mise au point Hypertension portale et prise en charge de l’ascite Rev Med Suisse 2012 ; 8 : 1665-8 S. Godat A. T. Antonino M.-A. Dehlavi D. Moradpour C. Doerig Drs Sébastien Godat, Anca T. Antonino, Mohamed-Ali Dehlavi et Christopher Doerig Pr Darius Moradpour Service de gastroentérologie et d’hépatologie CHUV et Université de Lausanne 1011 Lausanne [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] Management of ascites due to cirrhosis Portal hypertension is regularly encountered by the general practitioner. It is defined by an elevation of the porto-systemic pressure gradient, with complications such as ascites, spontaneous bacterial peritonitis, hepatorenal syndrome, variceal bleeding, hypersplenism, hepatopulmonary syndrome or hepatic ence­ phalopathy occuring when a significant ele­ vation of this gradient is reached. Cirrhosis is the primary cause of portal hypertension in industrialized countries. Symptomatic portal hypertension carries a poor prognosis. Mana­ gement should be initiated rapidly, including the identification and correction of any rever­ sible underlying condition. Liver transplanta­ tion should be considered in advanced cases. L’hypertension portale (HTP) est une pathologie à laquelle les praticiens sont confrontés régulièrement. Elle est définie comme une augmentation de la pression du réseau veineux porte qui, dépassant un seuil, peut entraîner de multiples com­plications, comme l’apparition d’une ascite, une péritonite bac­térienne spontanée, un syndrome hépatorénal, le dévelop­ pement de réseaux veineux collatéraux et une hémorragie di­ gestive, un hypersplénisme, un syndrome hépatopulmonaire ou une encéphalopathie hépatique. La cirrhose est la principale cause d’HTP dans les pays industrialisés. Une HTP symptoma­ tique est en général de mauvais pronostic ; sa prise en charge doit être précoce et les facteurs réversibles identifiés et cor­ rigés. La transplantation hépatique devrait être considérée chez des patients présentant des complications liées à une HTP. définition et épidémiologie L’hypertension portale (HTP) est une pathologie à laquelle les praticiens sont régulièrement confrontés et qui peut être grevée de complications pouvant mettre en péril le pronostic vital du patient. Elle se définit comme une augmentation pathologi­que de la pression du réseau veineux porte, dépendant directe­ ment de la résistance et du débit sanguin au sein de ce même réseau veineux, avec un gradient de pression portosystémi­ que L 5 mmHg. L’HTP est caractérisée comme préhépatique, intrahépatique ou posthépatique selon la localisation primaire de l’obstacle à la circulation portosystémique. Les causes in­ trahépatiques sont sous-divisées en origines présinusoïdale, si­nusoïdale ou postsinusoïdale. La cirrhose, qui induit une HTP sinusoïdale, est la cause la plus répandue dans les pays industrialisés,1-5 mais de multiples autres pathologies peuvent en être à l’origine, comme l’hyperplasie nodu­laire régénérative ou la schistosomiase dans les pays en voie de développement. Les complications cliniques d’une HTP, telles que l’apparition d’une ascite, une péritonite bactérienne spontanée (PBS), un syndrome hépatorénal, le dévelop­ pement de réseaux veineux collatéraux et une hémorragie digestive, un hyper­ splénisme, un syndrome hépatopulmonaire ou une encéphalopathie hépatique (EH), sont l’aboutissement d’un processus progressif et d’une augmentation gra­ duelle du gradient portosystémique au-delà d’un seuil critique généralement considéré entre 10-12 mmHg. Le mode de présentation dépend toutefois de la pathologie de base. Ainsi, l’HTP sans cirrhose se présente le plus fréquemment par une hémorragie digestive sur rupture de varices œsophagiennes (VO) ou gas­ triques. Du point de vue épidémiologique, 60% des patients cirrhotiques vont développer de l’ascite après dix années d’évolution de leur maladie si celle-ci n’est pas contrôlée, et 8 à 30% vont présenter une surinfection de leur ascite. Le taux de mortalité, chez ces patients, est estimé à 50% dans les deux ans qui suivent l’apparition d’une ascite. L’incidence annuelle d’hémorragie digestive sur rupture de VO se situe entre 25 et 40% et demeure la cause principale de mortalité Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 5 septembre 2012 25_28_36625.indd 1 1665 30.08.12 09:24 en l’absence de traitement. Ces chiffres