Femmes entre deux rives - UNESDOC

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2008
2007 -- Numéro
Número 2
4 •• ISSN
ISSN 1993-8616
1993-8616
Femmes entre deux rives
Exilées ou non, elles sont loin de leurs pays
de naissance. Elles se déplacent d’un lieu à
un autre, de force ou de gré. Elles vivent
dans un pays, elles pensent à un autre.
Elles tissent des liens entre des mondes
opposés. L’entre-deux est leur façon d’être.
Leur œuvre est plurielle, universelle.
© Laurent Giorgetti
À 89 ans, l’Anglaise Doris Lessing reste très attachée
au pays de sa jeunesse, l’actuel Zimbabwe, au point
de lui consacrer une grande partie de son discours à
l’occasion de la réception du Prix Nobel de littérature, en décembre dernier. Et elle saisit l’occasion
pour dénoncer notre « culture à fragmentation » où
nos certitudes datant d’il y a seulement quelques
décennies sont remises en question, et où il est fréquent que les jeunes hommes et les jeunes femmes
qui ont bénéficié d’années d’études ne sachent rien
du monde ».
De son appartement parisien, la romancière Spôjmaï Zariâb raconte le déchirement afghan. Elle était
une jeune fille heureuse à Kaboul, entourée de livres,
se passionnant pour Don Quichotte, le Comte de
Monte-Cristo et autres père Goriot. Mais les talibans
sont venus. Elle a fui les bombardements avec ses
deux filles. Aujourd’hui, elle se souvient d’une poignante nouvelle sur l’exil de Rabindranath Tagore
qu’elle avait presque oubliée : Un Homme de
Kaboul.
Quant à Michal Govrin, elle a toujours eu besoin
d’une certaine distance pour se poser les bonnes
questions. De Tel-Aviv sa ville natale en Israël, elle
est partie étudier en France, puis s’est installée à
Jérusalem, mais réside actuellement dans le New
Jersey (États-Unis). Elle fait du théâtre dans ses
romans, elle écrit des romans quand elle fait du théâtre, avec des jeunes, Juifs ou Palestiniens, qui expri-
Véronique Tadjo, née d’un père ivoirien et d’une
mère française, vit en Afrique du Sud. Avant la crise
ivoirienne, c’était une grande voyageuse. Depuis, c’est
une exilée. « L’exil commence lorsqu’il est impossible
de retourner dans le pays que vous avez quitté », ditelle. Elle continue à voyager entre littérature et
peinture.
Ce document est la version en format PDF du Courrier de l’UNESCO, également disponible en ligne sur : www.unesco.org/fr/courier
Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
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4 ment chacun leur propre douleur à travers l’écriture
Autant de destins très différents et, quelque part,
très semblables. Autant de femmes entre deux rives.
Kiran Desai, pour sa part, n’a pas choisi de quitter
l’Inde. C’est sa mère, la célèbre romancière Anita
Desai, qui l’a emmenée avec elle, à l’âge de 15 ans,
d’abord en Angleterre puis aux États-Unis. Et c’est
dans le Nouveau Monde que cette jeune femme s’est
sentie plus Indienne que jamais, en écrivant La Perte
en héritage qui lui a valu le prestigieux Booker Prize
en 2006.
En marge de ce dossier réalisé avec le soutien de la
Division pour l’égalité des genres du Bureau de la planification stratégique de l’UNESCO, ce numéro du Courrier
vous apporte également des paroles d’hommes. À l’occasion du 27 mars, Journée mondiale du théâtre, nous
publions dans la rubrique « Éclairage », le message international du Canadien Robert Lepage, reconnu comme l’un
des plus grands metteurs en scène contemporains. Et
pour célébrer la Journée mondiale de la poésie, le 21
mars, nous rendons hommage au grand poète tadjik Abu
Abdullah Rudaki. Il est né voici 1150 ans !
ou la mise en scène de pièces.
Et que dire de l’Argentine María Medrano ? Elle qui,
sans bouger de Buenos-Aires et sa banlieue, construit
des ponts de paroles plus longs que celui du golfe de
Hangzhou ! Une fois par semaine, depuis cinq ans,
elle franchit les grilles de la prison pour femmes
d’Ezeiza pour y animer un atelier de poésie. Et de
traduction, car ces femmes sont originaires de différents pays et continents. Ce pont entre le dedans et
le dehors, qui brise aussi les barrières linguistiques,
est devenu pour les prisonnières un espace vital.
Dans le cadre de la célébration de son 60e anniversaire, le Courrier vous apporte cette année beaucoup de
nouveautés. Le mois dernier, il est devenu interactif et
nous remercions tous nos lecteurs qui nous ont envoyé
leurs commentaires. Ce mois-ci, nous réintroduisons le
format PDF : revisitez les langues, ça compte.
Jasmina Šopova
Sommaire
Doris Lessing :
Comment imaginer
une pauvreté
aussi nue ?
3
Véronique Tadjo,
une collectionneuse
de souvenirs de
voyages
6
Spôjmaï Zariâb
et l’homme de
Kaboul
Michal Govrin :
la malédiction
de l’errance
11
Kiran Desai :
une vie entre Orient
et Occident
13
María Medrano :
Dedans - Dehors 16
Éclairage :
Le théâtre doit
se réinventer
18
Hommage :
Roudaki, le sultan
des poètes
19
Le mois prochain :
Année internationale de
la Planète Terre 20
Partenaires
21
Pour la petite
histoire
Zoom
22
9
23
Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
Doris Lessing : Comment imaginer une
pauvreté aussi nue ?
Doris Lessing, Prix Nobel de littérature 2007, a grandi dans l’actuel Zimbabwe, avant de
s’établir à Londres en 1949. Très attachée au pays de sa jeunesse qui l’avait jugée indésirable
en 1956 en raison de ses positions anti-apartheid, la romancière britannique lui a consacré
une grande partie de sa Conférence : « Comment ne pas gagner le prix Nobel ». Extraits.
à se remettre. Cette école ne diffère en rien de toutes
les écoles bâties après l’Indépendance. Elle consiste
en quatre grands cubes de brique, plantés côte à côte
directement dans la poussière, un deux trois quatre,
avec une moitié de salle à un bout, la bibliothèque.
Ces salles de classe ont bien des tableaux noirs, mais
mon ami garde les craies dans sa poche, sinon on les
volerait. Il n’y a pas d’atlas, pas de globe terrestre
dans l’établissement, pas de manuels scolaires, pas de
cahiers ni de stylos bille ; la bibliothèque ne contient
pas le genre de livres qu’aimeraient lire les élèves,
seulement d’énormes pavés d’universités américaines,
difficiles même à manier, des ouvrages de rebut des
bibliothèques des Blancs, des romans policiers, ou
encore des titres tels que Un week-end à Paris ou
Félicité trouve l’amour. […]
Pendant que je me tiens avec mon ami dans sa
chambre, des gens entrent timidement, et tous, tous
mendient des livres. « S’il te plaît, envoie-nous des
livres quand tu rentreras à Londres. » Un homme m’a
dit : « On nous a appris à lire, mais nous n’avons pas
de livres. » Tous ceux sans exception que j’ai rencontrés m’ont mendié des livres.
© Chris Saunders
Doris Lessing : « Le faiseur d’histoires se cache toujours
en nous ».
Postée sur le pas de la porte, je regarde, entre des
nuages de poussière volante, dans la direction où il
reste encore des forêts sur pied, c’est ce qu’on m’a
dit. Hier, j’ai parcouru en voiture des kilomètres de
souches d’arbres et de traces carbonisées d’incendies,
là où, en 1956, s’étendait la forêt la plus magnifique
que j’aie jamais vue. Entièrement détruite. Les gens
doivent manger, ils doivent trouver du combustible
pour leurs feux.
Je doute que beaucoup de
ces élèves se verront décerner
des prix
J’étais là-bas quelques jours. La poussière volait, il
n’y avait pas d’eau parce que les pompes étaient tombées en panne et les femmes allaient de nouveau
puiser l’eau à la rivière.
