l`europe dans le miroir des balkans

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L’EUROPE DANS LE MIROIR DES BALKANS
Jacques Rupnik
Le XXe siècle a commencé à Sarajevo, avec le déclenchement de la Première Guerre
mondiale, il se termine non seulement avec la chute du Mur, mais aussi avec le retour de la
guerre à Sarajevo. Les événements tragiques de Bosnie, et plus généralement les risques
inhérents à la fragmentation de l'Europe de l'Est après la Guerre froide, constituent le
démenti le plus flagrant et le plus immédiat aux perspectives du "nouvel ordre international"
tant annoncé. Mais c'est aussi le signe que Sarajevo 1994 n'est pas Sarajevo 1914
:
personne n'allait déclencher la Troisième Guerre mondiale pour la Bosnie. C'est ce double
constat que reflète la réaction internationale aux conflits consécutifs à l'éclatement de la
Yougoslavie, oscillant entre engagement et réticence, entre principes et réalisme (qui est
souvent le nom de code du cynisme), positions qui, implicitement, reposent les unes et les
autres sur les métaphores ou les stéréotypes du tournant du siècle concernant les Balkans,
"poudrière de l'Europe" pour certains, qui ne mérite pas qu'on lui sacrifie les "os d'un
brigadier poméranien" pour le chancelier Bismark et pour nombre de ses disciples
contemporains. De la même façon, le succès ou l'échec de la réaction internationale est
interprété différemment selon les objectifs et les attentes de chacun. Si l'objectif premier était
de contenir un conflit local difficile, de prévenir son extension à l'ensemble des Balkans, voire
au-delà, de fournir une aide humanitaire et en fin de compte d'imposer un règlement à des
adversaires épuisés par les hostilités, on peut parler d'un succès relatif pour ce qui est de
limiter les dégâts. Au contraire, si l'enjeu était l'établissement d'un nouvel ordre pour l'aprèsGuerre froide en Europe, la capacité des démocraties occidentales à mettre en oeuvre leurs
principes avoués de politique étrangère, la crédibilité d'organisations internationales telles
que le CSCE, les Nations unies et l'Union européenne en matière de maintien de la sécurité,
et enfin la cohésion et la fiabilité de l'Alliance atlantique, échec est bien le mot qui convient (à
la rigueur relatif, si l'on prend en compte la conclusion du conflit prévue par les Accords de
Dayton).
Jacques Rupnik – L’Europe dans le miroir des Balkans – Décembre 1998 / Janvier 1999
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L'ECHEC COLLECTIF
"Permettrons-nous à ces guerres balkaniques de se dérouler sans au moins essayer d'en
tirer une leçon, sans savoir si elles ont été un bien ou un mal, si elles risquent de se rallumer
demain et prendre de l'ampleur?" demandait en 1914 le sénateur français d'Estournelles de
Constant, président de la Commission internationale sur les Balkans. Il ajoutait que le
rapport de la Commission aurait pu tout aussi bien s'intituler "L'Europe divisée et ses effets
démoralisants sur les Balkans". Ses propos, à l'époque, n'ont pas touché beaucoup de
lecteurs : en 1914, ils avaient d'autres occupations dans les Balkans. Mais la question
demeure, et pourrait bien servir d'avertissement à ceux qui ont pour mission, après la guerre
en ex-Yougoslavie, de tirer les leçons du conflit et d'en comprendre la signification pour la
nouvelle Europe. On a beaucoup écrit sur la réaction internationale aux conflits entraînés par
la dissolution de la Yougoslavie. Ce qui ressort de ces analyses est une image dérangeante
dont la signification dépasse largement la tragédie des Balkans. En premier lieu, lorsqu'il
s'agit des grands problèmes de sécurité, on peut se demander s'il existe bien une entité
appelée "communauté internationale". Ce qui compte, ce sont les grandes puissances, leurs
intérêts et leur pouvoir, leurs rivalités et leur capacité à travailler ensemble. Certes, il existe
des institutions et des lieux de discussion internationaux et il semble que la Bosnie, entre
autres, ait suscité dans l'opinion ce qui ressemble à un mouvement international en faveur
des questions humanitaires. Une telle réaction, due très largement à l'impact des médias
occidentaux, crée l'illusion qu'il existe une "communauté internationale", matérialisée par des
instances supranationales susceptibles de trouver ou d'imposer des solutions. En réalité,
c'est aux pays qui composent ces instances (à savoir les Etats-Unis, la Russie, la GrandeBretagne, la France et l'Allemagne) qu'il convient d'imputer leur incapacité à prévenir ou à
arrêter un conflit. En second lieu, la façon dont la guerre en ex-Yougoslavie a été
péniblement gérée par une succession d'organisations représentant ladite "communauté
internationale" n'a fait que souligner leur impuissance. Ce fut d'abord le CSCE (aujourd'hui
l'OCSE) après l'adoption de la Charte de Paris en novembre 1990 et la création d'un Centre
pour la Prévention des Conflits qui n'a jamais réussi à prévenir quoi que ce soit. Ensuite, lors
du déclenchement de la guerre en juin 1991, l'Union européenne s'est pro-posée comme
médiateur afin de mettre en oeuvre une politique étrangère et de sécurité commune, pour
découvrir qu'elle n'existait pas. Au début de l'année 1992, la diplomatie onusienne,
représentée par Cyrus Vance, a pris la direction des opérations pour négocier un cessez-lefeu entre la Serbie et la Croatie, ce qui n'a servi, en l'espace de quelques mois, qu'à
démontrer les limites de la capacité de l'ONU à maintenir la paix en Bosnie-Herzégovine Ce
n'est que lorsque la crise bosniaque a provoqué des tensions majeures, y compris le risque
de décrédibiliser l'Alliance atlantique, que l'OTAN, à l'instigation des Etats-Unis, a finalement
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décidé de prendre en main la phase finale du conflit. La Bosnie a été décrite par Richard
Holdbrooke comme "l'échec collectif le plus grave de ces trente dernières années" pour les
Occidentaux. La crise, à l'évidence, a provoqué de graves tensions entre les Etats-Unis et
ses alliés européens, qui se sont, certes, atténuées mais n'ont pas disparu. Le contraste est
saisissant entre la situation telle qu'elle se présentait en 1991, au début du conflit, lorsque
les Etats-Unis partageaient le sentiment des Européens sur la Yougoslavie et leur laissaient
volontiers la responsabilité de gérer le conflit ("Nous n'avons aucun cheval dans cette
course", disait le Secrétaire d'Etat Baker), et la conférence de Dayton en novembre 1995,
que l'opinion, surtout dans les Balkans, considère comme la démonstration de la puissance
américaine au détriment des Européens. Tel est le contexte dans lequel il convient d'étudier
la réaction européenne à la crise des Balkans.
