L’AFFAIRE PERRUCHE (débat sur les dérives vers un eugénisme libéral) Année 2002-2003 MULLER Anne-Claire Institut d’Etudes Politiques de Strasbourg 4e année, section Service Public 1 Avant-Propos L’idée du thème de ce mémoire m’est venu alors que j’assistai au cours de Droit de la biomédecine de Mireille Heers, lors de ma deuxième année à l’IEP. J’ai par ailleurs toujours été intéressée par les problèmes concernant la responsabilité médicale. En outre, il se trouve que quelqu’un qui m’est proche souffre de handicaps particulièrement graves, et ce mémoire est en quelque sorte un hommage que j’essaye de lui rendre, en espérant que ce travail sera à la hauteur de l’estime et de l’affection que j’ai pour lui. Je tiens à remercier Monsieur Willy Zimmer pour le temps qu’il m’a consacré et pour ses précieux conseils lors de l’élaboration de ce mémoire. Je remercie également toutes les personnes avec qui j’ai pu discuter de ce mémoire, et celles qui ont bien voulu le relire. A Paul 2 L’AFFAIRE PERRUCHE Introduction: Le Prix Nobel WATSON1 écrivait «les sciences biotechnologiques nous attribuent des pouvoirs aujourd’hui que l’on considérait autrefois comme divins ». Ces propos qui peuvent paraître exagérés semblent pourtant parfaitement fondés lorsque l’on se réfère à l’actualité toute récente. En effet, il y a quelques mois, l’annonce par la secte raëlienne de la naissance du premier bébé cloné faisait la une des journaux. La polémique autour de la question du clonage humain reproductif a alors repris de plus belle, entraînant des débats passionnés qui ont réuni autant les politiques, les scientifiques, les médecins que les philosophes, en soulevant le délicat problème de la place de l’éthique dans la pratique médicale et la recherche scientifique. La question des limites de la frontière éthique se pose de plus en plus ces dernières années avec les progrès enregistrés par la science médicale, notamment dans le domaine des biotechnologies. Pour pouvoir mesurer la gravité du franchissement de la barrière éthique dans l’activité médicale, il convient tout d’abord d’expliquer ce que l’on entend par la notion d’ « éthique ». L’éthique signifie dans la Grèce antique une sagesse de l’action, elle régule les actes et donne des repères pour les choix à opérer parmi les moyens qui sont à la disposition du médecin. Hippocrate (400 ans avant Jésus-Christ) définit la bioéthique comme le respect des patients, énonçant le principe de la manière suivante : « primum non nocere ». La notion d’éthique est inhérente à la pratique médicale : elle permet d’orienter les savoirs et savoir-faire en direction d’un but, d’une finalité, d’un bien. Il y a en réalité différents principes qui guident l’action médicale. Il y a d’une part les biens de l’individu, comme sa santé, son bonheur,…et d’autre part les biens de la collectivité et des générations futures. Parmi les grands principes qui régissent l’activité médicale (comme la bienfaisance, le respect des choix de la personne, la justice, le respect de la vie humaine et de la dignité humaine,…), un certain nombre d’entre eux entrent en conflit les uns avec les autres : le principe de bienfaisance avec celui du 1 Scientifique qui a découvert la structure en double hélice de l’ADN en 1951 3 respect de la vie lors de pratiques comme l’euthanasie ou l’interruption médicale de grossesse2, ou encore le principe de justice confronté à celui du progrès de la science avec les expérimentations sur les malades mentaux, sur l’embryon ou à l’occasion d’essais vaccinaux en Afrique. Dans le modèle français traditionnel, la priorité du principe de bienfaisance est la règle. La finalité de la médecine est la guérison face à la souffrance, à la vulnérabilité et à la dépendance. Le médecin soutient et protège le malade et prend les décisions seul. Le paternalisme est alors la règle, le médecin se passe du consentement du patient pour ne pas l’accabler. Cependant, une évolution apparaît, et de plus en plus, le consentement du patient est nécessaire. Le modèle anglo-américain se singularise pour sa part par l’importance accordée au respect de l’autonomie du patient : le patient est informé et son consentement est exigé. Le malade et le médecin sont des égaux dans une relation contractuelle de prestations de services (la médecine est alors appréhendée comme un bien quelconque où le prix est fixé en fonction de l’offre et de la demande). L’évolution de la médecine a entraîné, de fait, de nouvelles attentes des patients à l’égard des médecins et la France se calque de plus en plus sur le modèle anglo-saxon, même si certaines différences subsistent, comme le fait que le patient français ne soit pas propriétaire de son corps ou encore que ce qui autorise l’intervention sur le corps du malade, c’est d’abord la loi. On assiste tout de même à une augmentation de l’utilitarisme et du consumérisme : les malades et les patients considèrent de plus en plus la médecine et la santé comme un bien de consommation comme les autres, pour lequel ils payent le prix et attendent en retour un résultat. Ce glissement progressif vers une exigence de résultats soulève des questionnements et pose certains problèmes que nous évoquerons plus loin dans notre travail. Le Professeur HASSELMANN3 rappelle que l’éthique n’est pas un ensemble de règles institutionnelles (comme le droit) ni une science ou une technique, elle est bien plutôt un savoir, un travail de la raison humaine pour penser les valeurs. Depuis toujours, la médecine est essentiellement, dans son essence même, une démarche éthique : son action porte sur autrui, et sa finalité est de redonner la santé et le bien-être. Le problème actuel avec les progrès immenses de la science dans la bioéthique est que l’homme peut agir sur son humanité physique, psychique et psychologique et peut transformer le monde de sa descendance. Ceci entraîne un conflit de valeurs contradictoires. 2 3 Interruption médicale de grossesse : IMG Professeur à la faculté de médecine de Strasbourg 4 Vouloir définir l’évolution du sens du terme éthique à travers l’histoire serait fastidieux, notamment en raison du trop grand nombre de théoriciens et philosophes qui se sont penchés sur la question. Cependant, il peut être utile de se remémorer la réflexion actuelle en matière d’éthique afin de mieux comprendre les enjeux du sujet qui nous intéresse ici. Ainsi, Hans Jonas considère que l’homme doit agir de telle sorte que « l’humanité soit, que les effets de son action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la terre aussi longtemps que possible ». Il y a une responsabilité au sens d’une mission à l’égard du plus fragile et du plus menacé dans le futur. D’autres, comme Williams, accordent une place fondamentale au contexte dans lequel l’homme évolue. L’individu (et donc le médecin) reçoit de la société dans laquelle il vit les questions et les réponses éthiques. Cependant, seule une référence à l’universel permet de mettre à jour des rapports de pouvoir sous-jacents à des pratiques. On retrouve enfin la doctrine utilitariste. La doctrine utilitariste du 19e siècle, incarnée notamment par John Bentham et John-Stuart Mill, considère qu’une action est moralement bonne si elle conduit au plus grand bonheur le plus grand nombre de personnes. Est moral ce qui est utile. Cette affirmation peut paraître choquante, c’est pourtant ce principe qui guide un certain nombre de politiques de santé publique menées actuellement. Cette approche a des points positifs évidents que sont principalement son pragmatisme et sa rationalité. Ses points négatifs sont cependant au moins tout aussi évidents : cela suppose en effet d’évaluer la notion de qualité de vie (et donc de supprimer éventuellement celles qui ne sont pas utiles), cela suppose également que ce qui est utile à un individu l’est pour tout autre et pour la société, et surtout, cela implique la réduction des actes humains à un calcul coût-avantages/inconvénients. Il est clair qu’aujourd’hui l’utilitarisme est à prendre en compte et occupe une place importante dans la réflexion qui préside aux politiques de santé : il y a une nécessaire maîtrise des dépenses de santé publique. Cependant, il faudrait pouvoir éviter que les patients ou malades menacés dans leur vie n’entrent dans un marché où la santé serait un produit comme les autres, qu’ils seraient libres d’acheter ou non. En outre, l’évaluation des coûts expose à l’injustice : à partir de quand décider qu’un traitement ne vaut pas la peine d’être poursuivi ? Ceci suppose en effet l’attribution d’un prix à la vie humaine. Il y a donc une antinomie profonde entre l’utilitarisme et l’idéal de justice, le premier semblant être véritablement incompatible avec les droits de l’homme. Il convient de réaliser que les liens entre l’éthique et le droit sont extrêmement étroits et interactifs. 5 Ainsi, c’est après la Seconde Guerre Mondiale et la découverte des expériences réalisées par les médecins nazis dans les camps d’extermination ou par des biologistes japonais dans les camps de prisonniers qu’une conscience critique s’éveille : la science n’est alors plus nécessairement liée à l’idée de progrès. L’idée de soumettre l’activité médicale et plus généralement scientifique à un contrôle extérieur apparaît comme une nécessité. Le droit de la bioéthique naît ainsi avec le jugement du Tribunal de Nuremberg des 19 et 20 août 1947. Il faut cependant attendre les années 1960 pour que des organismes de régulation soient mis en place (comme les premiers comités éthiques aux Etats-Unis)4, et quarante ans pour que la première loi bioéthique soit adoptée en France5. C’est en 1994 qu’est élaboré en France un corpus de règles juridiques avec les lois dites « bioéthiques » du 1er et 29 juillet 19946. Cette irruption du droit dans le champ de la bioéthique est une véritable rupture par rapport à la situation antérieure : ces règles mises en place par le législateur s’imposent au monde médical dans son ensemble. En outre, la source du législateur n’est pas l’éthique médicale mais bien plus la philosophie des droits de l’homme, dont les grands principes ont été consacrés par le droit international et constitutionnel des pays démocratiques, après la Seconde Guerre Mondiale. Ainsi, des principes comme la sauvegarde de la dignité de la personne humaine, principe essentiel du droit bioéthique, figurent dans le Préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par les Nations Unies en 1948 et dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques signé en 1966. Ce principe de dignité de la personne humaine, qui figure également dans notre Code civil, est d’ailleurs l’un des enjeux essentiels de l’arrêt « Perruche », rendu par la Cour de cassation en assemblée pleinière le 17 novembre 2000, qui nous préoccupe ici. Au delà de cet aspect, l’arrêt en cause est un exemple tout à fait frappant de la combinaison ou confrontation de questions éthiques, de droit et de pratiques médicales et des conflits d’intérêts auxquels peuvent avoir à faire face les médecins et les juristes. De manière plus pointue, c’est la question de l’eugénisme qui se pose ici, ou tout au moins des dérives eugénistes que peut avoir la décision de la Cour de cassation d’indemniser un C’est un américain, V.R. POTTER, qui est à l’origine du terme de « bioéthique » qui provient de bios (vie) et ethos (éthique) pour désigner l’étude de la moralité des conduites humaines dans le domaine des sciences de la vie 5 Loi du 20 décembre 1988 sur l’expérimentation humaine 6 Loi 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain et loi 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal. 4 6 enfant du fait du préjudice d’un handicap qui n’était pas détachable de sa naissance. On parle alors de l’indemnisation d’un préjudice de vie7. Afin de mieux cerner le problème, il convient d’évoquer ce qu’on entend par le terme « eugénisme ». L’obsession de la dégénérescence de la race marque la pensée médicale de 1850 à 1940. L’interaction entre la pensée médicale et les considérations économiques et politiques est illustrée par la lutte contre les maladies héréditaires, et ce, notamment par l’amélioration des porteurs de gênes. L’euthanasie économique débute en Allemagne dès 1939. Il est assez caractéristique de relever que le discours qui suit d’HIMMLER, prononcé lors d’une visite à Auschwitz, relève bien sûr de préoccupations eugéniques fortes mais également d’une logique utilitariste prononcée : « Le fardeau économique constitué par les personnes souffrant de maladies héréditaires constitue un danger pour l’Etat et pour la société. En tout il est nécessaire de dépenser trois cent un millions de Reichsmarks pour les soins à leur donner, non compris les dépenses de deux cent mille ivrognes et d’environ quatre cent mille psychopathes. Nous sommes convaincus que bientôt chaque pays se rendra compte que sa force se trouve dans la pureté de son esprit et de son sang. La seule garantie d’une vie tranquille se trouve dans la différenciation entre sang et sang. Nous considérons dépourvu de sens que des aliénés dangereux pour leur existence et pour celle des autres, des idiots qui ne peuvent se tenir propres ni manger euxmêmes soient élevés et maintenus en vie, au prix de grands efforts et de grandes dépenses ;dans la libre nature, ces créatures ne pourraient exister et seraient exterminées selon la loi divine ». L’eugénisme témoigne également de la confrontation du biologique et du politique. Cette notion d’eugénisme a été inventée par Galton (neveu de Darwin qui a introduit une perversion dans la pensée de Darwin. Ce dernier considère en effet que les espèces sont soumises à une sélection naturelle). En 1883, l’eugénisme anglais a pour but de maintenir dans l’empire britannique un équilibre de pouvoir entre la bourgeoisie qui se reproduit relativement peu et les masses laborieuses (c’est à dire les ouvriers) qui se reproduisent quant à elles fortement. Le mot a une racine grecque « eu » qui signifie bien pour et « genos » qui signifie naissance ou race. Il s’agit de la science de l’amélioration de la lignée, du lignage humain. L’eugénisme s’occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux douées, donc supérieures, un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races les moins bonnes, c’est à dire inférieures. Si, lorsqu’on évoque le terme d’eugénisme, on pense immédiatement à l’Allemagne nazie, il serait réducteur de croire que l’eugénisme est une pratique et une pensée qui ne s’est développée 7 Ce préjudice est connu dans la jurisprudence anglaise sous le nom de wrongful life. 7 qu’en Allemagne. Le mouvement est en effet largement suivi en France avec l’école anthroposociologique, qui est très active au 19e siècle8. En France justement, c’est en 1912 qu’est créée la Société française d’Eugénisme. Charles RICHET, prix Nobel de médecine en 1913, écrit cette même année un ouvrage intitulé « La sélection humaine ». On ne citera pour illustrer qu’un court passage, mais suffisamment effrayant, qui montre l’étendue de la pensée eugéniste en France à l’époque: « Après l’élimination des races inférieures, le premier pas dans la voie de la sélection, c’est l’élimination des anormaux. (…) je ne vois aucune nécessité sociale à conserver ces enfants tarés ». Il continue ainsi : « A force d’être pitoyables nous devenons des barbares. C’est barbarie que de forcer à vivre un sourd-muet, un idiot, un rachitique. Ce qui fait l’homme, c’est l’intelligence. Une masse de chair humaine, sans intelligence humaine, ce n’est rien. Il y a de la mauvaise matière vivante qui n’est digne d’aucun respect ni d’aucune compassion. Les supprimer, résolument, ce serait leur rendre service, car ils ne pourront jamais que traîner une misérable existence…Je désire qu’on réfléchisse et qu’on se persuade enfin que la vraie humanité consiste à respecter dans l’homme ce qui est seul respectable, c’est à dire l’intelligence9 ». On peut distinguer deux types d’eugénisme : l’eugénisme positif et l’eugénisme négatif. L’eugénisme positif correspond à toutes les règles qui permettent une amélioration de la race. Il peut s’agir par exemple de toutes les politiques familiales et sociales telles que l’encouragement à la natalité et à l’hygiène ou encore le contrôle médical prénuptial10. L’eugénisme négatif comprend l’extermination douce qui est un prélude à la solution finale, (comme l’euthanasie par exemple), la stérilisation ou encore l’immigration. L’euthanasie a été acceptée très tôt : dès 1906 dans l’Ohio, pour lutter contre l’agonie. La Grande Bretagne la légalise en 1930. Les Pays-Bas ont récemment légalisé l’euthanasie et la Suisse permet ce qu’elle nomme le « suicide assisté ». En France, l’euthanasie fait aujourd’hui l’objet de débat et le droit n’a pas encore légalisé cette pratique, revendication pourtant défendue par un nombre relativement important de partisans qui se battent pour « une mort digne ». En ce qui concerne la stérilisation, en 1950, 33 Etats disposent de lois sur la stérilisation pour les faibles d’esprit, les épileptiques, les pervertis sexuels, les criminels de différents types, les syphilitiques et certains porteurs de maladies héréditaires. Claude RICHET traduit la loi sur la On peut citer à titre d’exemple des ouvrages tels: GOBINEAU, Essai sur l’inégalité des races, 1854 ou encore RENAN, Histoire des langues sémitiques. 9 Charles RICHET, La sélection humaine, 1919 10 Celui-ci a d’ailleurs été institué en France sous le régime de Vichy par Pétain et existe toujours aujourd’hui. 8 8 stérilisation de l’Indiana qui date de 1907 en ces termes : « (…) Au cas où les experts et le conseil jugeraient qu’il ne convient pas aux individus examinés de procréer, et s’il n’existe aucune probabilité en faveur de l’amélioration mentale de ces individus, les chirurgiens seront autorisés à pratiquer, pour rendre inféconds ces divers individus, telle opération qu’ils estimeront la plus sûre et la plus effective ». Des mesures concernant l’immigration sont également prises en France en 1933. Elle va ainsi « éliminer » discrètement certains médecins d’origine étrangère du droit d’exercice de la médecine. De la même manière, aux Etats-Unis, l’ « Immigration Restriction Act » de 1924 stipule : « La sélection des immigrants se fait de manière à n’admettre que ceux dont les capacités mentales sont supérieures à la moyenne américaine mesurées par des tests psychologiques largement diffusés ». Les propos d’Alexis CARREL, développés notamment pendant la période de l’entre deux guerres, ne vont choquer personne, ce qui témoigne d’un état d’esprit largement réceptif à des théories eugéniques, qui sont pourtant pour des oreilles d’aujourd’hui extrêmement choquantes. La civilisation doit selon lui être fondée sur la construction de l’élite (au moyen de nouvelles institutions dont il propose le développement, telles des institutions biologiques de l’avenir, ou encore des hauts conseils). La civilisation deviendra celle d’une « aristocratie héréditaire », avec la mise en œuvre d’un « eugénisme volontaire ». Il propose la mise en place d’instituts euthanasiques pour tous les criminels, dont on pourra alors disposer de façon « humaine et économique ». Il faut laisser de côté les « préjugés sentimentaux » et ne « pas hésiter à ordonner la société moderne par rapport à l’individu sain11 ». Le programme d’Alexis CARREL ne restera pas lettre morte puisque c’est HITLER qui le réalisera dès 1939. En France, ce sont 40.000 handicapés mentaux qui mourront de faim pendant la guerre. Il y a donc ici rencontre de la médecine et du politique qui va permettre la mise en œuvre de la philosophie eugéniste. Le programme de gestion de la société par les politiques répond à l’attente des savants. Ce qui fait en effet toute la potentialité nazie, c’est qu’il s’agit d’un « fascisme biologisant » (selon les propos d’Yves TERNON, chirurgien et historien) ou encore une « biocratie » selon les termes du Professeur de médecine Alex KAHN. L’exemple de l’Allemagne d’HITLER est ici tout à fait approprié : les eugénistes allemands ont reporté les craintes de la dégénérescence de la race essentiellement sur les juifs, et les médecins se sont associés aux politiques pour la mise en œuvre de l’action eugéniste. 11 Alexis CARREL, L’homme cet inconnu, 1935 9 Après la guerre, la rédaction du Code de Nuremberg en 1949 constitue une étape importante en matière de réglementation de la bioéthique puisqu’il constitue la première charte bioéthique portant sur l’expérimentation humaine. En France, c’est en 1982 qu’un pas décisif est effectué avec la création du Comité Consultatif National d’Ethique12, sous l’impulsion du nouveau Président de la République Française, François MITTERAND. La France avait en effet besoin d’un organe indépendant, regroupant des horizons culturels différents, qui puisse se prononcer sur l’utilisation des nouvelles techniques et des nouvelles découvertes. Ce dispositif sera complété en 1989 par la loi HURIET qui fait intervenir des non-médecins dans le processus d’élaboration d’une recherche et met hors la loi les médecins qui ne se plieraient pas à cette exigence. La crise actuelle de l’éthique médicale traduit en fait une crise plus profonde de nos sociétés. Il faut veiller à constamment être capable d’inféoder la médecine et la technique à l’éthique afin de pouvoir promouvoir une image de l’homme qui échappe à la réification de l’individu, dérive ayant été le principal moteur des barbaries dont le 20 e siècle aura été témoin, en passant de l’eugénisme au génocide. L’affaire Perruche qui nous préoccupe ici illustre bien ces préoccupations : elle a en effet soulevé des polémiques passionnées et passionnantes quant au fait de savoir si l’indemnisation d’un enfant handicapé qui n’aurait pu éviter le handicap qu’en étant avorté constituait une étape vers des risques de dérives eugénistes. L’action de « vie préjudiciable » est apparue pour la première fois aux Etats-Unis et ne se limitait pas à la responsabilité médicale puisque l’enfant avait également engagé une action contre son père naturel, à qui il reprochait d’avoir abandonné sa mère. Ce type d’action a connu un certain succès aux Etats-Unis jusqu’au début des années 1980 ; par la suite entre 1985 et 1995, les cours suprêmes et les législations d’un certain nombre d’Etats ont interdit ce type de recours. En France, l’action en vie préjudiciable est principalement le résultat de trois facteurs : le besoin indemnitaire lié à la carence des aides publiques, les progrès de la médecine prédictive et enfin la loi IVG de 1975. JERRY SAINTE-ROSE13 explique que les progrès de la médecine et l’évolution de la législation, qui permettent de plus en plus le recours à des méthodes de maîtrise de la reproduction humaine, entraînent de nouvelles hypothèses de responsabilité médicale. Les 12 13 Comité consultatif national d’éthique : CCNE avocat général dans l’affaire Perruche 10 contentieux en indemnité sont ainsi de plus en plus nombreux ;il sont liés à la naissance d’un enfant non désiré ou plus désiré en raison de son état de santé. Les parents considèrent subir un préjudice en raison de cette naissance dès lors qu’elle aurait pu ou dû être évitée. Concrètement, plusieurs types de situations ont été jugées : l’échec d’une IVG ou d’une stérilisation, l’inefficacité d’un examen prénatal dont l’objet est de détecter les maladies graves affectant l’embryon ou le fœtus, ou encore l’erreur d’un diagnostic anteconceptionnel qui permet le dépistage des maladies héréditaires. Deux actions sont alors intentées : l’une au nom des parents (action en « wrongful birth »), l’autre pour le compte du mineur (action en « wrongful life ») visant à réparer le préjudice correspondant à la vie diminuée qu’il doit vivre. On voit bien que les questions qui se posent lors de ces jugements ne sont pas de simples questions techniques ou juridiques ou de réparation indemnitaire. On touche en effet ici à un domaine éthique et à des questions d’ordre existentielles : le droit à la vie, à l’avortement, voire à l’eugénisme… Après avoir examiné dans une première partie l’arrêt qui a suscité ces débats ainsi que ses motivations, nous envisagerons dans une seconde partie les arguments des détracteurs de l’arrêt. Nous nous intéresserons ensuite au texte législatif adopté en vue de contrer l’arrêt Perruche. Enfin, nous envisagerons les dérives actuelles, plus préoccupantes, vers un eugénisme « libéral » (selon les termes employés par Jürgen Habermas) et une réification de l’embryon et du fœtus. 11 1. L’arrêt Perruche14 1.1 Les circonstances de l’affaire 1.1.1 Les faits dans le cas d’espèce En avril 1982, le médecin de la famille Perruche constate que la fille du couple, âgée de 4 ans, a contracté la rubéole. En mai 1982, il s’aperçoit que Mme Perruche présente les mêmes symptômes, alors qu’elle pense être enceinte. Mme Perruche, qui connaît les risques qu’une rubéole peut avoir sur un fœtus, avait affirmé qu’elle souhaitait interrompre sa grossesse en cas de rubéole. De fait, alors que la rubéole est normalement une maladie bénigne, elle peut avoir des conséquences d’une extrême gravité sur le fœtus lorsqu’elle atteint une femme enceinte non immunisée. Cette affection est connue sous le nom de syndrome de Gregg et consiste en des lésions auditives (surdité), oculaires (ces lésions peuvent aller jusqu’à la cécité), cardiaques et mentales. Le médecin fait alors procéder à la recherche d'anticorps rubéoleux, recherche réalisée par un laboratoire de biologie médicale d’Yerres. Le laboratoire procède à une première série de tests attestant que Mme Perruche n’est pas immunisée. Le médecin demande alors un second prélèvement et les tests s’avèrent cette fois positifs (signe que Mme Perruche est bien immunisée). Conformément à la loi, une troisième série de tests est effectuée et confirme les seconds résultats. Cependant, quelques mois plus tard, Mme Perruche accouche d’un enfant qui va développer de graves troubles neurologiques ainsi que des séquelles extrêmement importantes qui paraissent avoir pour origine une rubéole congénitale contractée lors de la grossesse de la mère. Le rapport d’expertise conclut à une erreur du laboratoire et relève que le médecin a fait preuve d’absence de sens critique en ne demandant pas une nouvelle série de tests. 1.1.2 Une procédure qui se rallonge Parallèlement à la demande d’indemnisation des parents (du père en fait, en qualité d’administrateur des biens de son fils mineur Nicolas) en leur nom et au nom de leur fils, se 14 voir Annexe 1 pour prendre connaissance de l’arrêt 12 greffe également la demande de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM) de l’Yonne, demanderesse au pourvoi incident. Le Tribunal de Grande Instance (TGI) d’Evry, par un jugement du 13 janvier 1992, retient que le médecin de famille ainsi que le laboratoire d’analyse médicale ont commis une faute : il a déclaré ceux-ci « responsables de l’état de santé de Nicolas P… ». Le médecin a interjeté appel du jugement en soutenant que seul le laboratoire était responsable. La Cour d’appel de Paris (1ère chambre, section B) a jugé que le médecin avait commis une faute « dans l’exécution de ses obligations contractuelles de moyens » et qu’il devait donc en réparer les conséquences pour Mme Perruche, qui lui avait fait connaître son intention de procéder à une interruption volontaire de grossesse15 en cas de rubéole. Par contre, la Cour considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le préjudice de l’enfant et les fautes commises. Les parents forment alors un premier pourvoi en cassation en reprochant à la Cour d’appel de ne pas voir un lien de causalité entre le préjudice de l’enfant et les fautes commises. (Ces moyens sont également repris par la Caisse primaire d’assurance maladie de l’Yonne). La première chambre civile de la Cour de cassation, par un arrêt du 26 mars 199616, a cassé le jugement rendu par la Cour d’appel en raison du refus de celle-ci d’admettre un lien de causalité entre le préjudice de l’enfant et les fautes commises. La cour de renvoi, la Cour d’appel d’Orléans, a pourtant dans un arrêt qualifié de rébellion du 5 février 1999, refusé d’admettre que l’enfant Nicolas Perruche subissait un préjudice réparable du fait des fautes commises par le médecin et le laboratoire. 