Ceci se passe au nord-ouest du Zimbabwe, au début
des années quatre-vingts ; je rends visite à un ami
qui était enseignant dans une école londonienne. Il
est là pour « aider l’Afrique », selon l’expression
consacrée. C’est une âme noble et idéaliste ; ce qu’il
a découvert ici, dans cette école, l’a choqué au point
de lui provoquer une dépression dont il a eu du mal
Un autre professeur idéaliste venu d’Angleterre
était quelque peu dégoûté après avoir vu à quoi ressemblait cette « école ».
Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
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Le dernier jour, c’était la fin du trimestre, les villageois ont abattu leur chèvre ; ils l’ont débitée en
tas de morceaux et mise à cuire dans un grand plat.
Voilà le banquet tant attendu de la fin du trimestre
: un ragoût de chèvre garni de semoule. Pendant que
la fête battait son plein, j’ai repris la route en voiture, retraversant les traces et les souches carbonisées de l’ancienne forêt.
Je doute que beaucoup de ces élèves se verront
décerner des prix.
Le lendemain, je me trouve dans une école du nord
de Londres, un très bon établissement, dont nous
connaissons tous le nom. C’est une école de garçons.
De beaux bâtiments, des jardins.
Ces élèves reçoivent la visite hebdomadaire d’une
personnalité. Il est dans l’ordre des choses que celleci peut être le père, un parent ou même la mère d’un
des élèves. La venue d’une célébrité est chose normale pour eux.
Mais l’école enveloppée de poussière volante du
nord-ouest du Zimbabwe est présente à ma mémoire.
Je regarde ces visages légèrement curieux et tente
de leur raconter ce que j’ai vu la semaine d’avant.
[…] Je suis sûre que chacun d’entre vous ici […]
doit connaître ce moment où les visages que vous
regardez deviennent inexpressifs. Vos auditeurs
n’entendent pas ce que vous dites : aucune image
mentale ne correspond à ce que vous leur expliquez.
Dans le cas présent, aucune image d’une école voilée
par des nuages de poussière où l’on manque d’eau,
et où une chèvre fraîche abattue cuite en ragoût
dans un grand faitout constitue la fête de fin de
trimestre.
© Mark Taber
Un enfant tient un manuel scolaire en « shona », langue
parlée par 80 % de la population au Zimbabwe.
« Vous savez bien comment ça se passe. Beaucoup
de nos élèves n’ont jamais rien lu, et la bibliothèque
ne fonctionne qu’à moitié. »
« Vous savez bien comment ça se passe. » Oui, en
effet, nous savons bien comment ça se passe. Tous,
nous le savons.
Nous sommes dans une « culture à fragmentation »
où nos certitudes datant d’il y a seulement quelques
décennies sont remises en question, et où il est fréquent que les jeunes hommes et les jeunes femmes
qui ont bénéficié d’années d’études ne sachent rien
du monde, n’aient rien lu, ne connaissent qu’une spécialité ou une autre, les ordinateurs par
exemple.[…]
Leur est-il vraiment impossible d’imaginer une
pauvreté aussi nue ?
Je fais de mon mieux, ils sont polis.
Je suis certaine que, dans le lot, il y en aura qui
obtiendront des prix.
Puis c’est fini. Restée avec les professeurs, je
demande, comme toujours, si la bibliothèque marche,
et si les élèves lisent. Et ici, dans cette école pour
privilégiés, j’entends ce que j’entends toujours quand
je me rends dans des écoles ou même des
universités.
Nous sommes les champions
de l’ironie et du cynisme
Nous sommes blasés, nous dans notre monde – ce
monde si menacé. Nous sommes les champions de l’ironie et du cynisme. Nous hésitons devant l’usage de
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4 certains mots et de certaines idées, tant ceux-ci sont
usés jusqu’à la corde. Mais pourquoi ne pas réhabiliter
certains mots qui ont perdu leur pouvoir
d’expression ?
Nous possédons une mine – un trésor – de littérature, qui remonte aux Égyptiens, aux Grecs et aux
Romains. Tout est là, cette profusion littéraire, prête
à être sans cesse redécouverte par quiconque a la
chance de tomber dessus. Un trésor. Imaginez qu’il
n’ait jamais existé. Comme nous serions vides,
pauvres !
Nous avons reçu en partage un legs de langues, de
poèmes, d’histoires, et il n’est pas du genre à risquer
de s’épuiser. Il est là, toujours. Nous disposons d’un
héritage d’histoires, de contes, transmis par les
anciens conteurs – nous connaissons les noms de certains, mais pas de tous. Cette lignée de conteurs
remonte à une clairière au milieu de la forêt où brûle
un grand feu et où les anciens chamans dansent en
chantant, car notre patrimoine d’histoires est né dans
le feu, la magie, le monde des esprits. Et c’est encore
là qu’il est conservé aujourd’hui.
© Emma Kinsella
Nous sommes blasés ? Pas tous !
conteur sera toujours là, car ce sont nos imaginaires
qui nous modèlent, nous font vivre, nous créent, pour
le meilleur et pour le pire. Ce sont nos histoires, le
conteur de nos histoires, qui nous récréent – qui nous
recréent – quand nous sommes déchirés, meurtris et
même détruits. C’est le conteur, le faiseur de rêves,
le faiseur de mythes, qui est notre phénix, ce que
nous sommes au meilleur de nous-mêmes au plus fort
de notre créativité.
Interrogez n’importe quel conteur moderne, et il
vous dira qu’il y a toujours un moment où il est touché
par le feu de ce qu’il nous plaît d’appeler l’inspiration,
l’enthousiasme, et cela remonte à la naissance de
notre espèce, au feu, à la glace et aux grands vents
qui nous ont modelés, nous et notre monde.
Cette pauvre jeune femme qui chemine dans la
poussière en rêvant d’une éducation pour ses enfants,
croyons-nous être mieux qu’elle – nous qui sommes
gavés de nourriture, avec nos placards pleins de vêtements, et qui étouffons sous le superflu?
Le conteur est au fond de chacun de nous, le « faiseur d’histoires » se cache toujours en nous. Supposons que notre monde soit rongé par la guerre, par
les horreurs que nous pouvons tous imaginer facilement. Supposons que des inondations submergent nos
agglomérations, que le niveau des mers monte... Le
C’est, j’en suis convaincue, cette jeune fille et les
femmes qui parlaient de livres et d’éducation alors
qu’elles n’avaient pas mangé depuis trois jours qui
peuvent encore nous définir aujourd’hui.
Doris Lessing, Prix Nobel de littérature 2007
Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
Véronique
Tadjo, une
collectionneuse
de souvenirs
de voyages
L’exil commence quand il est impossible
de retourner dans le pays que vous avez
quitté, dit la poétesse, romancière et
peintre Véronique Tadjo, lauréate du Grand
Prix Littéraire d’Afrique Noire 2005. Née
en 1955 à Paris et élevée à Abidjan, elle
vit en Afrique du Sud, après avoir fait le
tour du monde.
Propos recueillis par Bernard Magnier, journaliste
français et spécialiste de littérature africaine.
© Book SA
Véronique Tadjo: « Il serait intéressant de voir à long
terme où va la littérature écrite par les femmes ».
De quelle façon vos multiples voyages ont-ils contribué à votre œuvre ?
écrire pour capturer les expériences que je vivais.
C’est ce voyage qui a provoqué en moi le véritable
déclic de l’écriture.
Je pourrais presque mettre un petit drapeau sur
chacun de mes textes. Ils ont tous été marqués par
les endroits où je vivais au moment de leur rédaction. J’ai emprunté et incorporé des tas d’éléments
glanés ici et là, un peu comme une collectionneuse
ramenant des souvenirs de ses voyages.
Êtes-vous sensible à l’environnement immédiat ?
Absolument. À force de vivre parmi des gens, on finit
par intégrer leurs espérances et leurs problèmes. On
voudrait mieux les connaître, mieux les comprendre.
Je n’aime pas m’enfermer à double tour pour écrire.
Je veux pouvoir participer à la vie quotidienne,
échanger, communiquer, recevoir des idées et en faire
passer d’autres.
Depuis que je suis née, les voyages font partie de
ma vie. J’ai épousé un journaliste et ils ont continué :
l’Angleterre, le Mexique, le Nigeria, le Kenya et
aujourd’hui l’Afrique du Sud…
Je me dis parfois que si je n’avais pas vécu au
Kenya, je n’aurais peut-être pas été aussi sensible au
génocide du Rwanda. Il y avait tant de réfugiés
rwandais à Nairobi et les journaux traitaient souvent
du sujet à l’époque où j’y étais. Écrire L’Ombre d’Imana
(Actes Sud, 2000), livre qui m’a permis d’exorciser le
Rwanda, est alors devenu un aboutissement
logique.