COMMENT L'EUROPE VOIT LES BALKANS
Dans son introduction à la nouvelle édition du rapport de la Commission Carnegie sur les
Balkans en 1914, George Kennan décrit les Balkans comme "un bastion de civilisation non
européenne qui a réussi jusqu'à aujourd'hui à conserver nombre de ses caractéristiques non
européennes, dont certaines conviennent encore moins au monde moderne qu'au monde tel
qu'il était il y a quatre-vingts ans". Les atrocités perpétrées au cours de ce qu'on a pu
qualifier de "troisième guerre des Balkans" sont, en effet, tristement analogues à celles du
passé, et le contraste est frappant entre une Europe constituée de démocraties prospères
bien décidées à éviter la guerre et une ex-Yougoslavie déchirée par des conflits
nationalistes. Sur le plan intellectuel comme sur le plan politique, il faut pourtant résister à la
tentation de considérer le sort des Balkans comme distinct de celui de l'Europe.
Essentiellement parce que l'Europe, il n'y a pas si longtemps, a été le théâtre d'horreurs
semblables et qu'elle a fini par les surmonter. Aujourd'hui, la principale différence entre
l'Europe centrale et les Balkans ne se fonde pas tant sur les disparités constatées entre les
chrétiens d'Orient et les chrétiens d'Occident, ou entre l'héritage des Habsbourg et celui de
l'Empire ottoman. Elle tient au fait que ce qu'on appelle aujourd'hui le "nettoyage ethnique"
dans les Balkans a été "mené à bien", si on peut dire, en Europe centrale pendant la
Seconde Guerre mondiale ou immédiatement après : extermination des juifs et expulsion
des Allemands. Les Balkans sont peut-être à la périphérie de l'Europe, mais leur histoire ne
s'en inscrit pas moins dans le destin de l'Europe du XXe siècle. Seule une acception plus
étroite du mot "Europe" permet de faire de "l'Europe" et des "Balkans" des entités distinctes,
comme ce fut le cas pour le titre revendiqué par d'Estournelles à l'occasion du rapport de
1914. Mais la définition est contestable. A son début, au lendemain de la Seconde Guerre
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mondiale, le projet d'intégration européenne se fondait sur deux postulats destinés à
dépasser les traumatismes récents
: bannir les guerres de conquête et le principe du
nettoyage ethnique. Lorsque le Luxembourgeois Jacques Poos, au nom de la Communauté
européenne, arriva en Yougoslavie alors au bord de la guerre et déclara : "l'heure de
l'Europe est venue", il était implicitement sous-entendu que la Communauté européenne,
après la Guerre froide, entendait appliquer ces principes sur tout le continent. Au cours des
mois et des années qui ont suivi, elle allait connaître un échec cuisant, face aux pires
massacres et déportations que le monde ait connus depuis la Seconde Guerre mondiale.
Elle allait aussi se montrer impuissante à éviter l'agression contre des Etats
internationalement reconnus. Le fait que l'Union européenne ait toléré le recours à la
violence pour régler les conflits et tacitement admis l'ethnicité comme principe central
d'organisation des nouveaux Etats a grandement contribué à miner sa crédibilité, aussi bien
à l'intérieur de l'Union qu'auprès des nations balkaniques qui, du même coup, ont commencé
à se tourner vers l'OTAN. Pendant tout le conflit, la réaction de l'Europe peut se résumer à :
"trop peu, trop tard". Elle a bien tenté au début de maintenir la cohésion de la Yougoslavie,
mais seulement par des avertissements et en brandissant la carotte économique. Fin mai
1991, Jacques Delors, président de la Commission européenne, s'est rendu en Yougoslavie
pour promettre un soutien politique et financier au Premier ministre Ante Markovic pour ses
plans concernant un "Maastricht yougoslave", assorti d'une union monétaire et douanière, à
une époque où les protagonistes, aux prises avec des projets nationalistes contradictoires,
se préparaient déjà à la guerre. Le langage rationnel des intérêts économiques n'avait
aucune prise sur des dirigeants politiques occupés à suivre la logique d'une confrontation
ethno-nationaliste. Pendant la guerre en Croatie, l'Union européenne s'est efforcée de ne
pas s'inscrire dans les affaires des "belligérants" ce qui a eu pour effet de favoriser
largement la seule d'entre elles qui possédait une véritable armée, c'est-à-dire la Serbie.
Lorsque, en 1992, la guerre s'est étendue à la Bosnie, l'Union a bien été obligée de
reconnaître comme l'agresseur la Serbie de Milosevic, mais n'a rien fait pour l'arrêter. L'aide
humanitaire (fournie en grande partie par l'Union européenne) a pris le relais de l'action
politique, les casques bleus devenant les otages potentiels, puis effectifs, des nationalistes
serbes bosniaques. Le résultat fut une succession de plans de paix dont aucun ne fut jamais
appliqué, et qui reflètent les étapes successives de la partition ethnique en Bosnie. C'est en
ce sens que les accords de Dayton peuvent être considérés comme un projet "européen",
mis en oeuvre grâce à des moyens américains. L'Europe avait, certes, des circonstances
atténuantes. D'abord, au moment de la désintégration de la Yougoslavie, elle avait d'autres
priorités. La réunification de l'Allemagne et l'éclatement de l'Union soviétique étaient
logiquement considérés comme décisifs pour la stabilité future du continent. La confirmation
de la frontière Oder-Neisse entre l' Allemagne et la Pologne prenait naturellement le pas sur
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celles des diverses républiques qui constituaient la Yougoslavie. On pensait aussi qu'on ne
devait rien faire qui puisse créer un précédent et saper l'autorité de Gorbatchev et de l'Union
soviétique. Par ailleurs, la Communauté européenne, comme on l'appelait encore en 1991,
n'avait ni mandat légal ni de puissance militaire suffisante pour agir de façon déterminante.
La "politique étrangère et de sécurité commune" était précisément l'un des objectifs du Traité
de Maastricht signé en décembre 1991. En fait, les six premiers mois de la guerre en
Yougoslavie (les plus décisifs en ce qu'ils conduisirent à la reconnaissance de la Slovénie et
de la Croatie) ont été dominés par les négociations de Maastricht. D'où un certain nombre de
"marchandages" : le Royaume-Uni voulait bien oublier sa réticence à reconnaître la Croatie,
en échange de la possibilité de rester en dehors de la charte sociale. La France acceptait
aussi de faire quelques concessions à l'Allemagne sous réserve que les objectifs du traité et
surtout le projet d'union monétaire européenne ne soient pas remis en question. Finalement,
au-delà des obstacles institutionnels, ce sont les divergences politiques des Etats membres
de l'Union européenne qui les ont empêchés de prendre les mesures qui s'imposaient. Sous
cet angle, on peut avancer que le principal mérite de l'Union européenne était précisément
de contenir ces divergences. L'absence d'une politique commune, cependant, était moins un
problème constitutionnel que le résultat d'une absence de volonté politique commune ("la
bonne volonté sans le pouvoir", comme on l'a dit de la réaction européenne). Mais celle-ci
s'expliquait tout autant par certaines convictions concernant la nature ou la signification du
conflit et la réaction appropriée que par les différentes perceptions, affinités et intérêts, chez
les principaux partenaires européens, touchant la manière de le gérer.