1.2 La solution de la Cour de cassation et ses motivations 1.2.1 La solution retenue par la Cour de cassation La Cour17 admet, selon une jurisprudence traditionnelle, d’indemniser les parents de l’enfant Perruche, et ce, au titre de leur préjudice moral et de leur préjudice matériel, à savoir, en raison des lourdes charges matérielles et financières devant être supportés par les parents en raison du handicap de leur fils. 15 16 interruption volontaire de grossesse: IVG civ I bull numéro 156 page 109 13 Par contre, ce qui est nouveau et a soulevé la polémique est le fait qu’en cassant l’arrêt de la Cour d’appel de renvoi, la Cour de cassation accepte d’indemniser l’enfant lui-même du fait du préjudice qu’il a subi, chose à laquelle s’est toujours refusé le Conseil d’Etat18 et qui rompt avec la jurisprudence traditionnelle de la Cour de cassation que nous étudierons ultérieurement. Ainsi, la Cour dispose « que dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Mme X…avaient empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues ». Elle renvoie ensuite l’affaire devant la Cour d’appel de Paris pour être fait droit. Il convient ici de faire un bref récapitulatif des principes de la responsabilité civile. Les principes de la responsabilité civile sont énoncés dans l’article 1382 du Code civil qui dispose que « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». L’article 1383 poursuit : « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou son imprudence ». La responsabilité civile est ainsi encourue par l’auteur d’un dommage qui doit réparer le préjudice causé à autrui, le plus souvent par l’allocation de dommages et intérêts. Mais elle est aussi encourue quand une personne n’empêche pas un dommage, alors qu’elle le pouvait et le devait. Une autre norme constante du droit de la responsabilité indique que le tiers qui subit un préjudice du fait de l’exécution défectueuse d’un contrat entre deux parties peut en demander la réparation. En l’occurrence, dans l’affaire qui nous occupe, l’enfant est le tiers au contrat entre les parties que sont la mère face au médecin et au laboratoire. 1.2.2 Les motivations de la Cour Il convient à présent d’examiner les motivations de la Cour pour mieux cerner le problème. À ce propos, il nous a semblé que les conclusions du conseiller à la Cour de cassation Pierre SARGOS rendues à l’occasion de l’arrêt Perruche sont très explicites. Par ailleurs, il est fort probable que la Cour se soit inspirée, au moins en ce qui concerne les lignes directrices, de l’argumentation de Pierre Sargos. 17 Cour de cassation, Assemblée pleinière, 17 novembre 2000, Perruche : JCP 2000, II, 10438, rapport Sargos, conclusions contraires Sainte-Rose 14 a- La question de la responsabilité et du préjudice en matière d’IVG : Pour évoquer le fait que l’enfant ait contracté son handicap in utero ou que le handicap de l’enfant est d’origine génétique, Pierre Sargos parle d’un handicap « d’origine endogène ». Le conseiller Sargos procède en plusieurs étapes. Il rappelle tout d’abord quelques éléments fondamentaux de la législation sur l’IVG, celle-ci étant bien au cœur du débat et de la réflexion du juge. La loi relative à l’IVG date du 17 janvier 1975 et précise dans son article premier « la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi ». La loi prévoit deux cas dans lesquels l’IVG est légale: - Pratiquée avant la fin de la dixième semaine. La femme enceinte peut la demander à son médecin si elle est en situation de détresse. - Pratiquée pour des motifs thérapeutiques, celle ci peut être autorisée à toute époque de la grossesse, pourvu que deux médecins attestent que la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé de la femme ou qu’il existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic. Par ailleurs, le personnel médical peut parfaitement refuser de participer à une IVG, si cela va à l’encontre de ses convictions personnelles. Il s’agit de la clause de conscience. C’est d’ailleurs essentiellement l’existence de cette clause qui a fait dire au Conseil Constitutionnel19 que la liberté des personnes « appelées à recourir ou à participer à une IVG était respectée et que la loi n’acceptait une atteinte au principe de respect de tout être humain dès le commencement de sa vie (principe d’ailleurs rappelé à son article 1) qu’en cas de nécessité et selon les conditions et limitations qu’elle définit ». Conseil d’Etat : CE décision du 15 janvier 1975. Le CC a été saisi par des parlementaires qui considéraient que la loi était contraire aux Traités internationaux et aux droits de l’homme. Il n’a traité que de la seconde question, s’estimant incompétent quant à la conventionnalité de la loi. 18 19 15 D’après les statistiques effectuées par la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, le deuxième type d’IVG ne représentait qu’environ 1,1% et 1,4 % entre 1995 et 1998. Il n’est pas contesté que la possibilité pour Mme Perruche de procéder à une IVG lui était ouverte. (2e type y compris compte tenu de la gravité du risque encouru par le fœtus de naître avec de graves handicaps dans le cas où la mère aurait contracté le virus pendant la grossesse alors qu’elle n’était pas immunisée. La possibilité de pouvoir recourir à une IVG étant d’autant plus nette qu’il n’existe aucun moyen curatif pour soigner cela). La loi confère la possibilité de choisir de recourir à une IVG exclusivement à la mère, la volonté du père étant écartée. Cette question s’est posée dans un arrêt du CE « Lahache » du 31 octobre 1981. Un mari dont la femme avait subi une IVG fait un recours contre l’hôpital pour faute car selon lui, sa femme n’était pas en situation de détresse et l’hôpital aurait du s’assurer de cela avant de pratiquer l’IVG. Le CE répond à cette réalité que « la femme majeure est capable d’apprécier elle-même si sa situation justifie l’interruption de grossesse ». Malgré ces deux arrêts qui mettent clairement un accent sur la liberté et la responsabilité de la femme de recourir à une IVG, des polémiques continuent aujourd’hui d’exister sur le point de savoir s’il existe réellement un droit à l’avortement que ses détracteurs opposeraient à un droit à la vie. De la même manière, le Conseil d’Etat a refusé de reconnaître un droit à la vie de l’enfant dans le cadre d’actions intentées par des personnes qui protestaient contre les examens de détection du risque de trisomie 21 pour le fœtus. De même, la Cour de cassation a rejeté la requête d’une personne qui refusait de payer ses cotisations sociales car elle estimait que cellesci financaient en partie des IVG. Ces différents arrêts accordent donc tous à la mère seule, le droit de choisir de recourir ou non à une IVG. Dire alors que l’action en wrongful life pourrait aboutir au fait que l’enfant exerce une action contre sa mère car celle-ci n’a pas avorté, relève donc selon Pierre Sargos d’une ineptie juridique. En effet, le fait de choisir ou non de pratiquer une IVG relève d’une liberté inaliénable de la femme, nul ne pouvant se substituer à son choix, même pas le père, comme nous l’avons vu plus haut. Et en l’occurrence, qui dit liberté d’avorter, dit par-là même liberté de ne pas avorter. En aucune façon la femme ne saurait être contrainte d’un tel acte ou voir engager sa responsabilité à l’initiative de son enfant dans la mesure où elle aurait décidé de le garder alors qu’elle connaissait un diagnostic de handicap le concernant. 16 b- La problématique du lien de causalité : Il convient avant de rentrer dans le cœur du débat de rappeler les différentes catégories élaborées par la doctrine sur le lien de causalité entre une faute et un préjudice : - la théorie de l’équivalence des conditions qui postule que tout fait, même éloigné, sans lequel le dommage ne se serait pas établi, est réputé causal. - la théorie de la proximité des causes d’après laquelle seule la dernière cause est retenue. - et enfin la théorie de la causalité adéquate qui postule que seule la cause prépondérante, c’est à dire celle qui comporte la possibilité objective du dommage réalisé, est retenue. La doctrine dans son ensemble se rapporte plutôt à cette dernière théorie qui est connue dans la doctrine administrative sous le nom de théorie des conséquences normales. Ce qui nous intéresse dans le cas présent comme le rappelle JOURDAIN (qui a notamment fait les commentaires des deux arrêts rendus par la Cour de Cassation en 1996), « c’est de savoir si sans les fautes commises, les dommages auraient pu être évités ». Il faut donc examiner le contenu des obligations pesant sur le médecin et le laboratoire dans le cas Perruche. La relation d’un médecin libéral avec son patient est envisagée comme une relation contractuelle :le médecin a pour obligation de donner des soins consciencieux, attentifs et conformes aux données acquises de la médecine (arrêt « Mercier » du 20 mai 1936). La Cour de cassation a précisé les contours du contenu de ce contrat, les obligations qu’il impose au médecin et la responsabilité qui lui incombe en cas d’inexécution du contrat ou d’exécution défectueuse du contrat. L’arrêt « Le Bail », rendu le 15 juin 1937, précise que de cette relation contractuelle découle en cas d’inexécution ou d’exécution défectueuse du contrat, une responsabilité contractuelle du médecin à l’égard de son patient. La Cour de cassation précise également cette forme de responsabilité pour les cliniques et laboratoires dans un arrêt du 6 mars 1945. Dans le « traité pratique de droit civil français » de Planiol et Ripert, tome 4, édition de 1952, il est exprimé l’idée suivante : « la responsabilité contractuelle, c’est le manquement à des obligations résultant du contrat, manquement qui peut être sanctionné soit sur un terrain purement objectif si l’obligation est de résultat (ou déterminée), sauf force majeure, soit sur le terrain de la faute si l’obligation, comme en matière médicale, est de moyens ». 17 La question est donc la suivante : de quelle nature est l’obligation contractuelle qui lie le médecin et le laboratoire à Mme Perruche ? Selon le conseiller Pierre Sargos, qui s’appuie sur les dires des juges du fond, cette obligation était la suivante : « le médecin et le laboratoire devaient donner à Mme P…grâce au sérodiagnostic de la rubéole, une information lui permettant d’exercer le choix qu’elle avait fait de recourir à une IVG si elle présentait une rubéole en cours ». Et l’exercice de ce choix, expression de sa liberté personnelle et discrétionnaire, a été empêché par l’erreur commise. Le handicap de l’enfant apparu peu après sa naissance est donc bien la conséquence directe de la faute commise par le médecin puisque sans cette faute il n’y aurait pas eu de handicap. Pierre Sargos reconnaît, et c’est d’ailleurs ce que soulèvent de façon systématique les détracteurs de l’arrêt, qu’effectivement il n’y aurait pas eu handicap, mais il n’y aurait pas non plus eu de vie, puisque le handicap était de toute façon incurable. Cependant, Monsieur le conseiller Sargos soutient que cette affirmation ne change en rien le fait qu’il y ait une causalité directe entre la faute du médecin et du laboratoire et le handicap de l’enfant. Il y a eu des hésitations sur le fondement de l’action d’un tiers au contrat (l’enfant est en effet ici bien un tiers au contrat, étant donné que le contrat lie la mère au médecin et au laboratoire) qui subit un préjudice du fait de l’inexécution d’une obligation née de ce contrat ou de son exécution défectueuse. Cependant, sans entrer dans les détails de la jurisprudence, on peut ici citer un arrêt récent de la Cour de cassation du 18 juillet 2000 rendu par sa première chambre civile qui précise que (confère article 1165 et 1382 du Code civil) « les tiers à un contrat sont fondés à invoquer l’exécution défectueuse de celui-ci lorsqu’elle leur a causé un dommage, sans avoir à rapporter d’autre preuve ». Pierre Sargos conteste en cela les attaques des détracteurs en ce qu’ils se basent sur des motifs « simplistes » (lien de causalité biologique) pour démontrer l’absence de lien de causalité. Par lien de causalité biologique, il entend le fait que le handicap était d’origine endogène, à savoir que le médecin n’aurait pas pu le soigner. La seule raison qui à ses yeux pourrait justifier éventuellement le refus d’indemniser directement l’enfant est en relation avec le principe de respect de la personne humaine. 18 c- Le principe du respect de la personne humaine : Le principe du respect de la personne humaine est un élément central de notre réflexion. Il est en effet à l’origine de l’arrêt de la Cour, mais également de la polémique qu’a soulevé l’arrêt après sa parution. Il est d’ailleurs utilisé comme justification de l’indemnisation de l’enfant par les défenseurs de l’arrêt, mais aussi par ses détracteurs, comme fondement de la non-indemnisation. Ce principe est réaffirmé par l’article 16 du Code civil, dans la loi qui dépénalise l’IVG dans certaines situations (en son article 1), mais également par la Cour de cassation, dans un arrêt « Teyssier »20 du 28 janvier 1942 où elle affirme la valeur fondamentale du « respect de la personne humaine ». Ce qui pose problème dans l’arrêt attaqué, c’est que la suppression du risque des conséquences de la rubéole implique nécessairement la suppression du fœtus 21. Et Pierre Sargos de poser la question suivante « est-il dès lors légitime, au regard du principe fondamental du respect de la personne humaine, que l’enfant puisse en quelque sorte faire abstraction de la vie à laquelle la faute commise lui a permis d’accéder pour réclamer la réparation de son handicap ? » En effet, pour Pierre Sargos, dès lors que l’on a écarté l’erreur qui consiste à refuser la causalité de façon biologique, il s’agit là de la question la plus importante. Cette question a d’ailleurs été soulevée par de nombreux détracteurs de l’arrêt dont on étudiera ultérieurement les arguments. Pour Pierre Sargos, il est difficile éthiquement d’admettre qu’une personne puisse se prévaloir contre une autre d’une faute qui lui a en réalité permis d’être en vie, cela allant semble-t-il de façon frontale à l’encontre du respect de la personne humaine, « un préjudice lié de façon indivisible à l’existence même ne saurait alors être admis ». Mais pour Pierre Sargos, il n’y pas atteinte au respect de la personne humaine. En effet, la non-reconnaissance d’une indemnisation s’apparente beaucoup plus au non-respect de la personne humaine et de la vie que l’admission de l’indemnisation de l’enfant qui lui permettra de vivre de manière décente et indépendamment des aides sociales. Il critique l’arrêt du CE22 d’indemniser uniquement les parents car si le couple divorce ou abandonne l’enfant, celui-ci ne touchera plus d’aide. En outre, si les parents meurent avant d’avoir pu agir, l’enfant ne pourra pas du tout obtenir réparation de son préjudice. A moins d’imaginer qu’il se présente en qualité d’héritier de ses parents pour toucher la réparation de leur préjudice, alors que lui 20 Cet arrêt fonde également l’obligation du devoir d’information du médecin. Puisque, nous l’avons dis, le handicap est d’origine endogène et incurable. 22 CE, Section, 14 février 1997, « Centre hospitalier régional de Nice contre Epoux Quarez », conclusions Valérie Pécresse et notes de Bernard Mathieu, RFDA 13 (2) mars-avril 1997, qu’on étudiera ultérieurement dans le 2.2 21 19 n’aurait directement rien touché…Il insiste aussi sur le fait que ce n’est pas la vie qui est indemnisée, mais le préjudice qui résulte du handicap qui fera peser sur toute la vie de l’enfant des souffrances en tout genre, mais également des coûts et des contraintes énormes. d- La question des risques de dérives eugénistes : Pierre Sargos s’attache à démontrer qu’accepter l’action en « wrongful life » ne correspond pas à des pratiques eugénistes, ni à des risques de dérives eugénistes. Il estime tout d’abord qu’une telle position serait de nature à blesser les femmes en situation de détresse qui aurait recours à l’IVG. Il estime aussi que l’eugénisme implique de façon indéniable une dimension collective et criminelle et qu’il s’agirait d’une « insulte et du mépris de la liberté de la femme » que de dire qu’il s’agit de pratique eugéniste que de recourir à une IVG alors que les femmes sont informées de la maladie et du handicap de leur enfant. Il s’agit simplement de reconnaître la liberté qui est accordée aux femmes par la loi de 1975. En effet M. Sargos s’appuie sur le fait qu’un certain nombre de détracteurs de l’arrêt sont à la limite même de refuser dans son principe le recours à l’avortement. Il cite à cet effet Janick Roche Dahan (D 1997, jurisprudence page 35) qui expose « …qu’il est pour le moins surprenant de voir des médecins engager leur responsabilité pour n’avoir pas permis à une femme de réaliser un acte qui reste à la limite de la légalité ». Par ailleurs selon Pierre Sargos, on pourrait parler d’eugénisme à partir du moment où dès lors que l’on sait que son enfant naîtra avec un handicap, il y a obligation de recourir à une IVG (par pression sociale ou obligation légale). Or la liberté entière est laissée à la femme, et les médecins ont le pouvoir de refuser de pratiquer une IVG si cela va à l’encontre de leurs convictions personnelles23. En outre il n’y a pas de risques que la femme avorte dès que le fœtus risque de naître avec une anomalie mineure. Pour qu’une femme puisse avorter pour raisons thérapeutiques, il y a tout d’abord un contrôle effectué par deux médecins différents. Ensuite le faible taux d’avortement pour des raisons thérapeutiques montre qu’il n’y a pas de recours systématique à l’avortement dès lors que les parents savent que leur enfant naîtra avec une anomalie. Pierre Sargos considère qu’il y a lieu de respecter les lois du pays, en l’occurrence celle de 1975 qui autorise la femme à avorter à tout moment lorsque son enfant risque de naître avec une affection d’une particulière gravité et incurable, mais aussi le principe du droit de la Comme nous avons pu le constater plus haut lors de l’examen rapide de la loi «Veil » de 1975 : c’est la clause de conscience 23 20 responsabilité qui dit qu’il y a lieu de réparer un préjudice causé à autrui par une faute. Il fait encore référence à l’article de Yannick Dagorne-Labbé au numéro 47 des « Petites Affiches » de 1996, idée reprise par Patrice Jourdain : « considérer le handicap supporté par l’enfant comme inhérent à sa personne pour en déduire une non-réparation, n’est-ce pas nier l’atteinte au potentiel humain qui résulte de son handicap et nier par-là son préjudice ? » Le conseiller à la Cour met également le doigt sur ce qu’il considère être une incohérence : le préjudice invoqué par les parents est fondé exactement sur la même faute que celui invoqué par l’enfant : admettre d’indemniser les uns et pas les autres est donc incohérent. De fait, en indemnisant les parents, on accepte l’idée de faire abstraction de la vie, qui sans la faute commise, n’aurait pas existé. Stéphane Alloiteau critique aussi la position du Conseil d’Etat dans le sens où en accordant une rente mensuelle aux parents de 5000 FRF pendant toute la durée de vie de l’enfant, il s’agit dans les faits d’un moyen détourné d’indemniser l’enfant. (« Petites Affiches numéro 64 de 1997) De même Marie-Laure Fortuné-Cavalié (dans « Médecine et Droit » numéro 33 de 1998) s’interroge comme suit : « comment expliquer que la naissance d’un enfant handicapé constitue un préjudice pour les parents et pas pour l’enfant lui-même ? ». Dans « Responsabilité du médecin » numéro 280, édition Litec, mars 2000, Sylvie Welsch dénonce le fait d’ « admettre un préjudice par ricochet des parents s’il n’y a pas de dommage immédiat pour l’enfant ». 1.3Les justifications apportées a posteriori 1.3.1 Les justifications apportées par la Cour de cassation24 C’est dans son rapport annuel de l’année 2000 que la Cour de cassation s’explique dans un chapitre intitulé « Préjudice de l’enfant né handicapé ». La haute juridiction rappelle à cette occasion qu’elle a pris en compte les enjeux moraux et éthiques d’une telle action mais « qu’il lui est apparu que le respect effectif, et pas seulement théorique, de la personne passait par la reconnaissance de l’enfant handicapé en tant que sujet de droit autonome et que devait être reconnu son droit propre à bénéficier d’une réparation du préjudice résultant de son handicap - 24 justifications tirées essentiellement d’un article de Cécile PRIEUR, Le Monde, « La Cour de cassation affirme défendre le « respect effectif » de l’enfant handicapé », 30 novembre 2001 21 et exclusivement de celui-ci- de façon à lui permettre de vivre dans des conditions conformes à la dignité humaine malgré son handicap ». La Cour considère en effet qu’il y a trop d’aléas à accorder une indemnité uniquement aux parents25, l’indemnisation de l’enfant assurant à celui-ci la défense de ses intérêts et une certaine dignité dans ses conditions de vie future. A la suite de l’arrêt Perruche, la Cour a tout de même nuancé ou précisé ses positions à l’occasion de quatre nouvelles affaires. Elle a ainsi refusé le 13 juillet 2001 le bénéfice d’une indemnisation à trois enfants nés handicapés : l’un avec une malformation de la moelle épinière, le deuxième sans bras droit et le troisième avec un bras atrophié. La haute juridiction a estimé que n’étaient pas réunies les conditions qui permettent la mise en œuvre d’un avortement thérapeutique, à condition que les parents des enfants aient eu à se poser la question de l’IVG. Dans un arrêt du 28 novembre 2001, la Cour précise les contours de l’indemnisation accordée aux enfants nés handicapés à la suite d’une erreur médicale. Elle rappelle le principe selon lequel « la réparation du préjudice doit être intégrale », et que contrairement à ce qui lui a été reproché elle n’a pas évoqué du tout l’idée d’un « préjudice esthétique », ce préjudice n’étant nullement une catégorie de droit. 1.3.2 Les justifications de la doctrine a- L’arrêt Perruche : une conséquence de la loi de 1975 A l’instar de Pierre Sargos, Muriel Fabre-Magnan26 considère que l’arrêt Perruche n’est en définitive qu’une conséquence directe du droit qui a accordé à la femme l’IVG thérapeutique permis par la loi de 1975 dans certaines conditions. Par conséquent, ce n’est pas l’arrêt qui innove et suggère qu’au-delà d’un certain handicap une femme peut avorter si elle le décide. C’est la loi qui avait déjà posé la question délicate du seuil. Pour protéger ce droit, il faut pouvoir condamner les personnes qui en raison de leur faute ont empêché à la mère d’exercer son choix d’avorter. Muriel Fabre-Magnan rappelle également que l’arrêt Perruche n’indemnise pas le fait d’être né mais le handicap de l’enfant. C’est la solution qui a été retenu par le CE dans l’arrêt « Quarez » de 1997 FABRE-MAGNAN Muriel, « L’affaire Perruche :une troisième voie », ( Débat autour de l’ arrêt Perruche), Droits, Revue Française de théorie, de philosophie et de culture juridique, numéro 35, octobre 2002, page 119 à 133 25 26 22 L’arrêt Perruche ne consacre pas un droit de ne pas naître ou un droit de ne pas naître handicapé. De fait, ne pas être conçu ne constitue pas un droit, car l’enfant à naître n’a pas d’existence, ni d’existence juridique. De plus, la liberté d’avorter pour la mère est aussi une liberté de ne pas avorter, et reconnaître à un enfant de ne pas naître viendrait contraindre cette liberté. b- La question du lien de causalité : La Cour de cassation a accepté d’indemniser un handicap congénital qui n’a pas été provoqué par la faute directe du médecin. Cependant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de lien de causalité. Le droit admet ainsi un lien entre une faute et un préjudice même si la faute n’a pas provoqué directement le préjudice. Si la faute l’a rendu possible (condition sine qua non), on peut également admettre le lien de causalité. C’est à dire que sans la faute du médecin, l’événement ne se serait pas produit. (Par exemple, il y a engagement de la responsabilité du médecin lorsqu’il y a défaut d’information sur les conséquences d’une opération alors même que le médecin n’a pas provoqué le dommage). Il y a dans le cas de l’affaire Perruche défaut d’information de la part du médecin, ou en tout cas information erronée. Par conséquent, il a privé la mère d’exercer sa faculté de choix d’avorter ou non, et doit donc l’indemniser. Selon Muriel Fabre-Magnan, le médecin est également créancier de cette obligation d’information envers l’enfant, l’information sur l’état du fœtus concernant le fœtus en premier lieu. Elle rappelle à cet effet que la loi confère à la mère seule le soin de dire où est l’intérêt de son enfant. Si cette possibilité d’exprimer l’intérêt de l’enfant n’existait pas, cela réduirait de façon plus terrible encore les intérêts de celui-ci, qui n’aurait plus qu’un statut de choses (l’embryon et le fœtus ici). Muriel Fabre-Magnan souligne également l’importance de bien différencier les deux types d’obligation qui pèsent sur le médecin : l’obligation de soins et l’obligation d’information. Elle cite à cet effet une jurisprudence27 de la Cour de cassation qui a reconnu que «(…) le créancier d’une telle obligation a droit à une information correcte et ce même s’il est acquis que, dûment et correctement, il aurait été contraint de prendre exactement la même décision ». Donc Mme Perruche aurait droit ainsi que son fils à une indemnisation, même sans avoir à prouver que bien informée, les conséquences dommageables ne se seraient pas produites. Cela signifie que la mère et l’enfant aurait pu être indemnisés sans que la mère précise qu’elle aurait avorté si elle avait 27 arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 18 juillet 2001 23 connu l’état exact de son enfant. Muriel Fabre-Magnan souligne également qu’il est important de dissocier l’enfant et son handicap. Michel Gobert, professeur émérite de l’université Paris-II s’est également prononcé sur la question de la causalité28. Il rappelle le fait qu’en 1936, la Cour de cassation a reconnu qu’un contrat se forme entre le médecin et son patient, contrat dont le pivot est l’obligation d’information, qui, si elle n’est pas respectée entraîne la responsabilité des fautes. Il explique que si certains juristes contestent l’arrêt Perruche, c’est en raison de l’absence de lien de causalité entre la faute du médecin et le handicap qui serait d’origine « naturelle ou biologique ».Il rappelle pourtant que la jurisprudence décide qu’en cas de concomitance entre une cause naturelle et une faute, l’auteur de la faute reste entièrement responsable. Il estime par conséquent tout à fait normal que la Cour indemnise l’enfant et les parents. Selon lui, il s’agit d’indemniser ou les parents et l’enfant pour le même préjudice mais vécu de façon différente, ou alors de n’indemniser personne, ce qui aboutirait à une remise en cause plus ou moins directe de la loi de 1975 qui autorise sous certaines conditions l’IVG. c- Sur la question de l’obligation qui pèse sur les médecins : Selon Muriel Fabre-Magnan, l’arrêt ne consacre pas une obligation de résultat pour les médecins. Car dans ce cas, il y aurait engagement de la responsabilité du médecin même lorsque celui ci n’a pas commis de faute. Or dans le cas Perruche, une faute a bien été exigée par la Cour de cassation, de même que dans les autres affaires semblables que la Cour a été amenée à juger en Assemblée pleinière le 28 novembre 2001 : dans un cas, le médecin avait oublié de remettre les résultats à une patiente alors qu’ils étaient alarmants, dans l’autre cas, aucun test de dépistage n’avait été proposé à une patiente qui se savait à risque. L’arrêt ne permet pas non plus à un enfant de rendre responsables ses parents pour ne pas avoir procédé à un avortement et de l’avoir ainsi fait naître handicapé. En effet, pour les rendre responsables du handicap de l’enfant, il faudrait qu’ils aient commis une faute. Il convient ici de rappeler les exigences en matière de responsabilité civile. Trois conditions cumulatives doivent être remplies :il faut qu’il y ait une faute, un dommage et un lien de causalité entre la faute et le 24 dommage. La femme est libre d’avorter ou non : elle n’est donc pas contrainte d’avorter lorsqu’elle apprend que l’enfant qu’elle attend est handicapé. d- Sur les risques de dérives eugénistes : L’arrêt n’encourage pas non plus selon Muriel Fabre-Magnan les pratiques eugéniques. Pour elle, le fait que le médecin doive indemniser les parents, ou alors les parents et l’enfant, revient au même pour le médecin qui va être tenté de conseiller l’avortement dans les deux cas. Le fait d’indemniser l’enfant en plus des parents n’entraîne pas plus de risques que le médecin fasse preuve d’excès de précaution et préconise l’avortement thérapeutique dès lors qu’il a le moindre doute. Et ce, d’autant plus que l’accord de deux médecins est nécessaire pour autoriser une ITG (interruption thérapeutique de grossesse)29. e- Sur la dignité de la personne humaine : La décision de la Cour de cassation ne porte pas non plus atteinte à la dignité des handicapés. Au contraire, en leur accordant directement une indemnité, le juge civil leur a accordé une certaine autonomie. D’autre part, le fait que l’arrêt du CE accorde une indemnité aux parents qui leur survivent montre bien que c’est en réalité l’enfant qu’on voulait indemniser du fait de son préjudice. Dans un article intitulé « l’arrêt Perruche : une liberté pour la mort ?30 », Bernard EDELMAN souligne que l’arrêt Perruche permet, selon certains observateurs, de confronter pour la première fois de manière aussi frontale la dignité aux droits de l’homme. En effet, si l’on se place du côté de la dignité, celle-ci s’oppose à ce que l’enfant Nicolas qui est né handicapé considère que sa naissance constitue un préjudice, de la même manière à ce qu’elle s’oppose à toute action intentée par les parents en son nom. Par contre, lorsqu’on raisonne à partir des droits de l’homme, Nicolas « aurait le droit subjectif de se plaindre d’être né (…) mais encore il pourrait Michelle GOBERT (professeur émérite de l’université Paris-II), propos recueilli par Cécile PRIEUR, Le Monde, « Toute faute engage la responsabilité de celui qui l’a commise », 10 novembre 2002 29 (Jerry Sainte-Rose pose la question de savoir qui est soigné en ce cas ( en effet le terme thérapeutique signifie que par l’acte pratiqué, on soigne une personne, or dans le cas d’un avortement, personne n’est soigné, il y a suppression pure et simple de l’embryon) et le problème d’un certain laxisme dans l’utilisation de la loi : « l’avortement est –il devenu une liberté de la femme comme on l’a soutenu » ?) 