Images des hommes comme images de l`homme.

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 Images des hommes
comme images de l’homme.
Figurations esthétiques
Christoph Wulf
Department of Education and Psychology
Anthropology and Education Section
Freie Universität - 14195 Berlin
[email protected]
http://www.christophwulf.de
1. Images d’hommes: rendre visible l’invisible
Images des hommes comme images de l’homme.
Que signifie ce titre? Le titre désigne un processus de
l’imaginaire et de la pensée qui conduit à faire des
images des hommes, et ce processus occupe une place
importante dans les arts. Dans toutes les cultures et
dans toutes les époques historiques, les hommes produisent des images d’eux-mêmes. Ils ont besoin de ces
figurations afin de se comprendre et de s’entendre sur
ce qu’ils sont eux-mêmes. Les images des hommes
sont des constructions que l’homme se fait de luimême. Elles naissent dans le but de rendre visibles des
représentations de l’homme ou de certains aspects de
l’homme. Ces représentations sont des simplifications
en images de la multiplicité et de la complexité de
l’homme.
Comme le montre la discussion autour de la représentation de Laocoon, elles représentent un «moment
fructueux». Cependant, les développements historiques
EDUCAZIONE. Giornale di pedagogia critica, IV, 1 (2015), pp. 91-106.
ISSN 2280-7837 © 2015 Editoriale Anicia, Roma, Italia.
DOI: 10.14668/EDUCAZ_4106
Christoph Wulf
et les variantes de sens n’adviennent pas à la représentation iconique dans ce genre de «moments fructueux».
C’est dans la concentration sur un seul moment et dans
l’évidence qui y est suggérée que réside la particularité
d’une image, mais aussi la limite de la représentation
esthétique et iconique. Les images des hommes sont
toujours des simplifications, et c’est justement à cause
de leur caractère simplificateur qu’elles sont extrêmement efficaces. Les structures de pouvoir d’une société, souvent difficilement visibles, se cristallisent dans
la construction de ces images d’hommes. Ces dernières
sont le résultat de processus d’inclusion et d’exclusion
différenciés. Les vœux, les normes et les valeurs se
fixent dans ces images. Les institutions sociales et culturelles, de même que les religions, les utopies et les
conceptions du monde se servent de ces images
d’hommes pour montrer les représentations qu’elles
ont des hommes afin de les ancrer dans l’imaginaire et
dans les actions des hommes. Une partie de ces images
se réfèrent à des figurations esthétiques du bonheur et
d’une vie humaine réussie.
De telles images d’homme apparaissent à l’évidence, par exemple, dans les sculptures de l’Antiquité
grecque dans lesquelles s’exprime l’idéal du bon et du
beau, le kalokagathia, l’unité de la beauté physique et
de la qualité spirituelle. Dans le Moyen Age chrétien
aussi des images d’hommes voient le jour dans lesquelles est représenté l’homme pieux et agréable à
Dieu. Les biblia pauperum dans les églises du Moyen
Age le montre clairement. On y trouve des représentations d’hommes agréables à Dieu, divisées selon les
états sociaux en moines, en nobles et en paysans, reflétant
de la sorte les structures hiérarchiques de la société.
Au 19ème siècle et durant la première moitié du
20ème siècle, le national-socialisme a produit un grand
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Images des hommes comme images de l’homme
nombre d’idéalisations en images, par exemple des
«Allemands» et des «Français» qui devinrent des modèles de l’éducation et d’une vie honorable. Le socialisme de l’Union soviétique et de l’Europe de l’Est, a
essayé, lui aussi, d’ancrer une certaine image d’homme
dans l’imaginaire de la jeune génération. Aujourd’hui
également, l’Union Européenne s’attache à réaliser
l’image d’homme du citoyen démocratique, libre et
autodéterminé, comme modèle du développement et de
la culture en Europe.
