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VALEUR ET FONCTIONS
DES MOTS FRANÇAIS EN ANGLAIS
À L'ÉPOQUE CONTEMPORAINE
Collection Langue & Parole
Recherches en Sciences du Langage
dirigée par Henri Boyer
La collection Langue & Parole se donne pour objectif la publication
de travaux, individuels ou collectifs, réalisés au sein d'un champ qui n'a
cessé d'évoluer et de s'affirmer au cours des dernières décennies, dans sa
diversification (théorique et méthodologique), dans ses débats et
polémiques également. Le titre retenu, qui associe deux concepts clés du
Cours de Linguistique Générale de Ferdinand de Saussure, veut signifier
que la collection diffusera des études concernant l'ensemble des domaines
de la linguistique contemporaine: descriptions de telle ou telle langue,
parlure ou variété dialectale, dans telle ou telle de leurs composantes;
recherches en linguistique générale mais aussi en linguistique appliquée et
en linguistique historique; approches des pratiques langagières selon les
perspectives ouvertes par la pragmatique ou l'analyse conversationnelle,
sans oublier les diverses tendances de l'analyse de discours.
Il s'agit donc bien de faire connaître les développements les plus
actuels d'une science résolument ouverte à l'interdisciplinarité et qui
cherche à éclairer l'activité de langage sous tous ses angles.
Déjà paru
Florence LEFEUVRE, La phrase averbale enfrançais, 1999.
Jean-Marc CHADELAT
VALEUR ET FONCTIONS
DES MOTS FRANÇAIS EN ANGLAIS
À L'ÉPOQUE CONTEMPORAINE
Préface de M. Pergnier
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y IK9
@ L' Harmattan,
2000
ISBN: 2-7384-8953-2
A ma princesse
du Cathay
PRÉFACE
Pourquoi les langues intègrent-elles à leur lexique - voire à
leur grammaire et à leur phonétique - des éléments exogènes
plutôt que d'avoir recours à leurs propres ressources créatives?
Il y a encore peu de décennies,
les rares linguistes
qui
s'intéressaient
au phénomène de l'emprunt apportaient à cette
question des réponses qui, par leur mécanisme, ne différaient
guère des opinions généralement partagées par le grand public:
l'emprunt
comblait
une lacune dans le vocabulaire.
Les
emprunts
étaient-ils
plus nombreux
que cette nécessité
onomasiologique
ne semblait le justifier:
c'était le signe d'une
domination politique de la langue (et de la société) emprunteuse
par la langue (et la société) « prêteuse».
Tant d'exceptions
à ces deux règles, et tant de situations
diverses dans le processus d'emprunt, se firent jour qu'il fallut
bien avoir recours à des instruments d'analyse plus raffinés,
approfondissant
les relations de la langue avec la société.
L'ouvrage de Jean-Marc Chadelat marque un jalon important
dans cette recherche, sur un cas aussi insolite qu'exemplaire:
celui des mots français dans la langue anglaise. Exemplaire, car
il s'agit d'interférences
entre les deux langues européennes
ayant eu un destin mondial; insolite car l'auteur fait apparaître
que les relations de la société britannique avec notre langue sont
tout sauf banales. Le français n' a-t-il pas eu vocation à une
période de l'histoire européenne, à devenir la langue commune
des deux bords de la manche? N'est-il pas, encore aujourd'hui,
la langue
de la devise
du Royaume-Uni?
Le statut
contemporain des mots français en anglais porte l'empreinte de
l'histoire.
L'auteur
s'excuse
de travailler
uniquement
sur
l'anglais du xxe siècle et de négliger la diachronie. Il est trop
modeste,
car en réalité il a continuellement
recours aux
éclairages de l'histoire
(de laquelle il a manifestement
une
culture approfondie) pour éclairer le présent par les sources, et
se campe solidement au croisement des deux axes que Saussure
- précurseur de la sociolinguistique
autant que de la
linguistique
structurale
- tenait pour indissociables dans la
compréhension
de tout phénomène de langue, de quelque ordre
qu'il fût.
En bon chercheur
universitaire,
J.-M. Chadelat aime la
précision et l'exactitude.
On peut donc se fier aux données
factuelles (très vastes) sur lesquelles il fonde son analyse. Mais il
ne craint pas la spéculation intellectuelle,
et l'auscultation
des
mots l'amène à projeter des éclairages pénétrants sur la société
britannique, son rapport à sa langue et aux autres langues, sa
perception
du
soi
et de l' alien, son rapport
d'attraction/répulsion
vis-à-vis d'une langue qui est extraterritoriale sans être totalement étrangère. L'ouvrage s'adresse
naturellement aux linguistes et sociolinguistes, mais les étudiants
d'anglais devraient pouvoir y puiser aussi une meilleure
connaissance de cette composante essentielle de l'idiome
britannique que sont les incrustations françaises.