28 25 se faire représenter par ses parents . En d’autres mots, dans le rapport de soi à soi (…) la dignité serait liberticide ». Bernard Edelman précise que le concept de dignité est quelque peu pervers : de fait, l’enfant Perruche en estimant que sa vie ne mérite pas d’être vécue ne respecte pas sa dignité ni celle des autres personnes qui subiraient le même sort que lui. La dignité apparaîtrait comme une « instance contraignante, exigeante, aliénante : on ne s’appartiendrait plus, au sens propre, mais on appartiendrait à un grand Autre, qu’on appelle Humanité, Communauté ou Genre humain ». Bernard Edelamn continue en dénoncant le fait que l’homme soit passé à « un pouvoir de soi sur soi à un pouvoir social sur soi, en soi-même ». On ferait ainsi passer l’enfant handicapé de la position de victime à la position de bourreau, car il serait indigne de sa part de vouloir préférer être mort que de vivre handicapé. f- Vers une reconnaissance juridique de l’embryon : Selon Muriel Fabre-Magnan, l’arrêt Perruche va dans le sens d’une reconnaissance juridique de l’embryon. Ce n’est pas la mise en cause de la responsabilité des médecins qui porte atteinte à la dignité des handicapés mentaux ou à celle des embryons. C’est plutôt le développement de pratiques telles que l’assistance médicale à la procréation ou le diagnostic préimplantatoire qui conduisent à une réification de l’enfant et de l’embryon qu’il faudrait encadrer et surveiller. Nous arborderons ce point de manière plus approfondie dans la troisième partie de ce devoir. g- Sur la question de la valeur de la vie handicapée : Selon les défenseurs de l’arrêt, l’arrêt en cause ne dit pas qu’il y a des vies qui ne méritent pas d’être vécues. Il indemnise simplement un handicap. L’arrêt aurait été mal interprété par une opinion publique mal informée. Le seul reproche dans les dires de la Cour de cassation est l’exigence (qui n’aurait pas été nécessaire) que la mère prouve qu’elle aurait avorté si elle avait reçu une bonne information. (à savoir si elle avait su dans quel état était l’enfant qu’elle attendait). Effectivement, Muriel Fabre-Magnan relève que la Cour de cassation a écrit une EDELMAN Bernard, « L’arrêt Perruche :une liberté pour la mort ? », Droits, Revue Française de théorie, de philosophie et de culture juridique, numéro 35, octobre 2002, page 151 à 161 30 26 phrase ambiguë et souvent mal comprise : la faute médicale31 a empêché la mère « d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse (la cour aurait pu s’arrêter là) afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap ». Il faut comprendre ici selon Muriel Fabre-Magnan que le problème n’est pas qu’il aurait fallu éviter la naissance handicapée mais que la mère n’a pas pu exercer son choix de subir ou non une IVG. D’autres défenseurs considèrent à l’instar notamment d’Henri Caillavet32 que l’enfant handicapé reçoit en quelque sorte une délégation de la part de sa mère du droit à ne pas mettre au monde un enfant handicapé. Pour lui cette délégation ne peut être considérée comme choquante puisque elle ne concerne qu’un être humain particulier alors que l’eugénisme est d’une autre nature. L’eugénisme concerne un groupe d’humain et relève d’une dimension collective. Henri Caillavet estime que c’est la loi de 1975 sur l’IVG qui reconnaît implicitement un droit à ne pas naître handicapé et il ne trouve pas du tout cette interprétation choquante. Si on interprétait différemment ce droit, il faudrait alors selon lui « revêtir d’une autre tenue juridique des diagnostic prénatals, des DPI, des investigations, des recherches biologiques, qui aboutissent parfois, selon le choix de la mère à un avortement ». Henri Caillavet met également le droit à ne pas naître handicapé (qui pour lui est reconnu pleinement en droit français) en parallèle avec le droit que possèdent les personne de se modifier physiquement : par exemple le droit de recourir à de la chirurgie esthétique pour apporter des modifications à son corps ou encore les interventions qui visent à changer de sexe,…toutes ces attitudes qui s’expliquent par le refus de soi-même. Il approuve également qu’un enfant né avec un handicap non accepté puisse ester en justice ses parents qui seraient débiteurs envers lui notamment sur le plan matériel, car responsables de son handicap. Henri Caillavet se prononce donc en faveur de cet avis puisque celui-ci ne reconnaît même pas selon lui, le droit de ne pas naître handicapé. Il espère cependant que l’enfant puisse obtenir dans le futur « un droit incontestable à ne pas naître handicapé », ce en quoi il se distingue de la plupart des commentateurs de l’arrêt Perruche, qu’ils en soient les défenseurs ou les détracteurs. 31 la notion de faute médicale est comprise en ce sens : ‘‘une anomalie de conduite, c’est-à-dire la non-exécution des devoirs et obligations contractuelles, notamment le non-respect de l’obligation de moyens, laquelle consiste à apporter des soins consciencieux, attentifs et conformes aux acquis de la science médicale et aux bonnes pratiques’’ . 32 Celui a apportée une contribution à l’avis du CCNE de 2001 « Handicaps congénitaux et préjudice ». 27 1.4. Les problèmes juridiques et éthiques soulevés par l’arrêt de la Cour de cassation Les problèmes juridiques et éthiques soulevés par l’arrêt de la Cour de cassation sont à la fois nombreux et divers. Ils ont été notamment mis en perspective par les détracteurs de l’arrêt et à l’instar de Jerry Sainte-Rose, l’avocat général qui s’était prononcé pour une autre solution que celle apportée par la Cour. Ces problèmes n’ont pour autant pas été occultés par les défenseurs de l’arrêt comme nous avons pu le constater ci-dessus. Il apparaît cependant utile pour la bonne compréhension de l’exposé de rappeler les principaux points de discordes qui ont alimenté les débats. - La question du lien de causalité est à la base de toute la discussion : y a-t-il un lien de causalité directe entre les fautes commises par le laboratoire et le médecin et le préjudice subi par l’enfant Perruche ? Le lien de causalité s’il existe, autorise-t-il à indemniser l’enfant ? - L’arrêt de la Cour consacre-t-il une obligation de résultat pour les médecins ? - La voie est elle ouverte vers la légalisation de nouvelles formes de pratiques eugénistes ? Ouvre-t-on la voie à un « eugénisme libéral », selon les termes de Jürgen Habermas33 ? - Cet arrêt représente-t-il une atteinte au respect de la personne humaine et de la vie handicapée ? Est-ce une façon de dire qu’il y a des vies qui ne méritent pas d’être vécues ? - Cette jurisprudence entérine-t-elle le droit pour l’enfant de se retourner contre ses parents parce que ceux-ci ont fait le choix de ne pas avorter, ou encore parce qu’ils ont pu avoir des comportements nocifs pour sa santé alors qu’il était fœtus ou embryon ? - Comment faire face à une situation où les deux juridictions suprêmes sont en désaccord ? Y a-t-il lieu de légiférer ? Si oui, comment ? 33 Jürgen HABERMAS, L’avenir de la nature humaine :vers un eugénisme libéral ?, Editions Gallimard, collection nrf essais, 2003, 180 pages 28 2. Le caractère novateur de la décision de la Cour par rapport aux jurisprudences traditionnelles La jurisprudence de la Cour de cassation est venue se confronter à des jurisprudences étrangères contraires. La position adoptée par la Cour est également apparue en porte à faux avec la jurisprudence française traditionnelle, tant administrative que judiciaire. 2.1 Les solutions contraires 2.1.1 Les solutions contrastées dans les pays étrangers Le Royaume Uni rejette l’action en wrongful life : c’est une loi de 1976 qui l’interdit. Valérie PECRESSE, dans ses conclusions relatives à l’affaire Quarez précisent qu’ils « refusent d’indemniser l’enfant handicapé en cas d’erreur dans un DPN qui n’aurait pu se résoudre que dans la pratique d’un avortement thérapeutique ». Elle cite à cet effet :Court of Appeal, Mc Kay vs Essex Aera Health Autority (1982) QB 1166, (1982) 2 All ER 77, cité in Medical law :Text with Materials, de I. Kennedy et A. Grubb, Butterworth, Londres, 1984. De même, certaines Cours et Tribunaux des Etats Unis ont une législation qui interdit l’action en wrongful life. Valérie Pécresse est également documentée en ce qui concerne les Etats-Unis où la Cour suprême n’a pas encore eu à connaître d’une telle action de manière directe. Ce sont les Cours inférieures qui se sont prononcées :elles n’ont pas accordé d’indemnisation du fait d’un préjudice lié à la naissance d’un enfant. Les frais médicaux de l’enfant ont cependant été mis à la charge du service hospitalier. Elle cite à cet effet les jurisprudences suivantes :Cour suprême de Califonie, Turpin v Sortini (1982) 643 p 2d 954. Cet arrêt revient en partie sur une décision Curlender v Bio-Science Laboratories (1980) 106 Cal App 3d 811, 165 Cal Rptr 477, Cour suprême du New Jersey, Prokani v Cillo ; (1984) 478 A 2d 755 cités également dans Medical law, précedemment évoqué. Cependant, un certain nombre de Cours de différents Etats des Etats-Unis ont accepté d’indemniser les enfants en leur propre nom, en raison des sommes considérables que requièrt une vie handicapée. 29 La Cour Constitutionnelle allemande a également jugé de même en 1997, tout en réaffirmant le fait que l’existence humaine ne peut être considérée comme un préjudice. 2.1.2 Les solutions en France a- La jurisprudence judiciaire L’état de la jurisprudence avant les deux arrêts de la première chambre civile de la Cour de Cassation du 26 mars 1996. La recherche de cette forme de responsabilité s’est posée très tôt dans un arrêt du CE « Delle R… » du 2 juillet 1982. Le CE rejette le préjudice invoqué par Melle R. Celle-ci soutient qu’elle a subi un préjudice du fait de l’échec d’une IVG qui l’a obligée à poursuivre sa grossesse à terme et à élever son enfant, normalement constitué, alors qu’elle avait voulu interrompre cette grossesse. Le CE considère que la naissance d’un enfant ne peut être considérée comme un préjudice de nature à ouvrir des droits, sauf dans certaines circonstances particulières. Comme le CE ne précise pas les circonstances pouvant être invoquées par l’intéressée, beaucoup ont alors pensé qu’il s’agissait de la naissance d’un enfant handicapé. La Cour de cassation confirme ses positions dans une affaire semblable à « Delle R… » dans un arrêt de la première chambre civile du 25 juin 1991. Il y avait donc convergence entre les deux juridictions suprêmes. Cette approche correspondait également aux décisions des juridictions d’autres pays en ce qu’il est impossible de réparer une naissance non désirée « en l’absence d’un dommage particulier s’ajoutant aux obligations afférentes à l’entretien et à l’éducation de l’enfant ». Il faut que s’ajoute à cette atteinte la naissance d’un enfant handicapé, c’est ce qu’affirme l’arrêt de la Cour de Cassation du 16 juillet 1991 (il concerne d’ailleurs, comme dans le cas qui nous préoccupe, une rubéole). L’arrêt admet que la perte de la possibilité pour la mère de décider d’avoir recours à une IVG est de nature à engager la responsabilité du médecin dès lors que l’enfant est né handicapé. Cette jurisprudence se retrouve dans d’autres pays comme les Etats-Unis ou l’Allemagne. 30 Les deux arrêts de la Cour de Cassation du 26 mars 1996. Pour la première fois, l’action en wrongful life est posée devant les juridictions françaises. Deux affaires sont en cause dont l’une est l’affaire Perruche elle-même. L’autre est une affaire très semblable et la Cour accepte d’indemniser l’enfant lui-même. Le dilemme dans cette drenière affaire était cependant non pas vie handicapée ou IVG mais vie handicapée ou non-conception. b La jurisprudence administrative L’arrêt du Conseil d’Etat du 14 février 1997 « Quarez »34. Cet arrêt introduit une divergence entre la position de la Cour de Cassation et du Conseil d’Etat en ce qui concerne l’indemnisation de l’enfant. Les faits sont les suivants : une femme âgée de 42 ans demande à faire une amniocentèse, consciente qu’une grossesse tardive risque d’entraîner la naissance d’un enfant atteint de trisomie 21. Elle s’était prononcée en faveur d’un avortement si le résultat s’avérait positif. L’amniocentèse ne révèle rien d’anormal mais l’enfant naît avec la trisomie 21 et les parents se retournent contre le centre hospitalier. Le service hospitalier est reconnu fautif et la Cour administrative d’appel de Lyon a retenu sa responsabilité quant au préjudice subi par les parents mais aussi par l’enfant. C’est en cela que les jurisprudences administratives et judiciaires se rejoignent. Cependant, le CE est saisi d’un pourvoi et il admet d’indemniser le préjudice subi par les parents. Il ajoute au versement de la somme de 100 000 FRF pour chacun d’eux au titre de leur préjudice moral, l’allocation d’une rente mensuelle de 5000 FRF pendant la durée de la vie de leur enfant handicapé au titre des charges particulières qui pèsent sur eux en raison de l’éducation de celui-ci. Par contre, le CE refuse d’indemniser directement l’enfant, estimant qu’il n’y a pas de lien de causalité entre son handicap et la faute du centre hospitalier : le handicap dont il est atteint était présent avant l’amiocentèse et était de nature génétique. Le handicap était « endogène », si l’on reprend ici les termes du conseiller Pierre Sargos. 34 Voir Annexe 2 pour prendre connaissance de l’arrêt 31 2.2 Les motivations du Conseil d’Etat Il semble ici intéressant d’analyser la solution du CE au regard des conclusions rendues par le Commissaire du gouvernement dans cette affaire, à savoir Mme Valérie Pécresse. De fait, il semble que le CE ait choisi de suivre ses conclusions. 2.2.1. Sur la question de l’existence d’une faute Dans l’arrêt qui nous préoccupe, le centre hsopitalier régional (CHR) de Nice fait un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu par la CAA de Lyon qui a notamment estimé que l’hôpital avait été à l’origine d’une faute lourde. De fait, selon les rapports d’expertise et Valérie Pécresse se range à cet avis, « les conditions dans lesquelles a été réalisé l’amniocentèse, et notamment le faible nombre de cellules observées, ne permettaient pas d’écarter le risque de trisomie avec la très faible marge d’erreur habituelle à ce type d’examens ». De fait, le médecin de l’hôpital a commis une faute car l’information qu’il a donné aux parents ne leur a pas permis de pouvoir bénéficier de nouveaux tests et ainsi de pouvoir éventuellement recourir à une ITG. Il est intéressant du point de vue de la jurisprudence de signaler que le CHR de Nice nie avoir commis une faute lourde. Valérie Pécresse considère qu’effectivement, depuis l’arrêt « Epoux V… » rendu par le CE, la faute lourde a été abandonné par celui-ci en matière médicale, et qu’il conviendrait de qualifier la faute « de nature à engager la responsabilité de l’hôpital », la faute lourde n’étant désormais plus nécessaire en matière médicale. 2.2.2. La naissance d’un enfant handicapé peut-elle être préjudiciable pour ses parents ? Valérie Pécresse rappelle que la jurisprudence habituelle du CE posait le prinicpe qu’une naissance ne peut être considérée comme constitutive d’un préjudice. Cependant, tant les jurisprudences administratives que judiciaires avaient émis l’hypotèse que des circonstances particulières pouvaient être invoquées par la mère. La commissaire du gouvernement met en parrallèle cette affirmation avec les conclusions du commissaire du gouvernement dans l’arrêt « Delle R… » qui précisait que « dans le cas de la naissance d’un enfant handicapé, l’existence d’un préjudice ne souffre pas la discussion ». Valérie Pécresse préconise donc au CE d’admettre 32 que la naissance d’un enfant handicapé ou gravement malade (maladie incurable) constitue bien un préjudice pour ses parents. Elle précise à ce titre que ce qui est indemnisable, ce sont les difficultés psychologiques et matérielles particulières rencontrées par les parents et non pas la charge de l’enfant. La question centrale qui est posée ici est à nouveau celle du lien de causalité entre la faute commise par l’hôpital à l’occasion du DPN et le préjudice évoqué par les parents du petit Mathieur Quarez. La CAA de Lyon a considéré que le lien de causalité était en l’espèce direct. Selon la commissaire du gouvernement, la thèse suivie par la CAA est choquante. Cette dernière admet ainsi que si les parents avaient été convenablement informés, ils auraient eu recours à de nouvelles séries de tests et si les résultats avaient été négatifs, ils auraient assurément eu recours à une ITG. A savoir que sans la faute du CHR de Nice, ils auraient évité le préjudice en évitant la naissance qui en est à l’origine. Ce raisonnement est choquant selon V. Pécresse, car il suppose le recours systématique à une ITG par les parents Quarez suite au résultat d’un DPN révélant des anomalies génétiques. Elle reconnaît certes la liberté de la femme (qui découle de la loi de 1975 sur l’IVG) d’avoir recours à une ITG dans ces circonstances, mais elle trouve cela abusif de considérer qu’elle « aurait nécessairement » utilisé cette faculté. Valérie Pécresse admet cependant qu’au regard des pratiques habituelles (à savoir, que selon les médecins généticiens, les parents ayant appris l’anomalie dont leur enfant est atteint recourent presque toujours à une ITG), « l’enchaînement normal des faits et le comportement normal des hommes n’auraient pas conduit à la naissance du jeune Mathieu ». Bertrand MATHIEU35, quant à lui, considère que la position reconnue par le CE conduit à reconnaître qu’il eût mieux valu que l’enfant ne vienne pas au monde. Le CE reconnaît en indemnisant les parents que la naissance d’un enfant peut dans certaines circonstances être considérée comme cause d’un préjudice. Bertrand Mathieu conteste et trouve choquante l’affirmation selon laquelle l’analyse du CE part du postulat que la mère aurait forcément eu recours à un avortement si elle avait eu connaissance de résultats exacts concernant l’amniocentèse. Le lien fait ici pourrait conduire selon Bertrand Mathieu à « des dérives eugénistes dangereuses ». Selon lui, la possibilité même de pouvoir recourir à un avortement si l’enfant est atteint d’une affection grave relève d’une certaine forme d’eugénisme. Mais cela est autorisé par la loi de 1975 et constitue d’après lui une atteinte au respect de la vie comme toute 35 Professeur à la Faculté de droit et de science politique de Dijon, Bertrand Mathieu a élaboré la note relative à l’arrêt «Quarez » 33 ITG. Il s’inquiète également à l’instar d’un de ses confrères qu’il cite dans sa note36 : « La blessure infligée à un enfant qui découvrirait qu’il fût d’abord un préjudice indemnisé ne portet-elle pas atteinte à sa dignité ? ». Bertrand Mathieu considère en outre que la naissance d’un enfant ne peut être considérée par elle-même comme constitutive d’un préjudice, rappelant à la fois les jurisprudences judiciaires et administratives. Comme cette affirmation comporte selon lui un caractère général, elle peut donc s’appliquer au cas « Quarez », où il est question d’un diagnostic préconceptionnel qui a eu pour conséquence la naissance d’un enfant handicapé en raison des erreurs commises lors de ce diagnostic. Tout ces affirmations reposent de son point de vue sur la notion de dignité d’après laquelle : « Tout être humain doit être traité comme un sujet et non comme un objet ». Ce droit au respect s’applique selon Bertrand Mathieu à tout être humain et également à l’embryon parce que celui-ci est protégé en tant que personne potentielle. Il bénéficie de ce fait d’un « droit au respect de sa vie, alors même que ce droit n’est pas absolu ». Il reconnaît dans son développement que l’impossibilité de recourir à une IVG dans le cadre des conditions fixées par la loi peut être constitutive d’un préjudice. Cependant, à l’instar de Jerry Sainte-Rose, il met en évidence le fait qu’en l’espèce, le terme d’ITG n’est pas approprié, puisque ni le mère ni l’enfant ne vont être soignés ou guéris grâce à l’avortement. Bertrand Mathieu considère dès lors qu’il serait plus juste de parler d’ « avortement eugénique », parce que cet avortement serait réalisé « en considération de caractéristiques eugéniques ». 2.2.3. La naissance d’un enfant handicapé peut elle être considérée comme un préjudice indemnisable pour l’enfant lui-même ? Valérie Pécresse évoque la seule situation semblable que le CE ait eu à juger, à savoir l’arrêt « Mme K… », 1990 dans lequel un enfant était né infirme suite à l’échec d’une IVG. Le CE s’était alors demandé s’il était possible sur le plan éthique d’accorder le droit à l’enfant de se plaindre d’être né infirme, alors que si l’hôpital n’avait pas commis de faute, il ne serait pas né. Cependant, le cas diffère du cas d’espèce puisque c’est l’IVG (intervention chirugicale) qui est à l’origine du handicap dont souffre l’enfant. A l’inverse, dans le cas de Mathieu Quarez, le handicap n’a pas été causé par la faute de l’hôpital car il est d’origine génétique et incurable ( ce 36 M. Drapier, La loi relative à l’IVG, RD publ., 1985, 443 34 qui signifie que sa détection n’aurait de toute façon pas permis de le soigner). La seule conséquence qu’a eu la faute commise lors du DPN est la naissance du jeune Mathieu. L’absence de faute aurait eu pour conséquence la « non-naissance » de l’enfant, puisque celui-ci aurait été avorté. Valérie Pécresse, qui évoque la jurisprudence de la Cour de cassation rendue sur l’affaire Perruche en 1996, reproche à l’arrêt rendu qu’il procède par affirmation et non par démonstration :il ne chercherait pas à établir de façon précise la nature du préjudice ni la chaîne causale entre la faute et le préjudice. Elle estime que l’on pourrait cependant justifier le raisonnement de la Cour de cassation de deux manières. Il faudrait soit considérer que l’ITG est un acte véritablement thérapeutique, soit n’envisager que l’acte médical et le handicap de l’enfant, sans s’interroger sur l’éventuelle causalité entre les deux. La commissaire du gouvernement réfute cependant ces deux manières de raisonner en estimant qu’il n’y a pas de causalité directe entre le handicap de Mathieu (c’est le seul préjudice dont il peut se prévaloir) et la faute de l’hôpital. Valérie Pécresse estime aisni: « nous ne pensons pas q’un enfant puisse se plaindre d’être né tel qu’il a été conçu par ses parents, même s’il est atteint d’une maladie incurable ou d’un défaut génétique, dès lors que la science médicale n’offrait aucun traitement pour le guérir in utero. Affirmer l’inverse serait juger qu’il existe des vies qui ne valent pas la peine d’être vécues et imposer à la mère une sorte d’obligation de recourir, en cas de diagnostic alarmant, à une interruption de grossesse ». Valérie Pécresse met également en garde contre le fait de construire une jurisprudence d’espèce, car les examens prénataux vont se multiplier dans le futur, et c’est un domaine où les erreurs sont courantes. Il serait donc dangereux de distendre dans cette affaire le lien de causalité, qui reste selon elle, indirect. Elle estime d’ailleurs tout à fait possible de répondre aux demandes indemnitaires des parents sans pour autant reconnaître une causalité directe entre les fautes commises et le handicap du jeune enfant. Le CE a de fait estimé que la naissance d’un enfant handicapé ne peut être constitutive d’un préjudice indemnisable pour l’enfant lui-même. Bertrand Mathieu considère néanmoins que cette affirmation n’est pas aussi évidente qu’il y paraît : le juge judiciaire a jugé le contraire en 1996 (notamment dans l’affaire Perruche) et le raisonnement que tient le JA contient un certain nombre de faiblesses. De fait, Bertrand Mathieu considère que d’un point de vue éthique, il eût été difficile d’admettre un lien entre les fautes hospitalières et le préjudice subi par l’enfant. Mais au plan du raisonnement juridique, les justifications du CE restent faibles par rapport à celle de la Cour de cassation. 35 Bertrand Mathieu évoque et analyse la solution du juge judiciaire dans le cadre de l’arrêt Perruche rendu en 1996. Il le reconstitue de la façon suivante : « la vie d’un enfant gravement handicapé représente un préjudice pour cet enfant ;cette vie est évidemment le résultat de la naissance ;la faute médicale est la cause directe de cette naissance préjudiciable ». Bertrand Mathieu considère qu’avec l’arrêt rendu par la Cour de cassation dans cette affaire, on peut établir un parallèle entre le suicide et l’avortement. Selon lui, la responsabilité du médecin pourrait être engagée lorsqu’il a mal informé le patient et ce faisant, lui aurait fait subir une perte de chance de se suicider. De fait l’avortement et le suicide ne sont pas réellement constitutifs de droits, ils sont cependant dépénalisés : ce sont des actes qui ne peuvent pas faire l’objet de sanctions pénales. 2.3 La position des détracteurs de l’arrêt « Perruche » Jerry Sainte-Rose rappelle la question épineuse qui se pose à la Cour à travers cet arrêt : « un enfant atteint d’un handicap congénital ou d’ordre génétique peut-il se plaindre d’être né infirme au lieu de ne pas être né ? » Les détracteurs de l’arrêt Perruche sont autant l’avocat général Jerry Sainte-Rose qui avait rendu des conclusions contraires, qu’une partie de la doctrine qui a donné son avis a posteriori sur cette affaire. Enfin, certaines associations de parents handicapés et les médecins sont également intervenus dans le débat. Les arguments présentés ci-après ne sont cependant pas ordonnés de cette manière, mais selon le type de problème évoqué. 