Troisième Journée de la Philosophie à l’UNESCO 2004 Transcription de l’intervention de Monsieur Edgar Morin 18 novembre 2004 Salle X : ‘’Quelle UNESCO pour l’avenir ?’’ Personnellement, je vois un double objectif pour l’UNESCO du futur. Deux objectifs liés l’un à l’autre. Le premier, Monsieur Zapata l’a déjà indiqué, consiste à décompartimenter l’UNESCO, à faire en sorte que les différentes sections qui la constituent ne soient pas des entités hermétiques les unes aux autres mais au contraire coopèrent étroitement. Et ceci ne peut se faire que si elles convergent sur des thèmes communs, et j’en viens à mon deuxième objectif, qui est un thème commun et qui part de cette idée première et fondamentale- qui était une idée de l’UNESCO - de diffuser et promouvoir une culture de la paix ou pour la paix. Cette première exigence, qui sortait du désastre de la deuxième guerre mondiale, devient aujourd’hui absolument urgente parce que nous voyons que de nouveaux désastres ont commencé et risquent de s’amplifier. Seulement, la culture de la paix ne consiste pas à vanter les mérites de la paix par rapport aux inconvénients de la guerre, cela, tout le monde le sait et ces leçons-là n’ont jamais servies à rien. Une culture de la paix nécessite comme préalable une culture de la compréhension humaine : comprendre autrui, autre que soi-même, l’étranger, le ressortissant d’une autre ethnie, d’une autre nation, d’une autre culture, d’une autre religion, et pour cette compréhension, je crois qu’il faut conjuguer de nombreuses approches, qui, elles, correspondent à ces sections différentes, l’éducation, l’histoire, la science des cultures, les sciences elles-mêmes, la philosophie. Tout d’abord, si l’on prend au sérieux que la compréhension humaine est la chose qui aujourd’hui se trouve sous-développée et qu’il s’agit de développer, et que ceci est d’importance vitale, alors bien entendu il y a une approche psychologique, qui nécessite que chacun reconnaisse qu’en soi-même il y a des sources d’erreurs dues à son égocentrisme, à sa volonté de toujours se justifier, de développer la pratique de l’auto-examen et éventuellement de l’autocritique. Cela doit faire partie, je dirais de l’éducation et pas seulement la lutte contre l’alphabétisme. Je pense qu’il y a aussi la vision réductrice d’autrui, qui est étroitement liée au mépris, c’est-à-dire que l’on veut réduire une personne à son caractère le plus négatif, en oubliant ses autre traits ou caractères, ce qui arrive extrêmement souvent. Il y a une approche je dirais, culturelle ou socioculturelle, qui consiste à reconnaître que en cette culture il y a ce que j’ai appelé les ‘’imprintings’’, c’est-à-dire l’empreinte que la culture fait sur l’esprit des enfants et puis des adultes à travers son langage, ses normes, ses évidences, ses croyances, les critères, les principes d’intelligibilité, qui sont différents d’une civilisation ou d’une autre. Paul Valéry disait que les vrais dialogues sont entre les arrière-pensées, mais ne disons pas l’arrière-pensée, mais ce qui contrôle la pensée sans que nous en soyons conscients, ce que j’appelle les ‘’paradigmes’’. Il s’agit donc d’essayer de comprendre ce que signifie les croyances religieuses ou autres, les rites, les tabous, bref, il y a un ensemble de convergences. Je pense que sur le plan de l’éducation l’UNESCO devrait favoriser, dans chaque grande capitale, le plus possible dans des universités, la création de chaires d’éducation à la compréhension, chacune nécessitant non seulement la coopération de multiples points de vue disciplinaires mais aussi les échanges entre des gens de cultures et de nationalités différentes qui occuperaient ces chaires, et, bien entendu, montrer, par exemple, l’importance de la littérature, du théâtre ou du cinéma pour la compréhension. Cette importance est très souvent ignorée alors que le fait étonnant, c’est que quand vous prenez un spectacle de cinéma, les spectateurs ne sont pas tellement aliénés par rapport à des actions qui se situent à l’écran. Ils deviennent beaucoup plus compréhensifs que dans la vie réelle, parce que des personnages comme ‘’le parrain’’ de Marlon Brando ou Al Pacino des films de Coppola, des simples d’esprit, des vagabonds, qu’on a tendance à mépriser dans la vie ordinaire, on les comprend parce qu’il y a ce phénomène d’empathie, de sympathie, de compréhension spontanée. Autrement dit, le paradoxe, c’est que nous sommes beaucoup plus compréhensifs quand nous lisons un roman ou quand nous voyons un film, que quand nous sommes dans la vie réelle. Et tout ceci, donc, devrait converger. Il faut aussi conjuguer dans ce thème de la compréhension et de la culture de