Lucien Goldmann

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Lucien Goldmann
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-54817-6
EAN : 9782296548176
ANAMNESE
N€ 6
Lucien GOLDMANN
Actes des journ€es d•€tudes
(IMEC, Abbaye d•Ardennes, Caen, 13-14 septembre 2009)
Coordonn€ par Jean FERRETTE
L•HARMATTAN
LES PARTENAIRES POUR L•ORGANISATION DU
COLLOQUE :
IMEC
Abbaye d•Ardenne,
14280 St-Germain la Blanche-Herbe
CERReV:
Universit€ de Caen, Esplanade de la Paix,
14000 CAEN
SOMMAIRE
Annie GOLDMANN
Pr€sentation du "Dialogue dans un buffet de gare"
de Lucien Goldmann ......................................................................... 7
Bruno PEQUIGNOT
Lucien Goldmann et Karl Marx : la question des arts en
sociologie........................................................................................ 15
Michael L‚WY
Lucien Goldmann, marxiste pascalien ............................................. 29
Jacques LEENHARDT
Actualit€ de Goldmann : l•anthropologie paradoxale ...................... 41
Jean FERRETTE
Les (m€s)aventures de la r€ification ................................................ 53
Razmig KEUCHEYAN, Laurent TESSIER
Le concept d•homologie de Lucien Goldmann ‚ aujourd'hui.
Questions €pist€mologiques ............................................................ 65
Clƒment POUTOT
Goldmann, Lukƒcs, Girard : De l•interrogation sur la
forme romanesque au sujet de la cr€ation........................................ 73
Daglind SONOLET
Le Concept de structure significative............................................... 87
Gƒrard NAMER
Structuralisme et vision du monde chez Lucien Goldmann............. 107
Florian PENNANECH
Lucien Goldmann et la Nouvelle Critique...................................... 111
Genevi„ve MOUILLAUD-FRAISSE
Lucien Goldmann dans les ann€es 60 : l'intelligence des
paradoxes ..................................................................................... 127
Rajah ABDELAZIZ
la critique de la cat€gorie cognitive de la totalit€ de L. Goldmann
comme cat€gorie r€ifi€e, par Pierre Zima...................................... 137
Mitchell COHEN
Le pari de Lucien Goldmann. Trag€die, dialectiques
et un dieu cach€ ............................................................................ 151
Robert SAYRE
Goldmann et le r€alisme................................................................ 171
Les auteurs .................................................................................. 185
Rƒsumƒs....................................................................................... 189
Annexes ....................................................................................... 195
Annie Goldmann
PRÄSENTATION DU "DIALOGUE DANS UN
BUFFET DE GARE" DE LUCIEN GOLDMANN
Je suis heureuse de me trouver parmi vous aujourd€hui. C€est un honneur
et un plaisir et je remercie chaleureusement les responsables de l€IMEC
d€avoir pris l€initiative d€organiser ce colloque ainsi que le comit• scientifique qui en a suivi la r•alisation avec efficacit• et conviction.
Cette r•union est la preuve que quarante ans apr‚s sa mort, l€ƒuvre de
Lucien Goldmann est toujours pr•sente. Elle est le t•moin d€une p•riode de
la vie intellectuelle fran„aise, … les ann•es cinquante et soixante … particuli‚rement riche en d•bats, pol•miques et controverses.
Goldmann y a apport• une contribution dont les r•percussions sont encore vivantes. Avec le recul, elle nous permet de comprendre les questions, les
espoirs, que la recherche philosophique et sociologique se posait et, aujourd€hui, de nous demander si ces questions et ces espoirs sont encore
d€actualit•.
Je suis particuli‚rement •mue de retrouver ici des amis de cette •poque,
de rencontrer ceux qui, sans l€avoir connu, se sont plong•s dans ses •crits,
poursuivant une pens•e qui suscite r•flexions et d•bats, et que mes deux fils,
Michel et Philippe assistent † cette manifestation en hommage † leur p‚re.
Mon propos est de vous pr•senter un texte in•dit de Goldmann qui date
probablement des ann•es 1943-1944. Il n€y a pas, † ma connaissance
d€autres •crits ant•rieurs † cette p•riode.
On pourrait penser que donner des indications biographiques de Goldmann irait † l€encontre de ses principes m•thodologiques. Cependant, il ne
s€agit pas de vie personnelle, mais des circonstances historiques particuli‚res
dans lesquelles ce dialogue s€inscrit, tout comme ses analyses de Racine et
de Pascal tiennent compte de la rupture de Racine avec Port-Royal, et des
"conversions" de Pascal, pour r•soudre l€•nigme de la pr•sence divine dans
le monde.
Il me faudra remonter aux ann•es de formation de Goldmann † partir de
la fin des ann•es vingt, en Roumanie.
Jeune •tudiant, militant du parti communiste roumain clandestin o‡ il
•tait affect• au secteur Agit-Prop, il doit faire une premi‚re autocritique pour
ne pas en ˆtre exclu (probablement pour trotskisme). De Bucarest, il part
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8 A. GOLDMANN
pour Vienne, ville de sa famille maternelle … ce qui explique que sa langue
maternelle fut l€allemand … afin d€•tudier les austro-marxistes, en suivant en
particulier les cours de Max Adler. C€est l†, me raconta-t-il, qu€il prit
connaissance des •crits de Luk‰cs exprim•es dans Histoire et Conscience de
classe pour lequel il •prouvera toujours, ainsi qu€† l€•gard de Rosa Luxemburg, une grande admiration. Il me semble improbable qu€il n€ait pas eu
connaissance de la pol•mique soulev•e par les Th€ses Blum, † la suite de
laquelle Luk‰cs se retira de la vie politique pour se consacrer † ses travaux
litt•raires. On verra que, plus tard, dans les ann•es noires, Goldmann prendra
la mˆme d•cision.