2.3.1. Le principe du respect de la personne humaine Alain SERIAUX37 met l’accent sur le sort qui est fait à l’enfant : celui-ci est au début de l’action et en cela auteur et acteur de l’action. Il apparaît également au terme de l’action puisque c’est à lui que revient la réparation. Mais il est le grand absent de la procédure : personne, à aucun moment de l’affaire, ne lui demande son avis. Ses parents le représentent pendant le 37 SERIAUX Alain, « Morales sur Perruche », Droits, Revue Française de théorie, de philosophie et de culture juridique , numéro 35, octobre 2002, page 135 à 141 36 déroulement de l’affaire et à son issue, ce seront eux qui décideront de l’allocation des réparations qu’ils auront perçues à son titre (en effet, du fait de la gravité de son handicap, les parents de Nicolas sont ses tuteurs et le représentent). Par ailleurs, le lien de causalité ne dépend que de la parole de sa mère, puisque c’est elle qui dit, « si j’avais su, j’aurais eu recours à une IVG ». Le préjudice est admis d’avance, car à aucun moment on ne demande à l’enfant ce qu’il en pense. Le juge se prononce « objectivement » sur ce sujet. En outre, dans le raisonnement de la Cour, l’enfant n’est atteint par les fautes médicales que par sa mère et à travers elle. Tout ceci conduit à nier l’enfant en tant qu’entité propre. On ne laisse transparaître que les droits de sa mère, à travers sa liberté immuable de recourir à une IVG. Alain Sériaux considère que l’on peut s’accommoder de cette façon de penser d’un point de vue juridique comme le fait Muriel Fabre-Magnan, mais pas d’un point de vue moral. En effet, la façon de raisonner de Muriel Fabre-Magnan, que nous avons étudié notamment dans la première partie, conduit selon lui à appréhender l’enfant comme un « perpétuel fœtus ». Cela revient à avoir une bien piètre image du handicapé : « la dignité du handicapé se trouve-t-elle encore assurée lorsque son humanité n’est rien moins que sciemment figée dans une perpétuelle vie végétative, sans âme ni pensée ? » Jerry Sainte-Rose, dans sa plaidoirie concernant trois affaires semblables qui ont été jugées par la Cour de cassation en juillet 2001, estime que : « …nul n’est fondé à juger, en droit, de la légitimité des vies humaines. Aucune norme n’est fondée à dire qu’une vie ne mérite pas d’être vécue ni qu’un individu peut tenir sa vie pour inutile. Chacun peut le penser et en tirer les conséquences pour lui-même en se suicidant. Personne ne peut le penser ni le dire à la place d’autrui ». 2.3.2. La question du lien de causalité : Jerry Sainte-Rose se base sur l’arrêt rendu par la Cour d’appel de renvoi pour rappeler qu’il n’y a pas de lien entre le fait que l’enfant et la mère aient contracté la rubéole et la faute médicale. Ces fautes sont commises en effet après la conception : il ne s’agit pas d’un diagnostic ante conceptionnel comme dans l’affaire de 1996. C’est ainsi que le CE a justifié dans son arrêt « Epoux Quarez » le refus d’indemniser l’enfant : « la trisomie affectant l’enfant ne pouvait être la conséquence de l’erreur entachant les résultats de l’amiocentèse mais était inhérente à son 37 patrimoine génétique », et d’ajouter dans un communiqué de presse que « le fait d’être en vie ne saurait être regardé comme un préjudice subi par l’enfant ». Pour Jerry Sainte-Rose, reconnaître le lien causal est non seulement un mauvais raisonnement juridique mais revient aussi à dire que le dommage pouvait être évité sans la commission des fautes et que par conséquent il eût mieux valu que l’enfant ne vienne pas au monde. Il défend la thèse selon laquelle en adoptant un tel résultat, on mettrait sur le même plan « l’action de l’enfant né avec un handicap lié à l’état pathologique de sa mère et celle du mineur qui, à la suite d’une faute médicale commise lors de l’accouchement, peut invoquer la règle infans conceptus pour obtenir réparation de son préjudice qui a été directement causé par cette faute, de sorte que le lien de causalité ne se pose pas ». Par ailleurs, Jerry Sainte-Rose soutient qu’il subsiste toujours des incertitudes quant au fait de savoir si la mère aurait effectivement pratiqué un avortement si elle avait été dans des conditions normales d’information (présomption de « comportement normal »). Il considère à l’inverse de Pierre Sargos que les données statistiques prouvent que dans la grande majorité des cas, les femmes qui découvrent que l’enfant naîtra malformé ou handicapé ont recours à une IVG. Plus curieux lui semble encore le fait que l’enfant puisse se prévaloir de la certitude que ses parents auraient eu recours à un avortement s’ils avaient été bien informés. En outre, on peut répondre à l’argument de Pierre Sargos que ce n’est pas parce que le taux d’avortement thérapeutique est faible par rapport à l’ensemble des avortements pratiqués qu’il n’y a pas presque toujours recours à l’avortement dès lors que l’on connaît les risques que l’enfant a de naître avec un handicap. 2.3.3. La dignité de la personne handicapée Jerry Sainte-Rose souligne que l’intérêt à agir de l’enfant n’est pas légitime car il va à l’encontre du principe énoncé à l’article 16 du Code civil qui énonce le principe de «l’égale dignité des êtres humains ». En effet, une telle pratique entraîne une banalisation de l’avortement thérapeutique38 qui aurait ainsi des tendances eugéniques. Ceci entraînerait une différenciation entre les handicapés de naissance et les autres enfants, ce qui aboutit à un 38 Jerry Sainte-Rose pose la question de savoir qui est soigné dans ce cas ( en effet le terme thérapeutique signifie que par l’acte pratiqué, on soigne une personne, or dans le cas d’un avortement, personne n’est soigné, il y a suppression pure et simple de l’embryon) et le problème d’un certain laxisme dans l’utilisation de la loi : « l’avortement est –il devenu une liberté de la femme comme on l’a soutenu » ? 38 renforcement des discriminations dont les personnes perçues comme anormales font déjà actuellement l’objet. M. P. Murat ajoute à cela que le handicap de l’enfant « ou sa douleur sont consubstantiels à sa qualité d’être humain » et « qu’en gardant la vie il n’a rien perdu…Juger du contraire revient à poser, officiellement, une pernicieuse hiérarchie entre des vies qui sont toutes uniques et non susceptibles d’être réduites à tel ou tel handicap ». Jerry Sainte-Rose note qu’à l’opposé, d’autres ont fait savoir « qu’il y a plus d’inconvénients à vivre diminué physiquement et / ou intellectuellement que ne pas vivre ».(P. Jourdain) Mais à partir de quel moment peut on dire que vivre avec un handicap est intolérable ? A partir de quel degré de handicap ? C’est une réponse qui ne peut être donnée que par les handicapés euxmêmes, il y a en effet des personnes handicapées qui vivent très bien avec leur handicap alors que des personnes en bonne santé ont le mal de vivre et sombrent dans la dépression. De fait, il est imaginable39 et plausible qu’une personne arriérée mentale ait tout de même la capacité de juger de la qualité de sa vie par rapport aux plaisirs et aux satisfactions qu’elles lui rapporte, aux relations affectives qu’elle entretient. Qui peut avoir la prétention de préjuger qu’elle ne retire pas des bonheurs et des moments de bien-être dans sa vie, que beaucoup jugeraient de l’extérieur comme non digne et trop pleine de souffrances et de contraintes pour être vécue ? De fait, tous ceux (et j’en ai fais moi-même l’expérience) qui s’occupent ou qui ont été en contact avec des personnes handicapées qui ont un retard mental savent que comme toute autre personne, elles peuvent manifester des signes de joie et de bonne humeur que ce soit par leurs sourires, leurs gestes ou par un simple regard. A partir du moment où ces moments de bien-être et de bonheur existent, comment peut-on vouloir se mettre « à la place des parents ou des proches » ou à la place de la personne handicapée pour soi-disant lui empêcher des souffrances ? Jerry Sainte-Rose rejette de même l’argument selon lequel le préjudice des parents postule celui de l’enfant. Le handicap est présent en dehors de toute faute, il est inhérent à la personne (il est congénital ou génétique et n’a pas d’auteur) et il existe et n’est subi par l’enfant que parce que celui-ci est né au lieu d’être mort. Il évoque « une perversion du concept de dommage », le dommage étant en l’occurrence la vie et l’absence de dommage, la mort. L’action exercée au nom de l’enfant tend à l’indemniser du fait de ne pas avoir été avorté. Il prouve ses allégations en évoquant ce que les parents invoquent, à savoir « la perte de chance que représente pour leur fils le fait d’être né 39 avis CCNE numéro 68 « Handicap congénital et préjudice » du 29 mai 2001 39 handicapé ». Or comme Nicolas ne pouvait naître que handicapé, il s’agit en réalité de la perte de chance de n’avoir pas été avorté. Jerry Sainte-Rose pose alors la question des nombreuses implications de la reconnaissance d’une telle action : et notamment l’existence d’un droit des personnes à ne pas naître. Le Tribunal de Grande Instance de Montpellier avait d’ailleurs jugé qu’: « admettre la recevabilité de l’action de l’enfant reviendrait à lui reconnaître une appréciation sur la décision initiale de ses parents de le concevoir et de mener à terme une grossesse ayant donné la vie ». De même que la Cour d’appel de Bordeaux : « si un être humain dès sa conception est titulaire de droits, il ne possède pas celui de naître ou de ne pas naître, de vivre ou de ne pas vivre et sa naissance ou la suppression de sa vie ne peut être considérée comme une chance ou une malchance dont il peut tirer des conséquences juridiques ». Jerry Sainte-Rose fait remarquer que pour qu’il y ait réparation du préjudice de vie dommageable, il faut qu’il existe un droit d’euthanasie prénatale ou un droit de naître normal. Or ce droit serait opposable à tous : au personnel médical, aux parents qui n’auraient pas fait le choix d’avorter, ou encore à la mère qui pourrait se voir reprocher des comportements mauvais pour le fœtus. Cela conduirait à transformer le droit à l’avortement en obligation pour la mère qui perdrait ainsi sa faculté de libre choix. La doctrine a d’ailleurs toujours rejeté toute action d’un enfant handicapé contre ses parents et ce pour des raisons d’intérêt public et d’ordre moral, le fait de donner la vie ne pouvant être assimilé à une faute. Il s’agit également d’une question de dignité pour les parents : ce type d’action entraînerait une discrimination entre les parents « de bonne qualité biologique » et les autres qui devraient s’abstenir de procréer. Le seul cas où il a été admis qu’un enfant se retourne contre ses géniteurs est celui d’un enfant issu d’un viol. Le collectif contre l’handiphobie (CCH) a assigné l’Etat en Justice pour faute lourde 40 en raison de l’arrêt Perruche qui selon lui aboutirait à conférer une valeur plus importante au fait de mourir qu’à celui de naître avec un handicap. L’arrêt leur porterait préjudice ainsi qu’aux handicapés qui se sentent déjà « niés et méprisés » (dixit Me Beauquier, avocat de l’association). Selon les familles, les démarches individuelles telles que celle de la famille Perruche seraient « contraires à la notion de solidarité nationale vis à vis des handicapés ». Le substitut du procureur a néanmoins laissé peu d’espoir aux familles en expliquant que la demande était juridiquement peu fondée et irrecevable, remettant notamment en cause le principe de 40 « l’autorité de la chose jugée ». De fait, le TGI de Paris a décidé de ne pas condamner l’Etat en estimant que seules les parties à la procédure peuvent se plaindre d’un dysfonctionnement :le code de l’organisation judiciaire réserve en effet aux seuls usagers de la justice et non aux tiers la possibilité de mettre en cause la responsabilité de l’Etat pour faute lourde dans l’exercice de la justice. Les associations de parents d’enfants handicapés sont quant à elles mesurées. L’Association des paralysés de France, par exemple, (qui ne fait pas partie du CCH) ne s’associe pas au discours sur l’eugénisme, ni à l’ « interprétation selon laquelle la Cour indemniserait le fait d’être né ». Certaines ont pourtant réagi et interprété cet arrêt comme un désaveu du choix courageux que font certains parents de s’occuper de leur enfant handicapé. Ils craignent l’avènement d’une pression sociale tellement forte qu’elle pousserait à recourir à une IVG dès l’existence de malformations ou de risques de malformations du fœtus. Comme le souligne le CCNE dans un avis 68 de 2001 relatif au « Handicap congénital et préjudice », « Cette tendance à une définition sociale des critères, médico-scientifiques ou autres, de la bonne naissance peut être étymologiquement qualifiée d’eugénique ». La présidente du mouvement dénonce l’hypocrisie de la situation, considérant que les questions relatives à l’eugénisme aurait dû être posées il y a bien plus longtemps, il y a 26 ans, à savoir lorsque le Parlement a voté la loi sur l’ITG. Pour elle, c’est la faute médicale qui est sanctionnée et l’indemnisation porte sur le handicap, pas sur la vie. « Le vrai débat porte sur les moyens qu’une société donne aux personnes handicapées pour qu’elles vivent correctement ». Par ailleurs, il serait illogique d’accorder un droit à l’enfant handicapé de demander la réparation du dommage qui résulte du fait qu’il n’a pas été avorté par ses parents, chose qui si elle avait été réalisée, l’aurait empêché d’être sujet de droit et donc de demander réparation. Jerry Sainte-Rose fait également remarquer que dans le cadre du droit de la responsabilité civile, un enfant né handicapé en raison de faute d’un tiers peut obtenir réparation, une valeur positive étant alors donnée à la « vie normale » et une valeur négative à « la vie handicapée, ou diminuée ». Or dans le cas de l’action en wrongful life et dans le cadre plus précisément de l’arrêt Perruche, comme le handicap était incurable, le seul moyen d’y remédier aurait été d’avorter, une valeur positive est donc conférée ici à l’absence de vie. Sandrine BLANCHARD, Le Monde, « L’indemnisation d’un enfant trisomique relance le débat sur l’arrêt Perruche », 30 novembre 2001 40 41 2.3.4 La transformation de l’obligation de moyens en une obligation de résultats pour les médecins La distorsion du lien de causalité aboutirait à remplacer l’obligation de moyen (à savoir, tout mettre en œuvre pour sauver la vie du malade) qui pèse sur les praticiens par une obligation de résultats (arriver effectivement au but fixé). Certains estiment que le préjudice n’est pas indemnisé en fonction de l’intensité de la faute mais bien plus en fonction de l’intensité des conséquences pour l’enfant qui naît handicapé et pour ses parents. On passerait « d’un système de responsabilité à un système de garantie automatique». Or la naissance d’un enfant comporte évidemment beaucoup d’aléas. Les médecins craignent d’ailleurs que l’arrêt Perruche ne fasse peser une menace de court terme sur une discipline qui leur apparaît irremplaçable : l’échographie fœtale. Dans un article du Monde du 30 novembre 200141, le docteur Roger BESSIS42 indique ainsi que depuis la jurisprudence Perruche et les arrêts qui l’ont suivis, des médecins et surtout des radiologues ont décidé de ne plus pratiquer les échographies de suivi de grossesse et de se réorienter vers de examens considérés comme moins exposés. Ce spécialiste de l’échographie obstétrique fait ainsi part de sa crainte de voir le mouvement s’accentuer. Le Conseil national de l’ordre des médecins s’inquiète lui aussi de ce phénomène. Il a ainsi déclaré que « l’attribution de responsabilités abusives exercerait sur les médecins des pressions insupportables ». Les médecins ont également peur de voir se transformer leur obligation de moyens en obligation de résultat, et ce non seulement pour les échographies fœtales, mais également pour toutes les activités médicales considérées comme sensibles. Une pression matérielle et financière conséquente s’ajouterait encore à cette pression morale : les primes d’assurance des médecins libéraux auraient augmenté de façon spectaculaire en raison de la multiplication des procédures judiciaires. (les médecins des établissements publics bénéficient en effet de l’assurance des établissement publics pour lesquels ils travaillent). Apparemment, les rares assureurs qui accepteront de prendre en charge la couverture de ces médecins vont tellement augmenter leurs cotisations que de plus en plus de praticiens devront abandonner cette activité. Dans différents cabinets d’échographie, une pétition a d’ailleurs circulé contre l’arrêt 41 Paul BENKIMOUN, Le Monde, « Les médecins dénoncent une pression morale et financière « insupportable » », 30 novembre 2001 42 président du collège français d’échographie fœtale 42 Perruche, annonçant le risque d’ « une cessation prochaine des échographies de grossesse ».43 Les échographistes arguent du fait que leur « rôle est de prévenir et non d’éradiquer le handicap. Nous sommes là pour sauver et non pour sélectionner » précisent-ils. Les médecins échographistes ont d’ailleurs fait part d’une autre crainte qui est qu’au nom d’un principe de précaution poussé à l’extrême, les médecins seraient poussés à orienter les femmes à faire une IVG injustifiée dès le moindre doute. Aucune technique ne permet en effet de reconnaître à coup sûr une anomalie génétique. M. Bessis craint ainsi l’avènement d’une médecine à deux vitesses : beaucoup de femmes enceintes ne trouveront plus de praticiens pour effectuer les trois échographies de rigueur durant leur grossesse, seules les femmes pouvant payer étant en mesure de trouver des médecins acceptant de le faire. Pour éviter d’en arriver là, le Conseil de l’ordre a demandé aux pouvoirs publics de revaloriser l’acte échographique. En outre,il convient de signaler que l’échograhie fœtale qui a pour but de déceler différentes anomalies n’est pas un examen qui présente des résultats sûrs, bien que les taux de succès que connaissent ces examens soit un des plus élevé en France. Ainsi, des médecins interrogés dans le cadre d’un article du Monde44estiment que toutes malformations confondues, l’échograhie détecte 50 % à 55 % des anomalies, chiffre qui passe à un taux de dépisatge de 80 % pour les maladies les plus graves. Il faut aussi rappeler que ces examens visent à détecter les anomalies ou maladies les plus graves, et non pas par exemple, un doigt surnuméraireou un bras atrophié. Roger Bessis précise dans ce même article : « L’échographiste (…) peut aider le couple à accepter l’enfant tel qu’il est, un individu comme tant d’autres, avec ses qualités et ses défauts. Il n’est pas là pour faire le tri avant le camp de la vie ». Didier SICARD45, chef de médecine interne à l’hôpital Cohin à Paris et Président du CCNE, dénonce notre société qui serait devenue une société de réparation, la réparation du corps ou du préjudice étant devenu un objectif prioritaire. Il condamne cette société où lorsque la médecine n’a pas été « assez vigilante pour empêcher la venue au monde d’un être non conforme à une normalité décrétée, cette situation considérée comme un préjudice est indemnisable pour celui ou celle qui est née ». Il est vrai que notre société, qui est obsédée par le normal, ne sait 43 Sandrine BLANCHARD, Le Monde, « Le risque au quotidien dans un cabinet d’échographie à Paris », 13 décembre 2001 44 Paul BENKIMOUN, Le Monde, « Le malaise croissant des spécialistes de l’échographie fœtale », 8 juillet 2001 45 Didier SICARD (chef de médecine interne à l’hôpital Cohin, présidant du Comité Consultatif National d’Ethique), Le Monde, « Une société de réparation », 6 décembre 2001 43 plus s’enrichir des différences des uns et des autres. Notre société a en effet tendance à oublier que l’homme n’existe que dans l’altérité et ne peut exister seul. D’ailleurs, si l’homme ne s’aimait qu’à son image, ce serait faire preuve d’un sens du narcissisme particulièrement développé. Nous avons tendance à nous comporter face à la médecine comme face à toutes les autres choses que nous consommons dans la vie courante :des consommateurs exigeants qui désirent en « avoir pour leur argent ». Or la question est la suivante :peut-on consummériser à ce point notre santé, voire notre vie ? Pierre Sicard prévient pour conclure : « La médecine est sommée de maintenir l’ordre. Gare aux distraits, ils payeront. Ils paieront ce que notre société est incapable de faire, payer solidairement pour les plus faibles, qui devraient avoir des droits sur nous ». 2.3.5. Le risque de dérives eugénistes Comme nous venons de le voir, l’autre conséquence de l’acceptation d’une telle action serait la mise en œuvre d’une sorte de principe de précaution à l’extrême : à savoir que face à une responsabilité aussi importante pesant sur les médecins, ceux-ci préconiseraient dès le moindre doute l’avortement, qui lui, ne suscite aucune action. Cela aboutirait, en restant hors des débats passionnels que ce sujet peut susciter, à la suppression d’embryons humains ou de fœtus, et une telle pratique serait dangereuse si elle était banalisée à ce point. Or on assiste aujourd’hui à une multiplication des tests de dépistage (on découvre sans arrêt de nouveaux gênes), ce qui accroît évidemment les risques d’erreurs et donc le risque d’eugénisme de précaution. Il y a également risque de voir apparaître un eugénisme familial. En effet, en raison du développement de la médecine fœtale, les parents seraient déjà de plus en plus exigeants quand à la « qualité » de leur enfant. ( ce phénomène étant encore amplifié par les médias). La reconnaissance d’une telle action risquerait également d’aboutir à une normalisation de l’avortement. Gérard Mémenteau fait remarquer à ce sujet « les tendances éliminatrices de notre jurisprudence » qu’il qualifie de « lacédommienne ». Jerry Sainte-Rose fait remarquer que le préjudice de non-avortement est loin d’être neutre, « il relève d’une logique d’élimination des anormaux qui heurte la conscience juridique ». 44 Stéphane Alloiteau (Les petites Affiches 1997 numéro 64) dénonce le risque de dérives vers ce qu’il nomme le « tout préjudice » de la jurisprudence de la Cour et craint l’arrivée d’une « politique de sélection » ayant pour conséquence l’eugénisme. Marie Thérèse Calais-Aulois (D. 2000, numéro 15) déclare que recourir à un avortement n’est pas un devoir dès lors que l’on pouvait savoir que son enfant subirait un handicap, « car s’il en était autrement, ce serait que notre société aurait vraiment franchi un pas décisif vers l’eugénisme officiel ». De même, Jean Hauser (R.T.D. civ 1996 page 871) craint un « eugénisme de précaution par excès de précaution » et Carol Jonas ( Médecine et Droit, numéro 26 de 1997 page 15) s’interroge sur « une dérive eugénique » de notre société. Gérard Mémenteau (Traité de la responsabilité médicale, mise à jour décembre 1997, numéro 126) fait part de sa peur des « implications éliminatrices » de la jurisprudence de la Cour de Cassation. Pierre Murat (JCP 1996, doctrine, 3946) refuse quant à lui une jurisprudence qui entraînerait une forme de hiérarchie entre les vies handicapées et les autres et affirme que « sous couvert de l’intérêt collectif, on en arrive insensiblement à promouvoir insidieusement une politique eugénique ». Sur le plan international des considérations de même ordre ont été faites sur les inquiétudes de l’action en « wrongful life ». (on peut citer à cet effet les études de Mme Palmer, l’ouvrage de Mme Monique Ouellette « Droit et Science » publié par la faculté de droit de l’université de Montréal). La solution qui permet l’indemnisation des parents (pour le préjudice moral et matériel) est d’ailleurs selon certains commentateurs en elle-même contestable car elle peut introduire une discrimination entre les parents qui accueillent un enfant handicapé sans réserves alors qu’ils connaissaient sa malformation à l’avance et les parents qui recourent à une ITG. Idée d’un préjudice de non-avortement, ce qui a révolté une partie des personnes handicapés et de leur famille. 2.3.6 L’incidence de l’arrêt Perruche sur l’image de la Justice On peut également craindre, comme le fait Geneviève Viney46 l’incidence de l’arrêt Perruche sur l’image de la justice dans l’opinion. De fait, on ne peut qu’observer les discussions et le trouble qu’a causé l’arrêt rendu par la Cour, mobilisant tant les journalistes, les médecins, 45 les juristes que l’opinion publique. Certains ont d’ailleurs qualifié l’affaire d’ « Affaire Dreyfuss de XXe siècle ». La réflexion de Geneviève Viney se distingue de celle des autres commentateurs de l’affaire dans le sens où ce n’est pas seulement le recours de l’enfant qui lui paraît choquant, mais également celui des parents. Cette réflexion est très intéressante et il est étonnant que lors des débats devant le juge, une telle argumentation n’ait pas été développée. En effet, les parents ne sont touchés finalement que par contrecoup par le préjudice subi par l’enfant, à savoir son handicap très lourd. Dès lors qu’un tel fait est admis, comment admettre dans ce cas le recours engagé par les parents et pas celui engagé par l’enfant ? La dignité de la personne handicapée est-elle plus sauvegardée lorsque seule l’action des parents est permise ? Il semble au contraire que le bon sens veuille qu’il faille qu’on accepte soit les deux recours engagés, soit aucun des deux. Geneviève Viney considère même qu’il faudrait que le juge revienne sur son acceptation d’indemniser les parents, notamment pour rétablir la confiance portée par le peuple français dans la justice. Cependant, il faut bien convenir que l’indemnisation des personnes handicapées est une réelle nécessité car leur condition matérielle ne saurait souffrir du fait de leur handicap. Il ne s’agit cependant pas d’indemniser uniquement les handicapés à la suite d’une faute médicale mais l’ensemble des personnes handicapées sans faire de différences. Geneviève Viney, consciente de cette exigence, évoque les lacunes du droit français. De fait, beaucoup d’autres systèmes juridiques connaissent la possibilité d’infliger des dommages et intérêts punitifs. Ce type de condamnation aurait pu permettre de sanctionner les fautes commises et apporter satisfaction aux victimes, sans pour autant établir un lien de causalité entre les fautes commises et le handicap. 46 Professeur à l’université Paris-I 46 3. L’affaire Perruche :un débat qui touche tous les aspects de la sphère publique 3.1 L’intervention du législateur Comme on a pu le remarquer, l’affaire Perruche ne s’est pas limitée à un débat entre juristes, elle a également ému une grande partie de la société civile et le législateur est intervenu à sont tour. 3.1.1 La nécessité de légiférer La nécessité de légiférer est évidente à plusieurs niveaux. -Il y avait nécessité de ‘‘préciser les conditions d’encadrement de la responsabilité médicale, en liant responsabilité médicale pour faute et principe d’un droit à réparation des conséquences d’un handicap’’ selon l’ancienne Ministre Elisabeth Guigou. D’autant que les progrès techniques poussent à un recours de plus en plus courant à l’amniocentèse, les risques d’erreur de diagnostic seront de fait de plus en plus nombreux. -Il s’agissait aussi de ne pas laisser dominer l’interprétation concernant le fait préjudiciel lié à la naissance handicapée, interprétation moralement et éthiquement difficilement soutenable de l’avis des parlementaires. -Un des grands défis était également d’assurer une protection efficace des médecins qui refusent de voir leur responsabilité engagée à tout propos. Dans le cas de l’affaire Perruche, les sommes dues sont énormes, la charge devant couvrir la totalité de l’assistance matérielle et psychologique tout au long de la vie. De telles contraintes risquaient, d’après les médecins, de transformer l’obligation de moyens (à savoir la bonne information des patients) en une obligation de résultat : dans une science aussi délicate que la médecine, les erreurs ne seraient plus autorisées du fait des progrès techniques… Les indemnités allouées ne doivent pas avoir à relever d’une sorte de charité imposée aux médecins impliqués puisque dans le présent cas, les indemnités vont au-delà 47 de la réparation du préjudice moral résultant de la naissance d’un enfant handicapé. M. Bessis47 avait d’ailleurs fait part de son indignation du fait que la France ne légifère pas sur ce sujet alors que le Parlement Européen et le Bundestag allemand étaient en passe de le faire. Il attendait ainsi des engagements politiques dans les deux sens suivants : l’affirmation du principe selon lequel les caractères congénitaux ne constituent pas un préjudice indemnisable et l’inscription de l’échographie parmi les méthodes de dépistage prénatal. - Il s’agissait également d’assurer la protection des parents qui ne souhaitent pas que leurs enfants handicapés puissent un jour se retourner contre eux. -Il apparaissait important de clarifier la perception du handicap dans notre société. L’enfant handicapé était élevé par l’arrêt Perruche au même niveau que tout autre individu puisque le droit à percevoir réparation lui était reconnu. Désormais, la rente provenant de la réparation du préjudice survit aux parents et permet à l’enfant, après la disparition de ses parents, de subvenir à ces besoins en tenant compte de son handicap. Tout enfant handicapé doit disposer d’une allocation décente. Toutefois, l’arrêt Perruche conduit les médecins à être plus responsables des informations qu’ils fournissent et par conséquent limiterait les pratiques eugéniques…Il convient cependant de déterminer de façon claire quelles sont les obligations d’information du médecin. -Il fallait enfin nécessairement opérer un alignement des deux jurisprudences, judiciaires et administratives. Toutefois, ce point est à nuancer puisque la juridiction administrative indemnise les parents de leur entier préjudice, y compris les charges particulières découlant du handicap de l’enfant tout au long de sa vie, indemnités qui sont exclues par les dispositions de la loi. Alors que le CE ne reconnaît pratiquement que le préjudice moral des parents, il devra très certainement revoir sa jurisprudence. 