L’eugénisme comme opérateur de désapprobation morale • Le mot « eugénisme » est souvent appliqué à des pratiques contemporaines différentes de l’eugénisme de jadis, mais néanmoins controversées: diagnostic prénatal ou préimplantatoire, euthanasie, techniques censées « modifier la nature humaine »… • On peut se demander s’il s’agit d’un véritable argument ou plutôt d’un geste rhétorique. 3. L’eugénisme, un atout argumentatif. Deux exemples: A. l’arrêt Perruche (F) B. Le débat politique sur le diagnostic préimplantatoire (CH). Handicap et maladie • Deux notions apparentées… p.ex: par un lien causal: Diabète mal contrôlé ⇒ amputation d’un membre, cécité Rubéole pendant grossesse ⇒ malformations graves de l’enfant (syndrome de Gregg) (cf. cas Perruche) • …mais deux discours normatifs différents, voire divergents: Maladie: impératifs prioritaires sont la guérison, la prévention, le soulagement. Handicap: impératifs prioritaires sont l’intégration, l’adaptation de l’environnement, l’égalité des droits. Deux stratégies sociales • La maladie et le handicap sont de plus en plus des « objets de militantisme »: • organisations de défense des patients • organisations de défense des handicapés Pourtant leurs positions sont tendanciellement divergentes sur certains sujets: attitude envers la recherche médicale, la génétique. Ex: comparer deux anomalies: une maladie génétique et un handicap congénital: • Dystrophies musculaires, Téléthon: enthousiasme pour la médecine de pointe, la génétique, la thérapie génique. • Trisomie 21, Certaines associations de handicapés et leurs familles: méfiance (ou en tous cas malaise) vis-à-vis de la génétique, du diagnostic prénatal. Le reproche d’eugénisme est rarement loin dès lors qu’il est question de diagnostic prédictif éventuellement associé à l’avortement. A. L’arrêt Perruche • En novembre 2000, la Cour de cassation (française) publie une arrêt concernant Nicolas Perruche. Ce jeune homme était né gravement handicapé du fait de la rubéole contractée par sa mère au cours de sa grossesse. • Or il y avait eu faute contractuelle de la part du médecin et du laboratoire d’analyses médicales, qui avaient laissé croire à Mme Perruche, par défaut de diligence, qu’elle était immunisée contre la rubéole. • Elle avait donc poursuivi sa grossesse, alors qu’elle avait clairement manifesté son intention de recourir à un avortement en cas de malformation du fœtus. • Cassant un arrêt antérieur de la Cour d’appel d’Orléans, la Cour de cassation avait accordé à Nicolas Perruche des dommages-intérêts. • D’un côté, et suivant en cela une jurisprudence déjà ancienne, la Cour avait estimé que la mère avait été privée de l’option d’interrompre sa grossesse et cela d’une façon fautive puisque cette privation résultait de la négligence du médecin et du laboratoire. • La Cour avait aussi – et cela était nouveau – estimé que le véritable lésé était l’enfant né handicapé, lésé non certes du fait qu’il était en vie, mais du fait de son handicap. Des réactions très contrastées • Juristes divisés: 25 signataires d’un appel dans Le Monde vs. des analystes qui publient des livres par la suite (Cayla et Thomas, Iacub) • Organisations de handicapés divisées:« Collectif contre l’handiphobie », proche des milieux catholiques, pour qui l’arrêt Perruche est une catastrophe morale (« un Hiroshima métaphysique ») vs. d’autres associations d’avis beaucoup plus nuancé (ex: Association des paralysés de France). Arguments des opposants • L’arrêt Perruche équivaudrait à accepter que certaines vies ne valent pas la peine d’être vécue (allusion au thème de Lebensunwertes Leben, de Binding et Hoche). • L’arrêt Perruche instituerait un « droit à la nonvie » • L’arrêt Perruche enverrait une signe d’hostilité aux handicapés. • L’arrêt Perruche serait favorable à l’eugénisme. La chronologie des événements: • Réactions majoritairement hostiles à la doctrine Perruche dans un premier temps, aussi du fait d’une réaction corporatiste des échographistes français, d’où législation « anti-Perruche », adoptée à la hâte. • Plus tard, l’opinion savante et militante revient partiellement en arrière. Certaines organisations de handicapés dénoncent dans la législation « antiPerruche » une exception au régime général des réparations civiles, exception défavorable aux familles de handicapés. Que dit vraiment la « doctrine Perruche » • Un handicap survenu par la faute d’un professionnel de la santé ouvre la porte à réparation pour le handicapé lui même. Le fait que, d’un certain point de vue, la personne concernée n’aurait peut-être pas existé si la faute n’avait pas été commise ne change rien à l’affaire. • A première vue, cela va contre une intuition commune selon laquelle personne ne peut se trouver mieux de ne pas exister. Le « paradoxe de la salle d’embarquement platonicienne » • En réalité, cette intuition est fautive car elle repose sur l’illusion qu’il existe une espèce de réservoir d’âmes qui attendent d’être jetées dans l’existence terrestre et dans un corps, handicapé ou non. • Il n’y a donc pas à comparer entre l’existence et la nonexistence. Il n’existe pas de préjudice à accéder à la vie, ni d’ailleurs à ne pas y accéder. (NB: c’est différent pour une personne vivante, qui peut faire le choix de continuer à vivre ou non, cf. Hume et le suicide). • L’idée selon laquelle la doctrine Perruche instituerait un « droit à ne pas naître » est absurde, car il n’y a personne dont ce droit serait le droit subjectif. Toute faute mérite réparation personnelle, adressée à celui qui en est la victime • Pour qu’il y a ait réparation, il faut qu’il y ait faute: la doctrine Perruche ne permet pas aux enfants handicapés d’attaquer leur parents pour n’avoir pas utilisé le dignostic prénatal ⇒ La liberté des parents d’accepter par avance la naissance d’un enfant affecté par un handicap n’est pas mise en cause, c’est au contraire la liberté de choix des parents face à l’offre de diagnostic prénatal qui est garantie. • Retour aux origines: le triangle hippocratique, alliance thérapeutique entre le médecin et le malade contre la maladie: maladie malade médecin • Il ne serait venu à l’idée de personne… …de confondre le malade avec sa maladie, …de nier que la maladie soit un dommage, …qu’un dommage subi fautivement mérite réparation. Or quand on passe de la maladie au handicap, ces évidences sont moins évidentes.