Mon premier recueil de poèmes, Latérite (Hatier,
1997), est né grâce à la traversée du désert que j’ai
entreprise lorsque j’ai quitté Paris, après mes études.
J’avais le mal du pays. Je me suis dit que ce serait
bien de voyager lentement, de rentrer en Côte d’Ivoire
par la route et découvrir le désert dont je rêvais tant.
Au lieu de prendre des photos, je me suis mise à
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4 Vous avez longtemps vécu loin de la Côte d’Ivoire.
Comment vivez-vous la crise ivoirienne ?
Pendant longtemps, j’ai voyagé le cœur et l’esprit
tranquilles en me disant que je pouvais rentrer chez
moi quand je le souhaitais. Les choses ont changé
avec la crise ivoirienne. J’ai eu l’impression que la
porte s’était brusquement refermée et que je me
retrouvais dehors. J’avais du mal à comprendre ce qui
se passait, comment on en était arrivé là. Je me suis
sentie aliénée, comme s’il fallait tout reprendre à
zéro.
Je crois que l’exil commence quand il est impossible de retourner dans le pays que vous avez quitté,
quand le chemin du retour devient douloureux. Mais
d’une certaine façon, je pense que beaucoup d’Ivoiriens ont ressenti la même chose. L’idée d’un changement irrémédiable. Le sentiment que rien ne sera plus
comme avant.
Bon nombre d’écrivains de par le monde vivent en
exil, pensez-vous que l’exil soit une situation propice à l’écriture ?
Il y a un exil voulu et un exil forcé. Quand on est en
exil, mais serein, alors cela peut être « confortable ».
En effet, l’éloignement permet de relativiser les
choses, de prendre du recul. On a la possibilité de
s’extraire du quotidien et de garder la tête hors de
l’eau. On peut adopter une position d’observateur, un
luxe que ceux qui vivent en permanence dans l’œil du
cyclone ne peuvent se permettre.
© Éditions Actes Sud
Couverture du livre qui a permis à Véronique Tadjo
d’exorciser le Rwanda.
Cependant, un exil ne peut être serein que si l’on
peut retourner dans son pays régulièrement. Autrement, on finit par fonctionner à partir de souvenirs
flous et cela devient une situation inconfortable. Le
pays est alors un mythe plus qu’une réalité.
considérablement évolué. Quel regard portez-vous
sur cette évolution ?
Dans le cas d’un exil triste, je ne vois aucun avantage, car c’est un déchirement qui, s’il pousse à l’écriture, peut dans le même temps entraîner une forme
de grand désespoir. Au fur et à mesure que la mémoire
des petites choses s’efface, la conscience de soi
s’émiette. Il ne reste plus alors qu’à faire un choix
difficile : tirer un trait sur sa vie d’antan et en adopter une autre ou vivre comme un écorché vif.
Les femmes font entendre leur voix et montrent un
dynamisme dans l’écriture qui est assez remarquable
– et logique. Il a fallu plusieurs générations pour
qu’elles accèdent à l’éducation. Il a fallu aussi plusieurs générations pour qu’elles se mettent à prendre
la parole dans des sociétés où cela n’était pas encouragé. Avec l’entrée des femmes dans la vie active et
dans la politique, les mentalités ont fini par évoluer.
Aujourd’hui, la jeune génération bénéficie d’une plus
grande ouverture et d’une mobilité accrue.
Depuis la parution de votre premier livre, la place
des femmes dans le paysage littéraire africain a
Il est cependant à regretter que le passage par
l’Europe soit toujours une nécessité pour se faire un
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4 nom qui puisse dépasser les frontières du pays d’origine. Cela est dû en partie à un manque d’infrastructures éditoriales sur le continent.
Je m’inquiète aussi de la mondialisation qui
absorbe toutes les formes d’écriture pour mieux les
commercialiser. Il serait intéressant de voir à long
terme où va la littérature écrite par les femmes. Quels
sont ses courants ? Dans quelle mesure le discours des
femmes est-il différent de celui de leurs prédécesseurs masculins ? Un peu comme en politique.
Qu’en est-il de la littérature de jeunesse ? Quel
regard portez-vous sur l’évolution de la production
de ces dernières années ?
La littérature de jeunesse est à mon avis le maillon
manquant de la chaîne. On ne peut pas avoir une littérature vivace qui rencontre son public, si les jeunes
n’ont pas été élevés dans le goût de la lecture et des
livres. Heureusement, les choses évoluent assez bien.
Les éditeurs africains ont compris qu’il y avait un
marché local très porteur : les moins de quinze ans
forment près de la moitié de la population africaine.
©UNESCO/ Véronique Tadjo
« Cycle de vie », tableau de Véronique Tadjo,
photographiée par l’artiste dans son jardin à Nairobi
(Kenya).
il faut permettre aux jeunes d’épanouir leur
imagination.
Les livres de jeunesse sont de plus en plus variés
dans les thèmes et les illustrations. Et c’est bien car
Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
Spôjmaï Zariâb et l’homme de Kaboul
elle. Nostalgie et souvenirs le poussent, très souvent,
à lui rendre visite, les poches pleines de bonbons et
de menue monnaie.
Mais les méandres de l’exil et les hasards de la vie
finissent par le conduire en prison. Il y passera une
quinzaine d’années.
Une fois en liberté, le cœur battant et les poches
pleines de bonbons et de menue monnaie, il reprend
la route dans l’espoir de retrouver la petite Hindoue
qu’il avait connue autrefois. Arrivé à la porte de sa
maison, il est surpris par le brouhaha de la foule et
le tintamarre de la musique. Ébloui par les paillettes
et les lumières, il cherche la fillette. On lui montre la
mariée.
© UNESCO/Dominique Roger
L’histoire a fait de chaque Afghan l’Homme de Kaboul de
Tagore, selon Spôjmaï Zariâb.
Spôjmaï Zariâb avait dix ans quand le
port obligatoire du voile a été aboli en
Afghanistan, en 1959. La future romancière
a mené une vie heureuse à Kaboul, entourée
de livres. Puis les talibans ont pris le
pouvoir. En 1990, elle s’est réfugiée en
France avec ses deux filles.
Vous me demandez ce qu’est l’exil…
Il y a des années, dans un coin tranquille de
Kaboul, j’ai lu la traduction persane d’Un homme de
Kaboul, une nouvelle de Rabindranâth Tagore.
De sa plume magique, cet écrivain indien inégalable m’a fait connaître la douleur de l’exil… mais, il
s’agissait d’un exil économique : un Afghan fuit la
misère et laisse derrière lui sa femme et sa fille de
huit ans pour se perdre dans l’immensité de l’Inde à
la recherche d’un travail.
© Mercedes Uribe
Sa route croise celle d’une fillette. Elle lui rappelle
sa propre fille et il ressent une grande affection pour
« J’étais jeune et je n’avais d’autres soucis que
d’accompagner Don Quichotte dans ses aventures. »
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avec Kafka et errais derrière les murailles de son château, écoutais les mots de Sartre et le glas d’Hemingway, me lançais avec Proust à la recherche du temps
perdu, admirais le Christ recrucifié de Kazantzakis,
vivais les cent ans de solitude de Garcia Marquez,
oubliant l’homme de Kaboul et ses souffrances de
l’exil.
Moi, qui étais à l’abri de la misère et qui avais
connu la guerre seulement dans les livres, je me
voyais à l’abri de l’exil aussi… jusqu’à la fin de mes
jours.
À cette époque, j’ignorais qu’un jour, hélas, la
main injuste de l’histoire ferait de chaque Afghan
l’homme de Kaboul de Tagore. Que la folie de l’histoire
diviserait toute une nation, dispersant les Afghans
aux quatre coins du monde, loin de leurs pères, mères,
enfants, sœurs et frères.
Dans mon entourage, je ne connais pas une seule
famille que le déchirement de l’exil ait épargnée, et
qui, sans avoir lu Tagore, n’ait pas vécu l’histoire de
l’homme de Kaboul et n’ait pas éprouvé sa douleur
dans sa chair.