2. L’image d’homme de la durabilité
Alors que le temps de la réalisation des objectifs
du millénium 2015 fixés pour les pays en voie de développement, touche à sa fin et qu’on a réussi à réduire la
pauvreté et l’analphabétisme dans de nombreux endroits du globe, la communauté des Etats s’efforce intensivement à l’heure actuelle de développer des objectifs de gestion durable en vue du sommet mondial en
automne 2015. Dans ce processus, on en vient à réaliser des études philosophiques et anthropologiques qui
sont liées à des questions d’éthique, du développement
et des discussions sur la possibilité de réaliser les objectifs de la gestion durable, d’en préciser des concepts
et la consistance de l’argumentation ainsi que l’approche méthodique et argumentative. Un développement est durable «s’il assure la qualité de vie de la génération actuelle et si, simultanément, il garantit aux
générations futures un choix possible pour façonner
leur vie» (DUK 2014). Les objectifs d’une gestion durable qui résultent de cette définition entrent dans une
relation réciproque avec une culture de la paix et des
droits de l’homme, avec une diversité culturelle, une
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participation démocratique et un Etat de droit. Il faut
une culture de développement durable pour transformer l’économie et la société. Elle a besoin de modèles,
de représentations, de normes et de formes de savoir
orientés vers l’avenir. Ces derniers doivent être complétés par le développement des valeurs de durabilité et
de comportements et de modes de vie qui y correspondent. L’éducation à un développement durable y joue
également un rôle important. Sans elle, il n’est pas possible d’initier des actions qui découlent d’une responsabilité individuelle. La communauté des Etats internationaux
est à la recherche d’une image d’homme sur laquelle les
représentants de toutes les sociétés et de toutes les cultures pourraient s’accorder, une image qui peut, en tant
que modèle, rassembler les différences culturelles. – La
question reste ouverte de savoir si, actuellement, une
telle image d’homme est possible et si la diversité culturelle entre les différentes parties du monde ne détruira pas cette image. On peut aussi se demander avec raison si, et dans quelle mesure, de telles images pourraient
servir à niveler les différences culturelles entres les régions géographiques du monde sans parvenir à traiter les
tensions existantes entre ces dernières.
3. Création et pouvoir des images d’hommes
Pourquoi les images d’hommes sont-elles si efficaces? Pourquoi ont-elles une telle influence sur les
hommes? Trois raisons me semblent particulièrement
importantes à cet égard:
1. Tandis que le comportement des primates non
humains est réglé en grande mesure par des instincts,
celui des hommes ne l’est pas, et ce, à cause de sa
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Images des hommes comme images de l’homme
«naissance prématurée» ou de son «année extrautérine». Le jeune enfant est marqué par une très
grande plasticité de son corps et de ses sens. Sa relation au monde n’est pas définie par des instincts; il est
ouvert au monde et il peut apprendre. Les enfants ont
besoin d’apprendre et ils sont capables d’apprendre.
L’apprentissage culturel est inscrit en eux. Il a lieu à
l’aide de processus mimétiques, et donc de processus
créatifs d’imitation (Gebauer et Wulf 1998a, 1998b).
Les images y jouent un rôle important. Appartiennent à
ces images des images d’autres hommes et des images
du monde vécu, et peu à peu se forment des images
d’hommes grâce à un processus synthétique. Les images
d’hommes donnent du sens et une orientation. Elles
sont partagées avec d’autres hommes et elles créent un
sentiment d’appartenance et de communauté. C’est en
cela que réside la durabilité de leur effet. Les images,
on ne les adopte pas seulement mais on les vit et on les
intériorise avec d’autres hommes et avec leurs interprétations. Elles naissent dans des jeux d’action et dans
des jeux de langage. Contrairement aux instincts des
animaux, elles sont déterminées historiquement et culturellement, et elles peuvent être transformées.
2. Les images d’hommes ont des effets profonds
parce qu’elles naissent, du moins partiellement, dans
l’enfance, et elles assurent l’appartenance à une communauté. Elles peuplent le monde de la représentation
et deviennent partie de l’imaginaire. Elles exercent une
influence sur la perception du monde, de la culture, des
autres hommes et de la perception de soi-même. Les
images d’hommes deviennent une partie de l’homme
et de sa faculté d’imaginer, et elles ont une influence
sur ses émotions. A travers les rythmes et les rites de la
vie, ces images sont répétées et consolidées. A l’image
des plantes aux racines étendues, les images particu95
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lières et universelles d’hommes se fixent dans l’imaginaire, et elles gagnent en effet par la relation qu’elles
entretiennent avec des images et des représentations
déjà existantes.