confirment l’impor­ tance d’un diag­nostic et d’une prise en charge précoces de l’HTP et de l’hépatopathie sous-jacente. Cet article mettra l’accent sur la prise en charge de l’ascite, qui représente l’une des principales complications de l’HTP chez le pa­ tient cirrhotique. physiopathologie Le développement d’une HTP est complexe et impli­que de multiples facteurs.1-3,6,7 L’augmentation de la ré­sistance intrahépatique est essentiellement liée à des modifica­ tions structurelles, sur lesquelles une intervention reste dif­ ficile, mais aussi à des modifications vasculaires dynami­ ques, sur lesquelles une action reste envisageable (figure 1). La pathogenèse initiale dépend du mécanisme et du site de l’obstruction du flux porte. Dans la cirrhose, une aug­ mentation de résistance est présente au niveau de la micro­ circulation intrahépatique. On y observe un rétrécissement des sinusoïdes, l’activation de myofibroblastes dérivant des cellules étoilées et le développement de nodules de régénération. Dans le même temps, apparaît une vasocons­ triction locale qui dépend de l’augmentation de la synthèse de facteurs vasoconstricteurs (endothélines), et d’une di­ minution de la sensibilité et de la production de facteurs vasodilatateurs (NO). De cette augmentation de résistance va apparaître une HTP, qui aura pour conséquences la for­ mation de réseaux veineux collatéraux et l’augmentation de production de facteurs vasodilatateurs aux niveaux de la microcirculation intestinale ainsi que du système splanch­ nique. La vasodilatation du système splanchnique est à la Modifications vasculaires dynamiques intrahépatiques 30% Modifications structurelles intrahépatiques 70% • Diminution de la synthèse de facteur de relaxation endothéliale (NO) • Diminution de la sensibilité au NO • Augmentation de la synthèse locale et systémique de vascoconstricteurs (endothéline, angiotensine II, vaso pressine, adrénaline, thromboxane A2) • Fibrose • Collapsus sinusoïdal • Perte de fenestrations des cellules endothéliales • Nodules de régénération • Microthromboses Augmentation de la résistance intrahépatique Hypertension portale q Gradient de pression = résistance x débit au sein du système veineux porte (Loi d’Ohm) q NO + vasodilatateurs Augmentation du flux porte Vasodilatation splanchnique Vasodilatation systémique • Système hyperdynamique • Activation du système rénine-angiotensine-aldostérone • Rétention hydrosodée • Angiogenèse Figure 1. Physiopathologie de l’hypertension portale 1666 base du développement d’une circulation hyperdynamique, de l’activation du système rénine-angiotensine-aldostérone et de l’hormone antidiurétique, avec au final, une rétention hydrosodée et une augmentation du flux porte. diagnostic L’anamnèse se focalisera sur l’identification d’une hépa­ topathie sous-jacente et la présence d’éventuels facteurs favorisants tels que la consommation d’alcool, de toxiques, de médicaments ou la présence d’une infection. Les signes cliniques recherchés sont ceux d’une hépatopathie décom­ pensée (prise de poids rapide, ictère, hémorragie digestive ou EH). Les différentes analyses sanguines ne suffisent pas à elles seules à poser un diagnostic d’HTP, mais servent principalement à évaluer la présence et le degré d’une dysfonction hépatique associée. Une thrombopénie, une leu­copénie ou même une pancytopénie peuvent cepen­ dant être le reflet d’un hypersplénisme. Une dysfonction hépatique n’est pas toujours présente chez le patient cir­ rhotique avec HTP. Toutefois, plus le degré de dysfonction hépatocellulaire est grand (scores de Child-Pugh et MELD (model for end-stage liver disease)), plus les risques de trouver une HTP associée seront élevés. Lorsque le diagnostic d’HTP est suspecté, l’échographie abdominale, avec une analyse Doppler des gros vaisseaux hépatiques, permet de confirmer ou d’exclure la présence d’ascite, de déterminer l’aspect du foie et de déceler une éventuelle lésion focale suspecte. Cet examen peut aussi révéler la présence d’une splénomégalie ou de réseaux vei­ neux collatéraux. Elle permet d’estimer la vitesse et la mo­ dulation des flux aux niveaux de la veine porte et des veines sus-hépatiques et d’exclure une thrombose en leur sein. En présence d’une ascite nouvelle ou en augmentation, une paracentèse diagnostique doit être réalisée et couplée à une numération cellulaire, une mesure de