Apr‚s un an, il retourne † Bucarest, reprend ses activit•s au parti mais
entre encore en dissidence, et, en 1934, apr‚s l€assassinat de Kirov … dont il
s€•tait persuad• qu€il •tait l€ƒuvre de Staline … il rompt d•finitivement avec
l€action politique et d•cide de se rendre † Paris.
Il y m‚ne la vie d€un •tudiant pauvre, apatride … l€ambassade roumaine
lui ayant refus• le renouvellement de son passeport … vivant de petits boulots
mais fr•quentant assidŠment la Sorbonne et la Biblioth‚que nationale. La
France, et Paris en particulier, •tait alors le lieu d€exil de l€intelligentsia de
langue allemande fuyant le nazisme. Cette •migration •tait divis•e, d•chir•e
par des conflits internes violents et irr•ductibles entre communistes, trotskistes, socialistes, adversaires du nazisme de tous genres. Mais cette •migration, ne voulant pas renoncer † sauvegarder la culture allemande avilie
par le nazisme, avait mis sur pied des structures o‡ les noms connus comme
Adorno, Benjamin, Horkheimer, Heinrich Mann, Joseph Roth, et tant
d€autres, apparaissaient dans des revues, des petites publications et surtout
des rencontres r•guli‚res dans les arri‚re-salles des caf•s parisiens que
Goldmann fr•quentait assidŠment. Selon un t•moignage d€un ami de
l€•poque … rencontr• apr‚s sa mort … il connaissait tout le monde, mais il
n€•tait alors qu€un jeune •tudiant inconnu.
La d•faite de 1940 le jette sur les routes de la d•b‹cle ; apatride, sans
papiers ; juif, il est particuli‚rement vuln•rable. Traversant la France il arrive
dans le sud o‡ il est intern• dans un camp de r•tention d€•trangers de Rivesalte, dont il s€•vade rapidement ; il s€installe † Toulouse o‡ se sont r•fugi•s
beaucoup d€universitaires et intellectuels avec lesquels il se lia : Clara
Malraux, Jean-Pierre Vernant, Claude Vig•e, etc.
Goldmann m€a toujours dit qu€en p•riode o‡ les circonstances historiques
n€offrent aucun issue possible, la solution •tait de s€adonner au travail scientifique, non par refus du r•el, mais au contraire pour le comprendre, ce qui
est une forme d€action. Il a d€ailleurs mis en exergue † la premi‚re •dition de
son livre La communaut• humaine et l‚univers chez Kant, publi• en 1945 †
ZŒrich, cette phrase de Kant : • Parmi tous les •tats, aucun n€est plus inutile
DIALOGUE DANS UN BUFFET DE GARE
9
que celui du savant tant qu€il est dans la simplicit• naturelle, et aucun plus
n•cessaire dans l€•tat d€oppression par la superstition ou par la force Ž.
En 1942, les allemands envahissent la zone libre ; en vertu de l€article 19
de la convention d€armistice franco-allemande, sign•e en 1940, • Le gouvernement fran„ais est tenu de livrer sur demande tous les ressortissants
d•sign•s par le gouvernement du Reich Ž.
C€est le moment o‡ les r•fugi•s menac•s, surtout les juifs •trangers, tentent de passer en Espagne. Goldmann parvient † franchir clandestinement la
fronti‚re Suisse, o‡, d‚s son arriv•e, il est intern• dans un camp pour r•fugi•s. Il en sort gr‹ce † l€intervention de Jean Piaget, qui lui obtient une
bourse afin de pr•parer † ZŒrich une th‚se de doctorat, d€abord publi•e en
allemand, puis en fran„ais lors de son retour † Paris en 1945 ; ce sera La
communaut• humaine et l‚Univers chez Kant.
Joseph Gabel, r•fugi• lui aussi † Toulouse en 42 a racont• au colloque de
Cerisy sur Goldmann en 1979, que celui-ci lui avait caus• la plus grande
frayeur de sa vie. R•veill• en sursaut au milieu de la nuit par de violents
coups † sa porte, persuad• qu€il s€agissait de la police venu l€arrˆter, il ouvrit
pr•cautionneusement pour trouver Goldmann tout excit• qui lui dit : • Je
viens de trouver la cl• de la philosophie de Kant Ž, puis disparut dans la nuit.
Il me semble que ce dialogue que je vais vous pr•senter aujourd€hui, se
situerait † peu pr•s † cette •poque, entre la fin de sa r•flexion sur Kant et la
d•couverte de la vision tragique. Ce texte pourrait se r•f•rer † une vraie discussion entre un professeur et un •tudiant, comme il pourrait ˆtre une fiction.
Le d•but est abrupt, comme s€il s€agissait de la continuation d€un dialogue
ant•rieur ; il s€inscrit clairement dans la probl•matique kantienne de la Critique du jugement † savoir que le beau est humain et que le jugement esth•tique permet d€unir le transcendantal et l€empirique.
Dialogue dans un buffet de gare
Les deux intervenants sont indiqu•s chacun par une lettre, G. se r•f•rant
•videmment † Goldmann et P. n€ayant pu ˆtre identifi•.
P. En somme, jusqu€† pr•sent aucune philosophie n€a rendu compte de la
beaut• humaine d€une mani‚re satisfaisante.
G. On ne peut le faire qu€en partant de la beaut• en g•n•ral, ou plus exactement de la notion de "forme" ; celle-ci est l€incarnation d€une r•alit•
humaine dans une donn•e mat•rielle. Pour reprendre l€id•e kantienne, la
beaut• est la synth‚se du "th•orique" et du "pratique", du fini et de
l€infini, de la nature et de l€esprit humain.
