Concours général des lycées Dissertation philosophique, série L Session 2007 Sujet : Notre identité dépend-elle du jugement des autres ? Voilà une question bien radicale : nous comprenons communément l’identité comme une entité constitutive du moi, unifiant dans un même sujet une foule de perceptions hétéroclites (unité que Hume s’était refusé à poser), comme un socle au sein duquel nul ne serait autorisé à pénétrer : la notion renverrait ainsi au « plus profond de nous-même ». Force est de constater cependant que l’« épiphénomène » de l’identité est beaucoup plus trivial : on a tout à l’heure « vérifié mon identité » sur la base d’un nom, d’une date de naissance, de quelques traits de mon visage sur ma « photo d’identité », toutes choses apparemment fort contingentes. Et la barbarie nazie, lorsqu’elle a voulu uniformiser les haillons de ses prisonniers et substituer à leur nom un matricule gravé au fer rouge (comme s’il leur devenait dès lors un élément de leur nouvelle personnalité), s’est vue sans conteste légitimement accusée d’attenter à leur identité même. Les déportés n’auraient plus d’identité parce qu’on ne les regarderait plus, parce qu’on ne les jugerait plus comme des sujets. Le Moi aurait donc besoin, pour se poser en tant que Moi (Moi = Moi ; là est l’axiome d’identité et la pierre de touche de la dialectique fichtéenne), d’un non-Moi qui le saisit (le non-Moi doit donc être lui aussi sujet, c’est-à-dire autrui), contre qui il se heurte ; et de sorte il n’y aurait pas d’identité – idem ens, même étant… mais idem que quoi ? l’étymologie nous suggère aussi de subsumer une dualité – sans altérité. Nous aurons donc à explorer différentes voies, suggérées par l’histoire de la métaphysique, pour trouver de quelle manière peut se former l’identité et quel rôle incombe à la « catégorie autrui » dans ce lent processus. * On peut considérer la philosophie dans son long développement comme une pensée du sujet. C’est là une de ses différences fondamentales avec les sciences de la nature, qui, au nom de la sacro-sainte objectivité, s’interdisent de poser le problème (notons au passage deux autres différences : la philosophie s’autorise également à s’interroger sur les notions de but et de valeur). Nombre de « révolutions coperniciennes » (citons tout de suite l’injonction socratique, le moment cartésien et la naissance de la phénoménologie de Husserl) ont en effet pour thème une refondation de la discipline sur des bases plus fermes, articulée autour du sujet cognitif. L’héritage des Anciens est particulièrement fécond dans ce domaine : Socrate prend toujours la peine, lorsqu’il s’adresse à de jeunes gens qui souhaitent débuter leur carrière politique ou militaire (Alcibiade et Ménon, par exemple), de rappeler la fameuse devise du temple d’Apollon delphique : gnôthi sautón, « connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux » : on tend trop souvent à oublier la deuxième partie, et à songer ainsi que la philosophie n’est qu’une discipline égocentrique ; l’ego, dans le dessein socratique, n’est qu’un point de départ, une assise qui permet de s’élever vers des réalités transcendantes. La philosophie hellénistique puis romaine, tout en revendiquant cette filiation, a quelque peu modifié les conceptions de Socrate en faveur d’une place plus grande de l’intériorité. Alors que la place du divin se réduit (les dieux sont étrangers aux affaires humaines selon les Épicuriens, et ce qui ne dépend pas de nous arrive nécessairement dans la doctrine d’Épictète), les appels à « ad se convertere » se font de plus en plus pressants. Toute une série de « techniques de soi », analysées par Michel Foucault dans ses cours au Collège de France sur l’Herméneutique du sujet (1981-1982), sont élaborées, qui visent à atteindre la vérité profonde du Moi, à se rendre hermétique aux assauts du monde extérieur ; la plus illustre d’entre elles, popularisée par les Stoïciens, est sans doute la præmeditatio malorum, « anticipation du pire », immunisation aux troubles qui pourraient survenir par la faute d’autrui. Nous pouvons donc parler avec Pierre Hadot d’une « citadelle intérieure » du moi antique. « In te redi », nous dit Augustin, « in interiore homine habitat veritas ». Mais ce refuge montre vite ses limites : en même temps qu’il nous pousse à accepter et à ne pas craindre la mort, Lucrèce nous défend de s’attarder sur la chair d’un défunt (mais pourquoi nous émeut-elle donc, si la mort n’est rien pour nous ?), et Horace laisse clairement, en disciple peu rigoureux de l’épicurisme, transparaître sa peur de la mort (en