SOCIOLOGIE
Pierre Bourdieu,
le feuilleton
« N'est-ce pas cela que chacun recherche, le bonhomme "intime"
plutôt que le développement d'un penseur et de son œuvre au fil des
époques et des circonstances, souvent abandonné en route, même s'il ne
s'absente d'aucun ouvrage ? » En introduisant de la sorte sa biographie,
sous un titre qui prive déjà le sociologue de son prénom, Marie-Anne
Lescourret ne s'exposait pas seulement à être contestée comme elle le
prévoyait « par les "confidents" imbus d'une élection présumée, chacun
se prenant pour le La Boétie de ce Montaigne », mais plus simplement par
les lecteurs suffisamment intéressés par l'homme ou l'œuvre, voire par
l'homme et l'œuvre pour chercher dans cette biographie des informations,
des réponses aux questions qu 'ils se posent ou des questions qu 'ils n 'au-
raient pas songé à se poser.
I
MARIE-ANNE LESCOURRET
BOURDIEU
Flammarion éd., 544 p., 27 €
I
GEOFFROY DE LAGASNERIE
L'EMPIRE DE L'UNIVERSITÉ.
Sur Bourdieu, les intellectuels et le journalisme
Amsterdam éd., 112 p., 8,50 €
O
r cette biographie ne repose que sur des
informations de seconde main, des faits
et des commentaires déjà rendus publics, si
bien que l'ouvrage ne donne en aucune
manière accès à l'intimité de l'homme, le
qualificatif de « bonhomme » paraissant
placé là pour combler la très grande distance
qui sépare le biographe de son sujet-objet.
S'agissant du penseur et de l'œuvre, Marie-
Anne Lescourret se contente précisément de
suivre le fil chronologique des époques et des
circonstances sans hiérarchiser les sources,
les œuvres de première importance et les
interventions de circonstance, les commen-
taires savants et les profanes, les anecdotes et
les témoignages de première et de seconde
main, si bien que l'ensemble des matériaux
exposés en vrac sur ce fil chronologique
donne le sentiment de suivre une série télévi-
sée dont l'objectif serait de donner à voir une
série d'objets-fétiches rassemblés sur une
même scène pour figurer le décor de la vie
des idées, suivant la saga archi-usée de l'in-
tellectuel torturé par les sempiternelles ques-
tions : « sartrémoi », « aronémoi ».
C'était pourtant un intéressant défi pour un
biographe que de se confronter à l'écriture de
la vie d'un auteur qui a beaucoup écrit sur
l'illusion biographique, s'est livré à une cons-
tante réflexivité et s'est même risqué à l'auto-
analyse. Pour tracer un chemin de l'incons-
cient du chercheur à l'inconscient du monde
social, Pierre Bourdieu a semé tant de petits
cailloux qu'il fallait choisir de les suivre, de
NUMA MURARD
les ignorer ou de les sélectionner suivant une
hypothèse, un principe ou tout simplement un
guide de lecture explicite qui puisse servir de
base à une discussion, des accords, des réfu-
tations, etc. Au lieu de quoi, cette partie de
l'œuvre, consubstantielle à l'activité scienti-
fique elle-même, est tantôt prise comme
source et tantôt balayée d'une pichenette,
sans que l'on saisisse le principe de ces repri-
ses et de ces réfutations. A dire vrai on a le
sentiment qu'au long de ce fil, c'est l'anec-
dote qui coiffe l'histoire, fut-ce même une
histoire des idées.
Cette biographie n'est donc pas à la
hauteur de celui qu'elle désigne comme
« l'intellectuel français le plus influent dans
le monde, sans successeur depuis sa mort ».
De temps en temps flotte une hypothèse,
celle, par exemple, selon laquelle l'enjeu des
interventions de Pierre Bourdieu dans les
médias serait « non pas celui de la reconnais-
sance personnelle, ni même celui du rôle du
sociologue dans le monde contemporain,
mais plutôt celui de la mission moins prophé-
tique que morale de la sociologie, grâce à
laquelle celle-ci se situerait, s'imposerait,
face à la philosophie ». Mais cette hypothèse
n'est pas plus étayée et travaillée, que cette
assertion finale selon laquelle « la domina-
tion ne constitue ni le cœur ni le paradigme
de la sociologie de Bourdieu. On le trouve
plutôt dans la composition des opposés,
l'homme, son bonheur, son autonomie
gagnée par la levée de la méconnaissance et
l'élucidation de la violence symbolique,
c'est-à-dire la prise de conscience par
chacun de sa coopération à sa condition ».
En attendant d'autres biographies, le temps
faisant son œuvre et l'œuvre du contempo-
rain se changeant en classique, le lecteur
curieux peut continuer à suivre les luttes qui
se poursuivent au nom ou à partir du nom et
des écrits de Pierre Bourdieu. Dans les colon-
nes de La Quinzaine littéraire (n°958, du
1/12/2007) Patrick Cingolani a rendu compte
du court ouvrage de Nathalie Heinich
(Pourquoi Bourdieu, Le Débat, Gallimard,
192 p., 2007), hommage et critique à la fois
d'une chercheure admirative puis dissidente
de l'homme et de l'œuvre, qui tente de
comprendre les raisons d'un succès et d'ana-
lyser la distance qu'elle a prise avec un
homme et une théorie auxquelles elle repro-
che principalement leur tristesse. Tristesse de
l'homme, malgré ses moments de gaîté
« anti-institutionnelle », tristesse de la théorie
malgré les fragments d'espérance auto-éman-
cipatrice.
L'ouvrage récent et encore plus bref de
Geoffroy de Lagasnerie, tente de son côté une
critique politique de l'Université actuelle, de
l'Académie, en repartant de la critique des
médias par Pierre Bourdieu et quelques-uns
de ses prestigieux contemporains : Michel
Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida.
La pensée critique actuelle, estime Geoffroy
de Lagasnerie, doit dépasser ce stade de la
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