LECTURES DU CONFLIT
En Europe occidentale, on trouve principalement deux théories pour expliquer le conflit dans
les Balkans, dont chacune a, bien évidemment, des implications politiques. La première y
voit un archaïsme ou anachronisme : un "retour aux haines ancestrales". La seconde, au
contraire, considère les conflits comme un processus de construction des Etats-nations, une
étape fâcheuse mais indispensable de l'Europe de l'Est sur le chemin de la "modernité". La
première thèse, très répandue parmi les élites politiques et les médias, passe généralement
par la métaphore du réfrigérateur : le communisme n'a fait que "geler" frustrations et conflits,
qui se retrouvent merveilleusement intacts après sa disparition. Il existe aussi la variante de
la "marmite" : maintenant que le couvercle du communisme et du soviétisme s'est soulevé,
les vieilles haines et les aspirations trop longtemps contenues peuvent enfin s'échapper.
C'est l'interprétation la plus souvent avancée dans les médias et dans le discours politique,
tant dans les pays de l'Europe de l'Ouest qu'aux Etats-Unis. Le Président Clinton, dans son
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discours d'investiture en janvier 1993, rappelle qu'une "génération élevée à l'ombre de la
Guerre froide assume de nouvelles responsabilités, dans un monde réchauffé par le soleil de
la liberté mais toujours menacé par des haines ancestrales". Le Premier ministre britannique
John Major, s'adressant en juin 1993 à la Chambre des Communes, deux ans après le début
du conflit, déclare ceci : "L'élément le plus important, derrière ce qui s'est passé en Bosnie,
c'est l'effondrement de l'Union soviétique, et la discipline qui s'exerçait sur les vieilles haines
de l'ancienne Yougoslavie. Une fois cette discipline disparue, ces haines ancestrales ont de
nouveau surgi, et nous avons commencé à en voir les conséquences lorsque le conflit a
éclaté". Le président François Mitterrand lui-même évoque les "passions ethniques
ancestrales" dans un certain nombre de déclarations concernant la guerre en exYougoslavie. Cette approche était également présente lors d'une conférence organisée par
Mitterrand en février 1992 et intitulée "L'Europe et les tribus". Les médias n'ont pas manqué
de suivre, notamment en Allemagne, où messieurs H.R. Reissmuller et V. Meier
commentaient abondamment cette idée dans leurs éditoriaux du très influent Frankfurter
Allgemeine Zeitung. Cette lecture du Conflit tombe dans un certain nombre de pièges.
Premièrement, celui de l'ignorance : lorsqu'on se trouve confronté à de nouveaux
développements, il est beaucoup plus simple d'y voir la répétition d'un schéma historique
connu. Deuxièmement, lorsqu'on se persuade (et qu'on persuade les autres) que l'on assiste
au "retour du refoulé", nommément aux pulsions irrationnelles de populations ou de "tribus"
balkaniques, on peut du même coup se dispenser de réfléchir à la dimension politique du
conflit. De fait, pour les dirigeants politiques de cette fin de XXe siècle, il semble quasi
inconcevable qu'il puisse s'agir là d'une démarche rationnelle de la part de certaines forces
politiques déterminées à choisir la violence, à plonger leur pays dors 1laguerre et à défier
ouvertement la "communauté internationale" afin d'atteindre des objectifs précis, comme le
maintien d'un système de pouvoir autoritaire et le contrôle des territoires conquis et de leurs
ressources naturelles. A cette fin, les responsables nationalistes créèrent une atmosphère
de siège, manipulèrent la peur par le recours délibéré à la désinformation et incitèrent à la
haine par l'intermédiaire des médias aux ordres. En bref, ce n'est pus une résurgence des
haines anciennes qui a conduit à la guerre, c'est la guerre qui a ravivé les haines anciennes.
"L'Europe et les tribus" - titre de la conférence organisée par François Mitterrand en 1992 est un raccourci saisissant des implications politiques de la thèse des "haines ancestrales".
Avec les meilleures intentions (comparer l'intégration de l'Europe de l'Ouest à la
"balkanisation" de l'Europe de l'Est), il traduit une lecture totalement faussée du conflit.
Tandis que l'Europe poursuit sa marche triomphale vers le XXIe siècle sans frontières les
"tribus" des Balkans reviennent aux idéologies du XIXe siècle impliquant un primat des
critères ethniques et frontières territoriales. En évacuant les Balkans à la fois de l'histoire de
l'Europe (archaïsme, anachronisme) et de sa géographie (pour "tribus", voir tiers monde),
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nous pouvons éviter de traiter le problème comme un problème européen. Aide humanitaire
et mise à l'écart suffiront. La deuxième thèse de la pensée européenne sur les Balkans
s'appuie sur les sciences sociales plutôt que sur les préjugés politiques. Elle ne voit pas les
guerres consécutives à la dissolution de la Yougoslavie comme un archaïsme, mais comme
une étape nécessaire sur le chemin de l'Etat moderne. L'idée d'une correspondance entre un
territoire et un peuple est considérée comme un produit du modèle occidental d'Etat-nation
exporté sur le tard vers l'Europe de l'Est. De ce point de vue, la Yougoslavie aussi bien que
la Tchécoslovaquie (voire l'URSS) ne sont pas autre chose que des transitions fédératives
entre un empire et un Etat-nation. Certes, poursuivent les tenants de cette thèse, le
processus peut être violent et désordonné, au point que certaines régions des Balkans
s'apparentent davantage à la vision de Hobbes qu'à celle de Jean Monnet. Mais (comme le
pensent quelques-uns des protagonistes eux-mêmes), c'est le prix à payer pour la
construction d'un Etat, l'identité, la modernité et la stabilité locale. En bref, nous assistons à
la dernière étape d'un processus d'élaboration des Etats-nations concernant ceux qui ont
manqué le train du XIXe siècle, celui de l'unité italienne et allemande. La fin du communisme
(à la manière "impériale " soviétique et yougoslave) a simplement permis de mener à bien un
processus entamé avec la fin des Habsbourg et la chute de l'Empire ottoman. Une telle
analyse combine curieusement une lecture grossière des théories du nationalisme d'Ernest
Gellner à des relents démodés de Realpolitik. L'idée que des unités politiques ethniquement
homogènes puissent conduire à une plus grande stabilité n'est pas neuve dans les Balkans.