Odes, I, III, par exemple). Bien que je me sache identique à autrui, et promis au même sort funeste, il faut cependant m’en détacher. Le solipsisme est un état insupportable ; les éloges de la solitude que dressent un Pétrarque dans le De Vita solitaria ou un Chateaubriand ne reflettent pas la juste réalité de cette condition : tant Pétrarque que Chateaubriand trouvent un exutoire dans la religion, l’union mystique, ou dans la création artistique. Si penser m’appartient, il y a toujours quelque chose – « quelque chose qui me dépasse » ajoute Sloterdijk – qui m’étonne (Théétète) et me fait sortir de mon long sommeil dogmatique. * Nous sommes donc conduits à rechercher dans autrui (ou dans Dieu) une échappatoire, et ainsi nous entrons dans un des trois stades de la dialectique qualitative de Søren Kierkegaard ; les stades esthétique et éthique, qui sont ceux de l’altérité intramondaine, renvoient d’ailleurs à deux sortes de jugements. Dans cette longue et parfois pénible odyssée (qu’on songe aux difficultés de communication du jeune Jean-Paul Sartre avec les autres enfants de son âge, au jardin du Luxembourg), d’aucuns se dressent sur notre route, qui deviennent nos amis. L’ami est proprement celui qui formule un jugement sur moi (généralement positif, pour les besoins de la communication ; mais certaines relations pathologiques font qu’on s’attache même à ceux qui nous déprécient) ; nous qualifions notre conversation de « constructive » en tant qu’elle nous apporte quelque chose, qu’elle nous informe sur ce que nous sommes, qu’elle adopte ce point de vue objectif dont nous parlions tout à l’heure ; la valeur épistémologique d’un tel examen apparaît donc supérieure : elle échappe notamment à l’obstacle du refoulement, de la mauvaise foi. La figure de l’ami, telle qu’elle est présentée par Aristote (Éthique à Nicomaque, IX-X) et par Cicéron (De Amicitia) peut donc être qualifiée de transcendantale. Elle doit être intégrée à la « conversion à soi ». La synthèse est opérée par Husserl, dans ses Méditations cartésiennes, qui concluent ses recherches tout en introduisant à son œuvre. « Après avoir perdu le monde avec l’épochê phénoménologique, nous devons le regagner dans l’automéditation transcendantale ». Et ce sans oublier une de ses propriétés essentielles : le monde de Husserl est intersubjectif. Aussi nous faut-il, pour le saisir dans sa complexité, dans sa pluralité de faces, poser à côté de l’ego transcendantal, un alter ego transcendantal. Dès cet instant le monde change de visage et nous nous transformons avec lui. Étudions cette relation réciproque. Engagé dans des rapports pratiques avec le monde intersubjectif, je ne saurais ignorer la présence et la liberté de l’autre. Son visage surgit pour me le rappeler ; il a, chez Lévinas, « une signification d’emblée éthique » (Éthique et infini). Il est si prégnant que j’en viens à me rendre, volontairement, spontanément, responsable de lui et même responsable de sa responsabilité. Il génère une prise de conscience de notre condition commune : Lévinas note qu’il est très difficile pour un soldat de tuer l’ennemi qu’il a regardé dans les yeux ; d’où notre lâche refus de regarder nos fautes, de regarder en face la vérité. Le regard de l’autre est mon juge . Il est condition de l’établissement de la moralité. Sartre est parvenu à des conclusions similaires de manière parallèle. Lorsque je commets une action réprouvée par les règles de la morale, je ne ressens pas de culpabilité particulière tant que je ne découvre pas que j’ai été observé. Alors je rougis et me couvre de honte, non pas de mon action, mais de ce moi qui a failli, qui a été vu comme immoral. La crainte du regard de l’autre est crainte d’être vu tel que je suis, non tel que je me montre. De même certaines modes vestimentaires marginales, certaines attitudes alimentaires pathologiques peuvent s’expliquer par un décalage voulu entre mon moi « profond » (le terme est sans doute quelque peu abusif) et mon moi « social ». L’identification d’une de ces deux instances à l’« identité » doit être rejetée pour échapper à l’équivocité de notre introduction. Nous nous sommes attachés jusqu’à présent aux relations entre moi et un autre. Mais nous devons également envisager l’influence de la communauté – « tout organique » au sens de G. E. Moore (Principia Ethica), c’est-à-dire irréductible à la somme de ses parties – : la sociologie a ici beaucoup à nous apporter. En marge de notre identité individuelle, il y a assurément « notre identité », en comprenant le nous comme un collectif : on parle ainsi d’« identité nationale », de