3. En tant qu’images de l’imaginaire, les images
d’hommes deviennent une partie du corps. Elles lui
sont inhérentes et c’est la raison pour laquelle elles
sont difficilement transformables. Bien souvent, elles
ne se constituent pas d’images isolées, mais d’une série d’images, voire d’un réseau d’images avec lequel
les images hétérogènes, et en partie même paradoxales,
sont «captées». Par-là, les images d’hommes déjà existantes seront à nouveau confirmées et renforcées dans
leur validité.
4. Le monde devient une image
L’une des caractéristiques de la modernité réside
dans le fait que le monde se dresse face à l’homme et
qu’il est perçu comme un objet et une image. Dans
l’Antiquité, les hommes, les animaux et le monde environnant étaient une partie de la nature animée, de la
physis. De ce fait, ils étaient fondamentalement semblables l’un à l’autre. Ils étaient animés par la force et
le dynamisme de la nature, par la physis. Au Moyen
Age, ce rapport de l’homme au monde, est resté préservé. Les animaux, les hommes et le monde sont créés
par Dieu et partagent une essence commune, propre à
leur état de créature. Ce rapport de l’homme (occidental) au monde, aux autres et à soi-même change avec la
modernité. La nature n’est plus vécue comme étant
animée. Elle devient une chose, un objet. Les hommes
ne sont plus une partie de la nature ou du monde créé
par Dieu, mais ils font face à ce monde; ils l’arpentent
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Images des hommes comme images de l’homme
et le saisissent «objectivement». Dans ce processus, le
monde devient une image, et cette tendance s’accentue
avec le développement des nouveaux médias. Non seulement le monde et les autres hommes deviennent une
image, mais nous-mêmes aussi, nous nous percevons
de plus en plus à travers le mode de l’image. La grande
diffusion de la photographie digitale dans notre vie
quotidienne en est la preuve. A l’aide de photos ou de
films électroniques, nous faisons de tous les événements importants, et finalement de nous-mêmes, une
image (Wulf 2013a, 2013b, Wulf 2014).
Les images d’hommes montrent le rôle central que
jouent les images, et avec elles l’imagination et l’imaginaire, dans la constitution de l’homme et de sa formation. Elles montrent à quel point leur caractère historique et culturel nous détermine et à quel point la
recherche en anthropologie et en anthropologie pédagogique est importante. Les images d’hommes sont des
images que l’homme projette de lui-même, des images
dont il s’agit de comprendre la signification par rapport
à sa perception du monde, à ses souvenirs et à ses projections vers l’avenir. Elles sont produites par les pratiques sociales et culturelles de la vie quotidienne, de
même que par les arts. Les images d’hommes deviennent une partie de l’imaginaire collectif, individuel, social et culturel, ce qui fait qu’elles jouent un rôle dans
l’organisation de l’action humaine. Produire des images
est une caractéristique que nous, les hommes, nous
avons en commun, mais leur forme et leur contenu
sont très variables dans l’histoire et dans les différentes
cultures. Puisque les images et l’imaginaire rendent visible ce qui ne l’est pas sans eux, ils constituent un
domaine de recherche très important pour l’anthropologie pédagogique.
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Ce que nous nommons «image» est différent
d’une culture à l’autre, aussi le spectre de ce concept
est-il très étendu et exige-t-il un certain nombre de précisions. D’une part, nous entendons par là le résultat de
processus de perceptions visuelles. Sous l’influence de
la neurologie et des stratégies de visualisation de cette
dernière, on désigne même souvent les résultats de
perception par d’autres sens comme des «images». On
parle aussi d’images mentales ou «internes» qui rendent présent ce qui ne l’est pas. Parmi elles, on compte
par exemple des images de souvenir qui se distinguent
des images de perception par un certain flou. Il en va
de même pour des images qui projettent des situations
futures, pour des rêves, des hallucinations ou des visions. De nombreuses productions esthétiques aussi
ont la forme d’une image. Il s’agit de productions
orientées vers la création d’une image. Comme métaphores, elles finissent par être également un élément
constitutif du langage. Créer des images, reconnaître
les images comme étant des images, traiter les images
avec fantaisie, tout ceci relève d’une capacité universelle de l’homme. Mais elle s’exprime différemment
d’une époque historique et d’une culture à l’autre. Car
les images que nous voyons et la manière dont nous les
voyons est déterminé par les processus historiques et
culturels. Et la manière dont nous percevons les
images et dont nous les traitons est de surcroît influencée par notre subjectivité et par la singularité de notre
biographie.