P. Outre que je ne vois pas comment cette incarnation peut s€effectuer, je me
demande quelle valeur humaine peut incarner la beaut•.
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10 A. GOLDMANN
G. Que cette incarnation ait lieu, n€est pas douteux. Prenons un exemple, la
po•sie de la forˆt chez les diff•rents peuples. La forˆt incarne partout les
sentiments qu€elle inspire aux hommes dans la vie quotidienne ; elle est
force myst•rieuse, abri protecteur, amie et confidente, lieu de repos et de
rˆve, en tout cas quelque chose d€humain et non pas une r•alit• brute.
Encore faut-il que l€incarnation soit r•ussie ; il ne suffit pas qu€il y ait
deux •l•ments en relation, il faut encore qu€ils fusionnent enti‚rement au
point de cr•er une seule r•alit• nouvelle, la r•alit• esth•tique.
P. • quoi reconna•t-on cette r•ussite ? Quel est le crit‚re nous permettant de
distinguer la vraie incarnation de l€all•gorie ?
G. C€est la totalit•. Toute r•alit• mat•rielle brute fait partie d€un ensemble
infini de relations spatiales et temporelles. Elle n€est qu€une maille dans
un r•seau qui se prolonge † l€infini de tous c‘t•s. Par l€incarnation d€une
r•alit• humaine, elle s€arrache † ce r•seau pour devenir une r•alit• totale
et ind•pendante, sans prolongements ni attaches. C€est ce qui cr•e
l€ƒuvre d€art.
P. Reprenons l€exemple de la forˆt. Tu vois donc dans l€utilit•, l€origine de
tous nos jugements de valeur, notamment des jugements esth•tiques.
G. Oui et non. L€utilit• me semble une notion par trop subjective et individuelle. Je pr•f•rerais : • L€int•rˆt pour la communaut• humaine Ž ; encore faudrait-il donner un sens assez vaste au mot int•rˆt et s€entendre sur le
mot communaut• qui est tout autre que "soci•t•", "social", "collectif" etc.
En tous cas toutes les valeurs humaines, le vrai, le bon, le beau, ne peuvent se comprendre qu€† partir de deux •l•ments constitutifs et fondamentaux de la condition de l€homme, la "communaut•" et "l€action" qui
la constitue.
P. En admettant que la beaut• implique l€incarnation d€un humain dans le
mat•riel, que cet "humain" r•sulte de l€action, quel est le but de cette
action, quelle valeur doit-elle incarner ?
G. Il faut distinguer : le th‚me, le but de l€action, c€est la personne humaine.
L€id•e kantienne : Tout homme, (et seulement tout homme) est une fin
suprˆme, l€id•al, un r‚gne de fins. Mais pour l€individu, l€action pour ce
but, cr•e la seule mani‚re de se d•passer, de trouver enfin le vrai sens de
la vie, la communaut• r•elle, le "nous" qui seul peut r•aliser le "moi".
(C€est d€ailleurs l€id•e centrale du Faust de Goethe).
P. Par quoi est d•termin• le "nous", la communaut• ?
G. Elle est tout simplement le sujet de l€action commune ; sa forme suprˆme
serait celle dont le sujet serait l€humanit• enti‚re, l€objet la nature mat•rielle. Il y a cependant aussi des "actions communes" de certains groupes
humains contre d€autres hommes, elles impliquent la haine. Et comme
celle-ci n€est pas constitutive de l€homme, elle risque toujours de dispa-
DIALOGUE DANS UN BUFFET DE GARE
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ra•tre et le groupe se d•sagr•ger. C€est pourquoi de pareilles "actions" ne
sont possibles qu€en empˆchant la naissance et le d•veloppement d€une
conscience claire, en cr•ant, et en entretenant une "fausse conscience".
C€est ainsi que naissent les succ•dan•s du "nous" et du "moi" de la communaut• et de la personne, † savoir, le "on" et le "je" le "social", le collectif, et l€individu en tant qu€exemplaire.
P. C€est •videmment une tentative de r•soudre l€antinomie de l€individu et
de la collectivit• ; Y as-tu r•ussi ? En tout cas nous voil† fort loin de
l€esth•tique. Et puis la beaut• n€est pas action, elle est avant tout contemplation.
G. Toute affection, contemplative ou non, a son origine dans l€action.
Les impressions que tu ressens en face de la forˆt sont fonction d€une
action r•elle, pass•e ou pr•sente de la communaut•. Rappelle-toi l€exemple de tout † l€heure.
P. Mais la beaut• est gratuite, si je peux dire, la beaut• humaine surtout et
mˆme les impressions ressenties en face d€un Corot, sont •loign•es de
toute action, en marge du monde, du moins du monde en marche.
G. Je crains que tu ne te fasses illusion, les deux •l•ments fondamentaux de
la condition humaine, sont la sensualit• et la raison (Sinnlichkeit und
Verstand), l€•ros et le besoin d€agir ensemble, de cr•er, c€est le plus
grand m•rite de Kant d€avoir entrevu cela. L€•ros nous distingue de
"l€intellect arch•type", de Dieu, la raison nous distingue de tous les autres
ˆtres vivant sur terre.
Cette raison est "action", car, c€est dans la r•alisation du "NOUS", dans la
communaut• g•n•rale de l€action humaine, que nous faisons le pas d•cisif dans l€absolu ; mais sur fond g•n•ral il y aura toujours et encore la
r•alit• •rotique, la communaut• † deux, l€amour.
Cependant, ici il faut dissiper une illusion. Tout le monde parle d€amour.
