lâche refus de regarder nos fautes, de regarder en face la vérité. Le regard de l’autre est mon
juge . Il est condition de l’établissement de la moralité. Sartre est parvenu à des conclusions
similaires de manière parallèle. Lorsque je commets une action réprouvée par les règles de la
morale, je ne ressens pas de culpabilité particulière tant que je ne découvre pas que j’ai été
observé. Alors je rougis et me couvre de honte, non pas de mon action, mais de ce moi qui a
failli, qui a été vu comme immoral. La crainte du regard de l’autre est crainte d’être vu tel que
je suis, non tel que je me montre. De même certaines modes vestimentaires marginales,
certaines attitudes alimentaires pathologiques peuvent s’expliquer par un décalage voulu entre
mon moi « profond » (le terme est sans doute quelque peu abusif) et mon moi « social ».
L’identification d’une de ces deux instances à l’« identité » doit être rejetée pour échapper à
l’équivocité de notre introduction.
Nous nous sommes attachés jusqu’à présent aux relations entre moi et un autre. Mais
nous devons également envisager l’influence de la communauté – « tout organique » au sens
de G. E. Moore (Principia Ethica), c’est-à-dire irréductible à la somme de ses parties – : la
sociologie a ici beaucoup à nous apporter. En marge de notre identité individuelle, il y a
assurément « notre identité », en comprenant le nous comme un collectif : on parle ainsi
d’« identité nationale », de sentiment de classe, de « solidarité féminine »… Un faisceau de
symboles, de référentiels (le drapeau, le quartier, l’histoire, les idoles auxquelles nous nous
« identifions »…) sont autant d’élément qui nous définissent supra-individuellement, mais qui
ne sont pas sans influence au point de vue individuel, sur notre manière même de penser –
contrairement à l’opinion courante, la logique est peut-être ce qui diffère le plus d’un
continent, d’une nation, d’une langue (autre facteur identifiant très fort : on pourra se référer à
la qualification de « bárbaroi » attribuée aux non-hellénophones, à la politique de
l’irrédentisme pendant le Risorgimento, et aux liens qui rapprochent la France des pays de la
Francophonie) à l’autre –. Cette dimension ne peut raisonnablement pas être occultée. Dans sa
morale minimaliste « par provision », Descartes s’imposait d’ailleurs d’être fidèle « aux lois
et aux coutumes » de son pays. Ceux qui refusent de se soumettre à cet ordre établi se voient
par la suite marginalisés, montrés du doigt (et parfois, revendiquent en réaction leur identité
de « rebelles », de contempteurs de la pensée unique).
*
Si le monde extérieur, intersubjectif et social a donc une influence très nette sur la
construction de notre identité, il faut en revanche se garder d’établir une distinction, illégitime
en vertu de la notion même d’iden-tité, entre une identité idiosyncrasique et une autre identité
« ek-statique » qui serait seule en communication avec l’extérieur. Il nous faut étudier les
rapports difficiles de ces deux dimensions, en prenant garde aux écueils vers lesquels chacune
d’elle nous entraîne : l’une au solipsisme et à la surdite aux jugements des autres, l’autre au
déterminisme social et à la dissolution de la personnalité. Ainsi nous parviendrons à
comprendre le rôle précis du non-Moi, et des jugement d’autrui en particulier, dans la
définition de l’identité. Tel est, dans une réflexion plus large sur la liberté, un des problèmes
majeurs qu’étudie Fichte dans sa Doctrine de la science (1795-1813).
Le Moi de Fichte (qui refuse la démarche radicale de Descartes) commence par se
poser lui-même (Tathandlung). « L’acte de poser et ce qui est posé ne font qu’un », ainsi le
Moi établit originellement l’identité Moi = Moi. Il se pose, dans son élan, infini, puisqu’il n’a
encore rien découvert qui s’oppose à lui. C’est seulement une fois confronté au monde
extérieur qui lui résiste, que ce choc (Anstoß) lui révèle sa finitude. Nous avons là, en quelque
sorte, une détermination quantitative de l’identité. Cette définition est donc une dé-finition.
Par analogie avec la démarche de Fichte, nous comprendrons comment les jugements
d’autrui peuvent déterminer qualitativement l’identité. Posons de la même manière l’autre,