D’une part, certaines entreprises veulent essayer ce
nouveau « gadget » seulement parce que d’autres organisations l’utilisent,
donc sans avoir un objectif précis, et sans créer les conditions du succès
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d’une activité de développement des compétences. D’autre part, les ques-
tionnaires à 360° se multiplient sans le souci nécessaire de vérifier leurs
qualités métriques. Ceux qui font l’essai de questionnaires mal construits et
qui, en outre, le font sans bien savoir à quoi cette démarche peut servir, n’en
retirent pas les bénéfices attendus et, selon l’expression consacrée, « jettent
le bébé avec l’eau du bain », condamnant la méthode parce qu’ils n’ont pas
su la mettre en œuvre.
En d’autres termes, il existe un problème de communication entre praticiens
et chercheurs. Quelles en sont les causes ? Quels remèdes y apporter ?
Trois causes fondamentales expliquent cette situation.
La première est un véritable problème d’identité. La psychologie est
un vaste domaine avec des corpus de connaissances couvrant des
champs bien différents les uns des autres, qui vont du pathologique au
normal, du diagnostic à l’intervention, au développement et à l’évalua-
tion, et, également, qui se développent aussi bien dans le cadre d’un
laboratoire de recherche fondamentale que sur des terrains variés. On
admet facilement qu’un spécialiste de chimie organique ne soit ni
concerné, ni compétent, en chimie des colorants, par exemple, donc
qu’il existe des spécialités très hétérogènes au sein du vaste champ de
connaissances et d’applications que regroupe le terme de « chimie ».
Mais la représentation de la psychologie est très souvent dominée par
ses applications cliniques, alors que les connaissances scientifique-
ment établies en psychologie s’appliquent également à des cas qui ne
ressortent pas d’une approche diagnostique ou thérapeutique, et ceci
dans des domaines très différents, – l’école, le travail, la vie sociale,
notamment. L’image de la psychologie et des psychologues du travail
est encore fortement dominée par ses applications cliniques et corres-
pond trop souvent à une représentation simpliste du psychologue-
psychanalyste, sondant... les « replis cachés de la personnalité ». Cette
représentation fait peur, à tel point que les psychologues qualifiés
hésitent parfois à afficher leur titre lorsqu’ils travaillent dans une
entreprise, que les spécialistes qui utilisent, dans une organisation, les
connaissances faisant partie de la psychologie n’utilisent que rarement
le mot de « psychologue » dans l’intitulé de leurs fonctions, et que les
éditeurs spécialistes du monde du travail reculent devant les titres
d’ouvrage comportant le mot de « psychologie ».
Mieux identifier le domaine, les méthodes de la psychologie du travail,
les compétences des professionnels qualifiés, donc les services que
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Avant-Propos
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peut et doit rendre la psychologie du travail à la gestion des ressources
humaines, les différencier clairement des autres champs qui font partie
de cette discipline, contribuerait certainement à construire une idée
plus claire du rôle de la psychologie du travail sur le terrain et à une
plus large diffusion des résultats des recherches faites dans ce
domaine.
La seconde cause est, en quelque sorte, le symétrique de la première.
Chercheurs et enseignants en psychologie du travail appartiennent à
des organisations universitaires ou à des services de recherche publi-
que qui les incitent peu à se préoccuper de la dissémination de leurs
idées, de leurs concepts et de leurs résultats dans le monde du travail.
Ils publient dans des revues spécialisées, destinées à d’autres cher-
cheurs, et sans toujours se soucier de préciser les conséquences prati-
ques des avancées de connaissance qu’ils exposent. En outre, il s’est
développé au fil des années un vocabulaire technique qui semble sou-
vent hermétique au praticien de terrain. De fait, la carrière de ces
enseignants chercheurs dépend précisément du nombre de publica-
tions faites dans des revues spécialisées, destinées à des spécialistes,
et très peu de leur impact dans le monde du travail. Rien d’étonnant
donc si abondent les exemples de recherches n’ayant pas de retom-
bées pratiques alors que celles-ci paraissent pourtant assez évidentes.
Il est vrai, et la psychologie sociale l’a montré dans de nombreux cas,
comme le port de ceintures de sécurité, l’alcool au volant, l’utilité des
vaccinations, et, plus récemment, le réchauffement de la planète, que
les données scientifiques n’entraînent pas automatiquement un chan-
gement de comportement. L’habitude, la conviction intime que les
procédures et les comportements actuels sont efficaces fait obstacle
aux changements les mieux fondés.
Dans le domaine des applications de la psychologie du travail, il y a
nombre d’exemples où des conclusions sont bien démontrées mais
peu appliquées. C’est ainsi que les recherches concernant les entre-
tiens comme source d’informations en vue d’une décision de recrute-
ment, tels qu’ils sont couramment pratiqués, ont montré clairement
que la validité prédictive de cette approche est très faible, et que les
opinions, forcément subjectives, qu’on élabore au cours d’un entretien
sont fortement dominées par la première impression. Le recruteur
d’une grande entreprise nationale disait récemment à l’un d’entre nous
qu’il était souvent gêné parce qu’il avait le sentiment que la décision
aurait été différente si son voisin de bureau avait mené l’entretien...
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