3.1.2. La loi du 4 mars 200248 sur le droit des malades et l’efficacité du système de santé En ce qui concerne la loi du 4 mars 2002, c’est essentiellement le titre Premier qui nous intéresse, il porte sur « la solidarité envers les personnes handicapées. Elle a été présentée par les parlementaires comme mettant fin aux polémiques suscitées par l’arrêt Perruche, comportant un « dispositif anti-Perruche ». Les termes de la loi sont les suivants : 47 Paul BENKIMOUN, Le Monde, « Les médecins dénoncent une pression morale et financière « insupportable » », 30 novembre 2001. M. Bessis est président du collège français d’échographie fœtale. 48 « I. - Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance. La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l'acte fautif a provoqué directement le handicap ou l'a aggravé, ou n'a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l'atténuer. Lorsque la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d'un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d'une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l'enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale. Les dispositions du présent I sont applicables aux instances en cours, à l'exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l'indemnisation. II. - Toute personne handicapée a droit, quelle que soit la cause de sa déficience, à la solidarité de l'ensemble de la collectivité nationale. III. - Le Conseil national consultatif des personnes handicapées est chargé, dans des conditions fixées par décret, d'évaluer la situation matérielle, financière et morale des personnes handicapées en France et des personnes handicapées de nationalité française établies hors de France prises en charge au titre de la solidarité nationale, et de présenter toutes les propositions jugées nécessaires au Parlement et au Gouvernement, visant à assurer, par une programmation pluriannuelle continue, la prise en charge de ces personnes. IV. - Le présent article est applicable en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie, dans les îles Wallis et Futuna ainsi qu'à Mayotte et Saint-Pierre-et-Miquelon ». 48 Bulletin Officiel (BO) du 5 mars 2002 49 3.2 Les failles de la loi du 4 mars 2002 L’approche apportée par Muriel Fabre-Magnan se distingue de la plupart des commentateurs de l’arrêt, comme on a déjà pu l’appréhender auparavant. Elle a notamment fait une critique de la loi, qui selon elle, comporte bien des failles, mais surtout ne consiste en aucun cas en un « dispositif anti-Perruche ». 3.2.1. Un dispositif « anti-Perruche » incomplet Selon Muriel Fabre-Magnan, la loi ne revient en aucun cas sur la jurisprudence Perruche : elle ne fait qu’appliquer les principes de la responsabilité en droit civil et notamment l’article 1382 du Code civil. Dans la loi, le verbe « provoquer » renvoie à une causalité plus effective, plus restreinte, que la causalité retenue par le sens juridique. Pour réellement contrer l’arrêt Perruche (et c’était bien là l’intention affichée des parlementaires et d’un certain nombre de politiques), ils auraient dû écrire la chose suivante : « Lorsque la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement de santé est engagée vis à vis des parents d’un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d’une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale ». Muriel Fabre-Magnan fait remarquer que le texte adopté n’oblige pas la Cour à revenir complètement sur sa jurisprudence. En effet, ce que la loi veut empêcher est qu’un enfant puisse demander réparation lui-même et le texte dit : « Les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice ». Cela signifie donc bien qu’ils ne pourront pas agir au nom de leur enfant, mais n’empêche pas du tout l’enfant d’agir en son nom propre lorsqu’il atteint la majorité. La loi s’avère donc incomplète sur ce point, alors que c’est la principale chose qu’elle voulait empêcher ! Certes, cela suppose que l’enfant handicapé devenu majeur ne soit pas sous un régime de tutelle ou de curatelle (c’est à dire de protection légale), ou tout au moins, que ce ne soit pas ces parents qui soient les tuteurs légaux. 50 3.2.2. Les risques de déresponsabilisation des médecins Un autre argument avait été opposé à l’encontre de l’arrêt Perruche, à savoir qu’il dépendait du seul hasard que les parents touchent une indemnisation pour l’éducation de leur enfant handicapé. En effet, tout dépend de savoir si le médecin avait fait une faute ou non dans son obligation d’information claire et précise aux parents, afin que ceux ci puissent prendre en toute liberté un choix éclairé. Ceci est juste dans ce sens où maintenant avec le fait que c’est la solidarité nationale qui indemnise tous les parents d’enfants handicapés pour le préjudice matériel qu’ils subissent en raison de la naissance de leur enfant handicapé. Par ailleurs, à partir de maintenant, les enfants handicapés eux-mêmes recevront une idemnité grâce à la loi, qui leur permettra de vivre plus décemment. Cependant, il serait injuste d’enlever toute responsabilité à un praticien qui aurait commis une faute, notamment caractérisée et de priver ainsi les parents lésés et l’enfant d’une indemnité supplémentaire. Il aurait fallu pour cela par exemple paralyser certains recours récursoires opérés par les compagnies d’assurances contre les médecins. On a d’ailleurs pu observer ce phénomène avec le recours de la CPAM de l’Yonne dans l’affaire Perruche. Selon Muriel Fabre-Magnan, il appartient maintenant à la solidarité nationale de réparer les fautes qu’auront commises les médecins, ce qui pourrait avoir pour effet pervers de les déresponsabiliser. Il est d’ailleurs vrai que le rôle de la solidarité nationale serait alors dévoyé :il ne lui appartient pas, ni à la collectivité, de payer alors qu’il y a une faute à l’origine du préjudice. Il est en effet certain qu’un enfant qui a contracté un handicap en raison d’une faute n’est pas dans la même situation qu’un enfant qui a un handicap, mais dont aucune faute n’est à l’origine. Michel Gobert est également contre l’idée de faire endosser par la solidarité nationale l’indemnisation des enfants nés handicapés suite à une faute médicale, car cela reviendrait à supprimer tout système de responsabilité. En ce qui concerne les craintes des échographistes, elles lui paraissent non fondées : en effet, il n’y aurait pas remise en cause de l’obligation de moyens au profit d’une obligation de résultat et l’on exigerait en aucun cas d’eux qu’ils soient infaillibles. 51 3.2.3. Une loi ne répondant pas au problème de l’insécurité juridique En outre, cette loi ne permet pas non plus un alignement de la jurisprudence judiciaire sur la jurisprudence administrative, alors que c’était là également un des grands reproches faits à l’arrêt Perruche que d’induire une forme d’insécurité juridique, puisque selon que les patients avaient à faire à un hôpital public ou privé, ils ne pouvaient prétendre à la même indemnisation. En effet, alors que le juge administratif prévoyait une large indemnisation (indemnisation du préjudice moral et matériel), après la loi, les parents n’auront réparation que du préjudice moral. Faudra-t-il alors un nouvel alignement de jurisprudence, mais cette fois-ci de la part du Conseil d’Etat ? Il semble donc que le reproche qui a pu être fait à l’encontre de l’arrêt Perruche puisse être retourné contre la loi : elle paraît en effet poser plus de problèmes et de questions qu’elle n’en résout. 3.2.4. La question de la légitimité de l’intervention du législateur Beaucoup de détracteurs de l’arrêt se sont entendus pour dire que le juge était intervenu dans un domaine où il n’aurait normalement pas eu sa place. Muriel Fabre-Magnan considère à l’inverse que c’est ici le législateur qui s’est octroyé une place qui ne lui revenait pas. Cette ingérence peut être mauvaise, étant donné que le législateur semble s’être pour le moins précipité pour légiférer, alors que les décisions de justice sont prises avec réflexion et souvent à l’issue d’une maturation significative, notamment pour des sujets aussi sensibles… 3.2.5 Une loi inconventionnelle ? En outre, il n’est pas certain que les juges se plient à ce nouveau régime organisé par la loi. En effet, il est prévu que celle-ci soit applicable également pour les instances en cours, à l’exception des instances pour lesquelles il a déjà été définitivement statué sur la question de l’indemnisation. Or, ceci est contraire à la convention européenne des droits de l’homme ( ou bien plutôt à la jurisprudence de la CEDH) qui postule la non-rétroactivité de toutes dispositions législatives, essentiellement pour une question de sécurité juridique. Ainsi dans un arrêt « Zielinski » du 28 octobre 1999, la CEDH a jugé que « si en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, 52 des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influencer sur le dénouement judiciaire du litige ». La Cour de cassation a d’ailleurs déjà appliqué ce principe, en reprenant presque mot pour mot la jurisprudence de la CEDH, à une loi qui remettait en cause une jurisprudence plus favorable au salarié. Muriel Fabre-Magnan considère également que le texte de la loi (déjà votée et promulguée) est contraire à la lettre même de la Constitution. En effet, il semble inconstitutionnel que le législateur exclut toute indemnisation lorsqu’une faute a entraîné un dommage, au moins lorsque la faute est grave. Le CC a ainsi jugé dans une décision du 22 octobre 1982 à propos d’une des lois Auroux que « Que nul n’ayant le droit de nuire à autrui, en principe tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer, (…), Considérant cependant que le droit français ne comporte, en aucune matière, de régime soustrayant à toute réparation les dommages résultant de fautes civiles imputables à des personnes physiques ou morales de droit privé, quelle que soit la gravité de ces fautes ». Le texte de loi limite en effet l’indemnisation due aux parents si celleci est jugée comme étant dérisoire. Est-ce inconstitutionnel ? Le CC a en effet à plusieurs reprises utilisé des formules très générales, tendant à conférer à l’article 1382 du Code civil un caractère constitutionnel. (décision du 9 novembre 1999, relative au PACS). Cependant si le fait de limiter une réparation était inconstitutionnel, alors toutes les lois qui prévoient un plafond d’indemnisation seraient également inconstitutionnelles. Par contre serait inconstitutionnel de façon certaine, le fait d’exclure toute réparation. La loi exclut ici toute réparation du préjudice matériel, permettant uniquement l’indemnisation du préjudice moral des parents. Bien entendu, les juges peuvent continuer à indemniser tout de même le préjudice matériel mais sans le dire, notamment en intervenant sur le niveau des sommes allouées. Cependant, ce ne peut être considéré comme une bonne solution, notamment parce que les sommes allouées ne sauraient remplacer tous les frais nécessaires à la prise en charge d’un handicapé (tout le matériel d’aide médical, les médicaments, l’éventuelle réorganisation de la maison,…). En effet le CC aurait pu dire que la seule réparation du préjudice moral est tellement faible comparée à l’entier préjudice subi réellement par les parents (frais supplémentaires à leur charge du fait du handicap de l’enfant) qu’il y a en réalité une quasi-exclusion de la responsabilité du médecin ou de l’hôpital à l’égard des parents, et donc inconstitutionnalité. Parallèlement, il semble qu’empêcher l’enfant de demander réparation apparaît de manière encore plus nette comme anticonstitutionnel. Muriel 53 Fabre-Magnan écrit à ce sujet : « en effet, au premier abord, si ce qui est inconstitutionnel est uniquement le fait qu’une faute caractérisée ne conduise à aucune réparation, les juges de la haute juridiction auraient pu dire que toute condamnation de l’auteur d’une faute grave n’est pas exclue en l’espèce dès lors que les parents peuvent agir en réparation ». Cependant, Muriel Fabre-Magnan précise à ce sujet que la CEDH va beaucoup plus loin sur ce sujet. La CEDH ne prend pas comme point de départ l’auteur du dommage mais les sujets de droit, et exige que chaque personne, chaque victime puisse individuellement faire entendre son droit à réparation. L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme précise en effet : « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue ».( il s’agit en fait du droit d’avoir accès effectivement à un tribunal pour chaque individu, principe posé dans l’arrêt « Golder » du 21 février 1975) Or la loi refuse tout droit d’agir au nom de l’enfant handicapé lui-même. La France risque donc d’être sanctionnée à ce titre par la CEDH. En outre, sans que le CC soit obligé de se référer à la jurisprudence européenne, le droit d’accès à un tribunal est un droit qu’il a déjà reconnu. Confère décision de 1982 précédente, il déclare indispensable « qu’aucune personne, physique ou morale, publique ou privée, française ou étrangère, victime d’un dommage matériel ou moral imputable à la faute civile d’une personne de droit privé ne se heurte à une prohibition générale d’agir en justice pour obtenir réparation de ce dommage » et que le législateur ne peut « même pour réaliser les objectifs qui sont les siens, dénier dans son principe même le droit des victimes d’actes fautifs (…) à l’égalité devant la loi et devant les charges publiques ». Le législateur s’immisce également de façon trop importante, car il ne lui appartient pas de déterminer si l’enfant est une victime ou pas ; le fait de déterminer la nature du lien de causalité ne concerne en effet que le juge (qui le fait in concreto, en fonction de chaque cas particulier, selon le principe de séparation des pouvoirs). Cependant, le Conseil Constitutionnel n’a pas été saisi… Une chose plus grave encore peut ici être évoquée : nier le droit de l’enfant handicapé de faire une action en réparation contre le médecin qui a fait une faute, même grave, c’est en réalité nier la qualité de sujet de droit de l’enfant. En outre, comme l’arrêt Perruche n’est en définitive qu’une conséquence de la loi de 1975 accordant aux femmes la liberté de pouvoir recourir à une IVG thérapeutique, on pourrait interpréter la loi du 4 mars 2002 comme le fait que le législateur donne raison aux détracteurs de l’avortement même. Elisabeth Gigou elle-même n’a pas semblé tout à fait convaincue par la loi adoptée. Elle a ainsi déclaré que l’intervention du législateur est une façon de reconnaître que ‘‘la Cour de 54 cassation n'a jamais entendu consacrer, par ses différentes décisions, qu'une existence en tant que telle pouvait constituer un préjudice juridiquement réparable." Bien au contraire, " elle a pris le soin de dissocier handicap et naissance en indemnisant le préjudice consécutif à tous les troubles dans les conditions d'existence qu'entraîne le handicap et seulement lui". Faut-il ici comprendre cette déclaration comme un regret de l’intervention législative dans le domaine juridictionnel puisque l’adaptation jurisprudentielle aurait été certes plus lente mais peut-être plus flexible ? Le CE est lui aussi intervenu au sujet de la loi « anti-Perruche » et l’a qualifiée de « laconique » et « peu claire »49 Le CE a été saisi au titre de cette loi par le TA de Paris chargé d’examiner la demande des parents Drahon. Il s’est réuni en formation du contentieux à cet effet le 22 avril 2002. Les faits sont les suivants : Romain Drahon est né avec de graves malformations qui n’avaient pas été détectées lors de la grossesse de sa mère. L’hôpital reconnaît d’ailleurs son erreur de diagnostic. Les parents reçoivent alors une première somme de 153 000 euros en référé et se tourne vers le TA pour que soit fixé le montant exact des dommages. Cependant, la loi du 4 mars est publiée entre temps et ne permet plus qu’une indemnisation au titre du préjudice moral, le préjudice matériel (surcroît de charges en raison des soins et du mobilier particulier nécessaire) devant être pris en charge désormais par la solidarité nationale. La famille devrait alors rembourser les sommes déjà perçues. Comme nous l’avons déjà fait remarquer auparavant, cette application rétroactive de la loi est contraire à la jurisprudence de la CEDH et un recours de la famille devant l’instance européenne pourrait bien entraîner la condamnation de la France. 49 Sandrine BLANCHARD, Le Monde, « Le Conseil d’Etat juge la loi anti-Perruche « laconique et peu claire » », 24 novembre 2002 55 4. Les possibilités de dérives plus préoccupantes vers l’eugénisme et la réification de l’embryon. La pratique médicale actuelle et la législation française paraissent inquiétantes à différents niveaux quant à des risques de dérives vers des pratiques eugénistes ; c’est d’ailleurs ce qu’a relevé le philosophe allemand Jürgen HABERMAS dans un ouvrage traduit cette année en français50. Ne pouvant être exhaustifs sur ce thème qui demanderait un travail bien plus approfondi sur chacun des problèmes évoqués, nous nous contenterons d’évoquer modestement les pratiques suivantes :le diagnostic prénatal, l’assistance médicale à la procréation et le diagnostic préimplantatoire ainsi que la stérilisation des handicapés mentaux. 4.1 Quelques rappels sur le diagnostic prénatal Concernant le diagnostic prénatal, il n’est pas nécessaire de s’étendre sur le sujet, puisque nous venons d’expliquer tout au long de ce travail les risques de dérives eugénistes qui peuvent découler d’une telle pratique. On s’aperçoit d’ailleurs que c’est bien plus l’existence d’un tel diagnostic qui peut être la source de dérives eugénistes, et non pas l’acceptation de l’engagement de la responsabilité des médecins qui ont bel et bien commis une faute et n’ont pas répondu à leurs obligations contractuelles ; que l’on comprenne ce contrat dans le sens où il lie le médecin et la mère ou dans le sens où il lie le médecin et l’enfant. Il convient cependant de bien comprendre la différence entre le diagnostic prénatal et le diagnostic préimplantoire. Le diagnostic prénatal correspond au cas qui nous a préoccupé dans l’affaire Perruche : il s’agit pour le gynécologue de faire subir à la mère une série de tests alors qu’elle est déjà enceinte pour voir si le fœtus n’est pas atteint d’une maladie incurable ou si elle-même n’est pas atteinte d’une maladie qui pourrait avoir des répercussions sur le fœtus. Ces examens peuvent consister par 50 Jürgen HABERMAS, L’avenir de la nature humaine :vers un eugénisme libéral ?, Editions Gallimard, collection nrf essais, 2003, 180 pages 56 exemple en une échographie fœtale. L’article 12 de la loi du 29 juillet 199451 définit celui-ci en ces termes : « Le diagnostic prénatal s’entend des pratiques médicales ayant pour but de détecter in utero chez l’embryon ou le fœtus une affection d’une particulière gravité. Il doit être précédé d’une consultation médicale de conseil génétique ». Le CCNE52 expose lui aussi les différentes interrogations que provoque le DPN. De fait, lorsque le DPN conclue à l’absence d’anomalie, il élimine les angoisses des parents en attente d’un enfant. Par contre, il peut aussi révéler l’existence d’anomalies qui sont hors d’atteinte des ressources thérapeutiques habituelles. Dans ce cas, les parents doivent alors faire face à une décision de subir ou non une ITG. Cette décision à prendre, comme le rappelle si bien le CCNE fait référence à la conception que chaque individu se fait de la vie, de la mort et de la personne humaine. La lettre de la loi de 1975 qui détermine les cas dans lesquels l’ITG est possible suppose de combiner quatre éléments. Il faut en effet l’existence « d’une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic ». Il convient donc et le CCNE le recommande, de bien évaluer le degré de certitude du diagnostic, la gravité de l’affection encourue ainsi que l’âge de l’apparition des troubles et l’efficacité des éventuels traitements. Par ailleurs, le CCNE rappelle l’importance du processus qui doit être suivi dans le cas où les parents se décident pour une ITG. Comme le prévoit la loi du 17 janvier 1975, l’accord doit être signé par deux médecins dont un expert près les tribunaux et il est également recommandé que l’un des deux médecins soit compétent dans ces domaines et appartiennent à un centre agréé. La décision appartient en dernier ressort aux parents et il faut bien prendre garde que celle-ci puisse être prise sans qu’aucune pression n’ait été exercée sur eux. Il faut savoir que les maladies héréditaires qui font actuellement l’objet de DPN entraînent généralement la mort des sujets qui sont atteint de l’affection, et ce, avant l’âge de la reproduction. Ceux qui critiquent le DPN estiment qu’il pourrait d’une part avoir des conséquences dysgéniques qui empêcheraient le jeu normal de la sélection naturelle et accroîtraient le fardeau génétique, et d’autre part il y pourrait avoir des tendances eugénistes. Le CCNE recommande donc aux praticiens d’utiliser les nouvelles opportunités qui leur sont ouvertes par le biais du DPN à bon escient et avec réserve. Il rappelle également que les nouvelles avancées de la médecine illustrent le changement de finalité que s’assigne la 51 inséré dans le code de la santé publique par un article L. 162-16 57 médecine : autrefois et pendant des siècles, la médecine s’est préoccupée de soigner. Depuis ces formidables progrès médicaux, la finalité de la médecine est de prévenir la maladie plutôt que d’avoir à la guérir. On parle aujourd’hui de médecine de prédisposition, qui est le premier pas vers une médecine préventive. Le CCNE rappelle aussi qu’il ne faut étendre le DPN qu’à des hypothèses où les moyens techniques à la disposition des praticiens permettent de parvenir à une certitude ou au moins à une quasi-certitude par rapport au diagnostic. Il est en effet impossible de mettre des parents devant une incertitude : la décision qu’impose un choix face à un résultat quasi-certain est déjà difficile, on ne saurait imposer dès lors une souffrance supplémentaire à des parents déjà accablés. Une nouvelle méthode de DPN a été présentée par les chercheurs français et chinois lors du 10e congrès international de génétique humaine53. A partir d’un simple échantillon de sang maternel, cette technique pourrait permettre de mieux prévenir les anomalies chez l’embryon. Certains médecins français ont cependant reconnu que cette nouvelle méthode pourrait aussi être utilisée pour sélectionner le sexe de l’enfant à naître. 4.2 Les techniques d’assistance médicale à la procréation (AMP) Ainsi que l’évoque le CCNE dans son avis sur l’évolution des pratiques d’AMP du 30 mars 1994, « les progrès scientifiques et les applications médicales dans le domaine de la reproduction humaine posent d’importants problèmes éthiques ». L’AMP, autrefois dénommée procréation médicalement assistée, est définie de la manière suivante dans l’article L 152-1 du Code de la santé publique :l’AMP « s’entend des pratiques cliniques et biologiques permettant la conception in vitro, le transfert d’embryons et l’insémination artificielle, ainsi que de toute technique d’effet équivalent permettant la procréation en dehors du processus naturel ». Cette définition est très large et elle a notamment permis d’inclure dans le champ des pratiques qu’elle désigne la fécondation in vitro par microinjection, aussi dénommée ICSI. L’AMP peut être pratiquée lorsque le couple est atteint d’infécondité, que celle-ci touche la femme ou l’homme. Elle n’est cependant que l’un des solutions possibles pour pallier au problème humain et social de l’infécondité. Certains couples 52 CCNE, avis numéro 5 du 13 mai 1985, « Avis sur les problèmes posés par le diagnostic prénatal et périnatal. Rapport ». 53 Marielle Morjean, « Bioéthique, le débat continue », in Valeurs mutualistes numéro 212, avril 2000 58 confrontés au même problème préfèrent en effet recourir à des techniques plus «traditionnelles » telles que l’adoption. L’AMP peut être préférée à l’adoption car elle offre l’opportunité à un couple infécond la possibilité de procréer. Cette pratique représente alors un ensemble d’enjeux scientifiques, économiques mais également éthiques en raison de la dissociation du rapport sexuel et de la fécondation. Le prélèvement d’ovocytes et la FIV permettent la rupture de l’enchaînement entre la conception et la gestation : il y a alors dissociation biologique de la maternité. L’AMP désigne en fait une approche palliative de l’infécondité : elle met en œuvre des actes techniques qui se substituent à l’acte sexuel fécondateur. Il y a eu lors de l’introduction d’une telle technique beaucoup de questions qui se sont posées, notamment car il s’agit d’une activité procréatrice qui se passe de rapports sexuels, et qu’il ne s’agit pas par ailleurs d’une intervention thérapeutique : on ne cherche pas à soigner l’infécondité mais à la contourner. Le médecin est dans une démarche reproductive qui a pour finalité la conception d’un être humain :il n’est plus dans la position du médecin qui soigne ou soulage la douleur physique. On peut pratiquer l’AMP essentiellement de deux manières : soit par insémination artificielle soit par FIV. Pour la première d’entre elles, on recueille tout d’abord le sperme du conjoint, du partenaire, ou d’un donneur. Le sperme est ensuite déposé soit dans l’utérus, soit à l’orifice du col de l’utérus, la fécondation se déroulant par la suite in vivo, c’est à dire dans le corps de la femme. Dans le cas de la FIV, celle ci se déroule in vitro et la femme doit subir une intervention médicale lourde. Elle subit une hyperstimulation hormonale qui va permettre d’extraire de l’utérus plusieurs ovocytes par ponction transvaginale échoguidée avec anesthésie. La fécondation s’opère en laboratoire, le ou les embryons qui résultent de l’opération sont ensuite placés dans l’utérus. La FIV et l’ICSI peuvent bénéficier de la conservation par le froid d’embryons, de sperme, d’ovaires ou testicules et d’ovocytes. Il est possible d’associer à ces techniques de fécondation extracorporelles le DPI. Le DPI permet aux couples qui risquent de transmettre une maladie génétique grave de faire sélectionner par transfert les embryons sains. L’AMP peut s’effectuer de différentes manières : par une fécondation in vitro « classique », par micro-injections (ICSI), ou encore par transfert d’embryons congelés. Il existe d’autres techniques mais celles-ci sont celles qui connaissent le plus de « succès » auprès des parents français. Lorsque l’on examine les données statistiques fournies par la FIVNAT (association ), on s’aperçoit qu’entre 1992 et 1997, le nombre de ponctions a augmenté, que le nombre de FIV classique est en constante baisse alors que les ICSI et le transfert d’embryon congelés connaissent une croissance exponentielle. 