l’albumine, ainsi qu’à une culture microbiologique afin d’exclure une PBS. Un gradient d’albumine sérum-ascite L 11 g/l, en l’absence d’une insuffisance cardiaque, permet raisonnablement de poser le diagnostic d’HTP. La ponction biopsie du foie est utile en cas de doute sur la présence d’une cirrhose et sur son étiologie. La mesure du gradient portosystémique par voie transjugulaire permet d’apprécier, de manière objec­ tive, le degré d’HTP ainsi que la localisation de l’obstruction de la circulation portohépatique en mesurant la pression hépatique libre et bloquée.8 A ce stade, une gastroscopie est indispensable. Elle permet d’évaluer la présence de varices œsophagiennes et gastriques ou d’une gastropathie d’hypertension portale, et de pouvoir choisir en consé­ quence la prise en charge thérapeutique (traitement médi­ camenteux vs endoscopique).9,10 traitement de l’ascite Une infection, notamment la PBS, doit être exclue en pre­mier lieu à l’aide d’une ponction d’ascite. Les anti-in­ flam­matoires non stéroïdiens (AINS) et les médicaments néphrotoxiques sont contre-indiqués et devraient être mis en suspens. Après avoir exclu les autres facteurs favorisants déjà cités, la prise en charge non médicamenteuse d’une Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 5 septembre 2012 25_28_36625.indd 2 30.08.12 09:24 Tableau 1. Grades de l’ascite et recommandations de traitement (Adapté de réf. 5). Grades deDéfinition l’ascite Traitement Tableau 2. Prise en charge de l’ascite réfractaire • Exclusion d’une non-compliance diététique, péritonite bactérienne spontanée ou prise de médicaments néphrotoxiques (anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS)) • Paracentèses itératives avec substitution en albumine 1 Ascite uniquement détectable par échographie 2 Ascite modérée traduite Régime pauvre en sel et par une distension modérée diurétiques (spironolactone et symétrique de l’abdomen w furosémide ou torasémide) 3 Ascite abondante avec une Paracentèse avec albumine distension marquée de suivie d’un régime pauvre en l’abdomen sel associé à des diurétiques Pas de traitement ascite consiste en une restriction sodée à 80-120 mmol/j, respectivement environ 2-3 g de sodium ou 4-6 g de sel/ jour (tableau 1). Les diurétiques sont recommandés dès qu’une ascite devient cliniquement significative et doivent être débutés sous étroite surveillance clinique et biologique. Un traite­ ment par un antagoniste de l’aldostérone à dose de 50-100 mg/jour, jusqu’à un maximum de 400 mg/jour, est proposé en première ligne. Les doses pourront être augmentées une fois/semaine avec un contrôle électrolytique ainsi que de la fonction rénale. En cas de non-réponse (diminution du poids l 2 kg/semaine) ou d’hyperkaliémie, un traitement de furosémide ou torasémide peut être progressivement ajouté à une dose de 40 à 160 mg/jour et de 5 à 40 mg/jour respectivement. Une perte de poids maximale de 0,5 kg/jour chez les patients sans œdème et 1 kg/jour chez les patients avec œdème est visée. La dose d’entretien des diuréti­ques sera la dose minimale nécessaire pour contrôler l’ascite. En cas d’ascite se reformant rapidement en début de traite­ ment, des paracentèses itératives, avec une perfusion con­ comitante d’albumine à dose de 8 g/l d’ascite retirée, sont proposées plutôt qu’une augmentation trop rapide des do­ ses de diurétiques. La restriction hydrique, quant à elle, n’a de place uni­ quement qu’en présence d’une hyponatrémie.11 La mise en évidence d’une ascite chez le patient cirrhotique devrait motiver une évaluation de transplantation hépatique. Avec l’aggravation d’une hypertension portale et d’une dysfonc­ tion hépatique, on peut assister à l’apparition de plusieurs complications, dont l’ascite réfractaire et le syndrome hé­ patorénal. Ascite réfractaire L’ascite réfractaire survient chez environ 10% des patients cirrhotiques. Une ascite est réfractaire lorsqu’elle résiste à un traitement diurétique maximal ou lorsque celui-ci est contre-indiqué en raison des complications qu’il induit. Elle témoigne d’une atteinte hépatique sévère, avec un taux de survie à une année estimée à 30-40%. En 2010, l’EASL (Eu­ ropean Association of the Study of the Liver) a publié les plus récentes recommandations de prise en charge de l’as­ cite, avec notamment les critères diagnostiques d’une as­ cite réfractaire et les grades d’ascite avec