C her père, il y a des dates de la vie qui, comme les bornes d'un chemin, se profilent sur le passé et en même temps indiquent nettement une nouvelle orientation... Je vais, au terme de l'année vécue ici, jeter un regard sur son déroulement et répondre ainsi, mon cher père, à ta chère, si chère lettre d'Ems. Qu'il me soit permis, à cette occasion, d'examiner ma situation, considérant la vie comme l'expression d'une action spirituelle, qui prend forme sous les aspects de la science, de l'art, de la vie privée. Quand je vous ai quittés, un. monde nouveau avait surgi pour moi, celui de l'amour et, au début, d'un amour ivre de nostalgie, vide d'espoir. même le voyage à Berlin me laissa froid, moi qu'il eût, en toute autre circonstance, ravi au plus haut point, incité à la contemplation de la nature, enflammé de joie de vivre. Il m'irrita même, car les rocs que je vis n'étaient pas plus abrupts, plus hardis que les sensations de mon âme, les vastes villes n'étaient pas plus animées que mon sang, les tables d'hôte pas plus encombrées et indigestes que le fardeau d'imaginations fantasques qui me pesaient, en un mot : nul art n'était plus beau que Jenny. Arrivé à Berlin, je rompis toutes les relations que j'entretenais auparavant. Jp fis, de mauvais gré, de rares visites et m'abîmai dans la science et l'art. Une . lettre mainte de Karl Marx LE JEUNE KARL MARX a Je détruisis tous mes poèmes... » • Cette lettre, inédite en français, du jeune Karl Marx, que nous avons le privilège de publier ici, vient à son heure : on s'apprête en effet à célébrer la publication du premier volume du « Capital » (1867). La lettre est extraite d'une biographie du philosophe allemand par Werner Blumenberg, qui va bientôt paraître aux éditions du Mercure de France. Né en mai 1818,Karl Marx a 19 ans lorsqu'il écrit à son père, le 10 novembre 1837. Le destinataire, Henrich Marx, est un père inquiet. Avocat à Trèves, fils et petit-fils de rabbins, • converti au protestantisme en 1816, libéral mais prudent, 'Heinrich Marx fait d'abord élever son fils chez les jésuites puis l'inscrit à la faculté de Droit. Or il s'aperçoit que le jeune Karl. • dépense beaucoup d'argent, manifeste plus d'in• térêt pour la littérature et la philosophie que pour le droit, et se fiance à une jeune aristocrate (qui deviendra sa femme) Jenny von Westphalen. La lettre-confession que Karl écrit en réponse 300 pages pour rien Cet état d'esprit engendra nécessairement la poésie lyrique, réaction la plus naturelle et la plus consolante. Ma situation et toute mon évolution antérieure firent qu'en cette poésie régna un idéalisme pur. Seulement, cette poésie ne pouvait, ne devait être que l'accessoire. Il me fallait étudier le droit et j'éprouvais, avant tout, le besoin d'affronter la philosophie. Je réunis les deux, d'une part en étudiant Heinsius, Thibaut et leurs sources d'une façon purement scolaire et sans esprit critique, en traduisant par exemple en allemand les deux livres des Pandectes, d'autre part en cherchant à interpréter tout le droit par une philosophie du droit. Je plaçai, en introduction à ce travail, quel- • JENNY VON WERTPHALEN «Nui art n'était plus beau que Jenny » aux incessants reproches de son père n'éclaire pas seulement un aspect biographique : elle précise la naissance d'une vocation (au sein de la phitosophie de Hegel d'abord réfutée puis acceptée). Six ans après cette lettre, Karl Marx, enfin marié, s'installait à Paris, rue Vaneau. - Page 40 4 octobre 1967 Deux G.-B. Shaw • Il était de mode, il y a vingtcinq ans, parmi les socialistes anglais, d'affirmer avoir lu Karl Marx et Friedrich Engels. Cette mode sévit, paraît-il, encore en Allemagne, parmi les vieux social-démocrates. Et de fait, j'ai lu le fameux premier volume du • Capital ». Cela m'a seulement permis de découvrir que personne d'autre n'avait lu ce livre et qu'il ne contient pas un mot sur le thème du socialisme ; mais je ne compte pas Marx parmi les auteurs allemands, ni d'ailleurs vraiment parmi les auteurs d'aucune nationalité. Il appartenait à l'antibourgeolsie et son cri de guerre était : « Antibourgeois de tous les pays, unissez-vous pour la lutte -1 », ce que ceux-ci continuent à