Elle était très populaire après la Première Guerre mondiale, au moment où se négociait un
échange gréco-turc de populations. Un membre de la commission des refugiés, un Grec,
écrivait à l'époque : "L'homogénéité raciale résultant d'une redistribution des populations
dans les Balkans sera un facteur de paix, en éliminant ce qui, dans le passé, s'est révélé être
une source constante de friction." L'état actuel des relations gréco-turques n'est pas une
preuve des plus convaincantes de la réussite d'une telle recette. Cette thèse a aujourd'hui
encore de nombreux partisans, tant sur place que dans les chancelleries occidentales. Le
problème, à supposer que l'on fasse abstraction des réserves de principe sur la notion même
"d'homogénéité", c'est que les successeurs des empires multinationalistes avaient tendance
à reproduire cette structure multinationale, et que les Etats successeurs de l'ex-Yougoslavie
demeuraient eux-mêmes multinationaux. Prôner l'homogénéité nationale comme un garant
de stabilité, voire comme une précondition de la démocratie, c'est inviter implicitement à la
résurgence de ce que le rapport Carnegie de 1914 résume en trois mots : "Extermination,
émigration, assimilation", définition la plus concise de ce que l'on appelle aujourd'hui
"nettoyage ethnique". Cela concerne tout particulièrement la Bosnie et la Macédoine, deux
répliques multinationales de l'ex-Yougoslavie, qui ne se laisseront certainement pas sacrifier
sans broncher sur l'autel de la Grande Serbie, de la Grande Croatie et, pourquoi pas, de la
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Grande Albanie. Ce qui amène tout naturellement à reprendre la logique du conflit
concernant les frontières et les minorités, tel que le résume avec humour Vladimir Gligorov,
le fils du président de Macédoine : "Pourquoi accepterais-je d'être une minorité dans votre
pays alors que vous pourriez être une minorité dans le mien ?"
OMER, OMERIC, OMEROV, OMERSKI, OMERISHA ...
Dans son livre intitulé Danube, Claudio Magris définit comme suit le problème de la
construction d'un Etat macédonien : "La question macédonienne peut se résumer à travers
l'histoire de M. Omeric. Omeric, ainsi nommé sous la monarchie yougoslave devint Omerov
sous l'occupation bulgare pendent la Seconde Guerre mondiale, puis Omerski pour la
République de Macédoine, qui fait (faisait) partie de la fédération yougoslave. Son nom
d'origine, Omer, était turc". Pour la stabilité de la région, pour les rapports du pays avec ses
voisins (la Bulgarie, Ia Grèce, et tout spécialement la Serbie et l'Albanie), il est de la plus
extrême importance pour la Macédoine d'être un Etat dans lequel les Omerski peuvent vivre
à côte des Omerov, des Omeric, des Omer et surtout d'un "Omerisha", c'est-à-dire des
Albanais qui constituent plus d'un quart de la population locale. En d'autres termes, ce qui
fait la viabilité d'un Etat, ce n'est pas sa dimension (Jacques Poos, ministre des Affaires
Etrangères du Luxembourg, a suscité des réactions amusées en laissant entendre à
Ljubljana, en juin 1991, que la Slovénie était trop petite pour constituer un Etat "viable"), mais
sa nature, c'est-à-dire son éventuelle compatibilité avec une société "ouverte", et avec la
perspective de l'intégration à l'Europe. Le principal problème de l'élaboration des Etatsnations dans les Balkans, c'est qu'en empruntant les modèles occidentaux, les nouveaux
Etats ont tendance à adopter une définition ethnique de l'appartenance nationale (fondée sur
des critères historiques, linguistiques ou religieux) et un concept jacobin, centralisé, de
l'organisation de l'Etat. Le raisonnement mériterait un certain degré de cohérence : une
conception ethnique de la nation devrait être équilibrée par un concept décentralisé ou
fédéraliste de l'Etat. Au contraire, ce dernier devrait s'accompagner, en toute logique, d'une
définition civique de la nation. La propension dans un environnement pluriethnique des
Balkans à combiner un concept ethnique ("germanique") de la nation avec un pouvoir
centralisé ("à la française") de l'Etat est la recette pour un désastre. A y regarder de plus
près, les deux théories occidentales pendant le conflit yougoslave, "vieilles haines
ancestrales" ou passage obligé de l'homogénéisation ethnique, ne sont pas autre chose que
des projections des expériences traversées par l'Europe de l'Ouest. Elles conduisent, en tout
cas, à la même conclusion : la non-intervention. Que l'on considère ce conflit comme une
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régression historique ou comme une étape vers la modernité, il suffit de le "contenir". On
connaît les conséquences de ce choix à Vukovar, à Sarajevo et à Srebrenica.
LES LOGIQUES INTERNES A L'UNION EUROPEENNE
Outre les conceptions erronées et les contraintes institutionnelles qui devaient conduire à
cette attitude minimaliste, il y avait parmi les Européens comme aux Etats-Unis des lectures
différentes des implications de la crise yougoslave selon les expériences et les options
politiques des uns et des autres. Lorsqu'il fut question d'une "politique étrangère et de
sécurité commune" dans les Balkans, l'Union européenne se vit contrainte de chercher le
plus petit commun dénominateur acceptable à la fois par la Grande-Bretagne, la France et
l'Allemagne. La réaction de l'Allemagne à l'éclatement de la Yougoslavie répondait à trois
facteurs principaux. L'opinion publique et les médias étaient favorables à la Croatie et à la
Slovénie, les deux républiques les plus proches de l'Allemagne sur le plan géographique et
culturel (la Croatie était la destination préférée des touristes allemands de même que
l'Allemagne était celle des Gastarbeiter croates). Mieux encore, la République fédérale
d'Allemagne était le seul pays "occidental" directement concerné par la disparition du
communisme à l'Est. Après la chute du Mur de Berlin, elle s'était empressée de procéder à
sa réunification au nom du principe de l'auto-détermination, modifiant ainsi une frontière
internationalement reconnue. Comment aurait-elle pu s'opposer à la même démarche de la
part des nations de l'ex-bloc communiste? Elle finit, à partir de juillet 1991, par appuyer
fermement la reconnaissance des républiques qui avaient fait sécession, persuadée que
cette façon de priver le conflit de sa légitimité (en transformant une "guerre civile" en "guerre
d'agression") aiderait à y mettre fin. L'extension de la guerre à la Bosnie en 1992 prouva le
contraire, et renvoya l'Allemagne à son impuissance, qu'elle partageait d'ailleurs avec les
autres Occidentaux. Sa constitution ne lui permettant pas d'intervenir militairement,
l'Allemagne se contenta ensuite d'un rôle de "spectateur engagé", laissant l'initiative à la
France et à la Grande-Bretagne. Peut-on reprocher à la France ses prétendues préférences
pro-Serbes ? Pour la génération du président Mitterrand et de son ministre des Affaires
étrangères, Roland Dumas, le conflit n'était pas dénué d'un certain pessimisme historique, le
bénéfice du doute étant accordé à Belgrade, capitale à la fois de la Yougoslavie et de la
Serbie, et alliée de la France pendant les deux guerres mondiales Au contraire, le
nationalisme croate et la création d'un Etat croate lui rappelaient de fâcheux souvenirs,
remontant aux années trente et quarante. D'où la réticence du président français à recourir à
la force contre la Serbie ("ne pas ajouter la guerre à la guerre "). Mais plus que d'une lecture
particulière de l'histoire, les dirigeants de la France d'alors étaient prisonniers de leur culture
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jacobine, de leur conviction que la démocratie ne pouvait s'épanouir que dans un Etat
centralisé ce qui ne facilitait sans doute pas leur compréhension des complexités induites
par l'écroulement d'une fédération multinationale. La Yougoslavie, tout comme la
Tchécoslovaquie, étaient considérées comme des créations consécutives à la Première
Guerre mondiale inspirées par la France, et associées avec elle au sein de la Petite Entente.
