Préface
Le stockage des déchets nucléaires nous confronte à un problème moral
nouveau, ouvrant un chapitre sans doute inédit de l'histoire de l'éthique.
Celle-ci nous convie à introduire à chaque instant l'Autre dans notre champ de
vision. Le "Tu ne tueras pas" s'adresse à moi mais me renvoie à un autre que moi,
à qui je dois ne pas nuire. L'antique règle d'or, "Tu ne feras pas à ton prochain
ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse", fondement des codes moraux de tant de
civilisations, me parle d'un "prochain" qui, pendant des millénaires, aura été
mon "proche", l'homme de ma caverne, de ma tribu, de mon village, de ma
province, de mon pays, puis du monde entier, mais essentiellement mon
contemporain. Sans doute ne connaissais-je généralement pas son visage, mais
je savais que je pouvais le rencontrer, lui parler, face à face ou à distance, bref
entrer en connivence avec lui. Je comprenais en quoi je pouvais lui nuire, ou au
contraire le servir.
Les déchets de longue durée — et notamment les déchets nucléaires — que
produisent nos sociétés industrialisées nous obligent brusquement à modifier
radicalement notre perception du prochain. Nous pouvons en effet, par une
gestion négligente de ces déchets, nuire gravement à des hommes qui vivront
dans 50 ou 100 000 ans. En prendre conscience ne résout pas pour autant les
problèmes ainsi posés. En particulier nous ignorons tout de ces hommes, ou bien
arrivés qu’ils seront, par une progression prodigieuse des connaissances, à un
stade de quasi sur-hommes, ou bien au contraire revenus, à la suite de quelque
cataclysme, à l'âge des cavernes, incapables de déchiffrer nos consignes à
supposer que celles-ci aient subsisté.
Dans cet écheveau de questions évidemment sans réponse, une seule
certitude vient à nous : "notre négligence pourra nuire", et elle nous oblige à
mettre en oeuvre notre science et notre technique dans leurs ultimes possibilités
pour assurer à ces lointains descendants un environnement au moins aussi sain
que celui que nous avons trouvé nous-mêmes .
Le défi est de taille puisqu’il nous amène à pousser nos méthodes, nos
calculs, nos modèles, nos prévisions, et bien sûr nos matériaux de stockage à des
limites de durée totalement inconnues jusque là. Nos garanties, dans le bâtiment,
ne sont-elles pas, en effet, au mieux décennales? Construisons-nous des ponts,
des usines, des machines... pour plus que quelques décennies? Ne sommes-nous
pas stupéfaits de voir encore debout nos cathédrales qui ont quelques siècles
d’âge et ne sommes-nous pas obligés, ici ou là, de les consolider?
C’est, de ce point de vue, une belle et fructueuse idée qu’ont eue Daniel
David, et avec lui l’Andra, de scruter un certain nombre de matériaux qui ont
séjourné en terre durant des siècles ou des millénaires dans des conditions
banales de température ou d’humidité, et d’étudier comment ils se sont
Par Yves Quéré,
délégué aux relations internationales
de l’Académie des Sciences.