© UNESCO/Neguine Zariab
Spôjmaï Zariâb : « Où est le remède à la démence
nommée guerre ? ».
Vous me demandez à quoi je pense…
4
À quoi pourrais-je penser quand je vois les pays du
Tiers-monde, se débattant encore entre les griffes de
la misère, tomber de surcroît dans les ravages de la
guerre ? À quoi pourrais-je penser quand j’entends
reprocher à ces pauvres gens de taper aux portes
étrangères pour se sauver ? À quoi pourrais-je penser
quand je vois que depuis des siècles ni religion, ni
philosophie, ni littérature, ni art, ni sciences, ni
technologies n’ont été capables d’apaiser la faim dans
le ventre de la Terre et de trouver un remède à la
démence nommée guerre ?
Ébahi, il songe à la tyrannie du temps, à sa propre
fille qui, en son absence, est devenue femme, elle
aussi. Il pense à cette enfance volée et à sa paternité
perdue pour toujours.
Cette nouvelle m’avait bouleversée, mais j’étais
jeune à l’époque et je ne savais pas ce qu’était la
pauvreté. Je n’avais d’autres soucis que d’accompagner Don Quichotte dans ses aventures, partager la
mélancolie de Renée, rire avec Molière, découvrir
l’amoureuse Madame de Raynal, m’asseoir au bord du
lac avec Lamartine et au bord du Don paisible avec
Cholokhov, partager les peines du vieux Goriot, suivre
le Comte de Monte-Cristo dans ses vengeances, pleurer avec Fantine et Cosette, scruter la noblesse des
paroles de Tolstoï, verser des larmes à la mort de
Werther… Hantée par Dostoïevski, je visitais sa
maison des morts, me métamorphosais en insecte
Pourquoi ne l’ont-ils pas apaisée… ? Pourquoi ne
l’ont-ils pas trouvé… ?
Cette fois-ci, c’est moi qui vous le demande.
Avez vous une réponse… ?
Spôjmaï Zariâb, romancière afghane, vivant à Paris
10
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Michal Govrin : la malédiction de l’errance
Michal Govrin révèle la dimension passionnée – voire érotique – du conflit israëlo-palestinien.
Cette romancière, poétesse et directrice de théâtre, née à Tel-Aviv, vit aujourd’hui entre
Israël et les États-Unis. Elle est lauréate du Prix Acum 2003 de la meilleure œuvre littéraire
de l’année dans son pays.
Propos recueillis par Jasmina Šopova
quasiment rien) dans un appartement au troisième
étage de Tel-Aviv ?
Je n’avais qu’une seule issue, c’était de prendre la
fuite. Je suis donc partie à Paris passer mon doctorat.
C’était un moyen de me confronter à moi-même, de
poser les questions, à distance. Dans un siècle d’exils
et de migrations, je n’étais pas la seule à vivre cette
expérience : celle de se mettre à chérir sa propre
histoire lorsqu’on est loin de son pays. Je suis devenue une étrangère, une « minoritaire », une exilée,
pareille aux clochards du coin de la rue. C’est là, pour
la première fois, que j’ai eu le sens de l’autre.
À mon retour en Israël, je n’étais plus la même. J’ai
quitté Tel-Aviv pour m’installer à Jérusalem. Je sens
pourtant la tension qui existe entre ces deux villes,
comme un tiraillement entre le sacré et le profane.
Depuis, ma vie de famille oscille entre Jérusalem
et des séjours périodiques à Paris et dans le New
Jersey. Vivre dans l’entre-deux est devenu mon exil
d’écrivain, une façon de me remettre perpétuellement
en question, d’affronter sans cesse de nouveaux
défis.
© Forward Association
Michal Govrin publie son premier livre en français, Sur le vif,
chez Sabine Wespieser éditeur, le 6 mars de cette année.
Vous vivez aujourd’hui entre deux continents. Que
vous apporte cette expérience ?
Ilana Tsouriel, l’héroïne de votre roman Sur le vif
(Sabine Wespieser éditeur, 2008), est, comme vous,
la fille d’un des fondateurs de l’État d’Israël. Elle se
dit frappée par « la malédiction de l’errance ».
Vivre « dans l’entre-deux » est une autre définition
de ma façon d’être écrivain, d’adopter un point de
vue à la fois proche et lointain sur moi-même et sur
le monde. J’ai toujours pensé, depuis toute petite,
que la « vraie vie » passait par l’écriture. Mais ce rêve
s’est effrité, car tous les écrivains que j’admirais parlaient de pays lointains où se vivaient des enfances
fascinantes. Alors que moi, comment aurais-je pu
décrire l’ennui profond dans lequel se déroulait la
mienne, coincée entre deux parents vieillissants
(tous deux remariés, avec des familles antérieures
vivantes ou disparues, sur lesquelles je ne savais
C’est l’expression qu’emploie ironiquement Ilana pour
qualifier le caractère cosmopolite de son existence.
Il y perce une pointe de critique sioniste de la diaspora juive, ainsi que le rêve de « sauver » les Juifs
d’un destin d’exil et d’errance grâce au retour vers la
Terre promise et un nouvel État indépendant. Ilana a
quitté Israël pour échapper à la violence intrinsèque
du processus de construction nationale, et au conflit
qu’il a engendré. Mais tout en mûrissant comme
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4 architecte, elle s’efforce de se dégager de ces contra-
mettre en mots ce vécu et ce devoir singuliers et
extrêmes.
dictions étroites. Dans son projet de Monument pour
la paix pour Jérusalem, l’épicentre du conflit, elle a
recours à des concepts juifs traditionnels (l’année
sabbatique, la hutte sukkah) qui introduisent une
dimension d’errance et de renoncement comme mode
alternatif de vie dans un lieu.
L’amour d’Ilana pour le Palestinien Saïd l’emplit
d’un sentiment de trahison vis-à-vis de son père.
Pouvez-vous nous parler de ce sentiment ?
La liaison entre Ilana et Saïd fait ressortir la dimension
passionnée – voire érotique – du conflit israëlo-palestinien. Un conflit qui, au bout du compte, puise ses racines dans les religions abrahamiques, fondées sur l’esprit
d’exclusion et une rivalité passionnée entre frères.
Votre mère est une rescapée de l’Holocauste. Dans
quelle mesure cela a-t-il influencé votre manière
d’être et votre œuvre ?
Ma mère, une femme solide et pleine de vie, ne m’a
jamais parlé de ce qu’elle avait vécu. Lorsqu’elle est
arrivée en Israël, en 1948, elle a fait ôter le nombre
qui lui avait été tatoué à son entrée à Auschwitz.
Enfant, je n’ai donc jamais su que « ma mère avait
été victime de l’Holocauste », ni que son fils, dont
elle cachait les photos dans son tiroir à lingerie que
j’allais ouvrir en cachette, n’était plus de ce monde.
Ce conflit politique a des conséquences tragiques,
puisque la loyauté envers l’une des histoires est tout
simplement perçue comme la trahison inévitable de
l’autre. Ilana, qui soutient le camp de la paix, pense
pouvoir dépasser cette frontière, même si elle trahit
l’engagement sioniste de son père. Mais au fil du
roman, en poursuivant sa lecture des archives paternelles, elle comprend que le rêve de paix qu’il a nourri
n’est pas si éloigné du sien, alors qu’au moment de la
guerre du Golfe et de l’Intifada, elle se sent au
contraire trahie par Saïd et par les membres de la
compagnie théâtrale palestinienne, qui se détournent
peu à peu de leur collaboration.
C’est à l’adolescence qu’a commencé pour moi un
cheminement long et complexe vers la vérité, sans
cesse redéfini par chaque étape de notre vie. C’est
une question ouverte avec laquelle je vis, et un engagement que je porte, fidèle à l’éthique de ma mère,
celui de me comporter en « être humain véritable ».
Et c’est pour moi la seule vraie leçon à tirer face à
l’abîme de l’humanité.
Où est la trahison, où est la loyauté ? C’est une
question cruciale que Sur le vif traite d’un point de
vue personnel, érotique et politique. En se demandant, aussi, si trahir des convictions trop rigides
n’équivaut pas, dans le fond, à un véritable acte de
loyauté. C’est une question qu’une femme est sans
doute à même de poser de la façon la plus poignante, dans la mesure où on lui concède rarement
le droit de le faire, où les femmes ont rarement la
possibilité de maîtriser leur existence et leur
corps.