Avec la disparition simultanée de ces deux Etats, les dirigeants français découvraient que la
fin de Yalta coïncidait aussi avec la fin de Versailles. Et ils craignaient fort que ces
événements ne favorisent l'influence allemande en Europe centrale. Le soutien de la France
à la Roumanie et à la Bulgarie, pour l'élargissement de l'Union européenne et de l'OTAN,
participe de la même préoccupation, le souci que les Balkans fassent contre-poids à la
Mitteleuropa. Ces perceptions, qui éclairent les ambiguïtés de la politique de la France
pendant la guerre (la plus activiste des puissances européennes mais la moins décidée à
employer la force contre Milosevic), ont évolué avec le changement de gouvernement en
1993 et avec la fin du mandat de François Mitterrand au printemps 1995. L'aide humanitaire,
substitut de l'action politique, tournait à l'humiliation avec la prise en otage des casques
bleus par les Bosno-Serbes, ce qui amena le président Chirac à définir la position française
en reprenant une formule lapidaire : "On tire ou on se tire". Quant à la Grande-Bretagne, elle
resta pendant toute la guerre le plus farouche adversaire du recours à la force. Pierre
Hassner la décrit comme "le champion incontesté de la persévérance dans le cynisme",
tandis que Jane Sharp rapproche son attitude à l'égard de la Serbie au début des années
quatre-vingts de celle de l'Allemagne à Munich en 1938. Sans tenir compte des conseils de
Madame Thatcher, le gouvernement de John Major resta opposé à une intervention armée,
sur la foi d'un pessimisme historique touchant les "vieilles haines ethniques" dans les
Balkans et l'impossibilité pour un corps expéditionnaire d'en venir à bout. L'expérience des
Balkans acquise par la Grande-Bretagne au cours des deux guerres mondiales était sans
doute en grande partie à l'origine de cette réticence. Au cours d'un échange orageux avec
son homologue allemand qui défendait la reconnaissance de la Croatie, le secrétaire d'Etat
aux Affaires Etrangères Douglas Hurd lança : "Vous voulez un nouveau Beyrouth ?"
(pensant sans doute à "un nouveau Belfast"). L'analogie avec l'Irlande du Nord (ou, en
l'occurrence, avec Chypre) restait présente à l'esprit des responsables politiques
britanniques, qui connaissaient les limites d'une intervention militaire en l'absence d'une
solution politique et les dangers d'une gestion à long terme des conflits ethniques. Plus que
le souvenir de Munich, c'est sans doute le "syndrome de Belfast" qui fournit la clé de la
politique britannique en Bosnie. Si l'on ajoute aux préoccupations des principaux membres
de l'Union européenne la "balkanisation" de la politique grecque sous le gouvernement
d'Andreas Papandréou (bloquant un consensus européen sur la question macédonienne) et
de la politique italienne du gouvernement Berlusconi-Fini en 1994 (empêchant le
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rapprochement de la Slovénie avec l'Union tant que n'interviendrait pas la restitution des
biens italiens perdus après la chute du régime de Mussolini en 1945), on comprend
pourquoi, sur le sujet des Balkans, l'Union européenne ne pouvait s'entendre sur une
politique étrangère et de sécurité commune. A quoi bon incriminer les institutions ou
l'incompétence des fonctionnaires de Bruxelles ? Les institutions européennes sont à l'image
des pays qui les incarnent.
L'EUROPE VUE DES BALKANS
La perception erronée des pays occidentaux à l'égard du conflit dans les Balkans n'a d'égale
que la façon dont les nations balkaniques voient l'Europe. La tendance la plus répandue est
de considérer l'Europe non pas comme un projet politique fondé sur des valeurs, des
aspirations et des principes communs, mais comme une entité définie de manière négative,
une ligne de partage. Pour les Croates (comme ne manque pas de le rappeler à ses visiteurs
le président Tudjman), l'Europe est associée à la chrétienté occidentale. La Croatie constitue
l'ultime rempart catholique face aux Serbes orthodoxes et aux Bosniaques musulmans. Les
Serbes, de leur côté, se considèrent comme la dernière frontière de la chrétienté et de
l'Europe face à l'Islam et à la Turquie. Et les Musulmans de Bosnie eux-mêmes revendiquent
leur appartenance à l'Europe invoquant les valeurs du pluralisme multiculturel, pris en étau
entre deux menaces ethno-nationalistes. Dans les Balkans, à l'évidence, il y a différentes
manières de s'identifier à l'Europe. On est toujours le barbare de quelqu'un d'autre. L'Europe
comme ligne de partage apparaît aussi dans une tendance largement répandue à se
désolidariser de l'environnement régional. Les propositions ou les recommandations de
coopération régionale dans les Balkans sont très souvent déclinées au profit de l'objectif
prioritaire de rejoindre l'Europe. Comprendre le lien entre l'intégration régionale et
l'intégration européenne est l'exception plus que la règle. Troisièmement, les Balkans sont
une périphérie, éternellement déçus par l'Europe. Cette déception ne fait que croître dans la
mesure où ils sont persuadés que les conflits dont ils sont le théâtre sont au centre des
rivalités entre les grandes puissances, comme c'était le cas au début du siècle. Les
doléances balkaniques à l'égard de l'Europe sont un mélange de ressentiment excessif et
d'attente exagérée. L'une des théories les plus répandues dans les Balkans sur l'origine des
conflits récents en ex-Yougoslavie est que les grandes puissances ont volontairement attisé
les tensions nationalistes locales pour rétablir leurs sphères d'influence respectives après la
fin de la Guerre froide. Du même coup, d'obscurs seigneurs de guerre se considèrent
comme des pions sur l'échiquier international, ce qui semble conférer à leurs querelles
intestines l'aura d'une mission supérieure et les démettre de la responsabilité de leurs
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crimes. Les antécédents de cette attitude remontent au Congrès de Berlin, en 1878, date à
laquelle les grandes puissances ont commencé à s'intéresser aux possessions de l'Empire
ottoman, la Russie, l'Autriche et la Turquie offrant leur protection à des factions rivales. Entre
les deux guerres mondiales, la France, l'Allemagne et l'Italie ont adopté des positions
différentes sur le statu quo hérité du Traité de Versailles. Après 1945, l'URSS et les EtatsUnis avaient aussi leur partisans respectifs dans la région, la Yougoslavie "non alignée"
jouant habilement l'équilibre non aligné entre ces deux blocs. Néanmoins, dans les années
quatre-vingt-dix, contrairement à ce qui se passait en 1914, les Balkans ne souffraient pas
d'un excès mais plutôt d'un manque d'intérêt de la part des grandes puissances. Pendant la
Guerre froide, la plupart des scénarios prévoyaient que les conflits est-ouest pourraient
naître soit à Berlin, soit en Yougoslavie. Il s'agissait donc d'un enjeu stratégique, et Tito ne
manque pas d'en faire bon usage. La Guerre froide terminée, on assista à une "dévaluation
stratégique" de la Yougoslavie. Le démantèlement du pays est venu non pas de l'extérieur,
mais de l'intérieur. Ce sont les mutations du contexte international plus que les ambitions de
ses puissants voisins (Allemagne, Russie, Turquie) qui en sont la cause. C'est sur ce point
que les réalités contemporaines s'opposent le plus nettement aux fantasmes balkaniques.