Dans la plupart des cas il s€agit de succ•dan•s dans lesquels la sexualit•
est la seule chose vraie, r•elle. Sartre, dans son dernier livre L‚ƒtre et le
N•ant a donn• une analyse p•n•trante de ce ph•nom‚ne, et, comme il
ignore compl‚tement l€action, il arrive † la conclusion que l€amour est
impossible, une simple illusion.
Cependant l€amour existe, bien que dans notre monde, il soit rare et difficile † r•aliser Il est, comme l€art, la synth‚se des deux •l•ments de la
condition humaine (sensibilit• et raison), la transformation de l€union
sexuelle en communaut• de lutte pour l€id•al. Et, bien entendu celle-ci ne
se r•alise vraiment que si l€action a comme fin la personne humaine en
g•n•ral. Autrement on tombe dans les succ•dan•s, dans le "on", dans la
famille qui doit r•aliser un "foyer", monter une affaire, gagner de l€argent
ou tout simplement cr•er des gens "respectables".
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12 A. GOLDMANN
Et la beaut• humaine, c€est de mˆme, cette synth‚se des deux •l•ments
fondamentaux de l€homme, •ros et id•al, incarn•s dans le mˆme ˆtre.
P. L€•ros se passe de la beaut•, le charme, l€attrait lui suffit.
G. ’videmment, je viens justement de dire que l€•ros n€est qu€un des •l•ments de la beaut• humaine. Il faut lui ajouter l€incarnation de la communaut• d€action, de la lutte pour l€id•al et de toutes les valeurs humaines qui en r•sultent. Il faut distinguer l€action qui engendre le "NOUS"
de celle qui engendre le "ON", l€action qui cr•e la personne, de celle qui
cr•e l€exemplaire.
P. Pour nous r•sumer, l€amour est l€union de V•nus et de Minerve.
G. Si tu veux, j€aurais pr•f•r• de V•nus et de Prom•th•e ; Minerve cela m€a
l€air trop passif ; sagesse pure, tour d€ivoire et il faut cependant souligner
que dans l€amour l€•ros n€est pas en marge ni † c‘t• du "Nous", ils se
p•n‚trent mutuellement dans une synth‚se absolue.
P. Es-tu bien sŠr que l€amour ne soit pas "pour soi", qu€il n€annihile pas un
ˆtre au profit de l€autre ? Et qu€a fortiori il ne soit pas en marge de nous ?
Qu€il n€y ait pas, en fin de compte que l€•ros ?
G. J€en suis sŠr, n•anmoins tu viens de d•crire une forme r•elle mais d•sint•gr•e que l€union de l€homme et de la femme prend justement quelques
fois chez les meilleurs dans notre monde en pleine d•cadence, c€est
l€id•al romantique ou mystique ; c€est Bergson, Scheller, et tant d€autres.
Nous existons dans un monde o‡ la vie quotidienne nous oblige † passer
la plus grande partie de notre vie en dehors de toute communaut• r•elle ;
un monde dans lequel le boulanger fait son pain, non pas pour ceux qui
en ont besoin, mais pour le vendre et gagner le plus possible. Il ne pense
qu€† lui, le service qu€il rend n€arrive que par surcro•t, tout au plus en
fait-il † l€occasion quelques phrases plus ou moins creuses pour se faire
•lire pr•sident dans une soci•t• ; en tout cas ce n€est pas un •l•ment
constitutif de son existence.
Il est normal que la vie prenne cette forme artificielle, chez la plupart des
hommes mais cette fausset• existe aussi, en partie, mˆme chez ceux qui
s€en d•fendent •nergiquement.
P. D€apr‚s toi, il y a une distinction essentielle † faire. Il y a le "nous" qui est
radicalement diff•rent du "on". Ce qui distingue la soci•t• humaine de la
termiti‚re, c€est, en somme, la possibilit• de l€homme de r•aliser son
MOI, dans le NOUS. Cette possibilit• comprend la condition humaine
telle qu€elle s€offre † chacun de nous. Chacun de nous le sait ou du
moins, devrait le savoir. Mais tout cela suppose la stabilit• humaine ; ta
philosophie n€est d•fendable et n€a de valeur universelle dans le temps et
dans l€espace que s€il y a dans l€homme quelque chose de fixe et
dۥternel.
DIALOGUE DANS UN BUFFET DE GARE
13
G. C€en est •videmment le postulat.
FIN DU DIALOGUE
Ce texte r•v‚le des facettes surprenantes de la pens•e de Goldmann ;
Jamais plus, † ma connaissance il n€exprimera ses conceptions des rapports
personnels.
La question que je me suis pos•e, c€est celle du passage d€une attitude
philosophique plut‘t optimiste, puisqu€elle s€inscrit ouvertement dans une
perspective de possibilit•s de r•aliser l€union de l€empirique et de l€id•al, †
une p•riode post•rieure † savoir les dix ann•es de recherches qui vont aboutir au dieu cach•.
D•j†, dans son livre sur Kant de 1945 qui … je pense … est juste post•rieur
† ce dialogue, Goldmann juge inop•rante la conception kantienne de la
communaut•, car elle se place au niveau non de l€universel mais de
l€universalit•, et que Kant n€est jamais pass• du JE au NOUS comme sujet
de l€action.
• partir de ce moment Goldmann va s€•loigner de la philosophie kantienne.
Est-ce dŠ a la d•couverte † ZŒrich des anciens textes de Luk‰cs sur la
vision tragique, d•couverte qui fut, il l€a souvent r•p•t•, une sorte de r•v•lation ? Sans parler d€influence … notion que Goldmann rejetait … il y a certainement eu r•sonance, affinit• •lective pour employer l€expression de
Micha“l L”wy. Or la vision tragique est une vision pessimiste, o‡ l€homme
n€a pas la possibilit• de r•soudre ses contradictions, et o‡ l€action individuelle et la communaut• humaine n€existent pas.