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AVANT-PROPOS
Ce travail est limité à un double titre. Ill' est, tout d'abord, au
plan temporel, dans la mesure où la limitation du champ
d'investigation à l'époque contemporaine (en gros le vingtième
siècle) n'offre qu'une photographie de la valeur et des
fonctions des mots français en anglais. La justification de cette
première limitation est inscrite dans le titre, qui exclut par
principe une étude ayant pour cadre le déroulement, c'est-àdire la diachronie.
Il convient
cependant
de préciser que l'approche
synchronique choisie n'est nullement exclusive de points de vue
évolutifs. On peut sans contradiction aucune, déceler une
évolution en synchronie et observer une régularité en
diachronie, particulièrement dans le cadre d'une approche
sociolinguistique. Ces deux axes sont complémentaires plutôt
qu'incompatibles.
Cette étude est d'autre part limitée au plan géographique. Le
choix de la France et de la Grande-Bretagne est en effet
partiellement arbitraire dans la mesure où le français et l'anglais
ne sont pas seulement en contact dans ces deux aires
géographiques. On aurait pu tout aussi bien situer le cadre
spatial de ce travail en Amérique du Nord ou bien en Afrique,
où les situations d'interférence ne manquent pas. Ce second
choix limitatif se justifie par la longue histoire du phénomène
étudié dans l'espace européen qui permet de découvrir
l'émergence
d'un système en diachronie, ou du moins,
l'histoire d'un tel système en synchronie.
Cette seconde restriction s'explique également par la plus
grande facilité d'obtenir des données et des informations (un
corpus) liée à la proximité. Loin de vouloir extrapoler les
hypothèses et les résultats de ce travail à d'autres aires
d'interférence de l'anglais et du français, il serait intéressant de
mener des études comparables dans d'autres zones de contact
afin de déceler dans chaque cas les fonctions linguistiques à
l'oeuvre et les valeurs sociales, culturelles et idéologiques mises
en avant par les locuteurs.
Je voudrais enfin remercier de tout coeur Maurice Pergnier
pour ses judicieux conseils assortis d'une patience attentive et
d'une indulgence exigeante sans lesquels la réalisation de ce
travail eût été impossible, ainsi que les membres du jury qui
m'on fait l'honneur d'examiner ce travail, et rendre hommage
à Jean-Claude Chadelat, à qui je dois tant et que je considère
comme la fontaine du sang de mon esprit.
INTRODUCTION
La formulation du titre reflète la nécessité qu'il y a, dans
toute étude de l'emprunt linguistique, à considérer à la fois les
rapports existant entre au moins deux systèmes de signes
linguistiques, le système prêteur et le système emprunteur, ainsi
que les rôles dévolus aux éléments empruntés par leurs
utilisateurs. Quelles que soient en effet leurs techniques, leurs
institutions ou leurs façons de vivre, tous les groupes humains
empruntent des éléments et des formes issus d'autres systèmes
linguistiques que le leur.
D'ailleurs, l'universalité de ce phénomène n'a d'égal que sa
diversité dans la mesure où s'il n'existe aucune langue qui soit
entièrement dénuée du moindre emprunt à une autre, la nature
et la variété des éléments empruntés varient considérablement
d'une langue à l'autre.
Quoiqu'une étude linguistique soit nécessaire si le linguiste
souhaite découvrir les traits qui définissent le phénomène de
l'emprunt en tant que tel, ce qu'il ne peut d'ailleurs faire qu'à
partir de la diversité des emprunts, il n'en reste pas moins que
deux autres approches de ce phénomène sont possibles et même
souhaitables.
Il convient en effet de se demander pourquoi et comment un
système linguistique donné attire à lui, absorbe et fait
fonctionner des emprunts issus d'une autre langue, de même
que l'on peut s'intéresser à l'utilisation qui en est faite par les
locuteurs de la langue emprunteuse. On voit que l'étude centrale
des emprunts par le linguiste est nécessairement prolongée et
débordée par une étude comparée des langues en contact ainsi
que par une étude psychologique et sociologique de leurs
utilisateurs.