59 L’AMP est une pratique qui a provoqué de nombreux débats dans le domaine éthique et le CCNE a d’ailleurs rendu un avis sur le sujet. De nombreuses questions se posent, en voici les principales : 4.2.1 a- Les risques inhérents à toutes les formes d’AMP Des taux de succès relativement faibles A la lecture d’un rapport parlementaire portant sur la loi sur la bioéthique de 1994, on s’aperçoit qu’en 1996 par exemple, sur 100 ponctions ovariennes ou transferts d’embryons, seulement 80,3 ont connu un transfert réussi. Le taux de grossesse s’élève à 20,4 % lorsque l’on a procédé à une ponction ovarienne et à 25,6% lorsque l’on a procédé à un transfert d’embryons. La naissance d’au moins un enfant normal n’est que de 15,3 %. Les chiffres recensés en Allemagne sont un peu plus positifs, et on constate que sur la période 1992-1997, les chiffres restent constants pour la France. Ces chiffres sont impressionnants lorsque l’on appréhende le nombre d’embryons qui ont été « sacrifiés » pour parvenir à une naissance « saine » ou « normale » (sans handicap majeur). Pour multiplier les chances de réussite d’une implantation, qui ne s’élèvent qu’à 10 % pour un seul embryon implanté, les médecins pratiquent le plus souvent un transfert de plusieurs embryons. Ainsi, les chances passent à 15 % pour deux embryons transférés et à 25 % pour 4 embryons et plus. Cependant ces transferts multiples ne sont pas sans risques puisqu’on a pu constater une augmentation importante du nombre de naissances multiples qui peuvent entraîner des naissances prématurées et connaissent une plus grande mortalité infantile. b- Grossesses multiples et réductions embryonnaires A ce titre, il est intéressant de se demander si c’est bien l’intérêt de l’enfant (ou de l’enfant à naître) qui est pris en compte et si ce n’est pas plutôt le seul désir de maternité de la mère ou des parents qui est pris en considération. De fait, la naissance des prématurés (bébés qui pèsent moins de 1500 grammes à la naissance) est beaucoup plus fréquente54 chez les jumeaux (6 % d’entre eux) et chez les triplés (26 % d’entre eux). Sur les 6500 enfants nés de ces 5000 grossesses dues à des FIV ou ICSI, ¼ d’entre eux séjournent dans des services de soins intensifs 60 ou de néonatalogie après leur venue au monde. Comme précisé plus haut, la mortalité périnatale et les séquelles définitives sont en nette augmentation lorsque les parents ont recours à ce genre de techniques. Dans son avis numéro 42, le CCNE s’interroge ainsi en ces termes : « Il y a dans ce domaine une réelle discussion et un choix éthique entre d’une part le taux de succès de la FIV et ses tentatives de record et, d’autre part, les graves conséquences de grossesses multiples dont la fréquence constitue un record qu’il vaudrait mieux éviter ». Pour pallier à ces risques, les praticiens peuvent être amenés à pratiquer des réductions embryonnaires. La légalité de ces pratiques fait débat :le CCNE dans son avis numéro 44 estime en effet que certaines de ces réductions embryonnaires se situent « hors du champ de la loi » si on les appréhende comme des interruptions de grossesse. Par contre, le CCNE estime que si on considère que la grossesse continue puisque celle-ci n’est pas interrompue pour les embryons préservés, « la réponse n’est actuellement contenue ni dans la loi, ni dans la jurisprudence ». Le CCNE, dans son avis numéro 24 consacré à l’étude des réductions embryonnaires, rappelle que celles-ci ne sont pas forcément des bonnes solutions car elles peuvent entraîner l’arrêt de la grossesse. Selon la FIVNAT, le pourcentage d’arrêt de grossesse dans le cas d’une réduction embryonnaire peut aller jusqu’à 15 %. Cependant, il convient de noter qu’avec le temps, le nombre moyens d’embryons transférés s’est réduit et on a constaté parallèlement une réduction significative du nombre de grossesses multiples, ce qui constitue des signes encourageants puisque corrélativement, le nombre de réductions embryonnaires a également diminué. c- Les différentes évolutions de l’AMP et la remise en cause des schémas familiaux traditionnels Au-delà des risques de dérives eugénistes et des problèmes dans l’établissement des liens de filiation que peut provoquer l’AMP, cette dernière pose des problèmes éthiques d’un autre ordre mais qu’il convient également d’aborder. Ces techniques illustrent comment l’enfant devient de plus en plus l’objet d’un désir de certaines personnes, l’intérêt de l’enfant semblant avoir été progressivement occulté. Certains soulignent ainsi les évolutions de l’AMP : au départ, l’AMP a permis de remplacer l’acte sexuel nécessaire à la reproduction par des actes techniques, mais c’étaient uniquement les gamètes du couple qui étaient utilisées pour la fécondation. Ensuite, la deuxième étape a été de faire intervenir des personnes extérieures au couple pour la 54 chiffres recueillis dans CCNE, avis numéro 60 « Réexamen des lois de bioéthique », 25 juin 1998 61 contribution génétique. Ainsi, il devient possible de concevoir un enfant d’une personne distante et inconnue (puisqu’on le rappelle, tous les dons de tissus ou parties du corps humain sont anonymes), l’ensemble de ces nouvelles conditions de procréer transforme complètement les conditions anthropologique de l’engendrement. Si certaines pratiques comme celle des mères porteuses restent encore interdites en France55, il est tout à fait légal de subir une insémination artificielle avec du sperme de donneur par exemple. Enfin, on pourrait imaginer une troisième étape, qui pour l’instant reste encore taboue en France qui serait de recourir à l’AMP en dehors de toute justification médicale : on y aurait recourt simplement en raison du désir d’avoir des enfants et parce que la situation dans laquelle on vit rend ce désir irréalisable ; c’est l’hypothèse du désir d’enfant de femmes célibataires ou homosexuelles, de couples homosexuels, de l’insémination post mortem56, voire à plus long terme de la grossesse masculine ou de la parthénogénèse,… En France, l’insémination d’une femme dont le conjoint a déjà subi un changement de sexe fait aujourd’hui l’objet de vives discussions. Dans toutes ces hypothèses, le modèle des schémas familiaux connus jusque là serait remis en cause et les gamètes ou les ovocytes fécondés seraient des substances disponibles pour les personnes désirant procréer, quelque soit leur situation familiale. On comprend mal comment autoriser de telles pratiques, alors que l’adoption pour des couples homosexuels est pour l’instant interdite, et que des femmes ou hommes célibataires rencontrent d’énormes difficultés de procédures pour pouvoir adopter un enfant, adoption, qui dans bien des cas relève de l’impossible, les autorités responsables considérant que l’équilibre familial requis n’est pas réalisé. Dans son avis relatif au réexamen des lois de bioéthique, le CCNE rappelle à ce propos que les conditions d’accès à l’AMP sont fondées « sur un choix de société à savoir l’intérêt de l’enfant à naître et à se développer dans une famille constituée d’un couple hétérosexuel ». cela n’empêche cependant pas des couples français de se rendre dans des pays où cette pratique est autorisée, comme les Etats-Unis et de recourir aux « services » d’une mère porteuse 56 voir le cas « Blood » qui a fait débat outre-Manche. Une femme anglaise avait fait prélever des gamètes sur son mari alors dans un coma profond et voulait se faire inséminer celles ci en Belgique. Elle a invoqué pour cela devant les instances britanniques la liberté de circulation des marchandises et la libre prestations de services, principes qui prévalent en droit communautaire. 55 62 4.2.2 Les risques spécifiques entraînés par l’ICSI Le terme ICSI signifie en termes médicaux : fécondation par micro-injections intracytoplasmique d’un spermatozoïde dans l’ovocyte. Cette technique permet notamment de supprimer le hasard dans le processus de fécondation et se donne pour objectif d’éviter l’infertilité masculine. La progression de l’ICSI a été spectaculaire et elle représente en 1997 37,7 % des FIV. Les femmes qui ont recours à de telles techniques sont plus jeunes que celles qui recours à la FIV classique (dénommée FIVETE = fécondation in vitro et transfert de l’embryon) et les indications, comme on l’a dit, sont dominées par la stérilité masculine (à 82,4% contre 35,4 % pour la FIV conventionnelle). Ceux-ci connaissent des résultats meilleurs que la FIV classique alors même qu’ils sont réalisés avec des spermatozoïdes de moins bonne qualité. C’est d’ailleurs ici que se situe le problème : l’infertilité masculine risque d’être transmise de générations en générations et le recours à des techniques d’AMP risque parallèlement d’augmenter pour cette raison. En outre, comme le signale le CCNE57 les premiers essais sur l’espèce humaine ont été réalisés alors que les expérimentations sur les animaux mammifères étaient encore en nombre très limités. Par ailleurs cette technique de l’ICSI ouvre des possibilités quant à la sélection du spermatozoïde qui pourrait aboutir à faire ce choix selon des critères biologiques comme le choix du sexe, la recherche de gènes de susceptibilité à des maladies ou encore d’autres caractères génétiques. 4.2.3 Les atteintes à l’embryon dans le cadre de la technique de la cryoconservation des embryons D’aucuns avaient cru lire dans la nouvelle version du code de la santé publique la naissance d’un quasi-statut de l’embryon. De fait, les éléments de l’embryon ne sauraient se voir assigner d’autres finalités que celles définies à l’article L 152-1 du nouveau code de la santé publique, en excluant toutes fins de recherche ou d’expérimentation. Cependant, il s’avère que la loi comporte un certain nombre d’ambiguïtés, voire de contradictions qui laissent douter de la réelle protection accordée à l’embryon. De fait, le rapport parlementaire portant sur l’application de la loi sur la bioéthique de 1994 relève l’interdiction d’études à finalité médicales (sans le consentement du couple) ne portant pas atteinte à l’embryon. A contrario, la loi autorise que les embryons abandonnés et conçus avant 63 l’entrée en vigueur de la loi pourront être détruits dans un délais de cinq ans. Comment comprendre l’interdiction de toute recherche sur les embryons surnuméraires alors que leur destruction est autorisée ? 4.2.4 L’instrumentalisation des embryons La loi de 1994 autorise la conservation des embryons. En réalité la loi n’a fait qu’entériner une situation de fait : à savoir l’existence d’un grand nombre d’embryons congelés quelques fois déjà abandonnés lors de l’élaboration du texte de loi. On a évalué à l’époque le nombre d’embryons dans ce cas à environ 2000. En outre, il semblerait selon le rapport parlementaire déjà évoqué ci-dessus, que les progrès attendus de la science justifiaient également une telle décision, puisque la perspective proche d’une possible congélation des ovocytes était satisfaisante. Cependant, les attentes restent pour le moment déçues dans ce domaine. Et la solution de la loi qui se voulait provisoire n’a pas obtenu de réponse satisfaisante de la part de la science. Deux situations distinctes existent concernant les embryons surnuméraires, et permettent d’appréhender l’ampleur de l’instrumentalisation des embryons qui est faite. - Certains embryons congelés font encore l’objet d’un projet parental. Pour ceux-ci, les questions qui se posent sont de savoir quelles sont les conséquences de la cryconservation sur les chances de réussite de l’implantation d’une part et d’autre part quelles sont les conséquences en terme de santé sur les enfants à naître. Il semble avéré que 30 % des embryons ne survivent pas à la congélation. Par ailleurs les chances de réussite de l’implantation diminuent environ de moitié par rapport à l’implantation d’un embryon frais (c’est à dire non congelé). Concernant le développement de l’enfant, les études ne permettent pas de fournir des réponses précises après l’âge de 18 mois. Jusqu'à cet âge, le développement est cependant normal. - Les autres embryons quant à eux, sont orphelins, puisqu’ils ne connaissent pas la chance de faire l’objet d’un projet parental. C’est à cette occasion que l’on peut se rendre compte de l’instrumentalisation dont font l’objet ces embryons. De fait, comme la phrase ci-dessus l’exprime, ces embryons surnuméraires ne font pas ou plus l’objet d’un projet parental. L’embryon (qui avait été un potentiel futur enfant) ne sera pas utilisé car ses parents n’ont plus le projet de le concevoir. Il est ici ramené au rang de simple chose, complètement réifié. Muriel 57 avis du 30 mars 1994 sur l’évolution des pratiques d’AMP 64 Fabre-Magnan58 met d’ailleurs en garde contre ce qu’elle appelle « la marche à pas réguliers vers la fabrication et la production des enfants ». Avec la banalisation de telles pratiques comme le DPN, le DPI, l’AMP, etc. nos sociétés se dirigent de plus en plus vers une réification de l’enfant, qui n’existe plus, dont la vie n’existe plus « en soi », mais uniquement par et pour un projet des parents. Comme le signifie clairement Muriel Fabre-Magnan, « …c’est à ces pratiques qu’il faudrait mettre des limites si l’on voulait réellement mettre un frein à la réification des enfants, à l’évolution qui consiste de plus en plus à les voir comme des choses auxquelles on a droit, et qu’il faut donc le cas échéant produire ». D’ailleurs le glissement du vocabulaire employé illustre parfaitement l’évolution des choses : on ne parle plus aujourd’hui d’intérêts de l’enfant mais de droit à l’enfant pour les parents, la première notion ayant pourtant été pendant de longues années une notion centrale en cette matière et qui faisait de l’embryon un sujet et non un objet. Pour ces embryons devenus orphelins, plusieurs interrogations restent en suspens, comme le souligne le rapport parlementaire. Tout d’abord, l’évaluation du nombre d’embryons surnuméraires reste totalement imprécise : on ne sait pas exactement lesquels sont définitivement abandonnés et ceux qui sont susceptibles d’être éventuellement accueillis. Par ailleurs, il reste une ombre sur les pratiques qui ont été faites avant l’entrée en vigueur de la loi. Ces embryons ont-ils été supprimés, sont-ils encore congelés ? S’ils ont fait l’objet d’une suppression, qui s’est érigé en autorité compétente pour prendre une telle décision ? Enfin, il convient de remarquer que si l’abandon d’enfant est interdit par la loi française, l’abandon d’embryons congelés est bel et bien autorisé, alors que ceux-ci ont été congelés pour faire droit à un projet parental. Des questions se posent également quant au droit de l’enfant qui naît dans le cadre d’une AMP de connaître ses origines. L’enfant adopté a en effet le droit de connaître ses origines. Qu’en est-il d’un enfant dont les parents biologiques, parcequ’il était un embryon surnuméraire, ont fait un don (nécessairement anonyme) de son embryon à un autre couple stérile ? Il convient à cet effet de rappeler qu’un embryon qui ne fait plus l’objet d’un projet parental a trois devenirs possibles : il peut être accueilli par un couple stérile, être détruit par arrêt de la conservation (qui peut durer jusqu’à 5 ans) ou enfin faire l’objet d’études ou de recherches. Le CCNE dans un avis relatif au réexamen des lois de bioéthique estime que le 58 in FABRE-MAGNAN Muriel, « L’affaire Perruche :une troisième voie », ( Débat autour de l’ arrêt Perruche), Droits, Revue Française de théorie, de philosophie et de culture juridique, numéro 35, octobre 2002, page 127 65 transfert d’embryons après la mort du conjoint devrait être rendu possible : il conviendrait d’aménager selon lui un délai de réflexion allant de trois mois à un an pour la femme veuve. Jürgen Habermas, qui note que le débat concernant le DPI et le recherche sur l’embryon est mis en parrallèle avec le débat sur l’avortement, met en garde contre cette comparaison qui selon lui est fausse. De fait, il précise 59 « Dans le refus d’une grossesse non désirée, le droit de la femme à l’autodétermination entre en conflit avec la nécessité de protéger l’embryon. Dans l’autre cas, la protection de la vie de l’enfant à naître entre en conflit avec l’attitude des parents qui le mettent en balance comme un bien ; ils désirent avoir un enfant, mais ils sont prêts à renoncer à l’implantation si l’embryon ne correspond pas à certains critères de santé ». 4.2.5 Les embryons, la recherche médicale et les intérêts économiques a- Les limitations de la recherche sur l’embryon Pour le moment, seule la recherche effectuée sur les fœtus avortés et sur les embryons surnuméraires qui ne font plus l’objet d’un projet parental est autorisée, avec l’accord des parents bien entendu. On peut déjà ici se questionner quant au respect de la vie humaine et de la dignité humaine face à de telles pratiques. En effet, pour pouvoir « utiliser » les organes ou le corps d’un défunt à des fins de transplantation ou de recherches médicales, l’accord de la personne de son vivant est exigé. Dans le cas contraire, le médecin essaye de recueillir par le biais de la famille des indications sur ce qu’aurait souhaité le défunt. Sur l’embryon ou les fœtus avortés par contre, on présume simplement de l’accord de ces potentiels êtres humains. Une atteinte au principe du consentement pour toute intervention sur les patients est ici faite, ce qui illustre une fois de plus la tendance à l’instrumentalisation des fœtus et embryons. Le CCNE, dans son avis concernant le réexamen des lois de bioéthique, précise qu’il s’oppose à la création de nouveaux embryons humains à d’autres fins que le projet parental. Olivier de Dinechin, qui a apporté une note à l’avis du CCNE concernant l’examen de l’avant projet des lois de bioéthique, rappelle à l’instar du CCNE dans son avis la réalité des embryons humains, et ce, quelque soit le mode par lequel ils sont obtenus. Cependant, une distinction est 59 Jean-Yves NAU, Le Monde, « Bioétique :le philosohe et les sénateurs », 22 janvier 2003 à propos du livre de Jürgen HABERMAS, L’avenir de la nature humaine :vers un eugénisme libéral ?, Editions Gallimard, collection nrf essais, 2003, 180 pages 66 introduite selon celui-ci puisque leur sort est souvent décidé par des décisions d’autres personnes, que ce soit des médecins ou ses géniteurs. Il met en garde contre le fait de faire prévaloir les perspectives thérapeutiques que l’utilisation de ces embryons permet d’envisager et leur valeur intrinsèque. Il ne faut selon lui pas légitimer par une fin, même si en l’occurrence elle est bonne, puisqu’il s’agit d’améliorer les techniques de guérison concernant des maladies graves ou génétiques, un moyen qui reste moralement inacceptable : à savoir la réification d’êtres humains. Il faut également porter attention au fait que les débats qui se multiplient autour des différentes possibilités thérapeutiques interpellent sur des barrières devenues fragiles et mouvantes en raison de la pression qui s’exerce sur les chercheurs mus par le désir de soigner et de connaître mais également pressés par l’urgence économique et les besoins de la compétitivité. Claude Huriet a lui aussi apporté sa contribution à cet avis du CCNE. Il estime que l’avis du CCNE qui insiste à plusieurs reprises quant aux risques concernant la réification de l’embryon n’est pas logique. De fait, il est autorisé (et le CCNE l’approuve) de faire de la recherche sur les embryons surnuméraires. En outre, comme nous l’avons précisé plus haut, l’idée d’une solidarité qui justifierait de telles pratiques est biaisée puisqu’elle repose sur un consentement que l’embryon est bien évidemment incapable de donner. Sans vouloir prétendre être exhaustif sur la question extrêmement polémique de la recherche sur l’embryon qui nécessiterait à elle seule au moins un mémoire, il convient de l’aborder au moins a minima car elle représente un enjeu concernant l’AMP et le DPI. Le CCNE souligne d’ailleurs que l’AMP ne doit pas être mise à profit pour « constituer volontairement des embryons surnuméraires en vue de les utiliser ultérieurement pour la recherche ». En effet, le CCNE estime que le nombre d’embryons surnuméraires est amené à décroître inévitablement dans le futur, puisque les techniques d’AMP sont de plus en plus maîtrisées. L’avant projet de loi de révision des lois de 1994 prévoit à ce titre que les embryons ayant déjà fait l’objet de recherche ne pourront pas être transférés ultérieurement. Claude Huriet souligne par ailleurs la situation de la France par rapport à ses partenaires européens en ce qui concerne la compétition dans le domaine de la recherche. De fait, le Royaume Uni permet depuis peu le clonage thérapeutique ; cette compétition dans un domaine où seule l’éthique devrait être de nature à justifier les avancées de la recherche laisse craindre que des dérives ne se produisent. Une atteinte (le CCNE approuve ce qu’il nomme « une exception motivée » au principe général) au principe selon lequel des embryons ne pourront être créés que pour les besoins de la recherche pourrait apparaître avec le vote de la nouvelle loi si elle reste en l’état. De fait, les nouvelles 67 techniques d’AMP devront être évaluées avant d’être pratiquées pour des couples et des embryons (détruits par la suite) seront créés à cet effet. b- La recherche sur les cellules souches embryonnaires L’avis du CCNE évoque aussi la question des recherches portant sur les cellules souches embryonnaires. La législation actuelle60ne permet de fabriquer des cellules souches embryonnaires qu’à partir d’embryons ou de fœtus avortés. L’avant projet de loi permet d’utiliser les embryons surnuméraires en tant que sources de cellules souches. On a l’impression à nouveau qu’une étape de plus est ici franchie concernant la réification des « embryons humains ». C’est d’ailleurs ce terme que le législateur utilise dans son avant projet de loi pour désigner les embryons (appellation antérieure). La nouvelle loi tente de distinguer des phases dans le développement suivant la première division de l’ovule fécondé en introduisant une référence à un stade de développement qui est celui de la différenciation cellulaire 61. Le CCNE considère quant à lui qu’il serait plus judicieux de faire référence dans la nouvelle loi à la fin du stade préimplantatoire, au moment où l’embryon acquière la capacité de s’implanter dans l’utérus. On peut ici craindre que cela pourrait constituer un argument en faveur de la réification de l’embryon dans les premiers stades de son développement. Le CCNE avertit cependant qu’il serait excessif de considérer l’embryon dans ses premiers stades de développement comme un « simple amas de cellules d’origine embryonnaire ». Le CCNE rappelle que le processus de développement de l’embryon reste au moins dans ses débuts une énigme et que c’est peut-être une des raisons pour lesquelles l’embryon devrait dès sa formation bénéficier du respect « lié à sa qualité ». c- L’opportunité d’autoriser le clonage thérapeutique Le CCNE se prononce également sur l’opportunité d’autoriser le clonage thérapeutique62. A cet effet, on peut rappeler que celui-ci est autorisé aux Etats-Unis et au Royaume-Uni depuis peu. Le CCNE rappelle à cette occasion les arguments des deux parties. L’argument principal des détracteurs d’une telle pratique est que l’autorisation du clonage thérapeutique constituerait une véritable réification de l’embryon puisqu’il s’agirait en réalité de 60 61 puisque la loi portant révision des lois bioéthiques ne sera votée en toute vraisemblance que courant de l’été 2003 pour plus de détails sur les différents stades de développement de l’embryon, voir en annexe 3 68 créer des embryons en vue de la recherche ou de la production de matériel thérapeutique. En outre, la mise en œuvre du clonage thérapeutique nécessiterait de disposer d’un grand nombre d’ovocytes qui pourrait faire peser à terme une pression psychologique et sociale sur les femmes et créer une forme de marché aux ovocytes, réglé uniquement par les mécanismes de l’offre et de la demande. L’avant projet de loi propose une ouverture « maîtrisée » vers le clonage thérapeutique. Le CCNE se déclare très favorable à une telle ouverture en raison de plusieurs facteurs, qui laisse craindre que les considérations économiques et de rentabilité ne prenne le pas sur des considérations éthiques. Le CCNE indique tout d’abord qu’autoriser le clonage thérapeutique relève d’un devoir de solidarité de notre société envers ses membres malades, et ce d’autant plus face à la raréfaction prévisible des embryons surnuméraires. On peut cependant s’interroger sur la validité d’un tel argument à moins d’accepter la dimension sacrificielle d’un tel acte. De plus, s’il est légitime de respecter les malades et de tout mettre en œuvre, dans les limites de l’éthique, pour trouver de nouvelles thérapies pour les soigner, il est tout aussi légitime de ne pas consentir à sacrifier des embryons qui restent de potentiels êtres humains. Par ailleurs, si l’on veut respecter la vie et notamment celle des personnes malades, il convient d’être cohérent et de respecter celle-ci dès le commencement. Le CCNE évoque également l’argument de « la sévérité de la compétitivité internationale dans le domaine de la recherche et des intérêts économiques qui sont en jeu ». Renoncer à cette opportunité du clonage thérapeutique mettrait la France en retard et dépendante des progrès des autres pays. En cas de succès dans les autres pays, le CCNE considère que les chercheurs français recourraient alors aussi à ces techniques thérapeutiques, sans que les pouvoirs publics n’aient alors de contrôle sur ces activités, ou alors des contrôles limités en raison de l’absence de règles éthiques encadrant ou limitant cette activité. Cet argument peut également être mis en doute. Ce n’est en effet pas parce que des pays autorisent de telles pratiques que la France doive forcément y recourir aussi. Si le législateur interdisait le clonage thérapeutique, il est bien entendu que les chercheurs français ne sauraient adapter leurs pratiques parallèlement à celles de leurs confrères étrangers sous prétexte de résultats positifs. Les motivations éthiques qui interdiraient ces pratiques resteraient de fait les mêmes, à moins qu’on arrive enfin à établir à partir de quel moment exactement commence la vie. Concernant le clonage thérapeutique, une majorité des membres du CCNE seraient plutôt en faveur de son autorisation, mais les avis restent tout de même partagés. 62 Les lois de 1994 ont spécifié sans ambiguïté aucune l’interdiction de clonage reproductif et thérapeutique. 