Est-ce que la d•couverte, † la fin des ann•es 40 de la barbarie qui avait
ravag• l€Europe, et r•v•l• la perte du sens mˆme de l€humain † un degr•
jamais encore atteint, qui a •branl• sa conviction que l€humanit• pourrait un
jour r•soudre ses contradiction ? Dans la pr•face † l€•dition fran„aise du
Kant en 1948 il •crit : • ...il nous faut avouer que „ pour ce qui concerne
l‚avenir imm•diat „ nos espoirs ne se sont pas r•alis•s. Au lieu d‚un monde
am•lior•, d‚une communaut• meilleure, de nouveaux nuages s‚amassent.
L‚•ventualit• d‚une nouvelle guerre est entr•e dans l‚ordre normal des choses. Si elle •clate un jour, elle ne surprendra plus personne. Au milieu de
cette d•pression et de cette inqui•tude, les conditions ne sont •videmment
pas favorables … une philosophie de l‚optimisme et de l‚espoir. Si nous
r••ditons n•anmoins notre ouvrage, c‚est que nous tenons cette crise „ malgr• sa gravit• „ pour passag€re, convaincus qu‚un jour, les hommes r•ussiront … donner un sens rationnel … la vie et un sens humain … l‚univers Ž.
ANAMNESE
6
14 A. GOLDMANN
Il ne faut donc pas s€y tromper, Goldmann aura su trouver dans la vision
tragique, des •l•ments de r•ponse … le pari sur l€histoire … qui lui permettra
de rester fid‚le † lui-mˆme : un humaniste convaincu. Le projet auquel il
voulait se consacrer, apr‚s la vision tragique, comportait l€•tude de la vision
romantique, puis de la vision dialectique, qui lui paraissait le couronnement
de la philosophie classique humaniste, † laquelle il se rattachait. Mais le
temps ne lui a pas donn• le temps de le r•aliser.
Lucien Goldmann et Annie
(photo de droite : Atlantic City, 1966)
Bruno PEQUIGNOT
LUCIEN GOLDMANN ET KARL MARX :
LA QUESTION DES ARTS EN SOCIOLOGIE
Intervenir, en 2009, soit plus de quarante ans apr€s la mort de Lucien
Goldmann sur un aspect particulier de son •uvre, fort riche, passe ‚ mon
sens, si on prend au sƒrieux ce qu„il nous dit du rapport de la philosophie de
Pascal au Jansƒnisme et inversement, par un petit prƒalable ‚ la fois historique et thƒorique. En effet, l„•uvre de Lucien Goldmann sans …tre totalement
ignorƒe aujourd„hui subit depuis une trentaine d„annƒes une forme d„ƒclipse
qu„il faut tenter de comprendre, m…me si le phƒnom€ne est relativement
banal dans le champ thƒorique, et ce, d„autant plus que l„objet de cette intervention est de repƒrer son rapport ‚ Karl Marx.
C„est de Karl Marx, que je voudrais partir. En effet, dans les annƒes qui
ont suivi la mort de Lucien Goldmann, Karl Marx, une fois de plus et encore, a ƒtƒ enterrƒ par ce qui compte comme idƒologues en France et ailleurs,
dans les annƒes quatre-vingt. Cette disparition annoncƒe et f…tƒe par ceux
que cette pensƒe g…ne, ce qui est dire son intƒr…t (hommage involontaire
notons-le, mais hommage rƒel), s„est faite autour de l„idƒe de l„ƒchec du
communisme ou du socialisme "rƒel", comme si la pensƒe de Karl Marx
pouvait en …tre mƒcaniquement tenue pour responsable, ce que contestait
d„ailleurs Lucien Goldmann parmi d„autres. Une telle imputation est ‚ peu
pr€s aussi sƒrieuse que de reprocher ‚ Renƒ Descartes, le "cartƒsianisme"
supposƒ des Fran†ais si cher aux journalistes de tout bord. La publication des
•uvres de Soljƒnitsyne, accompagnƒe du battage mƒdiatique des "nouveaux
philosophes", orchestrƒ par la tƒlƒvision et la presse politique, ne laissait que
peu de place ‚ un discours qui aurait voulu reprendre la thƒorie de Karl Marx
dans ses textes plut‡t que dans les commentaires ou usages plus ou moins
cohƒrents avec la logique de son •uvre. Parler de Karl Marx, en ces temps
ƒtait impossible, et j„ai fait l„expƒrience comme enseignant du caract€re quasiment inaudible d„un cours qui s„appuyait sur ses textes.
Louis Althusser, que Lucien Goldmann critique volontiers, avait bien
essayƒ de dƒfendre l„idƒe d„un "retour ‚ Marx", mais son discours est, progressivement, lui aussi, devenu inaudible, du fait d„une part de sa fidƒlitƒ ‚
son adhƒsion au PCF, parti non crƒdible du point de vue de la rƒvolution
voire du marxisme de Marx, et surtout du fait d„un ƒvƒnement tragique, rele-
ANAMNESE
6
16 B. PEQUIGNOT
vant de sa vie privƒe, et que la fˆcheuse tendance ‚ tout confondre a participƒ ‚ rƒduire au silence ceux qui se rƒfƒraient ‚ son •uvre.