Comme toutes les images, les images d’hommes
sont le résultat de processus énergétiques. Elles transforment le monde des objets, des actions et des autres
hommes en images. À l’aide de l’imagination, elles
sont intériorisées et deviennent une partie de l’imaginaire collectif et individuel. Pour beaucoup d’entre
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Images des hommes comme images de l’homme
elles, ces processus sont des processus mimétiques, et
ils mènent à un processus par lequel nous nous rendons
semblables à d’autres hommes, au monde environnant,
à des représentations et des images. Dans ces processus mimétiques, le monde externe devient un «monde
interne» qui est un monde d’images (Gebauer et Wulf
1998a, 1998b). Puisque ces images sont des images
performatives, elles contribuent à faire émerger des actions et à mettre en scène et à représenter notre relation
aux autres hommes et au monde qui nous entoure.
L’imaginaire est le lieu des images, et comme tel il est
l’objectif des processus d’imagination qui créent les
images. En même temps, il est aussi le point de départ
des énergies mimétiques et performatives des images.
5. Image et imagination
Non moins que le langage, l’imagination est aussi
une conditio humana, une condition de l’homme qui a
son fondement dans la constitution du corps humain
(Belting 2001; Hüppauf-Wulf 2006; Wulf 2010). La performativité, c’est-à-dire la faculté de mettre en scène
l’action humaine, est une conséquence de l’ouverture
principielle et du rôle que joue l’imagination pour
mettre une forme et un contenu à cette ouverture. Avec
l’aide de l’imagination, le passé, le présent et le futur
s’imbriquent l’un dans l’autre. L’imagination crée le
monde des hommes, le monde social et culturel et le
monde symbolique et imaginaire. Elle crée les images
d’hommes, et elle rend possible l’histoire et la culture,
et par là la diversité historique et culturelle. Elle crée le
monde des images et de l’imaginaire et elle participe à
la production des pratiques du corps. Pour mettre en
scène et pour représenter ces derniers, il ne suffit pas
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Christoph Wulf
d’avoir conscience de ces pratiques, mais ces dernières
doivent être incorporées et être une partie du savoir
implicite, d’un savoir pratique basé sur le corps dont le
caractère dynamique rend possible des organisations et
des transformations culturelles. Des processus mimétiques, basés sur l’imagination, y ont une signification
primordiale. C’est par eux que se fait l’apprentissage
culturel qui crée l’identité culturelle et sociale, et cette
identité est le présupposé primordial du bonheur et du
bien-être.
L’imagination joue un rôle primordial pour toutes
les formes d’actions sociales et culturelles et pour condenser celles-ci en images d’hommes et du monde. À
l’aide des images, des schèmes et des modèles, elle dirige le comportement et l’action humains. Les images
dont la signification s’accroit continuellement sont des
moments déterminants de l’action. Cet état de chose
nous mène à la question de savoir ce qui fait qu’une
image est une image et quelle sorte d’images on peut
distinguer. À titre d’exemple, on peut distinguer les
images mentales et les images manuelles ou produites
techniquement, de même que les images mobiles et les
images immobiles.
Ce n’est pas uniquement dans l’art européen que
l’imagination a une signification primordiale. Dans la
genèse de l’homo sapiens sapiens et de ses cultures,
elle joue aussi un rôle important. Des grattoirs d’os
formés esthétiquement sont des témoignages qui remontent à plusieurs cents mille ans (Wulf 2014).
L’homme a accès au monde et à son monde «intérieur»
à l’aide de l’imagination par le médium des images.
On peut distinguer des images magiques, des
images représentatives et des images de simulation.
Les images magiques ne renvoient pas à autre chose;
elles sont ce qu’elles représentent. La statue du «veau
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Images des hommes comme images de l’homme
d’or» est le Saint; pour une relique, le membre du corps
saint est le Saint. Il en va autrement pour les images
qui reposent souvent sur des processus mimétiques.