La plupart de mes écrits, qu’il s’agisse de romans,
de poèmes ou d’essais, tentent, encore et encore, de
Vous enseignez à l’École de théâtre visuel de Jérusalem. Le roman et le théâtre, ce sont, là aussi, deux
mondes entre lesquels vous naviguez.
Il m’arrive souvent, comme un acteur, d’« improviser », d’emmener l’écriture vers des espaces inconnus,
y compris de moi-même, uniquement pour traquer et
toucher le non-dit. J’ai souvent recours au monologue, qui me permet de capter les subtilités et les
fluctuations de la voix vivante, de l’instant qui s’enfuit. Par le rythme, les respirations, la présence corporelle, j’« amène » le lecteur à « interpréter » ce
© Riverhead Books
Snapshots (Sur le vif), Riverhead Books, 2007.
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Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
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4 monologue,
à le vivre avec autant de force qu’un
acteur porté par le rôle qu’il incarne.
En tant qu’enseignante auprès de jeunes metteurs
en scène, en Israël, je travaille avec des étudiants
d’horizons aussi différents, sinon opposés, que peut
en produire cette région : avec des jeunes qui exprimaient à travers Tchekhov la douleur qu’ils avaient
ressentie après le retrait des colonies juives de Gaza,
aussi bien qu’avec des jeunes Palestiniens appliqués
eux aussi à dire leur douleur, par le biais de l’écriture
ou de la direction d’acteurs.
Ma démarche a toujours été la même : permettre
à ces jeunes de développer leur talent et d’aller jusqu’au bout de leur mission d’artistes, en même temps
qu’un engagement viscéral pour l’art théâtral – un
engagement sincère et objectif, par-dessus tout, pour
la dimension humaine du théâtre, pour l’humanisme.
© 2007; Balance
Ballet de Danya Elraz, au Théâtre visuel de Jérusalem.
Kiran Desai : une vie entre Orient et Occident
Avec La Perte en héritage, Kiran Desai
est devenue la plus jeune lauréate du
Booker Prize (2006). Elle y raconte l’exil,
la mondialisation, l’appartenance à deux
cultures. Née à New Delhi en 1971, elle
a quitté l’Inde en 1986 avec sa mère, la
romancière Anita Desai, pour vivre d’abord
en Angleterre puis aux États-Unis.
Depuis que son deuxième livre, The Inheritance of
Loss [paru en français en 2007 aux Éditions des Deux
Terres sous le titre La Perte en héritage] lui a valu en
octobre 2006 le très convoité Man Booker Prize, la
vie de Kiran Desai n’est qu’un tourbillon grisant de
voyages et d’éloges. Cette timide et modeste jeune
femme de 36 ans, élevée en Inde, mais ayant passé
plus de la moitié de sa vie aux États-Unis, est
aujourd’hui l’une des voix les plus recherchées des
circuits littéraires internationaux.
Kiran Desai sillonne donc le globe, de Hay-on-Wye
(Royaume-Uni, Pays de Galles) à Copenhague (Dane-
© Jerry Bauer
Kiran Desai, la plus jeune lauréate du Booker Prize.
13
Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
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4 mark), en passant par la Chine, l’Afrique du Sud, le Sri
Lanka, le Brésil, le Canada, l’Indonésie, la Colombie
– une vie en bonds et rebonds « de personnage de
dessin animé », constate-t-elle en riant.
Une nouvelle vie aux antipodes des huit années
passées à s’échiner sur le roman qui lui a ouvert les
portes de la gloire. « Ce fut un long, très long voyage,
reconnaît-elle. J’étais triste et abattue d’avoir fini. »
Elle a pourtant, dit-elle, vécu avec bonheur le processus souvent solitaire de l’écriture. A cours d’argent
lorsque s’est épuisée l’avance de l’éditeur, et trop
pauvre pour financer une couverture sociale ou même
un logement à elle, Kiran Desai a eu alors sa part de
galère.
« J’ai été austère et mesquine tout le temps que
j’écrivais mon roman, tétanisée par le risque que je
prenais », explique-t-elle. Elle espère que le prix qui
vient couronner ses efforts changera la donne, lui
permettant d’évoluer vers plus « d’excentricité », de
« s’amuser davantage », lorsqu’elle reprendra la
plume.
© Flickr/Sangeet Kothari
Le groupe indien Colonial Cousins fait vibrer New York,
non loin de Bryant Park.
enclenché depuis longtemps, avait décidé que je partirais ».
« Pour moi, l’immigration n’est qu’une vaste frime :
on se raconte des blagues, on s’invente de nouveaux
personnages, et il faut beaucoup de temps pour
défaire tout ça », a-t-elle confié au cours d’une interview accordé à CNN.
L’immigration n’est qu’une vaste
frime
Mais la plus rude épreuve qu’ait infligé l’écriture à
celle qui est née quelque part mais réside ailleurs, a
été l’acceptation de sa propre identité. Fille de la
célèbre romancière indienne Anita Desai, Kiran Desai
est née en Inde en 1971. Elle avait 15 ans lorsqu’elle
a émigré aux États-Unis via la Grande-Bretagne.
Au début, Kiran Desai a imaginé que le temps
aidant, elle se sentirait plus américaine qu’indienne,
et pourtant elle se cramponne à son passeport indien.
« On me demande sans arrêt où se trouve ma patrie,
mais maintenant que j’ai écris ce livre, je sais encore
moins quelle réponse donner », déclare-t-elle.
Elle a d’abord cru qu’il s’agissait d’« une migration
sans histoires ». C’était avant d’entamer son livre et
de découvrir ce que « signifie une vie entre Orient et
Occident ».
« La littérature n’a que faire des drapeaux et des
hymnes nationaux, deux approches simplistes de la
loyauté », estime-t-elle. Mais le chemin du livre l’a
ramenée vers l’Inde à plus d’un titre. Elle s’est sentie
« bien plus indienne » après l’avoir achevé. « Faire
partie de la diaspora indienne donne un point d’ancrage émotionnel précis pour commencer le travail,
même si ça ne renvoie pas à une géographie précise.
Mon livre a été un voyage de retour vers l’indianité,
vers la compréhension que ce point de vue était trop
fort pour être délaissé. L’Amérique pouvait sans doute
me fournir la moitié d’un roman, mais je devais retrouver l’Inde pour y puiser la seconde moitié de l’his-
Car l’aventure l’a conduite à s’interroger sur le
passé de départs et d’exils de sa famille. Une grandmère maternelle allemande, qui ne revit jamais son
pays après avoir opté pour l’Inde, à l’aube de la
Seconde Guerre mondiale. Un grand-père réfugié du
Bangladesh. L’autre, du côté paternel, avait quitté un
petit village du Gujarat, dans l’ouest de l’Inde, pour
aller étudier en Angleterre, avant de rentrer au pays
se mettre au service de l’État. « Je n’ai pas quitté
l’Inde par accident, dit-elle. Tout un mécanisme,
14
Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
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que le mien », a déclaré Kiran Desai en recevant le
prix pour laquelle sa mère a été trois fois sélectionnée, sans jamais l’obtenir.
La relation mère-fille, explique-t-elle, va bien audelà de la simple relecture des manuscrits. « Lorsque
je vais chez elle – elle vit à une heure de route – c’est
comme si j’entrais dans une autre dimension, dans un
cercle magique où je peux penser et travailler comme
nulle part ailleurs », confie-t-elle. « Cela tient à la
tranquillité du lieu, à l’immobilité de la lumière, à ce
parfum d’exil qui semble indispensable à l’écriture, à
ce que tout s’y emploie à ressembler à une maison
d’écrivain. C’est un rythme de vie d’écriture né de
cinquante années de travail, et de cette époque révolue où en Inde on écrivait pour écrire, pas pour les
samoussas des cocktails. »
© Regoli Nara
La Perte en héritage a ramenée Kiran Desai vers l’Inde,
son pays d’origine.