Une lecture courante du réalignement dans l'Europe du Sud-Est peut se résumer ainsi : il
existerait trois grands axes ou lignes de partage qui correspondent à des divisions culturelles
et historiques et tendent à rejoindre les orientations de la politique étrangère. Un axe nordouest reliant la Croatie et la Slovénie catholiques habsbourgeoises à un concept revisité de
"Mitteleuropa" centré sur l'Allemagne et l'Autriche. Un deuxième axe oriental et orthodoxe
s'étendant de Belgrade à Moscou via Athènes et Bucarest. Un troisième axe musulman au
sud, allant de la Bosnie à la Turquie en passant par le Sandjak, le Kosovo et l'Albanie. Un
examen, même rapide, de la réaction des trois grandes puissances concernées permet
d'exclure, ou à tout le moins de relativiser, de telles hypothèses. "L'Allemagne nous envahit
pour la troisième fois en un siècle", déclarait le général Kadijevic, ministre de la Défense
yougoslave, en octobre 1991. La thèse du complot "germano-papiste" destiné à détruire la
Yougoslavie est assez populaire en Serbie (ainsi qu'en Grèce), malgré des preuves assez
minces en ce sens. Les affinités sont évidentes (comme en témoigne le célèbre mot d'esprit
"Serbien muss sterbien" de Kart Kraus au cours de la Première Guerre mondiale), mais ne
se traduisent pas nécessairement en politique. Certes, les médias allemands ont penché en
faveur de la Croatie et de la Slovénie, mais l'on n'a pas fait la preuve que l'Allemagne ait
encouragé concrètement l'indépendance de la Croatie ou de la Slovénie avant le
déclenchement de la guerre, à la fin du mois de juin 1991. On peut donc difficilement
considérer que son action en faveur de la reconnaissance de ces deux républiques soit la
cause de la guerre. A l'époque, les priorités de l'Allemagne se portaient sur la réunification,
le grand bond en avant que l'Union européenne se préparait à faire à Maastricht et la
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consolidation de ses frontières avec ses voisins d'Europe centrale (candidats à un futur
élargissement de l'Union européenne), à savoir la Pologne, la Tchécoslovaquie et la
Hongrie. Loin derrière venaient les Balkans, dominés par des régimes d'ex-communistes
corrompus et inefficaces, en Roumanie, en Bulgarie et, bien entendu, en Serbie. En ce qui
concerne la constitution d'une nouvelle Mitteleuropa pour élargir la zone d'influence du
Deutsche Mark, il suffit de noter que c'est à Belgrade plus que nulle part ailleurs dans les
Balkans que le DM est roi!
NOUVELLES OPPORTUNITES DE VOISINAGE
Le rôle protecteur de la Russie à l'égard des pays slaves et orthodoxes des Balkans est
également surévalué. Pendant la Guerre froide, la Bulgarie était l'allié le plus sûr de la
Russie soviétique (après la "perte" successive de la Yougoslavie, de l'Albanie et de la
Roumanie). Au moment de la dissolution de la Yougoslavie, Belgrade et Moscou se
trouvaient confrontés à la même situation : le parallèle était évident entre l'effondrement des
deux fédérations. Les Serbes, comme les Russes, se trouvaient ramenés à l'état de
minorités agissantes dans un environnement hostile. Les relations serbo-croates étaient tout
aussi cruciales pour la survie de la Yougoslavie que celles des Russes et des Ukrainiens
pour l'Union soviétique. Le conflit du Kosovo opposant musulmans albanais et orthodoxes
serbes renvoie à celui du Caucase. Pourtant, les encouragement verbaux et le soutien
diplomatique de la Russie se faisaient de plus en plus tièdes au fur et à mesure de la guerre,
et les espoirs de Belgrade concernant une intervention de la Russie en sa faveur furent
anéantis par le coup de force manqué à Moscou en août 1991. Paradoxalement, la guerre
en Yougoslavie avait permis à la Russie, pour la première fois depuis la Première Guerre
mondiale, de revenir dans les Balkans et d'apparaître comme une grande puissance par le
biais de son rôle au sein du Conseil de Sécurité de l'ONU et de l'intervention du Groupe de
contact. Mais c'était une Russie dénuée de vision stratégique concernant les Balkans et de
capacités militaires et économiques nécessaires pour jouer un rôle actif. A peine a-t-elle pu
s'opposer à la volonté des Occidentaux d'utiliser la force à l'égard de Belgrade. Cependant,
la participation de la Russie à l'IFOR puis à la SFOR en Bosnie, en réalité sous
commandement de l'OTAN, a démontré les limites de la marge de manœuvre dont elle
disposait. Elle a également confirmé que, malgré le soutien verbal qu'ils accordent à la cause
de la "fraternité orthodoxe slave", les responsables politiques russes des années quatrevingt-dix n'avaient pas la moindre intention de compromettre leurs nouvelles relations avec
les Occidentaux, et en particulier avec les Etats-Unis, en échange de bénéfices improbables
dans les Balkans. Pour des raisons historiques et géographiques c'est la Turquie qui
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possède les liens les plus forts avec la région. Les Turcs considèrent les Balkans comme
une zone de contact et de contraste entre le christianisme et l'islam, entre l'Est et l'Ouest, à
la fois partie de leur héritage ottoman et promesse de leur avenir européen... Le lien entre
identité nationale et religion est un héritage ottoman (le millet) et la thèse d'un "conflit de
civilisations" a de nombreux adeptes en Turquie. Pendant la Guerre froide, la Turquie a
négligé les Balkans parce que ses préoccupations étaient ailleurs (en Occident et au MoyenOrient). Après la Guerre froide et le démantèlement de l'Union soviétique et de la
Yougoslavie, de nouvelles perspectives s'ouvraient, amenant deux types de réactions. La
première, parfois qualifiée de politique "néo-ottomane", se trouve résumée par la déclaration
du président Demirel concernant les opportunités offertes à l'influence de la Turquie, "des
rives de l'Adriatique à la Chine". La seconde, plus modérée (répandue dans l'armée turque),
fait remarquer que l'expansion comporte des dangers et prône une politique étrangère plus
réaliste, plus conforme aux possibilités de la Turquie et aux risques encourus. La Turquie
considère qu'il est légitimement de son devoir de protéger les minorités turques et
musulmanes dans les Balkans, notamment en Grèce (où on ne constate aucun progrès) et
en Bulgarie (où la situation de la minorité turque s'est considérablement améliorée dans les
années quatre-vingt-dix, de même que ses relations avec la Turquie). Elle a apporté son
soutien à la Bosnie, à la Macédoine et à l'Albanie, les trois Etats les plus fragiles et les plus
vulnérables de la région. En d'autres termes, les nouvelles opportunités offertes à la Turquie
ne vont pas sans risques.
