Penser,
classer,
communiquer.
Publicité et catégories sociales
Inversement, elle construit l'Âge d'or des Seniors, libérés de la charge des enfants, cumulant expérience
et pleine forme. Ils marchent en montagne avec leurs petits-enfants (TV, Chaîne Thermale du Soleil, 2002),
débordent d'activités à la retraite (TV, La Mondiale, 2001). Ils empruntent la voiture de leurs enfants pour
sortir (TV, Skoda, 2001/2002). Inversion des rôles et des générations
:
les Seniors
«
Adulescents
»
deviennent
des «Parents Terribles» dignes de Cocteau, qui se rient de la morale du travail et de la vie sage de leurs
enfants. Ex-soixante-huitards, ils vivent une seconde jeunesse et revendiquent une morale du plaisir. La
publicité nous offre ainsi une représentation de New Life
Builders :
des Seniors gourmands d'une vie
nouvelle habitée même de passions amoureuses.
C'est l'écho des transformations économico-socio-démographiques
:
les vieux seraient restés des vieux
sans l'allongement de l'espérance de vie, le maintien en bonne santé, la revalorisation des retraites, venue au
moment où le chômage devenait une crainte majeure. Nantis, nombreux et «restés jeunes», ils sont devenus
un point d'appui majeur dans les relations familiales. Ils font contrepoids à l'éclatement des familles et ont
un rôle de redistribution des revenus.
Dès le début des années 1990, les marketers ont repéré ces nouveaux consommateurs, (19 millions, -
30 % de la population en 1995,
-
41 % prévus en 2020,
-
47 % en 2050) qui ont du temps, de l'argent, envie
de profiter de la vie
:
à 50 ans, on a encore en moyenne 30 ans de vie devant soi. Ces nouveaux «anciens»
ne pouvaient plus être des vieux. Il fallait leur trouver un nom, qui gomme cet état péjoratif et crée un
découpage valorisant. Senior s'oppose à Junior, induit dynamisme et modernité, mais aussi expérience. Il
fallait aussi construire la catégorie, la faire émerger à la conscience de tous. La publicité y contribue. Elle
donne à voir selon un angle précis ces seniors qui se présentent, dans le social, comme un ensemble flou.
La première difficulté est la délimitation. Devient-on senior à 50, 55, ou 60 ans
?
Quand on est encore
actif ou à la retraite
?
La définition officielle fait démarrer la catégorie à 50 ans, âge de la presbytie et de la
ménopause. Ignorance volontaire du psychologique et du social, qui regroupe en une catégorie des
individus hétérogènes en termes de revenus, de capacités, de consommation, de comportements. D'où la
nécessité, pour le marketing, de segmenter cette cible.
Parmi ces différents types, certains intéressent plus les marketers et les publicitaires. Ainsi les 50-65
ans2,
souvent encore actifs, sportifs, aimant partir en voyage, ayant du temps pour les activités culturelles,
mais aussi pour le jardinage/bricolage
:
ces quinquas hédonistes issus du baby-boom pèseront lourd dans la
population en 2015.
Tout se passe comme si le monde polymorphe des Seniors se donnait prioritairement à voir sous cet
angle privilégié, laissant aux marges et dans l'ombre, les plus démunis - financièrement, socialement,
culturellement...
Le fait que cette catégorie propose une signification prévalente n'est pas aberrant
:
c'est le propre de
toute catégorie sémantique, comme l'ont montré certains travaux nés de la rencontre entre ethno-science,
psychologie cognitive et psychologie sociale (Rosch, 1973 ; 1978). Les catégories sémantiques des langages
naturels ne sont pas construites comme les concepts. Elles s'organisent autour d'une signification centrale
(core
meaning) formée par les cas «clairs», entourés d'un halo. La catégorie possède ainsi une «structure
interne» comme si la structure mentale était homologue de celle du groupe. Elle n'est pas composée
d'éléments «indifférenciés et équivalents».
Luc Boltanski a montré que dans la catégorie très hétérogène des cadres, certains sont plus
cadres
que
d'autres: «Les cadres choisis pour exemple» lorsqu'on les fait imaginer par des enquêtés, «sont, en
HERMÈS
38,
2004 157