4 toire,
pour la profondeur émotionnelle, la densité
historique dont j’ai besoin. »
Dans un avenir relativement proche, Kiran Desai
espère échapper aux projecteurs pour séjourner quelque temps avec sa mère au Mexique, où elles écriront
toutes les deux et où elle entamera un nouvel ouvrage.
Comme sa mère, Kiran Desai préfère ne pas évoquer
ce projet avant de l’avoir fini. Mais son troisième
roman a de fortes chances d’être situé « dans un mélimélo d’endroits qui permette de réfléchir à ce que les
lieux portent entre eux de vérité et de mensonge »,
révèle-t-elle.
« Son livre est d’une émouvante humanité... C’est
un roman magnifique de profondeur humaine et de
sagesse, de tendresse comique et d’une grande acuité
politique », souligne Hermione Lee, la présidente du
jury qui a récompensé Kiran Desai, faisant d’elle la
plus jeune femme à se le voir décerner en 40 ans
d’histoire du prix.
Elle s’éloignera aussi de la fiction pour participer
à un ouvrage collectif, « Le soutra du sida : histoire
secrète du sida en Inde », récits d’écrivains de renom
partis à la rencontre de séropositifs indiens. Ce florilège financé par la Fondation Bill & Melinda Gates,
qui sortira chez Random House India en mai, vise à
relancer le débat public sur la maladie en Inde et dans
le monde.
Shiraz Sidhva, journaliste indienne
vivant aux États-Unis
Ma mère m’a ouvert les portes
d’un cercle magique
Elle reconnaît d’emblée ses influences : V.S. Naipaul,
R.K. Narayan, Salman Rushdie, Chinua Achebe, Naguib
Mahfouz, Gabriel Garcia Marquez, Truman Capote,
Tennessee Williams, Kenzaburo Oe, Kazuo Ichiguro...
Mais c’est sa mère qui a marqué au plus profond son
écriture. « J’ai une telle dette envers elle qu’il ne
serait pas faux de dire que ce livre est autant le sien
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Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
María Medrano : Dedans - Dehors
Une fois par semaine, depuis cinq ans, la poétesse argentine María Medrano franchit les
grilles d’une prison près de Buenos Aires pour y animer un atelier de poésie. Elle crée ainsi
un pont entre « le dedans » et « le dehors », devenu un espace vital pour ces prisonnières
de différentes nationalités.
Le mégaphone passe de main en main, et après
Silvia Elena, qui revient à la prison pour la première
fois depuis sa libération dix mois auparavant, c’est au
tour de Laura Ross, une détenue sans date de sortie
prévue : « Décidez-vous à cesser d’être soumis... »
D’autres détenues, d’autres voix, lisent avec difficulté, timidement, encouragées par les petites tapes
dans le dos de leurs camarades. Les applaudissements
retentissent. Dehors, le soleil brille, mais les gardiennes de prison n’ont pas l’autorisation d’ouvrir la porte
qui donne sur la petite cour.
J’ai rien fait
© UNESCO/Juana Ghersa
C’est l’expression favorite de Bart Simpson [gamin de
10 ans de la série animée Les Simpson], « J’ai rien
fait », que les participantes à l’atelier ont choisi, il y
a deux ans, pour baptiser leur premier festival. Elles
ont donné ce même titre à leur première anthologie
poétique aussi. Dans ce livre, María Medrano, poétesse qui, une fois par semaine, avec sa consœur
Claudia Prado, franchit les grilles de la prison d’Ezeiza
chargée de livres, a écrit : « La plupart des femmes
Œuvres exposées au festival « J’ai rien fait ».
Les lunettes noires relevées sur la tête, un mégaphone de fer-blanc à la main, elle commence la journée en prononçant ces mots : « L’amitié est un nom
sacré, une chose sainte. Elle n’existe qu’entre gens de
bien. […] Il ne peut y avoir d’amitié là où se trouvent
la cruauté, la déloyauté, l’injustice. » Silvia Elena
Machado lit à haute voix l’une des affiches qu’une
petite maison d’édition indépendante, Superabundans
Haut, a collée sur les murs roses de la salle polyvalente de l’Unité 31 de la prison pour femmes d’Ezeiza,
dans la banlieue de Buenos Aires.
Tous les vendredis depuis cinq ans, se tient dans
cette salle un atelier de poésie auquel participent
entre dix et quinze détenues. Aujourd’hui [le 7 décembre 2007] c’est jour de fête, car on célèbre le deuxième
festival de poésie intitulé « J’ai rien fait ».
Une nuée de personnes suit Silvia Elena à travers la
salle. Elle poursuit la lecture du Discours de la servitude
volontaire de l’écrivain français Étienne de La Boétie :
« Entre méchants […] ils ne s’aiment pas mais se craignent. Ils ne sont pas amis, mais complices. »
© UNESCO/Juana Ghersa
Le deuxième festival de poésie « J’ai rien fait » vient de
commencer !
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Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
4
4 qui participent à l’atelier n’avaient
rique pour se regarder, car dans la
prison il n’y a pas de miroirs.
jamais eu de contact avec ce genre
littéraire. Certaines d’entre elles
Par les très hautes fenêtres, on
ont décidé de s’inscrire pour “tuer
voit des avions : l’aéroport se trouve
le temps” ; d’autres, pour voir de
à quelques kilomètres, et c’est aussi
quoi il s’agissait. Mais ce qui est
la raison pour laquelle cette unité
sûr, c’est que peu à peu, l’atelier
reçoit des femmes accusées de trafic
est devenu un espace vital [...]
de stupéfiants. Ce sont des « mules »,
Elles ne veulent pas faire de la
des personnes en transit vers
poésie “tumbera” [ndrl. tumbera
d’autres pays que les douaniers ont
est le terme désignant ce qui
interceptées avec de la drogue dans
appartient au monde carcéral en
leurs bagages. Un certain nombre
Argentine ; la tumba (tombe) est la © UNESCO/Juana Ghersa
d’entre elles sont étrangères. Elles
prison], parce que pour elles, ce Les manuscrits des prisonnières
n’ont pas pu comprendre les détails
langage fait partie du processus de « sortent dehors ». Elles restent
de leur jugement. C’est en prison
« dedans ».
dépersonnalisation dont elles sont
qu’elles apprennent l’espagnol.
victimes : lorsqu’on entre en prison, on cesse d’être
Dans cette petite Babel, elles ont pourtant trouvé
une personne pour devenir un “paquet” (c’est ainsi
un moyen de participer à l’atelier de poésie. Autour
que les appellent les gardiennes), on reçoit un noude l’une des six tables de la rencontre, on entend des
veau nom, un surnom “tumbero”, et le langage quotimots polonais, allemands, roumains. Un jour, María
dien se transforme peu à peu en langage carcéral. »
Medrano est venue à l’atelier avec des textes de
Ici, la poésie devient un espace de résistance,
poètes écrivant dans la langue maternelle de ces
même si, pour le système pénitentiaire, elle fait
femmes. Ce sont les détenues qui ont eu l’idée d’appartie des ateliers culturels, c’est-à-dire « non proporter ces textes au festival, de les lire dans leur
ductifs » qui ne génèrent pas de revenus, contrairelangue originale et de les traduire pour les partager
ment à l’atelier de boulangerie ou de confection de
avec leurs camarades et les visiteurs.
jouets en peluche (les détenues qui y travaillent
Carmen, Roumaine blonde de 52 ans à la voix fière
reçoivent un petit salaire qu’elles peuvent dépenser
et douce, se souvient que ce jour-là elle avait pleuré :
pour elles-mêmes ou envoyer à leurs familles).