Je reviendrai sur ce point plus loin. Du cotƒ de Lucien Goldmann, son
•uvre, marquƒe par sa rƒfƒrence constante ‚ Karl Marx, a souffert bien ƒvidemment de cette "mort" de Karl Marx, mais surtout sa disparition prƒmaturƒe l„a exclu de fait des dƒbats qui sont apparus dans cette pƒriode, autour de
l„ƒmergence de la thƒorie bourdieusienne, comme thƒorie gƒnƒrale en sociologie, si ce n„est comme thƒorie dominante. Or, cette conjoncture ƒtait doublement dƒfavorable ‚ la prise en compte des recherches de Lucien Goldmann. Tout d„abord parce que Pierre Bourdieu se situait sur le terrain m…me
de Lucien Goldmann, mais ‚ partir d„une position apparemment plus globale
d„une part et d„autre part parce qu„il rƒinterprƒtait ou utilisait Karl Marx, en
le citant peu, et donc qu„il facilitait une opƒration subtile de substitution de
ses propres catƒgories thƒoriques ‚ celles de Karl Marx. Or, ces catƒgories,
Lucien Goldmann ne les discute pas, et du coup le changement de vocabulaire rend son discours inaudible pour une gƒnƒration de sociologues nourrie
aux textes de Pierre Bourdieu. Rendre inaudible l„autre est sans doute la tactique la plus efficace pour para‰tre comme la seule thƒorie valable, et surtout
pour ƒviter toute comparaison. Š cela, il faut ajouter la fˆcheuse tendance en
sociologie ‚ critiquer les autres thƒories, en usant de formules gƒnƒrales :
‹ les sociologues... Œ, plut‡t qu„en donnant le nom ou l„•uvre qu„on est en
train de critiquer. Lucien Goldmann est peu citƒ par Pierre Bourdieu, et
comme Pierre Francastel ou Jean Duvignaud d„ailleurs, ce qui contribue
efficacement ‚ leur effacement. Ajoutons pour Lucien Goldmann que Pierre
Bourdieu s„est appropriƒ l„expression "structuralisme gƒnƒtique" pour se
dƒmarquer de Claude Lƒvi-Strauss, "oubliant" son usage par Lucien Goldmann.
Avant d„en venir au fond de cette intervention, un mot sur ma propre
position qui, me semble-t-il, pourra ƒclairer mon intervention. Je n„ai dƒcouvert Lucien Goldmann que fort tard, dix ans au moins apr€s sa mort, et dans
le cadre d„une recherche entamƒe alors sur la question des •uvres en sociologie des arts. On sait que les "boudieusiens", et Pierre Bourdieu aussi ‚ certains moments de son travail, avaient exclu toute analyse interne des •uvres
en sociologie des arts, ce qui d„ailleurs est logique dans l„ƒconomie gƒnƒrale
de son •uvre. Certes, en 1985 Jacques Leenhardt et Jean-Claude Passeron ‚
Marseille avaient relancƒ le dƒbat, mais la rƒfƒrence ‚ Lucien Goldmann, si
elle n„ƒtait pas absente, n„ƒtait en tout cas pas centrale. Dans cette recherche,
j„ai voulu revenir ‚ l„avant de cet interdit, et donc j„ai explorƒ systƒmatiquement les travaux de ceux qui s„ƒtaient intƒressƒs aux arts et ‚ la culture
"avant" Pierre Bourdieu. : Pierre Francastel, mort lui aussi en 1970, Roger
Bastide, Jean Duvignaud, mais bien ƒvidemment Lucien Goldmann aussi. Je
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me souviens, avec amusement, de l„ƒtonnement de certains coll€gues devant
mes interventions au dƒbut des annƒes 90 o• ces rƒfƒrences ƒtaient centrales,
comme si je brisais un tabou, ce que je faisais peut-…tre, mais involontairement, il n„y a pas pour moi, en effet, de thƒorie dƒpassƒe (et encore moins
interdite), mais seulement des thƒories qui, provisoirement, ne me servent
pas dans mon travail de recherche. Un dernier mot, personnel, mon rapport ‚
Karl Marx est fortement marquƒ par le fait que c„est par Louis Althusser et
ceux qui travaillaient autour de lui que j„ai abord abordƒ sa lecture ‚ la fin
des annƒes 60, lecture que je n„ai jamais abandonnƒe, m…me si parfois je me
sentais bien seul dans cet exercice. Or cette porte d„entrƒe est problƒmatique
ici puisque justement c„est une de celles que Lucien Goldmann critique, et
souvent tr€s sƒv€rement. Mais, rassurez-vous, je ne vais pas ici vous proposer une analyse des mƒrites comparƒs de ces deux lectures de Karl Marx.
Je vais aborder la question ‚ partir de celle de la littƒrature et de son rapport ‚ la rƒalitƒ sociale, aux classes sociales telles d„abord qu„elles sont dƒfinies par Lucien Goldmann, puis comment on peut reprendre cette question ‚
partir de la thƒorie de Karl Marx et de Friedrich Engels, insƒparables ici
comme souvent.
Pierre-Michel Menger, dans son ouvrage Le travail cr€ateur(1) cite une
fois Lucien Goldmann comme un exemple des thƒories dƒterministes, qu„il
cherche ‚ critiquer. Apr€s une longue citation extraite du Dieu cach€ (pp.