UNE THESE SANS FONDEMENT
Plusieurs facteurs internes expliquent que la Turquie n'ait pas pu se désintéresser de la
guerre en Bosnie : la puissante diaspora balkanique d'Istanbul (qui compte environ deux
millions de Turcs d'origine bosniaque) et un important lobby dans les médias et les milieux
politiques turcs. Le parti islamique Refah a défendu la cause des Musulmans bosniaques,
déplorant que le gouvernement turc ne fasse pas grand-chose pour les aider. Pendant tout le
conflit, la politique turque est néanmoins restée prudente et modérée, et ce pour trois raisons
principales : premièrement, parce que, à cause de la question kurde, les Turcs accueillaient
avec méfiance toute tentative de redéfinition des frontières selon des critères ethniques et
préféraient s'en tenir au statu quo à l'égard de la Yougoslavie. Deuxièmement, parce que la
Turquie se trouvait impliquée, dans le même temps, dans plusieurs crises internationales (au
Moyen-Orient, au Caucase et en Asie centrale) qui, aux yeux d'Ankara, avaient priorité sur
ce qui se passait dans les Balkans. Enfin, la Turquie prenait bien soin de ne rien faire qui
puisse saper les efforts des pays d'Europe occidentale ou des Etats-Unis et altérer ses
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relations avec l'Union européenne ou l'OTAN. On voit que la thèse qui lie les protagonistes
des conflits locaux aux ambitions des grandes puissances voisines (Allemagne, Russie,
Turquie) ne tient pas. Le fait que les fragiles Etats balkaniques recherchent des "protecteurs"
(y compris auprès de puissances naguère impériales) ne signifie pas pour autant que ceux-ci
soient prêts à assumer ce rôle, ni capables de le faire. Rien ne vient étayer l'hypothèse d'un
nouvel alignement géopolitique associé au retour de la Russie, de l'Allemagne et de la
Turquie dans cette zone. Au contraire, pour ces trois pays que la Première Guerre mondiale
a rangés parmi les vaincus, la guerre en Yougoslavie marque un recul relatif plutôt qu'un
grand retour. En matière de règlement du conflit, c'est la suprématie des Etats-Unis qui
s'impose. C'est l'engagement des Américains, par le biais de l'OTAN, qui a rendu possible
les accords de Dayton et c'est vers l'Amérique que les protagonistes, Serbes et Croates,
Albanais et Macédoniens, Grecs et Turcs, ont tendance à se tourner, avec des attentes
contradictoires, lorsqu'il s'agit de problèmes de sécurité. Quant à l'Union européenne, en
brillant par son absence à Dayton, elle a démontré l'absence d'une "politique étrangère et de
sécurité commune" pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Elle a certes été capable de
surmonter ses divergences, mais pas de produire une volonté politique commune. En ce
sens, elle reste une puissance civile ("soft power", pour reprendre l'expression de Joseph
Nye). Pendant toute la durée du conflit, l'Union européenne (et, jusqu'en 1995, les Etats-Unis
également) a manifesté à travers ses prises de positions politiques l'ambivalence accrue des
démocraties modernes lorsqu'il s'agit de projeter leur puissance en mettant en danger la vie
de leurs soldats. L'Occident possède une formidable "capacité à tuer" (si l'on considère la
supériorité technologique de son armement), mais une faible "capacité à mourir". Les
protagonistes des Balkans étaient en situation diamétralement opposée : une faible capacité
à tuer, mais une forte capacité à mourir. D'un côté, les médias (le fameux "effet CNN") et la
curieuse alliance des intellectuels français et des "faucons" de la politique étrangère
américaine ont suscité un mouvement d'opinion en faveur du problème bosniaque évitant
ainsi que les gouvernements occidentaux ne le passent par pertes et profits. D'un autre côté,
ces derniers étaient persuadés que le soutien populaire ne résisterait pas à des pertes en
vies humaines du côté occidental. Les Européens, qui avaient des troupes sur le terrain, ont
donc limité l'activité de leurs soldats à des tâches humanitaires, tandis que les Américains
(forts de l'expérience du Viêt-nam) restaient persuadés que la puissance militaire ne devait
être utilisée que si des moyens exceptionnels étaient déployés, comme ce fut le cas dans la
guerre du Golfe. Appliquée à la Bosnie, la doctrine Powell devenait : "Nous faisons les
déserts, pas les montagnes". Le concept de la "guerre avec zéro morts" fut sans doute l'une
des contributions majeures de la guerre du Golfe et du conflit bosniaque à la pensée
stratégique de l'après-Guerre froide.