sentiment de classe, de « solidarité féminine »… Un faisceau de symboles, de référentiels (le drapeau, le quartier, l’histoire, les idoles auxquelles nous nous « identifions »…) sont autant d’élément qui nous définissent supra-individuellement, mais qui ne sont pas sans influence au point de vue individuel, sur notre manière même de penser – contrairement à l’opinion courante, la logique est peut-être ce qui diffère le plus d’un continent, d’une nation, d’une langue (autre facteur identifiant très fort : on pourra se référer à la qualification de « bárbaroi » attribuée aux non-hellénophones, à la politique de l’irrédentisme pendant le Risorgimento, et aux liens qui rapprochent la France des pays de la Francophonie) à l’autre –. Cette dimension ne peut raisonnablement pas être occultée. Dans sa morale minimaliste « par provision », Descartes s’imposait d’ailleurs d’être fidèle « aux lois et aux coutumes » de son pays. Ceux qui refusent de se soumettre à cet ordre établi se voient par la suite marginalisés, montrés du doigt (et parfois, revendiquent en réaction leur identité de « rebelles », de contempteurs de la pensée unique). * Si le monde extérieur, intersubjectif et social a donc une influence très nette sur la construction de notre identité, il faut en revanche se garder d’établir une distinction, illégitime en vertu de la notion même d’iden-tité, entre une identité idiosyncrasique et une autre identité « ek-statique » qui serait seule en communication avec l’extérieur. Il nous faut étudier les rapports difficiles de ces deux dimensions, en prenant garde aux écueils vers lesquels chacune d’elle nous entraîne : l’une au solipsisme et à la surdite aux jugements des autres, l’autre au déterminisme social et à la dissolution de la personnalité. Ainsi nous parviendrons à comprendre le rôle précis du non-Moi, et des jugement d’autrui en particulier, dans la définition de l’identité. Tel est, dans une réflexion plus large sur la liberté, un des problèmes majeurs qu’étudie Fichte dans sa Doctrine de la science (1795-1813). Le Moi de Fichte (qui refuse la démarche radicale de Descartes) commence par se poser lui-même (Tathandlung). « L’acte de poser et ce qui est posé ne font qu’un », ainsi le Moi établit originellement l’identité Moi = Moi. Il se pose, dans son élan, infini, puisqu’il n’a encore rien découvert qui s’oppose à lui. C’est seulement une fois confronté au monde extérieur qui lui résiste, que ce choc (Anstoß) lui révèle sa finitude. Nous avons là, en quelque sorte, une détermination quantitative de l’identité. Cette définition est donc une dé-finition. Par analogie avec la démarche de Fichte, nous comprendrons comment les jugements d’autrui peuvent déterminer qualitativement l’identité. Posons de la même manière l’autre, comme un Moi (sujet linguistique, qui énonce un jugement) qui n’est pas moi. Son jugement est pour moi un Anstoß : il limite les jugements que j’avais formulés dans ma « Tathandlung qualitative » (s’il nous est permis de recourir à une telle expression !) et que j’avais accueillis avec une confiance aveugle, faute de toute autre instance critique. Je saisis alors ma connaissance de soi en tant que limitée et j’« accueille » dans une synthèse le jugement de l’autre. Le Moi posé primitivement, n’a pas disparu au bout de l’expérience ; il a su intégrer et la présence et le jugement de l’autre dans une dialectique qui conserve l’identité Moi = Moi. * La citadelle intérieure des Anciens a donc fait place à une monade ouverte sur les autres monades. Cette nouvelle conception du sujet est humaniste en ce qu’elle aspire à reconnaître l’autre, dans sa présence d’abord, dans son alter-égoïté et surtout dans l’efficience de ses jugements. Loin d’être le dernier refuge du Moi et le reliquaire d’une vérité intérieure, l’identité est devenue un repère du Moi et une tension vers la vérité : elle est parvenue à persévérer dans la durée (sa permanence étant une de ses caractéristiques intrinsèques) et à accueillir le monde désormais conçu comme habité d’une multitude de sujets en intéraction. Notre identité n’est donc plus dorénavant une réalité indépendante de ce qui n’est pas elle, une essence sub specie æterni ; elle est au contraire pérenne en ce qu’elle est capable de changer avec nous (de faire en sorte toujours que Moi = Moi), d’intégrer nos déterminations et nos réactions successives. Ainsi nous pouvons dire avec Dieter Henrich, commentant La Destination de l’homme, que « nous sommes dépendants d’une réalité que nous sommes néanmoins nousmêmes ». Arthur Laisis Lycée du Parc – Lyon 6e 3e accessit