attention au texte se réduit à un Witz, rien de plus. Mais quittons le bavardage de Derrida, auquel s'applique de manière très précise tout
ce que Heidegger dit du
Gerede
, pour en venir à l'amitié chez Heidegger. Le passage allégué par Derrida est le suivant : « L'écoute
constitue même l'être ouvert primaire et authentique du Dasein pour son pouvoir être le plus propre, en tant qu'écoute de la voix de l'ami
que chaque Dasein porte auprès de soi » (
Être et Temps
). Or quelle est cette voix de l'ami que Derrida n'entend pas car malgré tout ce qu'il
écrit de l'amitié, il est rarement dans la disposition aimante de l'écoute amicale et du même coup demeure dans l'
Heimlichkeit
, dans la
banalité du convenu. Quelle est donc cette voix que ne peut pas entendre celui qui demeure On, celui qui demeure attaché aux énoncés à
la mode du On qu'il a entendu outre atlantique et qu'il transporte avec lui ? La voix de l'ami est la voix du
Gewissen
, la voix de la
conscience. « Le Dasein résolu peut devenir conscience d'autrui » dit le passage d'
Être et Temps
allégué plus haut. La voix de l'ami est bien
la voix amicale de celui qui par son discours étrange (
unheimlich
) m'arrache à la familiarité des bavardages du On. Elle n'est pas la voix
inamicale de celui dont le discours bavard me reconduit constamment aux idées à la mode du On. La destruction fait taire le bavardage, la
déconstruction laisse le bavardage s'amplifier, c'est pourquoi elle est caractérisée par les mots slogans du bavardage : « logocentrisme »,
« carnocentrisme », « phallocentrisme ». Certains, qui se plaisent dans le bavardage, prennent ces mots-slogans pour des concepts : tant
pis pour eux. Comme l'a montré avec précision Sommer, la voix de l'ami qui ouvre amicalement, mais violemment, chaque Dasein a son
soi-même propre, est la voix du philosophe et même du philosophe existential. Il s'agit en fait ici d'une répétition destructrice de l'
Ethique
à Nicomaque
d'Aristote comme le montrent encore une fois les cours de 1924-1926. Le
Gewissen
, la conscience, est la répétition
destructrice de la
Phronesis
, quant à la résolution, elle est la répétition destructrice de la
prohairesis
. Le philosophe au sens de Heidegger
en 1927 n'est pas un
philosophos
, il est un
phronimos
. Les critiques répétées de l'attitude théorétiques depuis le début des années 1920
s'accomplissent dès 1925 dans un transfert du
phronimos
aristotélicien. Le
phronimos
chez Heidegger n'est plus le politique, il n'est plus
Périclès, il est le philosophe existential. Quant au
philosophos
, il est celui que le l'appel du souci, la voix de la conscience, n'a pas atteint.
En effet l'attitude théorétique qu'est la
Sophia
n'est qu'une modification de la préoccupation et demeure fermée au souci. Pourquoi
demeure-t-elle fermée au souci ? Parce que la temporalité de la Sophia demeure celle du On, à savoir le présent. La
Sophia
en privilégiant
le présent constant absolutise la temporalité du On au lieu de la défaire et de libérer la temporalité existentiale. La voix du
philosophos
nous dit : deviens immortel autant que possible. Elle est en fait fidèle au On puisque le On est bien immortel. Heidegger souligne en effet
que si le On dit bien « On meurt », il faut comprendre par là que personne ne meurt. Le On s'est toujours déjà soustrait à la mort. Le
philosophe existential, au contraire, l'ami amical mais ferme, l'ami qui ne verse pas dans la sensiblerie du On, nous adresse cet appel
froid : « deviens mortel autant que possible ». La voix amicale de l'ami qu'est le philosophe existential libère le Dasein pour le choix de la
vie authentique. Ce choix relève de la résolution anticipative de sa mort singulière par le Dasein. Cette résolution anticipative n'est rien
d'autre que la répétition de la
prohairesis
. Résolu, je me saisi anticipativement en saisissant anticipativement ma mort et je suis alors sur le
chemin du soi-même propre, de l'existence authentique. La résolution est une reprise volontative et existentiale de la prohairesis. C'est
pourquoi Heidegger parle de « choix », de « décision » là où pour Aristote, il ne saurait jamais être question de « choix », ni même de
« préférence », ni de décision, mais d'examen dans le premier cas, de conclusion d'un raisonnement dans le second cas (sur ces derniers
points, lire le très bel ouvrage d'Anne Merker :
Une Morale pour les mortels
). Mais quelle cette existence authentique dont nous entretient
l'ami philosophe ? Les recoupements opérés par Sommer nous montrent qu'il s'agit en fait d'une répétition destructrice de la vie heureuse,
de la vie bonne, de la vie excellente chez Aristote. Des indications s'en trouvent d'ailleurs dans
Être et Temps
. La caractérisation de l'être-
au-monde quotidien et donc inauthentique par la médiocrité laisse penser que l'être-au-monde authentique ne peut être que l'existence
excellente, et il en est bien ainsi. La résolution est un se décider pour l'existence excellente. Mais cette existence excellente n'est pas
l'existence vouée à la
théoria
, car l'attitude théorétique n'est pas une attitude dévoilante, elle est une attitude recouvrante. La résolution est
un se décider pour l'existence philosophique. En ce sens, Hannah Arendt a tout à fait entendu l'appel de l'ami et de l'amant : elle s'est bien
décidée pour l'existence philosophique. Il en va de même pour Hans Jonas, Hans Georg Gadamer, Karl Löwith et bien d'autres. Tous ceux
là, au contraire de ce que laisse croire le bavardage de Derrida, ont bien entendu l'appel amical de l'ami philosophe, de l'ami qui ne peut
être que philosophe. Mais comme l'écrit Heidegger à Arendt, l'ami du philosophe existential a à poursuivre son propre chemin. Aussi ne
peut-il éviter les questions troublantes. Jusqu'où pouvait aller la sollicitude de l'ami philosophe pour celle qui fut sa compagne fidèle ? A
Elfriede, Heidegger écrit le 24 janvier 1922 : « Mais « si moi aussi je peux pour une fois donner mon avis », eh bien voilà, le fait est que
telle que je t'aime et te connais, je vois en tes études quelque chose qui – sous sa forme actuelle, peut être encore balbutiante- t'empêche
d'accéder à la totalité féminine que tu peux trouver dans la vie que tu mènes avec moi et les enfants » (
Lettres à sa femme Elfriede
, p.166).
Elfriede reçoit une fin de non recevoir à son souhait de poursuivre ses études d'économie jusqu'à la thèse. Le philosophe aimant lui ouvre
comme possibilité d'être celle d'épouse et de mère. Il ne s'agit pas ici au nom d'une modernité satisfaite d'elle-même de considérer
ironiquement la possibilité d'être épouse et mère, le problème n'est pas du tout là. Le problème est plutôt que l'amour fini du philosophe
aimant et époux a peut être plus verrouillé le devenir soi-même de son épouse qu'il ne l'a délivré.
François Loiret
QUESTIONS :
"D'abord, merci pour cet excellent article;