la paix, l’idée éducative, mais pas seulement une idée quantitative- multiplier de plus en plus d’éducation – mais une idée au contraire, qualitative - éduquer à une connaissance pertinente. Ce serait audacieux et nécessaire de promouvoir une réforme de l’éducation. L’UNESCO a eu la bienveillance de publier un texte que j’ai fait dans ce sens là, il y a quelques années : réformer dans le sens où tous nos systèmes d’éducation sont des systèmes qui enseignent à bien séparer les choses, à compartimenter le savoir, à le fragmenter, et qui nous rendent incapables de relier des connaissances qui pourtant sont nécessaires si nous voulons contextualiser notre savoir et si nous voulons le situer dans son ensemble global qui aujourd’hui, est de plus en plus un ensemble planétaire. Donc, je pense que l’éducation, oui, mais il faut la réformer en même temps. La connaissance de l’ère planétaire, de ce que l’on appelle aujourd’hui globalisation, mondialisation, processus qui a commencé avec les conquêtes des 2 Amériques et la colonisation, processus qui s’est transformé mais qui continue de façon tout à fait incontrôlé, tout à fait tragique : plus le monde s’unifie techniquement, économiquement, plus en même temps il se déchire sur le plan des croyances, des idéologies, des religions ou des nations. C ‘est cette histoire planétaire qu’il faudrait essayer de comprendre et je crois que dans ce domaine-là, il faudrait pour ma part dépasser cette idée de développement, parce que si nous parlons aujourd’hui de la diversité, des diversités culturelles et des spécificités culturelles, l’idée de développement en elle-même ignore ces spécificités. Elle est fondée sur un moteur technique et économique qui applique le même critère quantitatif quelles que soient les situations, quelles que soient les nations, quel que soit leur héritage culturel. J’avoue que l’idée de développement elle-même qui comporte toujours cette idée que le développement quantitatif, économique, va produire le développement démocratique, etc…, idée d’ailleurs que l’expérience a montré fausse (on a pu faire de beaux développements économiques dans des conditions dictatoriales), cette idée-là, est une idée trompeuse. Elle ignore en elle-même les conséquences de ces développements qui tendent à détruire dans beaucoup de cultures les solidarités traditionnelles, les communautés traditionnelles, à déraciner des populations rurales et à les jeter dans des bidonvilles urbains, à accroître la corruption, avec la monétarisation incessante dans des régions où l’Etat est en voie de construction. Bref, je dirais, même qu’il y a une immoralité fondamentale dans l’idée de développement tel qu’il est connu et sa forme adoucie de développement durable, ‘’sustainable’’, qui apporte effectivement quelque chose qui l’attendrit, comme on dirait que l’on attendrit le bifteck, mais qui ne décline pas le vice fondamental de cette idée. C’est lié aussi, je crois, à l’idée que l’on parle de lier la diversité humaine, mais ce qui est important je crois, c’est de montrer et de lier absolument l’unité à la diversité humaine : parce que ou bien l’on parle de diversité et l’on oublie tout ce que nous avons de commun, ou bien l’on parle de ce qu’il y a de commun et l’on oublie la diversité comme si c’était des choses secondaires. Or, le lien est fondamental. On dit par exemple que le langage, c’est un trait commun de l’humanité, mais nous ne connaissons le langage qu’à travers les langues seulement, personne n’a jamais vu un langage en soi. De même, la musique existe dans toutes les cultures, dans toutes les sociétés mais nous ne connaissons la musique qu’à travers les musiques, et il en va de même de la poésie. Si l’on ne lie pas fondamentalement l’idée que nous sommes tous humains avec quelque chose de fondamentalement commun, si l’on ne lie pas cela , dans notre contexte global, à l’idée qu’il y a une communauté de destins humains avec des périls considérables, qui ne sont pas seulement nucléaires, pas seulement dus aux armes de destructions massives, pas seulement écologiques mais sont des processus incontrôlés que la technoscience aujourd’hui déchaîne : nous sommes, 3 disons la planète terre est, un vaisseau spatial propulsé par quatre moteurs que personne ne contrôle, c’est-à-dire, la science, la technique, l’économie, et le profit. Voilà ce qu’il faut savoir, nous ne pouvons pas vivre en ignorant ces réalités globales et fondamentales et tous les secteurs absolument nécessaires de l’UNESCO, qui sont bien répartis, de l’Histoire aux Sciences naturelles, aux Sciences humaines, la Philosophie etc.., pourraient se rencontrer pour cette tâche qui me semble fondamentale. 4