Elles réfèrent à ce qu’elles représentent et qu’elles ne
sont pas elles-mêmes. Les photos en font partie car
elles montrent des situations qui sont du passé et non
du présent.
Les images de simulation sont des images rendues
possibles grâce aux nouveaux procédés des médias
électroniques, et elles jouent un rôle croissant dans la
vie des hommes. La différence entre les images de perception et les images mentales est importante. Toute
représentation exprime le fait que l’objet n’est pas là.
Ceci est évident pour les images de souvenir et pour
les projections dans le futur. Les images de perception
qui se réfèrent à des objets ont une influence sur ces
dernières. Les images pathologiques, les visions et les
rêves se distinguent des images de souvenir et de perception. Mais dans tous les cas, l’imagination participe
à la création des images. Avec l’aide de l’imagination
naissent les images mentales ou les mondes d’images
«internes» dans lesquels se cristallisent des émotions.
La dynamique de l’imagination lie les hommes les uns
aux autres et crée la communauté. Le caractère ludique
de cette dynamique crée un lien entre les images et fait
émerger de nouvelles images.
6. L’imagination et l’imaginaire
A l’aide de l’imagination, les individus, les communautés et les cultures créent l’imaginaire. Ce dernier
est à comprendre comme un monde matérialisé, peuplé
d’images, de sons, de propriétés tactiles, d’odeur et de
goût. Il est le prérequis de la perception par l’homme
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du monde empreint d’histoire et de culture. L’imagination se souvient et crée les images, elle les combine
et les projette; elle crée la réalité. En même temps, elle
se sert de la réalité pour produire les images. Les
images de l’imagination ont une dynamique qui structure la perception, le souvenir et le futur. La mise en
réseau de ces images suit les mouvements dialectiques
et rythmiques de la faculté d’imaginer. Non seulement
la vie quotidienne, mais également la littérature, l’art et
les arts plastiques contiennent un réservoir inépuisable
d’images. Certaines d’entre elles semblent stables et
peu transformable, d’autres par contre sont soumises
au changement historique et culturelle. L’imagination a
une dynamique symbolisante qui produit sans cesse de
nouvelles significations en se servant des images. Les
interprétations du monde ont lieu à l’aide de ces
images créées par l’imagination (Hüppauf-Wulf 2006).
Contrairement à l’usage habituel du concept de l’imaginaire, Jacques Lacan insiste avant tout sur le caractère de l’aveuglement de ce dernier. Les désirs, les
vœux et les passions jouent un rôle primordial dans le
fait que les hommes ne peuvent pas se libérer de
l’imaginaire. Il n’y a pas de rapport direct au réel pour
eux. En tant qu’êtres parlants, les hommes ne peuvent
développer un rapport au réel, maintes fois brisé, qu’à
travers l’ordre symbolique et l’imagination. Ce n’est
qu’avec l’aide de ce dernier qu’ils peuvent essayer
de s’affirmer contre les contraintes de l’imaginaire.
«L’imaginaire socialement efficace représente un espace intérieur du monde qui a une forte tendance à se
fermer et à former pour ainsi dire une immanence infinie; en revanche, la fantaisie humaine, l’imagination et
la faculté d’imaginer constituent la seule capacité qu’a
l’homme de faire éclater les espaces fermés et à les
franchir dans le temps car elle est identique avec
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Images des hommes comme images de l’homme
l’expérience discontinue qu’on fait du temps» (Kamper
1986, p. 32sv.) Ce caractère contraignant de l’imaginaire forge la limite des possibilités de la vie et du développement humains. Aussi importante que soit la
clarification du caractère contraignant de l’imaginaire,
il n’en constitue pas moins qu’une partie du spectre
des significations de l’imaginaire qui désigne, conformément à la conception que nous défendons, la multiplicité et l’ambivalence du savoir des images culturelles.
L’imagination a une puissante force performative
qui met en scène, et qui représente, les actions sociales
et culturelles. C’est avec cette force qu’elle crée l’imaginaire qui comprend les images du souvenir, du présent
et du futur. A l’aide des mouvements mimétiques, on
peut saisir le caractère iconique des images. En recréant leur caractère imagé, les images s’inscrivent
dans l’imaginaire. En tant que parties du monde mental, elles sont des témoignages du monde externe.
