TEXTES D’ILLUSTRATION SUR LA NOTION D’AUTRUI
Comment souffrirais-je en voyant souffrir un autre si je ne sais pas même qu'il souffre, si
j'ignore ce qu'il y a de commun entre lui et moi ? Celui qui n'a jamais réfléchi ne peut être
ni clément ni juste ni pitoyable : il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif. Celui
qui n'imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain.
La réflexion naît des idées comparées, et c'est la pluralité des idées qui porte à les
comparer. Celui qui ne voit qu'un seul objet n'a point de comparaison à faire. Celui qui
n'en voit qu'un petit nombre et toujours les mêmes depuis son enfance ne les compare
point encore, parce que l'habitude de les voir lui ôte l'attention nécessaire pour les
examiner. Mais à mesure qu'un objet nouveau nous frappe, nous voulons le connaître;
dans ceux qui nous sont connus, nous lui cherchons des rapports. C'est ainsi que nous
apprenons à considérer ce qui est sous nos yeux, et que ce qui nous est étranger nous
porte à l'examen de ce qui nous touche.
Appliquez ces idées aux premiers hommes, vous verrez la raison de leur barbarie.
N'ayant jamais rien vu que ce qui était autour d'eux, cela même ils ne le connaissaient
pas ; ils ne se connaissaient pas eux-mêmes. Ils avaient l'idée d'un père, d'un fils, d'un
frère, et non pas d'un homme. Leur cabane contenait tous leurs semblables. Un étranger,
une bête, un monstre étaient pour eux la même chose : hors eux et leur famille, l'univers
entier ne leur était rien.
De là les contradictions apparentes qu'on voit entre les pères des nations : tant de naturel
et tant d'inhumanité, des mœurs si féroces et des cœurs si tendres, tant d'amour pour
leur famille et d'aversion pour leur espèce. Tous leurs sentiments concentrés entre leurs
proches en avaient plus d'énergie. Tout ce qu'ils connaissaient leur était cher. Ennemis
du reste du monde, qu'ils ne voyaient point et qu'ils ignoraient, ils ne haïssaient que ce
qu'ils ne pouvaient connaître. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)
Essai sur l'origine des langues, 1781
Or, autrui serait devant moi un en-soi et cependant il existerait pour soi, il exigerait de moi
pour être perçu une opération contradictoire, puisque je devrais à la fois le distinguer de
moi-même, donc le situer dans le monde des objets ; et le penser comme conscience,
c'est à dire comme cette sorte d'être sans dehors et sans parties auquel je n'ai accès que
parce qu'il est moi et parce que celui qui pense et celui qui est pensé se confondent en
lui. Il n'y a donc pas de place pour autrui et pour une pluralité des consciences dans la
pensée objective... mais, justement, nous avons appris à révoquer en doute la pensée
objective. Maurice Merleau-Ponty (1908-1961)
Phénoménologie de la perception, 1945
Association ALDÉRAN © - Conférence 1401-017 : “Les mots de la philosophie : autrui” - 27/11/2012 - page 5