« Ensuite, j’ai commencé à traduire le texte pour que
Il y a deux ans, lorsqu’elle a lu ses textes à l’occales autres puissent comprendre ce qu’il dit. Et
sion du premier festival, Liz, jeune femme noire coifaujourd’hui je voulais le chanter, mais j’étais tellefée de petites tresses qui tombent en cascade sur son
ment émue que je n’ai pas osé. » Ce n’est pas la peur
front, était enceinte. Aujourd’hui, elle regarde son
de prendre la parole en « Je l’aime comme
fils, Jehová, courir parmi les poètes, poétesses, jourpublic qui l’a découragée,
le cancer qui ronge
nalistes et visiteurs venus de l’extérieur, tandis qu’elle
mais plutôt le souvenir de
ma chair
attend son tour pour partager ses écrits. Elle dit : « je
sa mère, décédée en Rouvais lire quelque chose que j’aime beaucoup, j’espère
manie il y a une semaine. Je le déteste autant
que ça vous plaira aussi... « Je l’aime comme le cancer
que l’air que je
En février, Carmen sera
qui ronge ma chair... »
extradée, l’issue habituelle respire
pour les femmes accusées Je le désire autant
Briser le mur des langues
de trafic de stupéfiants.
que la mort
Une jeune femme blonde, dont la grossesse est déjà
Je le rejette autant
Soledad Vallejos,
très avancée, demande à une photographe venue assisque le bonheur
journaliste au quotidien
ter au festival de lui tirer le portrait : elle veut l’envoyer
Pagina 12 de Buenos Où es-tu ?… »
à son fiancé qui est dehors et ne peut pas toujours lui
Aires, Argentine.
Liz M.
rendre visite. Elle veut aussi profiter de l’appareil numé17
Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
Éclairage
Le théâtre doit
se réinventer
La Journée mondiale du théâtre, créée en
1961 à Vienne par l’Institut International du
Théâtre (IIT), est célébrée chaque année le
27 mars, un peu partout dans le monde. L’IIT
est l’une des plus importantes organisations
internationales non gouvernementales dans
le domaine des arts de la scène. Actuellement,
il existe des Centres nationaux de l’IIT dans
une centaine de pays du monde.
Traditionnellement, chaque année, l’Institut
International du Théâtre invite une person­
nalité de renommée mondiale à rédiger un
message international.
Cette fois-ci, c’est le célèbre metteur en scène
Robert Lepage (Québec, Canada) qui nous
raconte la fable de la naissance du théâtre
pour rassurer ceux qui craignent le recours
aux technologies sur les planches.
© Sophie Grenier
Robert Lepage : à trop jouer avec le feu, on prend la chance
d’éblouir.
comme une menace, mais comme un élément
rassembleur.
La survie de l’art théâtral dépend de sa capacité à se
réinventer en intégrant de nouveaux outils et de nouveaux langages. Sinon, comment le théâtre pourrait-il
continuer d’être le témoin des grands enjeux de son
époque et promouvoir l’entente entre les peuples, s’il ne
faisait pas lui-même preuve d’ouverture ? Comment pourrait-il se targuer d’offrir des solutions aux problèmes
d’intolérance, d’exclusion et de racisme, si, dans sa pratique même, il se refusait à tout métissage et à toute
intégration ?
Il existe plusieurs hypothèses sur les origines du théâtre, mais celle qui m’interpelle le plus a la forme d’une
fable :
Une nuit, dans des temps immémoriaux, un groupe
d’hommes s’étaient rassemblés dans une carrière pour se
réchauffer autour d’un feu et se raconter des histoires.
Quand tout à coup, l’un d’eux eut l’idée de se lever et
d’utiliser son ombre pour illustrer son récit. En s’aidant
de la lumière des flammes, il fit apparaître sur les murs
de la carrière des personnages plus grands que nature.
Les autres, éblouis, y reconnurent tour à tour le fort et
le faible, l’oppresseur et l’oppressé, le dieu et le mortel.
Pour représenter le monde dans toute sa complexité,
l’artiste doit proposer des formes et des idées nouvelles
et faire confiance à l’intelligence du spectateur capable,
lui, de distinguer la silhouette de l’humanité dans ce
perpétuel jeu d’ombre et de lumière.
De nos jours, la lumière des projecteurs a remplacé le
feu de joie initial et la machinerie de scène, les murs de
la carrière. Et n’en déplaise à certains puristes, cette
fable nous rappelle que la technologie est à l’origine
même du théâtre et qu’elle ne doit pas être perçue
Il est vrai qu’à trop jouer avec le feu, l’homme prend
le risque de se brûler, mais il prend également la chance
d’éblouir et d’illuminer.
Robert Lepage, Québec, le 17 février 2008
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Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
Hommage
Roudaki, le sultan des poètes
« Depuis que le monde a surgi des ténèbres, personne encore, sur Terre, n’a regretté d’avoir
consacré sa vie à l’étude », écrivait Abu Abdullah Roudaki (858-941), considéré à juste
titre comme le fondateur de la littérature tadjiko-persane.
Appuyé par l’Afghanistan, la République islamique d’Iran et le Kazakhstan, le Tadjikistan
a proposé à l’UNESCO de s’associer à la célébration de son 1150e anniversaire.
À l’occasion de la Journée mondiale de la poésie, le 21 mars, le Courrier de l’UNESCO lui
rend hommage.
poésie écrite en persan. La population se distinguait
par son niveau d’érudition, l’islam ayant contribué à
une large diffusion de textes sacrés. D’après le philosophe, écrivain et médecin persan Avicenne, la bibliothèque de Boukhara recelait « des livres dont nombre
de gens ignoraient jusqu’à l’existence ».
Le poète de la simplicité
inaccessible
À cheval sur deux époques, Roudaki est parvenu à
fondre dans son art les traditions musico-poétiques
préislamiques, le chant tadjiko-iranien et des formes
radicalement nouvelles de versification arabe. Roudaki a écrit en nouveau persan (dari). Le persan existant jusqu’alors a dû, après la conquête de l’Asie
centrale par les Arabes et la diffusion de l’islam,
passer à la graphie arabe.
© all rights reserved
Abu Abdullah Roudaki.
L’homme dont le nom signifie « petit ruisseau » en
persan dari, Roudaki, est né en 858 dans les environs
de Pendjakent, à 200 km au nord de Douchanbé, la
capitale du Tadjikistan. Dès l’âge de huit ans, il récitait par cœur le Coran. Plus tard, sa renommée de fin
poète et de brillant musicien et chanteur étant parvenue à Boukhara (aujourd’hui en Ouzbékistan), on
l’invita à la cour en qualité de poète officiel. Il y
passa une grande partie de sa vie au service de la
dynastie des Samanides (875-999).
Les vers du « sultan des poètes », comme on l’appelait communément, sont pénétrés de sa foi dans la force
de la raison humaine, dans la sagesse de l’expérience,
dans la volonté de maîtriser le savoir et dans l’accomplissement du bien et de la justice. Le laconisme, la
simplicité de son expression poétique ont donné naissance à un nouveau style littéraire, connu sous le nom
de style horasanien ou style Roudaki, qui a dominé la
poésie persane pendant plusieurs siècles. Encore au
Moyen Âge, les érudits qualifiaient le style du poète de
« sakhle moumtans » (« simplicité inaccessible »).
Capitale du premier grand État indépendant du califat arabe, Boukhara était considérée comme le centre
de la culture tadjik. Les Samanides ont encouragé le
développement des sciences, de l’architecture et de la
Célébrant la nature, l’homme, ses sentiments nobles
et ses idéaux, il a également abordé les questions de
philosophie et de morale, s’efforçant d’améliorer les
mœurs de l’époque par la force du verbe poétique. Il a
19
Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
4
4 été le premier, dans la poésie persane, non seulement
à porter son regard sur l’homme, mais aussi à le placer
au centre de son art : l’homme ordinaire, « terrestre »,
qui pense de façon simple et limpide.
Roudaki a excellé dans différents genres poétiques
– roubaï, ghazal, qasida, kitia, masnavi et autres
poèmes lyriques galants. Mais de toute son œuvre, il
ne subsiste que le qasida « La mère du vin » et une
quarantaine de roubaï (quatrains). Le reste est constitué de fragments d’œuvres panégyriques, lyriques et
didactiques, notamment du poème « Kalîla et Dimna »
et de cinq autres textes.
Après avoir servi plus de 40 ans à la cour samanide, le poète est tombé en disgrâce, vers la fin de
sa vie, en raison de ses sympathies pour un peuple
rebelle, les Qarmates. Et comme on sait qu’il est mort
aveugle, d’aucuns pensent qu’on lui aurait crevé les
yeux avant de le bannir de la cour. Il a passé le reste
de ses jours dans le dénuement. Il est mort en 941 à
Pandjroud, son village natal.
© Foteh
Moukammal Odinaeva et Lola Olimova, journalistes tadjiks.
Monument de Roudaki à Panjakent, Tadjikistan.