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LES CONSEQUENCES DU CONFLIT
Le premier conflit majeur de l'après-Guerre froide en Europe est fini - bien qu'il soit trop tôt
pour dire s'il s'agit de la paix ou d'un cessez-le-feu, compte-tenu aussi du Kosovo. Il aura eu,
aussi bien pour les Balkans que pour l'Europe trois grandes conséquences concernant le
rôle de l'islam, la question des frontières et des minorités, les relations transatlantiques. La
guerre en Bosnie a été lourde de conséquences en ce qui concerne les relations entre
l'Europe et le monde musulman. Dans ce dernier, on présente souvent les événements
comme un test pour l'Europe, où l'Europe aurait échoué. La cause des Musulmans
bosniaques a mobilisé les islamistes radicaux (avec une coloration anti-européenne certaine)
dans les années quatre-vingt-dix comme la Palestine l'avait fait dans les années soixante-dix
ou le problème afghan dans les années quatre-vingts. Pourtant, l'impact sur les rapports de
l'Europe avec les pays musulmans est resté limité, surtout lorsqu'il est apparu comme
évident que, au-delà du discours anti-européen, les pays de la Conférence islamique
fournissaient aux Musulmans de Bosnie un soutien humanitaire et financier bien moindre
que l'Union européenne. Les implications pour l'Islam en Europe étaient plus sérieuses. La
survie de la Bosnie pluriethnique fut identifiée à la survie d'un islam sécularisé (plus proche
du modèle turc que du modèle iranien), compatible avec la démocratie, ce qui explique que
beaucoup d'intellectuels libéraux, des deux côtés de l'Atlantique, lui aient accordé leur
soutien, projetant sur les Balkans leur conception d'une société multiculturelle dont l'islam
soit un ingrédient, qu'ils entendaient défendre au sein de l'Union européenne. Le deuxième
problème soulevé par le conflit yougoslave et la réaction de l'Europe est celui des frontières
et des minorités. Dans la mesure où les frontières intérieures de la Yougoslavie ont été
reconnues, la question des minorités ethniques de chaque Etat est devenu pour ses voisins
un problème extérieur. La confusion entre sécurité interne et sécurité externe soulève un
problème plus général concernant l'Europe du Sud-Est après le communisme : les menaces
proviennent d'une faiblesse interne des Etats plutôt que d'une puissance excessive. Bosnie,
Albanie ou Macédoine illustrent amplement ce cas de figure.
Les accords de Dayton ont mis fin à la guerre, mais ils constituent également un précédent
aux yeux des élites politiques locales. La création, en Bosnie-Herzégovine, de deux entités
dotées d'institutions distinctes et d'un droit de "rapports privilégiés" avec un puissant voisin
est immédiatement devenu un point de référence pour d'autres pays en quête d'une solution
politique applicable à des "territoires contestés", comme le Kosovo. Les Albanais du Kosovo
n'acceptent pas "moins" que les Serbes de Bosnie. En d'autres termes, ce qu'on peut
considérer comme un règlement stabilisateur sur le flanc nord des Balkans pourrait bien
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avoir des effets déstabilisants sur le flanc sud. Mieux encore une Bosnie implicitement
divisée n'est viable qu'à la condition que la logique de mobilisation communautaire soit
contrebalancée par la présence internationale dans le pays. La logique de la partition
compensée par la logique du protectorat international : cela aussi constitue un précédent
pour les Balkans, mais aussi pour l'Union européenne et pour les Etats-Unis. La guerre dans
les Balkans a produit les pires tensions transatlantiques depuis la crise de Suez en 1956. Ce
sont les Etats-Unis et l'Alliance atlantique qui ont réussi à mettre un terme au conflit et à
éclipser de facto les approches de l'Europe et de l'ONU à l'égard de la crise. La guerre en
Bosnie a presque réussi à ruiner la cohésion et la crédibilité de l'OTAN pendant les
premières années de la guerre; de la même façon, elle a contribué à restaurer l'une et l'autre
en 1995, et permis aux Etats-Unis de réaffirmer leur puissance. On peut penser que, au-delà
de la Bosnie, c'est le pouvoir de l'OTAN et la suprématie des Etats-Unis qui sont en jeu.
L'avenir de la Bosnie (et des Balkans dans leur ensemble), l'avenir de l'OTAN et l'avenir des
relations américano-européennes resteront étroitement liés. Ceux qui prêchent pour un
départ précipité, affirmant que "Dayton est condamné" et qu'il est temps de passer de la
partition implicite à la partition explicite, devraient garder à l'esprit que couper la Bosnie en
trois signifierait à coup sûr la reprise de la guerre, créerait un dangereux précédent pour le
Kosovo, et aussi que la partition elle-même nécessiterait une présence militaire
internationale prolongée, comme à Chypre. L'identité et la crédibilité futures d'une alliance
élargie dépendent largement de la façon dont sera résolue la question des Balkans. Au
moment où plusieurs pays d'Europe centrale se pressent aux portes de l'Alliance, celle-ci
ferait bien de s'occuper en priorité de ses "protectorats" (Bosnie et Kosovo) pour ne rien dire
du problème chypriote et des rapports entre Grecs et Turcs. La crédibilité future de l'OTAN
passe par l'élaboration d'une stratégie d'ensemble. Si nous devons tirer un quelconque
enseignement de la guerre en ex-Yougoslavie, c'est qu'une telle stratégie ne peut aboutir
avec succès que si elle se construit sur une étroite collaboration entre l'Europe et les EtatsUnis, prêts à partager les engagements et les risques. Toutefois, la situation de l'aprèsDayton reflète une répartition implicite des rôles : les Etats-Unis ont établi leur suprématie
dans le domaine de la sécurité, tandis que l'Union européenne s'occupe de fournir l'essentiel
de l'aide économique. Il semble que la situation corresponde au "rêve balkanique" en cette
fin de XXe siècle : protection américaine et assistance européenne au développement.
Cette répartition implicite des rôles, le bâton américain et la carotte européenne (que l'on
constate également au Moyen-Orient) n'est ni bénéfique pour les relations transatlantiques ni
très saine pour les pays balkaniques dont l'avenir à long terme consiste à établir des liens
plus étroits avec l'Union européenne. L'engagement de l'OTAN et des Etats-Unis dans les
Balkans est lié à l'instabilité réelle ou potentielle de cette région du monde. L'intégration
passe par la gestion ou la prévention des conflits. La logique de l'Union européenne, au
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contraire, se fonde sur la coopération économique entre démocraties voisines. Les deux sont
pour le moment indispensables à la paix et à la stabilité. Reste à savoir si les intéressés
voudront et sauront concilier ces deux logiques. Le film d'Emir Kusturica, Underground, se
termine sur cette scène : un pays (l'ex-Yougoslavie) se détache du continent, tandis que ses
habitants continuent de chanter et de danser avec frénésie. C'est une métaphore saisissante
de l'alternative à laquelle les Balkans se trouvent confrontés aujourd'hui
: la dérive jusqu'à
la marginalisation, ou surmonter la crise et créer les conditions d'un "retour à l'Europe".
Traduit de l'anglais par Lise-Eliane Pomier
© « La question du Kosovo. Vivre déplacé », Revue Transeuropéennes,No12/13, 1998
Jacques Rupnik est professeur de Sciences Politiques à l'Institut d'Etudes Politiques à Paris et
directeur de recherches au Centre d'Etudes et de Recherches Internationales, Fondation Nationale
des Sciences Politiques (Paris). Il a été directeur exécutif de la Commission internationale sur les
Balkans, dont le rapport a été publié sous le titre Unfinished Peace en 1996.
Repères bibliographiques
Les Balkans. Paysage après la bataille (dir.), Complexe, 1996
Le déchirement des nations (dir.), Seuil, 1995
L'autre Europe. Crise et fin du communisme, Seuil, 1993
De Sarajevo à Sarajevo. L'échec yougoslave (dir.), Complexe, 1992
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