26-27) o• Lucien Goldmann dƒfinit le rapport entre un individu, voire un
"individu exceptionnel" et la vision du monde ou la conscience de classe de
son ƒpoque, Pierre-Michel Menger commente : ‹ Cette caract€risation de la
grandeur artistique par une simple indexation des variables d€terminantes
sur leur niveau maximum maintient l•artiste dans le filet social du groupe
qu•il repr€sente. Le grand artiste devrait, d‚s lors, en toute logique, ƒtre
priv€ de la moindre chance d•acc€der „ la gloire durable ou universelle, audel„ de l•horizon d•une g€n€ration Œ(2). L„argument semble solide et bien sŽr
il faut lui trouver une rƒponse, puisque dans les faits, une •uvre majeure
dƒpasse largement l„ƒpoque de sa production. Hors le fait que la recherche
de Pierre-Michel Menger soit largement orientƒe contre la th€se de la dƒtermination sociale des artistes et de leurs •uvres, en tout cas contre le caract€re "unique" de cette dƒtermination, qui exclut, selon lui et d„ailleurs le plus
souvent rƒellement, toute explication de la rƒussite d„un artiste par son talent
propre, ou par d„autres considƒrations internes ‚ la discipline artistique dont
rel€ve l„•uvre en question, il n„en reste pas moins que cette question du rapport d„une •uvre ‚ d„autres ƒpoques, ou de son impact sur d„autres classes
(1) Menger : le travail cr€ateur ? S•accomplir dans l•incertain, Gallimard/Seuil, 2009.
(2) Ibid., pp. 272-373.
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ou d„autres civilisations que celles qui l„a vue appara‰tre, est une question
d„importance, d„autant plus que Karl Marx se l„ƒtait posƒe, ce que ne manque pas de rappeler Pierre-Michel Menger opposant ce dernier ‚ Lucien
Goldmann : ‹ Marx €tait bien plus subtilement perplexe quand il demandait
pourquoi les …uvres produites dans un contexte donn€ pouvaient continuer
de nous plaire et de nous impressionner. Ce qui revient „ admettre que les
…uvres ne sont pas la simple transcription expressive des forces du monde
o† elles ont €t€ con‡ues, pas plus que leur carri‚re n•€quivaut „ la programmation plus ou moins r€ussie des significations contenues en elles Œ(3).
Si on reprend le texte o• Karl Marx pose, en effet, cette question
importante, on se rend compte qu„il introduit une idƒe essentielle un peu diffƒrente de ce que laisse supposer le commentaire de Pierre-Michel Menger,
qui, d„ailleurs ne cite pas directement le texte de Karl Marx ici :
‹ Pour l•art, on sait que des €poques d€termin€es de floraison artistique
ne sont nullement en rapport avec le d€veloppement g€n€ral de la soci€t€,
ni, par cons€quent avec celui de sa base mat€rielle, qui est pour ainsi dire
l•ossature de son organisation Œ(4).
Cette citation se trouve dans un chapitre intitulƒ la production. Elle introduit deux pages de rƒflexions sur le rapport de l„art ‚ la sociƒtƒ dont l„idƒe
gƒnƒrale est que les figures de l„art sont liƒes ‚ la sociƒtƒ dans lesquelles
elles apparaissent, sans que pour autant cette derni€re soit dƒterminante ni de
leur forme ni de la jouissance qu„on peut en avoir. C„est m…me la question
fondamentale que Karl Marx traite ici, celle de savoir comment expliquer la
permanence de la jouissance par del‚ les ƒpoques et les changements de
modes de production. La sociƒtƒ propose, comme le dit Karl Marx, son
matƒriau aux arts : ‹ L•art grec pr€suppose la mythologie grecque, c•est-„dire la nature et les formes sociales elles-mƒmes telles qu•elles sont d€j„
€labor€es de fa‡on inconsciemment artistiques par l•imagination populaire.
C•est l„ son mat€riau Œ(5). Il s„agit bien ici pour Karl Marx de penser une
dƒconnexion entre une jouissance artistique et l„ƒpoque de production de
l„•uvre. Outre que le texte en question est issu d„un "brouillon"(6), il n„y a
pas trace en effet d„une thƒorie du reflet. L„idƒe de Karl Marx c„est de montrer qu„une •uvre d„art, il prend l„exemple de l„art grec et de l„•uvre de
Shakespeare, peut bien trouver son matƒriau dans les reprƒsentations collectives, les idƒologies plus ou moins formalisƒes en discours, de l„ƒpoque de sa
(3)Ibid., p. 373.
(4) Marx 1857-1980, p. 45.
(5) Ibid.,
(6) La premi€re traduction en fran†ais date de 1968 : Fondements de la critique de l•€conomie
politique, Ed. Anthropos, Paris. Lucien Goldmann en a-t-il eu connaissance ? Je ne peux le
dire, je n„ai pas retrouvƒ d„allusion ‚ ce texte dans ses •uvres.
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production, il y a, une fois produite, une autonomisation de l„•uvre et du
domaine artistique telle que, m…me ‚ l„ƒpoque de la machine-outil, Vulcain
peut avoir du sens pour nous et que l„histoire d„Achille, ‚ l„ƒpoque des balles
et des fusils nous intƒresse encore(7). Certes, Achille est difficilement
imaginable comme ayant ƒtƒ crƒƒ ‚ une ƒpoque o• existent les armes ‚ feu,
mais une fois que ce personnage a ƒtƒ imaginƒ, il poursuit sa vie de fa†on
autonome. Et puis, l„ƒpƒe d„Achille devient un sabre-laser, l„Olympe un
vaisseau spatial et Ulysse un dessin animƒ japonais dont l„histoire se dƒroule
au XXXIe si€cle dans un champ intergalactique ! Je reviendrai sur cette
question de l„autonomisation des reprƒsentations idƒologiques. Mais, ce que
nous pouvons dire ici, c„est que l„argument de Pierre-Michel Menger du
coup ne tient pas, et en tout cas ne peut s„appuyer sur Karl Marx pour critiquer Lucien Goldmann. Cela dit, sa critique pose un rƒel probl€me ‚ la thƒorie de Lucien Goldmann, m…me si de ce point de vue ce n„est pas l‚ o• le dit.