69 4.3. Le diagnostic préimplantatoire (DPI)63 Le DPI, aussi dénommé diagnostic biologique, est ainsi défini par la même loi en son article 1464 : « Le diagnostic biologique effectué à partir de cellules prélevées sur l’embryon in vitro n’est autorisé qu’à titre exceptionnel dans les conditions suivantes : - Un médecin (…) doit attester que le couple, du fait de sa situation familiale, a une forte probabilité de donner naissance à un enfant atteint d’une maladie génétique d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic. - Le diagnostic ne peut être effectué que lorsque a été préalablement et précisément identifiée, chez l’un des parents, l’anomalie ou les anomalies responsables d’une telle maladie. - (…) - Le diagnostic ne peut avoir d’autre objet que de rechercher cette affection ainsi que les moyens de la prévenir et de la guérir ». On peut tout d’abord remarquer que la loi comporte une contradiction intrinsèque puisqu’elle évoque une maladie génétique incurable, qu’elle prétend ensuite prévenir ou guérir. A moins de considérer qu’un avortement guérit, ce qui serait plus qu’audacieux (c’est d’ailleurs pourquoi le terme ITG a été remplacé par celui d’IMG65), il y a dans ce texte une erreur dans la réflexion qui a présidé à son écriture. La loi autorise donc le recours au DPI mais à titre exceptionnel, pour éviter de donner naissance à un enfant atteint d’une grave maladie ou handicapé. Cette autorisation, qui est précisément limitée par le législateur, reflète bien les craintes et les débats qui entourent le DPI et la recherche sur l’embryon : le législateur a souhaité ne pas permettre de banaliser le DPI en raison des risques de dérives eugénistes. Le CCNE explique que le DPI consiste à faire un diagnostic dit génétique sur une ou deux cellules d’un embryon qui en comporte de six à dix, avant le transfert de l’embryon dans l’utérus. Il est réalisé après une FIV. Le DPI est effectué sur plusieurs embryons afin d’en 63 Voir annexe 4 pour des informations concernant la réglementation du DPI en Europe inséré dans le code de la santé publique par un article L 162-17 65 IMG : interruption médicale de grossesse 64 70 sélectionner un qui soit sûrement indemne par rapport à l’affection redoutée et que l’on recherche. Le DPI peut être utilisé dans trois cas principaux pour le moment. Il permet de détecter les affections liées au sexe quand il n’est pas possible d’effectuer directement le diagnostic de la maladie, les affections génétiques pour les anomalies moléculaires et enfin pour détecter les anomalies chromosomiques66. Le grand débat qui préoccupe actuellement les médecins et les juristes est de savoir si l’on peut accepter l’extension du DPI notamment pour permettre de soigner des enfants déjà nés dans un couple et qui sont atteints d’une maladie grave. Ainsi, deux cas essentiels occupent les débats : l’extension du DPI pour recherche de compatibilité HLA dans un cas familial de maladie de Franconi et dans le cadre de la Chorée de Huntington. Les problèmes éthiques alors posés rejoignent nos préoccupations, mais il serait ici trop long et trop complexe de les expliciter dans les détails, c’est pourquoi on se contentera d’évoquer ce problème qui a d’ailleurs donné lieu à un avis du CCNE (avis numéro 72, « Réflexions sur l’extension du DPI, 4 juillet 2002). Le point de réflexion porte notamment sur le fait qu’un enfant qui vient au monde ne devrait jamais n’ « être qu’un moyen aux fin d’autrui, fût-ce pour le sauver »,selon les termes du CCNE dans cet avis. L’enfant devrait en effet venir au monde et être conçu d’abord pour lui-même. Il est possible que face à la maladie mortelle dont est atteint l’un des enfants du couple, l’enfant attendu le soit plus pour une éventuelle possibilité thérapeutique que pour lui-même. De nombreux autres problèmes se posent comme notamment :face à l’aggravation de l’état de l’enfant malade, la tentation de provoquer un accouchement prématuré…Les questions que nous avons déjà évoquées lors de l’étude de l’AMP sont ici on ne peut plus d’actualité : notamment en ce qui concerne l’instrumentalisation de l’enfant et les critères de choix de l’embryon. Pierre Ricoeur dans cet avis, résume bien le problème en ces termes : « il y a ici affrontement de la situation d’un enfant qui va mourir à celle d’un enfant qui risque d’être assujetti à vie ». En effet, dans le développement futur de l’enfant, cela risque de poser des problèmes puisque la question de nouveaux dons (surtout des dons de moelle ultérieure qui risquent de se répéter) se posera sans doute souvent au cours de sa vie. Il convient d’ailleurs de rappeler à ce titre le caractère fictif du don d’un jeune enfant. C’est à cette occasion que le CCNE rappelle dans cet avis quelques principes à respecter face aux progrès technologiques actuels qui permettent une plus grande maîtrise de la vie. Il rappelle ainsi que « la vraie maîtrise consiste à savoir où s’arrêter, à réfléchir aux limites dans les moyens susceptibles d’être mis en œuvre pour le Le DPN permet de détecter le même type d’anomalies, mais dans ce cas, la grossesse a déjà commencée : l’embryon est in utero 66 71 traitement d’un enfant malade ». De même, il souligne l’importance de « la non instrumentalisation des individus nés ou à naître, le respect de l’intégrité de la personne » et préconise « le choix du moindre mal lorsque des objections peuvent être opposées à toutes les solutions proposées ». Le CCNE explique en conclusion que « l’intérêt du tiers ne doit jamais empêcher de penser l’intérêt de l’enfant lui-même ». Ainsi, tout processus médical qui affecte l’embryon doit avoir pour finalité son bien propre et représenter un bénéfice direct pour l’enfant à naître. « Le désir légitime d’enfant n’est pas le droit à l’enfant-objet » rappelle le CCNE. Il est ainsi possible d’envisager qu’un enfant désiré représente en plus une possibilité ou un espoir de guérison pour son aîné mais pas d’envisager la naissance d’un nouvel enfant uniquement dans le but d’en guérir un autre. Il en va de même en ce qui concerne les embryons sains mais qui ne serait pas compatibles HLA avec leur aîné. Les médecins doivent ainsi s’efforcer de convaincre les parents que la naissance d’un autre enfant ne peut être limitée à la finalité de sauver l’enfant malade. Le dépistage de la compatibilité HLA doit toujours rester second par rapport au désir d’enfant. La reconnaissance du DPI est loin de faire l’unanimité au sein des pays européens, l’avis du CCNE précédemment évoqué propose un panorama des différentes législations, qu’on peut retrouver en annexe 2 de ce mémoire. L’acceptation du DPI, sans même parler de la question délicate de son extension, entraîne donc plusieurs questions d’ordre éthique que sont notamment : le risque de tentative de sélection des embryons ou encore la place qui sera réservée aux handicapés dans la société. 4.3.1 Le risque de sélection des embryons et de dérives eugénistes Les débats autour du DPI ne sont pas seulement d’actualité en France ; en Allemagne les discussions font également rages. Ainsi, une député SPD a rappelé que « La Constitution précise que nul ne doit être discriminé pour son handicap. Cela vaut aussi pour dans l’éprouvette. Le DPI est pour moi incompatible avec la dignité humaine ». Il est vrai que si le DPI interpelle tellement aujourd’hui, c’est en raison des craintes qu’il procure par rapport à la brèche qu’il pourrait ouvrir à la sélection. Cependant, il serait plus juste de dire que l’acceptation de DPN a déjà ouvert cette brèche : de fait, quelle différence y a-t-il entre une IVG qui est pratiquée pour raisons ou médicales ou thérapeutiques et le refus de se voir implanter un embryon car il est atteint de malformations ? 72 La question est également toujours celle de savoir à partir de quel degré de handicap on peut autoriser une ITG ou refuser de se laisser inséminer artificiellement un embryon qui ne serait pas parfait. Le bilan qui a pu être fait à propos du DPI laisse perplexe. Que ce soit en Allemagne ou en France, il est certain que par rapport au nombre de couples qui se sont soumis à un DPI et le nombre d’accouchements, l’écart est énorme. De fait, une fois le DPI effectué, s’il s’avère que l’enfant présente des malformations, deux solutions sont envisagées. Les parents peuvent dans un cas choisir de ne pas recourir à l’implantation de l’embryon et celui-ci va se retrouver sans projet parental et sera finalement détruit ou fera l’objet de recherches. Les parents peuvent au contraire tout de même décider de pratiquer l’implantation de l’embryon. Cependant cette solution n’exclut pas que ceux-ci puissent recourir plus tard à une IVG pour motifs médicaux ou thérapeutiques. On constate bien que dans les deux cas, les tentatives et les opportunités de sélection des embryons sont immenses et que le pas qui sépare ces pratiques de l’eugénisme est facile à franchir. La frontière est d’autant plus étroite que la pression sociale fait qu’il est de moins en moins compréhensible pour l’opinion que des parents qui avaient le choix de ne pas élever un enfant handicapé optent malgré tout pour cette solution. L’eugénisme dont on se rapproche ici n’est bien sûr pas comparable avec ce qui a été pratiqué durant la période nazie. Les parents qui décident de ne pas garder un enfant atteint de malformations, ou de ne pas implanter chez la mère un embryon malformé, ne le font pas par un souçi de race pure mais bien plutôt parcequ’ils pensent ainsi éviter des souffrances à cet enfant ainsi que des charges financières et matérielles considérables qui bouleversent complètement une vie de famille. Cependant, les solutions auxquelles on aboutit en banalisant de telles pratiques sont pourtant très proches de l’eugénisme et risquent peut être d’être dangereuses à terme. Le Monde 67 cite à propos du DPI le célèbre biologiste Jacques Testard qui, dés les années 1990, voyait dans le développement du DPI l’avènement d’un « eugénisme démocratique, à la fois doux, mou, et insidieux. Mon propos concerne avant toute chose le diagnostic génétique préimplantatoire, cette technique qui consiste à vérifier certaines caractéristiques génétiques de l’embryon humain ». 67 Jean-Yves NAU, Le Monde, « Bioétique :le philosohe et les sénateurs », 22 janvier 2003 73 4.3.2. La place des handicapés dans la société La question sous-jacente à la multiplication des recours au DPI, ou encore à l’ITG ou IMG suite à un diagnostic de malformations du fœtus, est celle de savoir quelle est la place des handicapés dans la société. La banalisation de telles pratiques représente-t-elle un risque d’exclusion de la personne handicapée qui a toujours souffert de problèmes d’intégration ? En effet, aujourd’hui, plus personne n’est obligé de mettre un enfant handicapé au monde puisque l’ITG ou IMG est permise et que le DPI permet d’éviter des grossesses à risques de naissance handicapée. Le président de la République Fédérale Allemande Johannes Rau s’inquiète en ces termes68 : « Ne posera-t-on pas à l’avenir de plus en plus souvent la question de la nécessité de mettre un enfant handicapé au monde, alors que plus personne n’y est obligé ? Pourra-t-on reprocher le handicap ? Sera-t-il considéré comme préjudiciable à la société ? » De fait, règle-t-on réellement un problème en le supprimant ? Ne serait-ce pas faire preuve de plus de bon sens que d’accepter le problème et tenter de l’adoucir au lieu de tenter de l’ignorer en le supprimant ? Le CCNE dans son avis « Handicap congénital et préjudice » craint que l’handiphobie ne pousse les parents à se soumettre à une norme sociale qui serait d’interrompre une grossesse ou de ne pas mettre au monde un enfant différent des autres. Il craint en outre que des parents qui au contraire choisissent l’option courageuse de mettre au monde un enfant handicapé et de l’élever ne souffrent d’incompréhension, ce qui risquerait d’altérer l’aide et l’accompagnement qu’ils peuvent attendre normalement de la société. Il considère même qu’un couple qui choisirait de garder ou d’élever un enfant différent pourrait être considéré comme irresponsable et être l’objet de discriminations en raison de cela. 4.3 La stérilisation des handicapés mentaux Avant d’évoquer avec plus de précisions le cas particulier de la stérilisation des handicapés mentaux, il convient de rappeler quel est l’état du droit en France en ce qui concerne la pratique de la stérilisation de personnes ne souffrant d’aucun handicap, c’est à dire les majeurs capables. 74 4.3.1 Brèves remarques sur la stérilisation En droit français, est illégal toute atteinte aux fonctions reproductrices d’une personne, sauf pour des raisons thérapeutiques et si le patient ou la patiente a donné son consentement. (sauf dans le cas d’une extrême urgence, puisque dans cette situation, le recueillement du consentement du ou de la patiente n’est pas nécessaire). La stérilisation consiste en « une intervention chirurgicale créant un état d’impossibilité anatomique de procréer 69». Le CCNE dans l’avis « Handicap congénital et préjudice » estime que « la spécificité de la question éthique soulevée par la stérilisation consiste dans le fait qu’elle supprime une fonction qui ne peut être comprise comme étant simplement physiologique ». La capacité de procréer n’assure pas la survie de l’être humain mais celle de l’espèce humaine. Le CCNE poursuit ainsi : « La capacité de procréer met en jeu pour chaque personne d’autres aspects, proprement humains de son existence : le sentiment d’être dans le monde par son corps et d’y avoir sa place ; la possibilité de s’exprimer comme être sexué et de nouer des relations procréatrices avec autrui, de pouvoir s’inscrire dans une alliance et prolonger sa lignée ; la possibilité d’assumer dans un réseau de relations et sur un plan existentiel, interpersonnel et social, toutes les conséquences de sa vie sexuelle ». On comprend bien que la faculté de procréation ne peut se réduire à un seul processus biologique. La question fondamentale est de savoir si cet acte de stérilisation aboutit à un état temporaire ou définitif de stérilité surtout parce que la personne doit donner son consentement libre et éclairé à une telle intervention. Il est en effet absolument contraire aux principes et aux textes de pratiquer une stérilisation, même pour motifs thérapeutiques sur une personne à son insu, sauf urgente nécessité. Il existe des techniques qui permettent de recourir à une intervention réparatrice aboutissant à la reconstitution de l’anatomie normale antérieure. Cependant, comme le précise le CCNE dans le même avis, la réversibilité de la stérilisation ne saurait être considérée comme effective que lorsque la reconstitution de l’anatomie du ou de la patiente est suivie d’une grossesse et d’une naissance. De fait, certains considèrent, notamment aux Etats-Unis, la stérilisation comme un simple moyen de contraception. D’après les données des Nations-Unies70 68 Ar. Le., Le Monde, « Diagnostic préimplantatoire, où fixer les limites ? », 20 juin 2001 selon la définition donnée par le CCNE dans un avis du 3 avril 1996 sur la stérilisation envisagée comme mode de contraception définitive 70 « United Nations, Department for Economic and Social Information and Policy Analysis, Population Division, World Contraceptive Use 1994” in avis CCNE du 3 avril 1996 sur la stérilisation envisagée comme mode de contraception définitive 69 75 sur les pratiques contraceptives, la stérilisation féminine est actuellement le mode de contrôle de la fécondité le plus répandu dans le monde puisque 17 % des femmes en couples et en âge de procréer ont été stérilisées pour des raisons médicales ou à des fins contraceptives. (la stérilisation masculine est beaucoup moins répandue). Ce sont l’efficacité et la permanence de la stérilisation qui expliquent qu’il s’agit du moyen par excellence pour arrêter définitivement la fécondité. La stérilisation à visée contraceptive peut être masculine, il s’agit alors d’une vasectomie. La réversibilité de cette intervention est possible mais suppose une technique microchirurgicale délicate et dont les succès restent pour le moment aléatoire. La stérilisation contraceptive peut aussi être pratiquée sur les femmes par section, ligature ou obstruction des trompes. Il existe également des actes irrémédiables donc irréversibles comme l’amputation d’organes indispensables pour la reproduction humaine : l’amputation de l’utérus ou des ovaires par exemple. L’intervention est plus lourde et la récupération des capacités procréatrices impose une intervention de microchirurgie. Ces interventions qui visent à rétablir l’anatomie normale chez le patient sont appelées « reperméabilisation ». Par honnêteté intellectuelle, il convient toutefois d’admettre que la réversibilité de la stérilisation est très aléatoire et ne saurait être garantie individuellement pour chaque personne. On peut également envisager de pouvoir à nouveau procréer par le biais de l’AMP, avec toutes les conséquences qu’une telle pratique peut avoir. Il convient ainsi de faire la différence entre les techniques de stérilisation à visée contraceptive et les actes chirurgicaux aux conséquences stérilisantes comme l’hystérectomie, la castration ou l’endémoétrectomie qui sont pratiqués pour des motifs thérapeutiques, par exemple pour soigner un cancer de l’utérus, des ovaires ou des testicules. La notion de stérilisation n’existe ni en droit pénal, ni en droit civil. Cependant, il est largement admis que la stérilisation soit une atteinte au corps par le biais d’une intervention chirurgicale. C’est l’article 16-3 du Code civil, modifié par la loi numéro 94-653 du 29 juillet 1994 qui précise aujourd’hui que « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité thérapeutique pour la personne (terme thérapeutique aujourd’hui remplacé par celui de médical) . Le consentement de l’intéressé doit être recueilli préalablement hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n’est pas à même de consentir ». La stérilisation n’est donc licite que si elle est médicalement71 nécessaire, c’est ce La loi CMU du 27 juillet 1999 a modifié l’article 16-3 du Code civil : le terme médical a été substitué au terme thérapeutique, une plus grande liberté est ainsi accordée au médecin pour apprécier les raison de santé. 71 76 qu’avait rappelé la Cour de cassation dans un arrêt du 1er juillet 193572. Elle écrivait en effet à ce sujet : « les prévenus ne pouvaient invoquer le consentement des opérés comme exclusif de toute responsabilité pénale, ceux-ci n’ayant pu donner le droit de violer sur leurs personnes les règles régissant l’ordre public ». Le code de déontologie médicale73 rappelle d’ailleurs en son article 41 la règles suivante : « Aucune intervention mutilante ne peut être pratiquée sans motif médical très sérieux et, sauf urgence ou impossibilité, sans information de l’intéressé et sans son consentement ». Enfin, le Nouveau Code Pénal, dans son article 222-9 sanctionne le délit de « violences entraînant une mutilation ou une infirmité permanente » ;cet article peut s’appliquer à tout acte chirurgical réalisé sans nécessité thérapeutique. Il convient de noter que la loi numéro 2001-588 du 4 juillet 200174 relative à l’IVG et à la contraception a bouleversé la philosophie de la stérilisation contraceptive : à présent, la ligature des trompes et des canaux déférents peut être pratiquée sur une personne majeure exprimant un consentement libre et éclairé. 4.3.2 La stérilisation pratiquée chez les personnes handicapées mentales a- Le problème du consentement libre et éclairé de la personne handicapée Tout d’abord, il convient de rappeler que le droit à la sexualité est reconnu de facto aux mineurs (qui sont définis comme incapables juridiques) car ils ont un droit d’accès à la contraception anonyme et gratuite sans limitation d’âge. Dans ce cadre, aucune mention particulière n’est évoquée concernant les personnes handicapées mentales. Les techniques disponibles sont les mêmes que celles qui sont proposées au reste de la population et la stérilisation apparaît souvent comme une option contraceptive bien adaptée à la particularité de la situation des personnes handicapées mentales. Cependant, la stérilisation est un acte qui reste grave et lorsqu’elle est pratiquée sur des personnes handicapées, elle comporte un enjeu éthique particulier. De fait, alors que le consentement est normalement recueilli par la personne même, pour les personnes handicapées, le demande de stérilisation contraceptive émane dans la majorité des cas de la part des tiers. Ceci pose la question de la validité du consentement libre et éclairé de la personne directement concernée. 72 in avis CCNE du numéro 50 du 3 avril 1996 sur la stérilisation envisagée comme mode contraception définitive. Décret du 6 décembre 1995 portant code de déontologie médicale 74 J.O . du 7 juillet 2001, page 10823 73 77 Les motivations des demandeurs de telles interventions ne sont pas nécessairement dominées par des considérations d’origine eugéniques ou punitives, mais il y a tout de même lieu de se poser la question de la conformité à l’éthique médicale de la banalisation et de la légalisation de telles pratiques. Alors que la demande est effectuée par un tiers, il n’est pas certain que celle-ci corresponde au souhait d’une vie sexuelle effective qui est exprimée par la personne handicapée mentale. C’est pour cette raison que le consentement libre et éclairé de la personne handicapée mentale doit tenté d’être recueilli. Il faut que la personne handicapée mentale puisse comprendre ce qu’elle fait (c’est le cas par exemple où elle prend la pilule) ou ce qu’on lui fait (par exemple, lorsqu’on lui pose un stérilet ou qu’on lui fait subir une opération de stérilisation). Il convient aussi de prendre en compte les grandes différences de situations auxquelles on peut avoir à faire face. Il existe tout d’abord différents types de déficiences mentales 75, qui ne sauraient être abordées de la même manière les unes et les autres. Il existe ensuite à l’intérieur d’un groupe de personnes atteintes de la même déficience ou de la même pathologie des différences sensibles selon le degré de handicap, le milieu social dans lequel elles vivent, les relations familiales ou amicales que ces personnes entretiennent. Ainsi, face à des femmes qui sont suffisamment autonomes, qui bénéficient d’un entourage quotidien suffisant et d’un encadrement adéquat, la solution de la stérilisation apparaît beaucoup trop radicale alors que la simple prise de pilule, qui n’a pas un caractère irréversible, est suffisante et consiste en une intervention beaucoup moins lourde sur le plan médical. La seule et meilleure solution ne saurait donc être en aucun cas la stérilisation, comme l’affirme le CCNE dans son avis 49. Il faut de plus, veiller à ce que le fait de surveiller la contraception d’une personne handicapée mentale, ne revienne pas à exercer un contrôle abusif sur la personne handicapée ou sur ses activités. Le CCNE 76 souligne à ce titre les grandes inégalités sociales qui caractérisent aussi une partie du problème face aux possibilités d’accès à un suivi gynécologique et médical de qualité pour les personnes handicapées. L’avis numéro 49 du CCNE portant sur la contraception chez les personnes handicapés mentales propose un certain nombre de conditions à remplir lorsque la stérilisation est demandée par une personne tierce. Les médecins doivent tout d’abord s’assurer de l’état d’incapacité de l’intéressé(e) et être certains qu’aucune évolution du comportement ou de l’état de la personne n’est envisageable. Dans tous les cas, l’avis de l’intéressé(e) doit être recherché. La déficience dont est atteinte la personne handicapée doit être sévère, le risque génétique devant être évalué 75 76 Pour un panorama complet sur les différents types de déficiences et d’anomalies, consulter l’annexe 5 CCNE, « Rapport sur la stérilisation envisagée comme mode de contraception définitive », avis numéro 50 du 3 avril 1996 78 au cas par cas. La personne doit aussi être fertile, avoir une activité sexuelle et être âgé d’au moins 20 ans. Les praticiens doivent ensuite s’assurer qu’aucune autre méthode contraceptive n’est praticable chez l’intéressé(e). Si c’est bien le cas, la technique de stérilisation qui doit être pratiquée est celle qui offre les plus grandes chances de réversibilité. En outre, afin que les conditions d’évaluation soient les meilleures possibles, le CCNE préconise dans cet avis un processus à suivre pour les démarches et les modalités de prise de décisions. Les demandeurs de l’intervention doivent justifier leur requête et cette demande doit être examinée par le médecin consultant et par des confrères. Il convient d’assurer la défense des droits et des intérêts des personnes incapables par différents procédés : tenter de parvenir à une décision collective plutôt que de privilégier la délégation d’autorité. De fait, la décision de stérilisation est un acte d’une extrême gravité et ne saurait reposer sur une seule personne. Par ailleurs, il semble au CCNE indispensable que l’ensemble du processus se fasse sous le contrôle et dans le cadre d’une commission composée de professionnels qui travaillent avec des personnes handicapées mentales regroupant à la fois des assistantes sociales, des médecins et des juristes. Il convient bien entendu de garantir l’indépendance de cette commission par rapport à la famille ou aux tuteurs des handicapées mentales dont l’avis ne saurait être neutre et objectif. De fait, ces personnes trop impliquées émotionnellement et affectivement dans la vie de l’handicapé ne sauraient être à la fois juge et partie. Le recours à la justice doit être rendu possible. Enfin, il s’agit d’assurer un suivi de la personne incapable, même après la stérilisation. Malgré cet ensemble de précautions préconisées par le CCNE, l’INSERM a révélé par le biais d’une enquête réalisée en 1997 qu’il se pratiquait chaque année en France une trentaine de stérilisations contraceptives sur des personnes handicapées. L’Association de défense des Handicapés de l’Yonne a d’ailleurs déposé une plainte suite à cette révélation. La loi du 4 juillet 2001 est intervenu dans ce contexte, insérant un article 2132-2 dans le Code de la santé publique. Depuis cette loi, la stérilisation contraceptive sur des personnes handicapées mentales ne peut plus être pratiquée que sous certaines conditions : il faut notamment qu’il existe une contreindication absolue aux méthodes de contraception habituelles ou une inefficacité de ces mêmes méthodes dans leur mise en œuvre. C’est le juge des tutelles qui donne son autorisation pour la pratique d’une telle intervention, après avoir solliscité l’avis d’un comité d’experts. 79 b- Le sort des enfants à naître Les demandes de stérilisation concernent dans la majorité des cas les jeunes filles ou femmes qui pourraient donner naissance à un enfant qu’elles ne se sentent pas capables d’élever ou alors qu’elles ne peuvent pas élever car elle ne sont pas en mesure de le faire. Les demandes viennent surtout des familles qui sont désorientées au moment où leur enfant entre dans la puberté et donc est en âge de procréer, tout en étant pas forcément apte à prendre des décisions en connaissance de cause dans ces domaines. Les familles, comme le signale le CCNE, s’interroge aussi sur le sort de l’enfant à naître. Deux cas sont alors à mettre en évidence. Malgré une pensée largement admise, ce n’est que dans une minorité de cas que les enfants naîtront avec la même déficience que leurs parents. L’autre préoccupation semble par contre plus justifiée. De fait, le plus souvent, les enfants naissent normaux, mais sont alors exposés à des risques de « carences éducatives, affectives et intellectuelles lorsqu’ils seront élevés par leurs parents, et ceci malgré une assistance de la famille ou des services adaptés… ». De toute façon, dans le cas où les parents envisagent d’élever eux-mêmes leur enfant, c’est au prix d’une assistance familiale ou institutionnelle quasi-permanente. En outre, il est possible que les parents n’étant pas en mesure d’élever leurs enfants, ceux-ci soient adoptés et donc soumis aux aléas de toute procédure d’adoption. Enfin, il est permis de penser que la blessure émotionnelle que suppose la séparation d’une mère de son enfant soit plus profonde que le fait de ne pas connaître comme les autres femmes une maternité. En effet, cela ne ferait que démontrer l’incapacité de la femme ou du couple handicapé d’accomplir son rôle de parents. La science médicale ne connaît à l’heure actuelle pas encore avec précision la capacité des personnes handicapées mentales à élever des enfants et à assumer leur rôle de parents. Il faut aussi savoir que quelque soit la solution adoptée, le mot clef est l’accompagnement de la personne ou du couple. Il faut déterminer à quel moment l’entourage familial pourra prendre le relais et bien entendu, il y a ici inégalité de situation face à la façon dont l’entourage familial va accepter ou non le projet d’enfant. Il convient également de prendre en compte les différentes situations de handicaps qui existent et qui influent également sur le degré d’autonomie des personnes handicapées. 