Beaucoup de facteurs jouent un rôle pour déterminer
lesquels des images, des structures et des modèles deviendront une composante de l’imaginaire. Dans ces
images, la présence et l’absence du monde externe sont
inextricablement tissées l’une dans l’autre. Les images
émergeantes de l’imaginaire seront transposées par
l’imagination dans de nouveaux contextes. Ainsi se
forment des réseaux d’images avec lesquelles nous
embrassons le monde et avec lesquelles nous déterminons notre vision du monde.
Il résulte du caractère performatif de l’imagination
que les images du monde social occupent une place
primordiale de l’imaginaire (Wulf et Zirfas 2007). En
elles sont représentées les structures du pouvoir des
rapports sociaux et des structures sociales. Beaucoup
de ces processus remontent à l’enfance des hommes, et
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ils s’accomplissent en grande partie de façon inconsciente. Déjà à cette époque, les enfants apprennent à
percevoir les constellations et arrangements sociaux.
Ces expériences de vision précoce et les images qui en
résultent jouent un rôle important, irremplaçable, pour
la compréhension visuelle du monde. Une vision qui
inclut la compréhension des actions sociales se forge
dans la mesure où des images mentales et des schèmes
historiques et sociaux aux empreintes biographiques
accompagnent toute perception. Nous voyons les actions sociales, et nous nous mettons en rapport avec
eux dans la perception que nous en avons. Ce faisant,
ces actions acquièrent une signification pour nous.
Lorsque les actions des autres hommes s’orientent vers
nous, l’impulsion pour établir une relation part de ces
dernières, et l’on attend alors une réponse de notre
part. Dans tous les cas, une relation s’établit pour laquelle les images de notre imaginaire constituent un
présupposé important. Nous entrons dans un jeu d’actions, et nous agissons en nous référant aux attentes
que cet arrangement social porte à notre égard, soit en
les acceptant, soit en les modifiant ou encore en agissant contre ces attentes. Ce n’est pas à cause des similitudes mais plutôt à cause des correspondances produites que notre action est mimétique. C’est engagés
dans un jeu d’action que nous percevons les actions
des autres et que nous agissons en nous référant mimétiquement à elles.
7. Perspectives
Les images d’hommes sont des images en deçà
desquelles on ne peut régresser. Elles naissent parce
que nous communiquons sur nous-mêmes et parce que
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Images des hommes comme images de l’homme
nous devons développer des convergences et des sentiments d’appartenance avec d’autres hommes. Ces
derniers sont le résultat de processus anthropologiques
complexes dans lesquels les structures sociales et culturelles du pouvoir jouent un rôle important. En raison
de leur caractère iconique, ils réduisent la complexité
de l’homme et de son Etre-dans-le-monde à des traits
particuliers choisis, et ils ne peuvent pas produire une
vue d’ensemble de l’homme. Ils ne font que s’approcher d’un homo absconditus, d’un homme qui ne peut
pas se comprendre complètement lui-même. Dans les
Dix Commandements déjà, il est question de l’homme
qui ne doit pas se faire une image de Dieu, et par analogie – pourrait-on dire aujourd’hui – il ne doit pas non
plus se faire d’images de l’homme. Aussi importants
que soient les images et la faculté d’imaginer pour
notre rapport au monde, aux autres hommes et à nousmêmes, nous nous devons d’avoir une vision critique
de l’image afin de nous pouvoir nous soustraire au
pouvoir interprétatif des images, en particulier des
images d’hommes. Pour le travail pédagogique, il est
indispensable d’avoir un rapport critique aux images
que nous nous faisons des enfants et des jeunes. Il en
va de même de la perspective critique que nous avons
à avoir à l’égard des représentations et des images produites dans les discours des sciences de l’éducation.
Lorsque nous aurons reconnu la signification des
images et de l’imagination dans le domaine de l’éducation, de la formation et de la socialisation, alors il
deviendra nécessaire de procéder à une désimagination
de notre rapport aux enfants, aux jeunes, au monde et à
nous-mêmes.
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Christoph Wulf
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