Revenons, donc, ‚ celle-ci, et sans vouloir ni pouvoir dans l„espace de
cette intervention …tre exhaustif, il me semble intƒressant pour notre propos
de reprendre rapidement ce qu„il nous dit, d„une part, du rapport individu /
classe, et d„autre part du rapport individu / idƒologie, pour cerner sa conception de l„activitƒ littƒraire et sans doute des autres activitƒs artistiques, m…me
s„il ne le fait pas vraiment, sauf l„exception de son texte sur Chagall de
1960(8). Je m„appuierai, ici pour l„essentiel sur son ouvrage Sciences humaines et philosophie. Qu•est-ce que la sociologie ? texte de 1952 qui me semble donner une bonne synth€se de sa position thƒorique gƒnƒrale. ‹ Il y a
deux ans nous €crivions, au sujet des rapports entre l•individu et la classe :
"Sans concevoir la pens€e et la conscience comme des entit€s m€taphysiques, s€par€es du reste de la vie individuelle et sociale, il n•en reste pas
moins €vident que la libert€ du penseur et de l•€crivain est autrement plus
grande, ses liens avec la vie sociale autrement m€diatis€s et complexes, la
logique interne de son …uvre autrement autonome que n•a jamais voulu
l•admettre un sociologisme abstrait et m€caniste... Il y a, sans doute beaucoup de chances pour que la pens€e d•un individu soit influenc€e par le
milieu avec lequel il a €t€ en contact imm€diat ; cette influence peut cependant ƒtre multiple, adaptation mais aussi r€action de refus ou de r€volte, ou
bien synth‚se des id€es rencontr€es dans un milieu avec d•autres venues
d•ailleurs, etc. L•influence du milieu peut aussi ƒtre contrecarr€e et mƒme
(7) Brigitte Munier-Tƒmine montre bien dans ses travaux les effets ‚ long terme des mythes
fondamentaux, cf. Figures mythiques et types romanesques, Coll "Logiques Sociales"
L„Harmattan, Paris, 2003 et plus rƒcemment son dossier d„HDR concernant l„ƒvolution de
l„informatique.
(8) Cf. l„analyse qu„en prƒsente Jean-Louis Ferrier : "Goldmann et la peinture". In Le
structuralisme g€n€tique. Goldmann, Gonthier Mƒdiations, Paris, 1977, pp. 203-210.
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surmont€e par celle des id€ologies €loign€es dans le temps et l•espace. Quoi
qu'il en soit, il s•agit l„ d•un ph€nom‚ne complexe, qu•il est impossible de
r€duire „ un sch€ma m€canique. ˆ (Recherches dialectiques.)
Les grands €crivains repr€sentatifs sont ceux qui expriment d•une mani‚re plus ou moins coh€rente, une vision du monde qui correspond au maximum de conscience possible d•une classe ; c•est le cas, surtout, pour les
philosophes, les €crivains et les artistes Œ(9).
Sa position ici me semble clairement refuser toute idƒe de dƒtermination
mƒcaniste d„un milieu sur un auteur, et donc par l‚ m…me l„idƒe de reflet. Le
rapport qui lie l„individu ‚ sa classe ou ‚ son ƒpoque est un rapport complexe
o• intervient dialectiquement un ensemble d„ƒlƒments, dont les idƒologies,
reprƒsentations, etc. qu„il a re†u en hƒritage et qui interviennent dans sa
mani€re de recevoir ou de subir l„influence de son ƒpoque.
L„accumulation historique de reprƒsentations et d„idƒes se constitue
comme un second univers de discours qui participe certes ‚ son ƒpoque,
mais peut en proposer diverses interprƒtations et donc interf€re dans le processus "d„influence" d„une ƒpoque sur un individu. Certes, certains "marxistes" et certains "sociologues" (qu„il ne cite d„ailleurs pas ici) peuvent
avoir interprƒtƒ de fa†on mƒcaniste la cƒl€bre Pr€face ‚ la Contribution „ la
critique de l•€conomie politique (1959) de Karl Marx, mais cette interprƒtation ne tient pas, j„y reviendrai. Il prƒcise d„ailleurs un peu plus loin sa pensƒe sur ce point : ‹ ‰ n•importe quel moment de l•histoire, tout €crivain ou
penseur et, de mƒme, tout groupe social trouve toujours autour de soi un
nombre consid€rable d•id€es, de positions religieuses, morales politiques,
etc. qui constituent autant d€influences possibles et parmi lesquelles, il choisira un seul ou un petits nombres de syst‚mes dont il subira r•ellement
lŠinfluence. Le probl‚me qui se pose „ l•historien et au sociologue n•est donc
pas de savoir si Kant a subi l•influence de Hume, Pascal celle de Montaigne
et de Descartes, ou le tiers €tat fran‡ais, avant la R€volution, celle des penseurs politiques anglais, mais pourquoi ils ont subi pr•cis•ment cette
influence et cela ‚ cette •poque d•termin•e de leur histoire et de leur
vie Œ(10).
Or la rƒponse ‚ cette question passe par une enqu…te minutieuse sur les
conditions de production de la pensƒe, comme Lucien Goldmann l„a fait par
exemple dans Le Dieu cach€. Ce qui nous importe ici c„est de noter que les
rapports de l„individu ‚ la classe et ‚ l„idƒologie sont des rapports complexes, mƒdiatisƒs par l„histoire m…me de la classe et des idƒologies, et que
cette mƒdiation implique une autonomie relative de l„individu par rapport ‚
son milieu et ‚ son ƒpoque.
(9) Goldmann, 1952-1966, pp. 59-60.
(10) Ibid., p. 97.
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