80 c- Les précédents historiques de la stérilisation chez les handicapés mentaux La stérilisation pratiquée sur des personnes handicapées mentales sans leur consentement a connu ses beaux jours dans le monde entier, notamment avant la Seconde Guerre Mondiale. A l’époque, ainsi que le souligne le CCNE, le concept de déficience mentale était très flou et englobait des individus considérés comme « socialement inaptes ». Il s’agissait à la fois de pauvres, de criminels, d’alcooliques, de personnes handicapées moteurs et sensoriels. La stérilisation ne représentait dans les faits qu’une mesure parmi une panoplie de moyens visant plus ou moins à purger la société. Ces mesures, que nous avons déjà évoquées dans l’introduction de ce mémoire constituaient en des ségrégations sexuelles en institution, l’interdiction de certains mariage, ou encore un contrôle strict de l’immigration. Un ensemble de mesures s’appliquaient donc sur ces personnes jugées « socialememt inaptes » ; elles se justifiaient à la fois par des arguments économiques (confère la doctrine de l’éthique utilitariste), sociaux et eugéniques, visant à diminuer la population de personnes inaptes dans la population totale. S’ajoutait à ces différentes mesures des politiques d’incitation à la procréation des classes dites « supérieures ». La première loi aux Etats-Unis date de 1907 et s’appliquait à l’Indiana. Dans les années 1930, l’association américaine de neurologie77 recense selon le CCNE des lois eugéniques dans 27 Etats américains. Le Canada a également connu une telle législation pour la province de l’Alberta en 192878. La loi a été abrogée en 1972 sous la pression conjuguée des généticiens et des juristes qui estimaient les stérilisations non volontaires comme une violation manifeste des Droits de l’Homme. De telles législations ont également été adopté en Suisse, en Suède et dans un certain nombre de pays nordiques. Peu à peu, des commissions et autres groupes de réflexion ont vu le jour. Ils ont condamnés de telles législations et érigé des barrières juridiques à de telles pratiques. Dans une recommandation du 23 mars 1994 relative à la psychiatrie et aux Droits de l’Homme, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe a demandé qu’ « aucune atteinte irréversible ne soit portée aux capacités reproductives de l’individu ». Cependant, de telles lois et pratiques n’ont pas totalement disparu comme en témoignent l’ « Abortion and Sterilization Act » adopté en 1975 en Afrique du Sud qui légalise la stérilisation des personnes handicapées mentales ou encore une loi adoptée par la Chine en 1994 “The Comittee of the American Neurological Association for the Investigation of Eugenical Sterilization. Eugenical Sterilization. New York: The Macmillan Company, 1936. Reprinted by New York:Arno Press, 1980” in CCNE avis numéro 49. Pour plus de précisions voir l’arrêt de la Cour suprême de 1927 « Bucks vs Bell » 78 Alberta Sterilization Act. 77 81 destinée à « améliorer la qualité de la population des nouveau-nés ». La loi chinoise préconise le report du mariage si l’un des époux souffre de troubles mentaux ou d’une maladie sexuellement transmissible et la contraception, voire la stérilisation si l’un des époux est atteint d’une maladie génétique grave. Les médecins sont également obligés de recommander l’IVG si le fœtus souffre de défauts ou de maladies génétiquement graves. Le recul et l’abandon de telles lois eugéniques s’expliquent par la possibilité d’utiliser d’autres moyens de contraception pour les femmes handicapées mentales. Il reflète aussi un rejet des idéologies qui ont été à la base de telles législations. Enfin, on connaît aujourd’hui mieux les modes de transmission des déficiences mentales, les transmissions génétiques ne représentant qu’une infime quantité de cas. Or, comme le rappelle le CCNE, toutes les familles philosophiques et spirituelles s’accordent pour affirmer l’existence d’un droit à procréer. Ce droit permet à chacun de rendre possible le droit pour chacun de fonder une famille, reconnue par la DDHC en son article 16-1. Comme l’a souligné le CCNE dans son avis numéro 49, la question épineuse de la stérilisation des personnes handicapées révèle une fois de plus les limites d’un système face à un égal accès à des soins de qualité pour les personnes handicapées. En outre, si la stérilisation permet d’empêcher les grossesses, elle ne règle pas le problème des violences perpétrées à l’encontre des jeunes filles handicapées mentales qui font trop souvent l’objet d’agressions sexuelles. Ces jeunes filles-femmes peuvent rencontrer ce type de violences à l’occasion de fugues mais également, et c’est bien plus grave, dans leur milieu institutionnel ou familial d’accueil. En outre, la stérilisation pourrait rendre encore plus vulnérable la jeune fille face aux agressions sexuelles. Par ailleurs, l’interdiction d’une vie sexuelle peut aussi être ressentie comme une violence et une telle alternative est aussi à écarter. La réponse qui doit être apportée à ce problème de fond dépasse le simple cadre de la contraception et doit faire l’objet d’une réflexion globale qui englobe l’environnement et l’entourage des personnes handicapées mentales. 82 Conclusion : Repenser le système d’indemnisation du handicap en France79 La Cour de cassation justifie son arrêt du 17 novembre 2000 dit arrêt « Perruche » en le fondant sur la question du devenir des enfants handicapés après la disparition de leurs parents. Les handicapés vivent en effet de plus en plus longtemps. (car leur espérance de vie a augmenté avec l’espérance de vie moyenne, et grâce aux progrès de la médecine dans ce domaine) mais les structures spécialisées restent en nombre insuffisants. Un article du Monde80 nous a permis de faire un état des lieux de la situation des personnes handicapées en France aujourd’hui. En effet que deviennent les handicapés quand leurs parents ne peuvent plus les prendre en charge ou décèdent ? D’après les témoignages d’un certain nombre de parents, il arrive que les enfants handicapés soient renvoyés d’établissement en établissement, les structures étant spécialisées pour tel ou tel handicap. D’après mon expérience personnelle, j’ai également pu rencontrer des enfants handicapés pris en charge en établissement, mais ces établissements n’étant pas spécialisés pour leur cas particulier, ils ont éprouvé de grands problèmes d’intégration. Les personnes handicapées mentales vieillissantes rencontrent, elles aussi, de véritables difficultés. Le Monde cite à ce titre une étude réalisée dans le livre de la Fondation de France, « Les accompagner jusqu’au bout du chemin » (éditions de l’école nationale de la santé publique) par les chercheurs du Centre régional pour l’Enfance et l’Adolescence Inadaptées - Ile de France. Ils estiment qu’environ 50 000 personnes se trouveront dans les dix années à venir dans une situation problématique en terme d’accueil et de prise en charge. Cette population a d’ailleurs tendance à augmenter parallèlement à l’augmentation de l’espérance de vie. Il n’est plus rare aujourd’hui que les handicapés mentaux dépassent les 60 ans. Les structures avaient en effet été bien pensées lorsqu’elles avaient été mises en place, (loi d’orientation sur le handicap de 1975) mais la réalité n’est aujourd’hui plus la même : auparavant, les handicapés disparaissaient avant d’être âgés. Patrick Gohet (directeur général de l’Unapei) explique que dès lors qu’un adulte handicapé qui bénéficiait de l’allocation pour adulte handicapé est admis en maison de retraite, celui-ci perd le bénéfice de cette allocation et perçoit uniquement le minimum vieillesse, système beaucoup moins avantageux. Le Conseil Economique et Social a d’ailleurs publié un 79 Pour plus de précision, voir annexe 6 sur les chiffres clefs du handicap en France Paul BENKIMOUN, Le Monde, « Les parents de handicapés vieillissants face aux carences de la prise en charge », 9 janvier 2002 80 83 rapport en 1998 qui montre qu’en cas d’hébergement, les rigidités juridiques et financières font que c’est le statut des structures qui prévaut sur celui des personnes. De l’avis du rapport, c’est le cap des 60 ans qui reste le plus difficile car les parents ne sont souvent plus là pour s’occuper d’eux, et les frères et sœurs ne peuvent pas toujours assurer la même prise en charge. En outre, pour les handicapés qui ont été actifs, c’est l’âge auquel ils ne peuvent plus travailler dans les Centres d’Aide par le Travail et la rupture est alors rude et les dépressions ne sont pas rares, les rituels et les habitudes étant chez ces personnes très importants. Trois types de solutions sont envisageables : - le placement dans une famille d’accueil, qui a pour avantage d’être une solution relativement souple. Cependant, ses détracteurs considèrent que les handicapés ont droit à prétendre à une véritable vie sociale et culturelle. Il arrive en effet malheureusement dans certains cas que la personne handicapée soit placée toute la journée devant la télévision dans son fauteuil, afin que la famille d’accueil n’ait pas à s’occuper d’elle. - L’accueil en maison de retraite soulève quant à lui un véritable problème d’adaptation, à la fois de l’établissement et de son personnel à deux catégories de personnes : des handicapés souvent quinquagénaires et des autres pensionnaires septuagénaires voire octogénaires. La cohabitation entre ces deux groupes peut d’ailleurs s’avérer compliquée. - Les maisons d’accueil spécialisées enfin apparaissent comme la meilleure des solutions. Cependant, c’est peut être en raison de cette qualité qu’elles offrent un nombre de places limité. Il convient aussi de rappeler que beaucoup attendent que les personnes handicapées s’adaptent à la vie normale. Il faudrait cependant prendre conscience que notre capacité d’adaptation à ces personnes est également mise à l’épreuve et qu’il appartient à chacun de nous de donner du nôtre pour rendre notre société plus vivable et plus accessible pour les personnes différentes de nous. La décision du gouvernement Raffarin d’intégrer un handicapé dans l’équipe du ministère qui s’occupe des personnes handicapées semble prometteuse, il faudra voir dans quelle mesure elle portera ses fruits. 84 Le CCNE81, dans le cadre d’un avis rendu à propos de l’affaire Perruche sur la demande de Mme Elizabeth Gigou, alors Ministre de l’Emploi et de la Solidarité, souligne les graves carences dans la reconnaissance des droits des handicapés. Il estime que ces carences concernent « tous les aspects de la vie de l’enfant et de l’adulte handicapé : la prise en charge éducative des enfants, l’accès à la formation et au travail pour les adultes, l’adaptation de l’habitat aux problèmes de la déficience, l’accessibilité aux transports et, plus largement, à la ville-voire à l’hôpital -, la reconnaissance et le soutien des aidants… ». Pour s’en rendre compte, il n’est d’ailleurs pas la peine de chercher bien loin : dans les bâtiments de l’Institut d’Etudes Politiques de Strasbourg par exemple, l’accès à la bibliothèque de la préparation ENA est impossible pour une personne en fauteuil roulant, à moins qu’elle ne soit portée… L’emploi est également un exemple frappant : la réglementation prévoit en effet que l’embauche de personnes handicapées doit représenter 6 % des besoins en personnel totaux. Cette moyenne est cependant bien loin d’être atteinte, et ce, même dans le secteur public ! La responsabilité de la société envers ses membres handicapés est encore très faible et explique la difficile intégration, pour ne pas dire l’exclusion, des personnes différentes. L’intégration est d’ailleurs d’autant plus difficile selon le type de handicap ainsi que l’explique l’Association des Paralysés de France dans ce même avis du CCNE : « Le handicap mental plus que le handicap physique, la déficience visible plus que l’intime sont rejetés, et le seuil de rejet est en constante diminution… » C’est d’ailleurs, comme beaucoup de commentateurs l’ont relevé, ces carences de prise en charge des personnes handicapées auxquelles a tenté de pallier l’arrêt Perruche, qui a essayé de leur conférer de réels moyens de vivre et non plus de survivre. Il convient de prendre l’ensemble de ces problèmes à bras le corps pour pallier à ces différentes et trop nombreuses carences, et tout particulièrement en ce qui concerne les déficits des places d’accueil dans les établissements spécialisés. Le CCNE souligne à ce titre le fait que l’Etat et les départements se doivent de prendre eux-mêmes les initiatives et de tout mettre en œuvre pour améliorer les conditions de vie des handicapés et non pas seulement se contenter de soutenir de trop loin des projets dont les associations ont pris l’initiative, associations qui manquent bien souvent cruellement de moyens et dépendent de la bonté des citoyens. L’aide apportée aux familles doit aussi être revue, pour celles qui choisissent de garder leur enfant à domicile, qu’il s’agisse de l’accompagnement psychologique et moral ou du soutien financier qui est absolument indispensable. Toute cette prise en charge doit être à la fois une priorité qui relève de la solidarité 81 CCNE, « Handicaps congénitaux et préjudice », avis numéro 68 du 29 mai 2001 85 nationale et de la responsabilité politique, et ce, quelque soit la tendance idéologique du gouvernement. La solidarité nationale doit de fait se manifester à l’égard des personnes handicapées, que le handicap ait été prévisible et que les parents aient pris volontairement en charge ces enfants, ou alors que le handicap résulte de fautes ou erreurs médicales. En effet, le sort de la personne handicapée ne doit pas dépendre des éventuelles indemnités que l’on pourrait recevoir par le biais de recours judiciaires, même si en cas de faute, les recours ont toute leur légitimité. Ainsi que le CCNE l’exprime dans son avis numéro 68, il est important de rappeler l’existence du « devoir impérieux de solidarité de la société en particulier en faveur des plus malheureux de ses membres ». Cette solidarité doit ainsi s’appliquer à l’égard de la personne handicapée quelque soit l’origine du handicap, afin de ne pas introduire encore plus d’inégalités. Le CCNE rappelle d’ailleurs à cette occasion qu’il est important que la décision de la mère de recourir ou non à une ITG ne se fasse pas en fonction des difficultés matérielles qu’elle aurait peur de recontrer en raison des carences de la solidarité nationale, mais bien en fonction de ses convictions morales personnelles et de son appréciation personnelle de la situation à venir. On peut d’ailleurs en profiter pour critiquer des actions telles que celle de la CPAM de l’Yonne dans l’arrêt Perruche, qui s’est portée demanderesse pour récupérer les sommes qu’elle avait engagées et qu’elle considérait comme indues. On comprend en effet mal les motifs de la Caisse d’Assurance Maladie qui est normalement l’intermédiaire de la solidarité nationale envers les handicapés. 86 Annexe 6 : Les chiffres clés du handicap82 : Il faut savoir que la loi de 1975 ne définit pas le handicap, elle l’évoque en ces termes : « sera considérée comme handicapée toute personne reconnue par les commissions départementales ». Les commissions départementales sont les COTOREP. Ce sont des commissions techniques composées de médecins qui mesurent le niveau d’incapacité de la personne. L’attribution de l’AAH (allocation pour adultes handicapés) est attribuée à partir de cette évaluation. L’AAH concerne les personnes âgées d’au moins 20 ans et qui souffrent d’un taux d’incapacité évalué entre 50 % et 80 %. Au delà de 80 %, les personnes handicapées touchent le minimum invalidité qui est une allocation qui conerne les invalides civils et les invalides de guerre83. Il n’y a pas de données complètes sur la population handicapée mentale. D’après l’enquête décennale de santé de 1991, le nombre de personnes déclarant une gêne ou un handicap s’élevait à 5 480 000 et l’allocation d’éducation spéciale était versée à 101 000 bénéficiaires tandis que l’allocation aux adultes handicapés (AAH) bénéficiait à 631 093 personnes. Le CCNE84 estime qu’il y a actuellement en France environ 2 millions de personnes dont la déficience, acquise ou congénitale, et l’incapacité engendrent un handicap sévère. Entre 60 000 et 80 000 personnes handicapés mentales de plus de 40 ans vivent en institution, tandis que 60 000 handicapés adultes vivent dans leur famille, ne percevant pas l’AAH et dont les cas ne sont pas gérés par le COTOREP. Des études menées par la Fondation de France dans neuf départements montrent qu’un peu plus de la moitié des maisons de retraite accueille des personnes handicapées mentales, ce qui représente un peu moins de 10 % des effectifs. 82 Extraits de : Paul BENKIMOUN, Le Monde, « Les parents de handicapés vieillissants face aux carences de la prise en charge », 9 janvier 2002 83 Informations recueillies dans le cours de Pierre Muller enseignant à l’IEP, notamment dans le cadre du cours intitulé « Questions sociales » 84 « P. Risselin, Handicap et Citoyenneté au seuil de l’an 2000. ODAS Edition, 1998 », in CCNE, « Handicaps congénitaux et préjudice », avis numéro 68 du 29 mai 2001 87 Sources Bibliographiques: Jurisprudence : CE, Section, 14 février 1997, « Centre hospitalier régional de Nice contre Epoux Quarez », conclusions Valérie Pécresse et notes de Bernard Mathieu, RFDA 13 (2) mars-avril 1997 Cour de cassation, Assemblée pleinière, 17 novembre 2000, Perruche : JCP 2000, II, 10438, rapport Sargos, conclusions contraires Sainte-Rose Décision 94-343/344 DC du 27 juillet 1994-Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, Revue française de droit constitutionnel 1994 Articles de juristes : Marielle MORJEAN, « Bioéthique, le débat continue », in Valeurs mutualistes numéro 212, avril 2000 FABRE-MAGNAN Muriel, « L’affaire Perruche :une troisième voie », ( Débat autour de l’ arrêt Perruche), Droits, Revue Française de théorie, de philosophie et de culture juridique, numéro 35, octobre 2002, page 119 à 133 SERIAUX Alain, « Morales sur Perruche », Droits, Revue Française de théorie, de philosophie et de culture juridique , numéro 35, octobre 2002, page 135 à 141 VINEY Geneviève, « Brêves remarques à propos d’un arrêt qui affecte l’image de la justice dans l’opinon », JCP, La semaine juridique édition générale, numéro 2, 1o janvier 2001, page 65 GAUTIER Pierre-Yves, « Les distances du juge » à propos d’un d’un débat éthique sur la responsabilité civile, JCP, La semaine juridique édition générale, numéro 2, 1o janvier 2001, page 66 88 EDELMAN Bernard, « L’arrêt Perruche :une liberté pour la mort ? », Droits, Revue Française de théorie, de philosophie et de culture juridique, numéro 35, octobre 2002, page 151 à 161 Ouvrages : Jürgen HABERMAS, L’avenir de la nature humaine : vers un eugénisme libéral ?, Editions Gallimard, collection nrf essais, 2003, 180 pages Professeur TUCHMANN-DUPLESSIS (chaire d’embryologie de la faculté de médecine de Paris), Embryologie, Travaux pratiques - enseignement dirigé, Masson et Cie Editeurs, Paris, 114 pages HUXLEY, Le meilleur des mondes, édition Pocket , 2002, 153 pages Articles de journaux: Paul BENKIMOUN, Le Monde, « Le malaise croissant des spécialistes de l’échographie fœtale », 8 juillet 2001 Cécile PRIEUR, Le Monde, « La Cour de cassation face à l’indemnisation des enfants handicapés », 8 juillet 2001 Jean-Yves NAU, Le Monde, « L’arrêt Perruche a suscité une controverse juridique et philosophique sur le « préjudice de vie », 8 juillet 2001 Ar. Le., Le Monde, « Diagnostic préimplantatoire, où fixer les limites ? », 20 juin 2001 Sandrine BLANCHARD, Le Monde, « Le Conseil d’Etat juge la loi antiPerruche « laconique et peu claire » », 24 novembre 2002 Michelle GOBERT (professeur émérite de l’université Paris-II), propos receuilli par Cécile PRIEUR, Le Monde, « Toute faute engage la responsabilité de celui qui l’a commise », 10 novembre 2002 Ségolène ROYALE (alors ministre déléguée à la famille, à l’enfance et aux handicapés), propos receuillis par Paul BENKIMOUN, Le Monde, « La 89 proposition Mattéi remet en cause le droit de la responsabilité », 13 décembre 2001 Didier SICARD (chef de médecine interne à l’hôpital Cohin, présidant du Comité Consultatif National d’Ethique), Le Monde, « Une société de réparation », 6 décembre 2001 P.Be, Le Monde, « Le gouvernement veut apaiser l’émotion suscitée par l’arrêt Perruche », 10 janvier 2002 Cécile PRIEUR, Le Monde, « L’arrêt Perruche a accordé pour la première fois une indémnisation aux enfants », 9 janvier 2002 Paul BENKIMOUN, Le Monde, « Les parents de handicapés vieillissants face aux carences de la prise en charge », 9 janiver 2002 Claude SUREAU (ancien président de l’Académie nationale de Médecine), Le Monde, « Arrêt Perruche contre arrêt Quarez ? », 13 décembre 2001 Le Monde, « Les socialistes et les communistes sont en désaccord sur l’arrêt Perruche », 12 décembre 2001 P.Be, Le Monde, « Le débat sur l’arrêt Perruche est suspendu avant le vote », 13 décembre 2001 Sandrine BLANCHARD, Le Monde, « Le risque au quotidien dans un cabinet d’échographie à Paris », 13 décembre 2001 Le Monde, « Les gynécologues demandent une prise en charge « digne » pour les handicapés », 7 décembre 2002 Le Monde, « Face à l’arrêt Perruche, Bernard Kouchner reste « perplexe » », 5 décembre 2001 Bertrand POIROT-DELPECH ( de l’Académie française), Le Monde, « C’est naître qu’il aurait pas fallu » (pastiche), 5 décembre 2001 Cécile PRIEUR, Le Monde, « La Cour de cassation affirme défendre le « respect effectif » de l’enfant handicapé », 30 novembe 2001 Paul BENKIMOUN, Le Monde, « Les médecins dénoncent une pression moral et financière « insupportable » », 30 novembre 2001 Sandrine BLANCHARD, Le Monde, « L’indémnisation d’un enfant trisomique relance le débat sur l’arrêt Perruche », 30 novembre 2001 Jean-Yves NAU, Le Monde, « 2003, année bioéthique », 10 janvier 2003 90 Jean-Yves NAU, Le Monde, « Bioétique : le philosophe et les sénateurs », 22 janvier 2003 Autres Sources : Jérôme BOILLAT, « La vie dommageable », mémoire de fin d’études à l’IEP, 2001, 93 pages Mireille HEERS, alors vice-présidente du Tribunal Administratif de Strasbourg, Cours de Droit de la Biomédecine, année 2001 Professeur (de la faculté de médecine de Strasbourg) Israel NISAND, cours de première année de médecine, « L’IVG en France » Professeur Israel NISAND, cours de première année de médecine, « De l’eugénisme au génocide, histoire de la bioéthique » Docteur WEBER J.C., cours de médecine de première année, « Initiation à l’éthique médicale, cours de présentation » Docteur WEBER J.C., cours de médecine de première année, «Histoire et actualité de la pensée éthique, Kant et sa postérité contemporaine » HEILMANN Eric, cours de médecine de prenière année, « Les fondements juridiques de la bioéthique » CCNE, avis numéro 5 du 13 mai 1985, « Avis sur les problèmes posés par le diagnostic prénatal et périnatal. Rapport ». CCNE, « Avis numéro 42 sur l’évolution des pratiques d’assistance médicale à la procréation. Rapport. » CCNE, « Rapport sur la stérilisation envisagée comme mode de contraception définitive », avis numéro 50 du 3 avril 1996 CCNE, « avis sur la contraception chez les personnes handicapées mentales » Rapport numéro 49 du 3 avril 1996 CCNE, avis numéro 60 « Réexamen des lois de bioéthique », 25 juin 1998 91 CCNE, avis numéro 67 « Avis sur l’avant-projet de révision des lois de bioéthique », 18 janvier 2001 CCNE, « Handicaps congénitaux et préjudice », avis numéro 68 du 29 mai 2001 CCNE, « Reflexion sur l’extension du diagnostic préimplantatoire », avis numéro 72 du 4 juillet 2002 Législations : Loi 75-534 du 30 juin 1975, « Loi d’orientation en faveur des personnes handicapés » Décrêt Numéro 95-1000 du 6 septembre 1995 portant Code de Déontologie Médicale Loi 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain Loi 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal. Assemblée nationale, Commission des affaires culturelles, familiales et sociales, jeudi 29 mars 2001, table ronde organisée et présidée par Claude Evin : « arrêt Perruche :Faut-il légiférer ? » Loi 2001-588 du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception Dictionnaire permanent bioéthique et biotechnologies, bulletin 96, 4 janvier 2001. Analyse du projet de loi en cours de discussion au Parlemet (sur l’IVG et la contraception) Dictionnaire permanent bioéthique et biotechnologie, in avril 2001 « Examen par le Sénat du projet de loi relatif à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception ». Rapport parlementaire numéro 1407 sur l’application de la loi sur la bioéthique Sources internet : 92 www.assemblée-nationale.fr www.cour-cassation.fr www.conseil-d-etat.fr Rapport numéro 1047 sur l’application de la loi sur la bioéthique sur le site : http://www.assemblée-nationale.fr/2/oecst/bioéthique/rl407-01.htm, consulté le 22 avril 2000 93 TABLE DES MATIERES Avant-Propos 1 Introduction 2 1. L’arrêt Perruche 11 1.1. Les circonstances de l’affaire 11 1.1.1. Les faits dans le cas d’espèce 11 1.1.2. Une procédure qui se ralonge 12 1.2. La solution de la Cour de cassation et ses motivations 13 1.2.1. La solution retenue par la Cour de cassation 13 1.2.2. Les motivations de la Cour 14 a- La question de la responsabilité et du préjudice en matière d’IVG 14 b- La problématique du lien de causalité 16 c- Le principe de respect de la personne humaine 18 d- La question des risques de dérives eugénistes 19 1.3. Les justifications apportées a posterirori 21 1.3.1 Les justifications apportées par la Cour de cassation 21 1.3.2. Les justifications de la doctrine 22 a- L’arrêt Perruche : une conséquence de la loi de 1975 22 b- La question du lien de causalité 22 c- Sur la question de l’obligation qui pèse sur les médecins 24 d- Sur les risques de dérives eugénistes 24 e- Sur la dignité de la personne humaine 25 f- Vers une reconnaissance juridique de l’embryon 25 94 g- Sur la question de la valeur de la vie handicapée 26 1.4. Les problèmes juridiques et éthiques soulevés par l’arrêt de la Cour de cassation 2. Le caractère novateur de la décision de la Cour par rapport aux jurisprudences traditionnelles 29 2.1 Les solutions contraires 29 2.1.1 Les solutions contrastées dans les pays étrangers 29 2.1.2 Les solutions en France 30 a- La jurisprudence judiciaire L’état de la jurisprudence avant les deux arrêts de la première chambre civile de la Cour de Cassation du 26 mars 1996 30 30 Les deux arrêts de la Cour de Cassation du 26 mars 1996 31 b-La jurisprudence administrative 31 L’arrêt du Conseil d’Etat du 14 février 1997 « Quarez ». 31 2.2 Les motivations du Conseil d’Etat 2.2.1. Sur la question de l’existence d’une faute 32 32 2.2.2. La naissance d’un enfant handicapé peut-elle être préjudiciable pour ses parents ? 32 2.2.3. La naissance d’un enfant handicapé peut elle être considérée comme un préjudice indemnisable pour l’enfant lui-même ? 2.3 La position des détracteurs de l’arrêt « Perruche » 95 34 36 2.3.1. Le principe du respect de la personne humaine 36 2.3.3. La question du lien de causalité 37 2.3.3. La dignité de la personne handicapée 38 2.3.5 La transformation de l’obligation de moyens en une obligation de résultats pour les médecins 42 2.3.6. Le risque de dérives eugénistes 2.3.7 L’incidence de l’arrêt Perruche sur l’image de la Justice 44 46 L’affaire Perruche :un débat qui touche tous les aspects de la sphère publique 47 3. 3.1 L’intervention du législateur 47 3.1.1 La nécessité de légiférer 47 3.1.2. La loi du 4 mars 200285 sur le droit des malades et l’efficacité du système de santé 48 3.2 Les failles de la loi du 4 mars 2002 50 3.2.1. Un dispositif « anti-Perruche » incomplet 50 3.2.2 51 Les risques de déresponsabilisation des médecins 3.2.3. Une loi ne répondant pas au problème de l’insécurité juridique 52 3.2.4. La question de la légitimité de l’intervention du législateur 52 3.2.5 Une loi inconventionnelle ? 52 4. Les possibilités de dérives plus préoccupantes vers l’eugénisme et la réification de l’embryon. 56 4.1 Quelques rappels sur le diagnostic prénatal 56 4.2 Les techniques d’assistance médicale à la procréation (AMP) 58 4.3.3 85 Les risques inhérents à toutes les formes d’AMP 60 a- Des taux de succès relativement faibles 60 Bulletin Officiel (BO) du 5 mars 2002 96 bembryonnaires Grossesses multiples et réductions 60 c- Les différentes évolutions de l’AMP et la remise en cause des schémas familiaux traditionnels 61 4.3.4 Les risques spécifiques entraînés par l’ICSI 4.3.5 Les atteintes à l’embryon dans le cadre de la technique de la 63 cryoconservation des embryons 63 4.3.6 L’instrumentalisation des embryons 64 4.3.7 Les embryons, la recherche médicale et les intérêts économiques 66 a- Les limitations de la recherche sur l’embryon 66 b- La recherche sur les cellules souches embryonnaires 68 c- L’opportunité d’autoriser le clonage thérapeutique 69 4.3. Le diagnostic préimplantatoire (DPI) 4.3.2 Le risque de sélection des embryons et de dérives eugénistes 4.3.2. La place des handicapés dans la société 4.4 La stérilisation des handicapés mentaux 71 73 75 75 4.4.1 Brèves remarques sur la stérilisation 76 4.4.2 La stérilisation pratiquée chez les personnes handicapées mentales 78 a- Le problème du consentement libre et éclairé de la personne handicapée 78 b- Le sort des enfants à naître 81 c- Les précédents historiques de la stérilisation chez les handicapés mentaux 82 Conclusion : Repenser le système d’indemnisation du handicap en France 84 Annexe 1 88 Annexe 2 93 Annexe 3 98-A Annexe 4 98 Annexe 5 103 97 Annexe 6 110 Sources bibliographiques 111 Table des matières 116 98