leurs traitements respectifs.5 Hormis le traitement de la cause de la cirrhose, les thérapies validées pour la prise en charge de l’ascite • TIPS (Transjugular intrahepatic portosystemic shunt) • Transplantation hépatique • ALFApump System à discuter pour des cas sélectionnés réfractaire sont les paracentèses associées à l’administra­ tion IV de l’albumine, la mise en place d’un TIPS (transjugular intrahepatic portosystemic shunt) chez des patients séléc­ tionnés et la transplantation hépatique (tableau 2). Le TIPS permet une diminution du gradient portosysté­ mique par la mise en place d’une prothèse, créant un shunt vasculaire à travers le foie.12 Une dysfonction hépatocellu­ laire ou une EH en sont les deux complications principales. Un bilan hépatologique et cardiaque spécialisé est primor­ dial avant la réalisation d’un TIPS, avec notamment l’exclu­ sion d’une dysfonction ventriculaire droite. Récemment, le développement d’une pompe (ALFApump System) im­ plantée dans les tissus sous-cutanés abdominaux et reliée à deux sondes, l’une qui réside dans la cavité péritonéale et l’autre implantée dans la vessie, a été décrit.13 Cet outil semble être une alternative à discuter chez des patients sélectionnés, présentant une ascite réfractaire, une contreindication au TIPS ou à la transplantation hépatique et pour lesquels des ponctions évacuatrices répétées sont in­ validantes. L’évacuation de l’ascite chez ces patients se fait par mobilisation de l’ascite dans la vessie. Un traitement bêtabloquant devrait en principe être arrêté chez les pa­ tients cirrhotiques avec une ascite réfractaire, au vu des données récentes montrant une diminution de la survie chez ces patients.14 Le développement d’un syndrome hé­ patorénal ou d’une EH font partie des autres complications de l’HTP sévère et peuvent avoir plusieurs facteurs favori­ sants, dont la PBS. péritonite bactérienne spontanée La PBS est une infection de l’ascite en l’absence de source abdominale infectieuse contiguë, avec un nombre de poly­ morphonucléaires L 250/mm3. Il s’agit de l’infection bacté­ rienne la plus fréquemment retrouvée chez des patients cirrhotiques. Sa prévalence est de 1,5-3% en ambulatoire et de l’ordre de 10% en hospitalier. Sa physiopathologie découle d’une translocation bactérienne, favorisée par la pullulation bactérienne du grêle et par les troubles de la motilité intestinale. Une antibiothérapie par céphalospo­ rine ou quinolone, associée à l’adjonction d’albumine en prévention primaire du syndrome hépatorénal, constitue le traitement de base de ces patients infectés.15 conclusion Les traductions cliniques d’une HTP chez le patient cir­ rhotique sont, dans la grande majorité des cas, des signes témoignant d’une situation avancée et d’un mauvais pro­ Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 5 septembre 2012 25_28_36625.indd 3 1667 30.08.12 09:24 nostic si le degré d’HTP ne peut être amélioré. C’est pour­ quoi les facteurs favorisants réversibles et les complica­ tions cliniques doivent être identifiés et pris en charge de manière offensive. Une consultation spécialisée, avec éva­ luation pour une potentielle transplantation hépatique, est recommandée, notamment chez les patients ayant déve­ loppé une ascite réfractaire. Remerciements Les auteurs souhaitent remercier vivement pour son excellente assistance éditoriale. Mme Malika Binggeli Implications pratiques > L’identification précoce des complications cliniques liées à une hypertension portale (HTP) permet une prise en charge des facteurs potentiellement réversibles de l’hépatopathie de base et un meilleur contrôle de l’HTP > L’échographie abdominale avec Doppler des vaisseaux hépatiques ainsi qu’une ponction d’ascite et une gastroscopie sont des examens de première intention dans l’algorithme diag­ nostique de prise en charge de l’hypertension portale chez le patient cirrhotique > Les différents traitements à disposition dans la prise en charge de l’ascite doivent s’adapter au degré d’ascite présent et à la tolérance du patient vis-à-vis de ceux-ci > Un avis spécialisé est recommandé de manière précoce chez le patient cirrhotique avec ascite, afin d’identifier des patients candidats pour une transplantation hépatique Bibliographie 1 Ginès P, Cardenas A, Arroyo V, et al. Management of cirrhosis and ascites. 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