Jacques Rupnik – L’Europe dans le miroir des Balkans – Décembre 1998 / Janvier 1999
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mondiale, le projet d'intégration européenne se fondait sur deux postulats destinés à
dépasser les traumatismes récents : bannir les guerres de conquête et le principe du
nettoyage ethnique. Lorsque le Luxembourgeois Jacques Poos, au nom de la Communauté
européenne, arriva en Yougoslavie alors au bord de la guerre et déclara : "l'heure de
l'Europe est venue", il était implicitement sous-entendu que la Communauté européenne,
après la Guerre froide, entendait appliquer ces principes sur tout le continent. Au cours des
mois et des années qui ont suivi, elle allait connaître un échec cuisant, face aux pires
massacres et déportations que le monde ait connus depuis la Seconde Guerre mondiale.
Elle allait aussi se montrer impuissante à éviter l'agression contre des Etats
internationalement reconnus. Le fait que l'Union européenne ait toléré le recours à la
violence pour régler les conflits et tacitement admis l'ethnicité comme principe central
d'organisation des nouveaux Etats a grandement contribué à miner sa crédibilité, aussi bien
à l'intérieur de l'Union qu'auprès des nations balkaniques qui, du même coup, ont commencé
à se tourner vers l'OTAN. Pendant tout le conflit, la réaction de l'Europe peut se résumer à :
"trop peu, trop tard". Elle a bien tenté au début de maintenir la cohésion de la Yougoslavie,
mais seulement par des avertissements et en brandissant la carotte économique. Fin mai
1991, Jacques Delors, président de la Commission européenne, s'est rendu en Yougoslavie
pour promettre un soutien politique et financier au Premier ministre Ante Markovic pour ses
plans concernant un "Maastricht yougoslave", assorti d'une union monétaire et douanière, à
une époque où les protagonistes, aux prises avec des projets nationalistes contradictoires,
se préparaient déjà à la guerre. Le langage rationnel des intérêts économiques n'avait
aucune prise sur des dirigeants politiques occupés à suivre la logique d'une confrontation
ethno-nationaliste. Pendant la guerre en Croatie, l'Union européenne s'est efforcée de ne
pas s'inscrire dans les affaires des "belligérants" ce qui a eu pour effet de favoriser
largement la seule d'entre elles qui possédait une véritable armée, c'est-à-dire la Serbie.
Lorsque, en 1992, la guerre s'est étendue à la Bosnie, l'Union a bien été obligée de
reconnaître comme l'agresseur la Serbie de Milosevic, mais n'a rien fait pour l'arrêter. L'aide
humanitaire (fournie en grande partie par l'Union européenne) a pris le relais de l'action
politique, les casques bleus devenant les otages potentiels, puis effectifs, des nationalistes
serbes bosniaques. Le résultat fut une succession de plans de paix dont aucun ne fut jamais
appliqué, et qui reflètent les étapes successives de la partition ethnique en Bosnie. C'est en
ce sens que les accords de Dayton peuvent être considérés comme un projet "européen",
mis en oeuvre grâce à des moyens américains. L'Europe avait, certes, des circonstances
atténuantes. D'abord, au moment de la désintégration de la Yougoslavie, elle avait d'autres
priorités. La réunification de l'Allemagne et l'éclatement de l'Union soviétique étaient
logiquement considérés comme décisifs pour la stabilité future du continent. La confirmation
de la frontière Oder-Neisse entre l' Allemagne et la Pologne prenait naturellement le pas sur