Le mois prochain
Année internationale de la Planète Terre
Faire de notre planète une Terre plus sûre, plus saine et plus riche pour ses communautés
humaines en utilisant de façon plus efficace les connaissances des 400 000 spécialistes en
sciences de la Terre – tel est l’objectif principal de l’Année internationale de la Planète
Terre, lancée les 12 et 13 février à l’UNESCO.
Il s’agit d’une initiative conjointe de l’UNESCO et de
l’Union internationale des sciences géologiques (IUGS).
Elle appelle les scientifiques à travailler sur dix grands
thèmes particulièrement pertinents pour l’humanité :
la santé, le climat, les eaux souterraines, les océans,
les sols, les profondeurs de la Terre, les mégalopoles,
les risques naturels, les ressources naturelles et la vie.
Le prochain numéro du Courrier de l’UNESCO consacre
son dossier à cette Année internationale.
La Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina, en
septembre 2005.
© UNESCO/NOPD Isidro Magana
20
Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
Partenaires
Le mois de mars se déroule sous le signe de la femme, à l’UNESCO, qui organise une
série de conférences, expositions, concerts et projections de films pour célébrer le 8 mars,
Journée internationale de la femme. Parmi les événements : une exposition de 1 000 cartes
postales, en collaboration avec le réseau international « Femmes de paix autour du
monde » ; une soirée ivoirienne avec la chanteuse, danseuse et percussionniste Dobet
Gnahoré, en collaboration avec l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) ; et
une exposition retraçant la vie d’Alice Guy, en collaboration avec l’association « Les amis
d’Alice Guy-Blaché ».
Femmes de paix autour du monde
En 2005, 1000 femmes venant d’environ 150 pays ont
été collectivement nominées pour le Nobel. Les organisatrices de la campagne « 1000 Femmes pour le
Prix Nobel de la Paix 2005 » ont par la suite créé un
réseau international de femmes travaillant dans différents domaines de la sécurité humaine : « Femmes
de paix autour du monde », un partenaire de l’UNESCO
pour la célébration du 8 mars 2008.
L’objectif de « Femmes de paix autour du monde »
est de contribuer à l’émergence d’un mouvement de
paix à l’échelle mondiale.
Apporter visibilité et soutien aux femmes de paix
dans leur travail, faciliter les connections entre femmes
de paix, renforcer le mouvement de solidarité et étendre
leur champ de connaissances et de compétences sont
quelques-uns des objectifs de ce réseau international.
© Anna Jalilova
Organisation internationale de la Francophonie
L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) regroupe 55 États et gouvernements membres et
13 observateurs, répartis sur les cinq continents, rassemblés autour du partage d’une langue commune : le français. Parlé par 200 millions de personnes, le français
a statut de langue officielle, seul ou avec d’autres
langues, dans 32 États et gouvernements membres
de l’OIF.
Depuis plus de 35 ans, la Francophonie mène des
actions politiques et de coopération en faveur de la
diversité culturelle.
Le 20 mars 2008, l’OIF célèbre la Journée internationale de la Francophonie.
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Le Courrier de l’UNESCO • 2008 • Numéro 2
4 Les amis d’Alice Guy-Blaché
Alice Guy-Blaché, considérée comme la première
femme cinéaste, est née en 1873, en France, dans les
environs de Paris. Elle est décédée en 1968, à
Mahwah, aux États-Unis. Elle tourne son premier
court-métrage de fiction, « La Fée aux choux », en
1896, avec le soutien de l’un des pionniers français
de l’industrie du cinéma, Léon Gaumont.
En 1906, pour son premier long-métrage « La vie
du Christ » elle utilise quelque 300 figurants ! Passant du noir et blanc à la couleur, du muet au sonore,
Alice Guy-Blaché a réalisé plus de 600 films de genres
aussi différents que la comédie, l’opéra filmé, le polar,
le documentaire ou le film historique.
Thierry Peeters, arrière-petit-fils d’Alice Guy et
l’association « Les amis d’Alice Guy-Blaché » veillent
sur la mémoire de cette grande dame du cinéma.
© Régine Blaché-Bolton
Alice Guy est considérée comme
la première cinéaste au monde.
Pour la petite histoire
Proclamée par les Nations Unies en 1977, la Journée internationale de la femme puise
ses origines dans les manifestations de femmes, notamment en Europe, qui réclamaient
au début du 20e siècle le droit de vote, de meilleures conditions de travail et l’égalité
entre les sexes. Le 19 mars, le dernier dimanche de février, le 15 avril, le 23 février : voici
quelques dates clés de la Journée internationale de la femme.
Mais d’où vient alors la date du 8 mars ?
1910 : à Copenhague (Danemark), des centaines de
participantes réunies à la Deuxième conférence internationale des femmes socialistes (la première ayant
eu lieu en 1907) décident d’organiser chaque année
une journée des femmes visant à renforcer leur lutte
pour le droit de vote.
1913 : des femmes russes marquent leur première Journée internationale de la femme le dernier dimanche de
février, en organisant des rassemblements clandestins.
1915 : alors que la Première Guerre mondiale fait
rage, un gigantesque rassemblement de femmes se
tient à La Haye (Pays Bas), le 15 avril. Plus de
1 300 femmes venues de 12 pays y participent.
1911 : une journée des femmes est célébrée dans
grand nombre de pays d’Europe et aux États-Unis.
C’est le 19 mars qui est choisi en commémoration de
la révolution de 1848 et de la Commune de Paris.
En 1917 : des femmes travailleuses sortent dans
les rues et déclenchent une grève générale annonçant
la Révolution Russe. C’était le 23 février.
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d’être reconnu par l’ONU comme Journée internationale de la femme en 1977.
Le 19 mars, dernier dimanche de février, 15 avril,
23 février : ces quelques dates clés de la Journée
internationale de la femme ne nous expliquent toujours pas d’où vient le 8 mars.
Allez donc demander à Jules César et à Grégoire XIII !
Il se trouve qu’avant la Révolution, la Russie n’avait
pas encore adopté le calendrier grégorien. Utilisé
aujourd’hui dans la grande majorité des pays, celui-ci
avait été introduit par le pape Grégoire XIII en 1582
pour pallier les erreurs du calendrier julien, lequel
doit son nom à l’empereur romain qui l’avait choisi
46 ans avant la naissance de Jésus-Christ.
© Michel de Bock
En 1917, le 23 février en Russie correspondait donc
au 8 mars des autres pays européens. C’est comme
quatre plus quatre font huit !
J.Š.
Le 8 mars est célébré à l’échelle mondiale.
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Après la Seconde Guerre mondiale, le 8 mars commence à être célébré dans de nombreux pays avant
Zoom
Elizabeth Blackburn, Ana Belen Elgoyhen, Ada Yonath, V. Narry Kim et Lihadh Al-Gazali
sont les lauréates des Prix L’ORÉAL-UNESCO pour les Femmes et la Science, en 2008.
Photos © Micheline Pelletier
Elizabeth Blackburn
(États-Unis).
Depuis dix ans, cinq
prix, d’un montant de
100 000 dollars chacun,
récompensent des scientifiques de haut niveau
venant de différentes
régions du monde. Avec
les prix de cette année,
52 femmes de 26 pays
ont été primées.
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Ana Belen Elgoyhen (Argentine) à gauche et Ada Yonath (Israël) à droite.
Le Jury international 2008, présidé par Gunter Blobel, Prix Nobel de Médecine 1999, est composé de 18 membres
reconnus de la communauté scientifique. Le professeur Christian de Duve, Prix Nobel de Médecine 1974, est le
Président-Fondateur du Prix.
V. Narry Kim (République de Corée) à gauche et Lihadh Al-Gazali (Émirats Arabes Unis) à droite.
Le partenariat L’Oréal-UNESCO inclut également un programme de bourses, destinées à aider de jeunes femmes
scientifiques à poursuivre leurs recherches sur des projets prometteurs dans le laboratoire de leur choix. Les
bourses, qui représentent 40 000 dollars chacune, sont remises chaque année à 15 jeunes femmes, trois pour
­chacune des régions suivantes : Afrique, Pays arabes, Asie/Pacifique, Europe/Amérique du Nord, et Amérique
latine.
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Le Courrier de l’UNESCO est publié par L’organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture.
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de territoires mentionnés. ISSN 1993-8616
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