Le critère fonctionnel, défini par Troubetskoyl afin de
distinguer des unités phonologiques au sein du continuum
sonore, peut certes être appliqué à d'autres niveaux linguistiques,
mais se pose alors le problème du sens. Car la fonction
distinctive à l'aide de laquelle le linguiste définit les emprunts
peut difficilement
être dissociée du fait psychique et
sociologique de leur raison d'être et de leurs effets de sens, par
nature variables et mal quantifiables.
Il faut donc entendre ici fonction distinctive comme une
fonction éclairant un certain fonctionnement des emprunts au
1 Troubetskoy N.S. (1986) : Principes de Phonologie, Étude de la Fonction
phonique distinctive, I. Notions fondamentales, Ed. Klincksieck, pp. 33-47.
sein de la langue receveuse en tenant compte des multiples
forces qui modèlent cette dernière, qu'il s'agisse par exemple de
la diversité de ses utilisations ou bien de ses utilisateurs.
La diversité des usages d'une langue, et de son lexique en
particulier, rend difficile leur étude systématique même s'il est
admis qu'une langue est un instrument de communication
propre à un groupe et permettant de penser, de s'exprimer et de
représenter la réalité. L'image qui assimile une langue à un
instrument est pourtant bien inexacte:
d'une part c'est un
instrument qui a de multiples utilisations souvent contradictoires
et, d'autre part, il s'agit d'un instrument qui est modifié au cours
d'une vie humaine et de génération en génération.
Pourtant, cet instrument social de communication qu'est une
langue est indissolublement lié à un groupe social donné. En
tant qu'institution sociale indépendante des individus, il s'impose
à chacun d'entre eux par contrainte, mais ceux-ci n'en n'ont
pas moins la possibilité d'imposer leur marque à la langue:
plusieurs normes rivalisent entre elles et la norme dominante est
souvent loin d'être observée unanimement.
Selon le point de vue commun, une langue sert à exprimer
la réalité à l'aide de mots. Les emprunts seraient donc une
catégorie de mots étrangers qui expriment une certaine réalité
que les mots autochtones ne peuvent exprimer. Mais ce n'est pas
le réel qui impose une forme au lexique d'une langue.
On sait que c'est plutôt la langue qui découpe le réel d'une
certaine façon en le rendant perceptible et intelligible. Bien que
ce découpage s'impose aux locuteurs de langues différentes,
dans la mesure où par exemple les inventaires lexicaux varient
d'une langue à l'autre, chaque langue permet également de
filtrer cette perception du réel en offrant une certaine latitude
expressive à ses utilisateurs.
C'est ainsi qu'en vertu de la fonction métalinguistique que
chaque langue peut remplir, un énoncé peut être modifié
indéfiniment, un mot peut être remplacé par un autre, complété,
corrigé ou précisé. L'expression du réel est donc un compromis
entre des contraintes liées à l'instrument lingui stique et des
choix liés aux utilisateurs humains.
Quoique les mots d'une langue soient des signes combinables
qui entrent dans la formation de messages, il est néanmoins
indéniable qu'ils entretiennent un rapport plus immédiat avec la
réalité extra-linguistique que les signes abstraits d'autres codes
non linguistiques. Ils constituent en effet des messages émis par
des êtres humains à l'intention d'autres êtres humains qui
traduisent une expérience significative de la réalité.
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En revanche, la quantité d'information transmise par les mots
d'un lexique est soumise à des contraintes statistiques dont
témoignent les rapports entre longueur, fréquence et polysémie
des termes.
Cet instrument de communication sociale qu'est une langue
est-il alors principalement au service de la pensée en remplissant
surtout la fonction d'expression de rapports abstraits? On peut
le penser si l'on considère la capacité qu'ont certains mots
d'évoquer l'inconcevable, ou bien la possibilité qu'offre toute
langue de parler du discours et de commenter un énoncé au
moyen de procédés métalinguistiques réflexifs.
Pourtant, si la langue n'était qu'une copie de la pensée d'un
groupe ou d'un individu, il suffirait d'énoncer des mots afin de
s'exprimer, ce qui n'est pas le cas. S'il est donc possible
d'exprimer des pensées inédites, c'est donc bien que leur
formation dépend de l'utilisation que les locuteurs font des mots
de la langue et non seulement de ces derniers.
Ainsi, la sélection d'un mot dans un énoncé dépend-elle
souvent tout autant de distinctions imposées par les contraintes
linguistiques que de préférences autorisées par les choix
expressifs. En ce sens Jakobson a eu raison d'affirmer que les
langues diffèrent moins par ce qu'elles permettent de dire que
par ce qu'elles obligent à dire2.
Le lien entre l'étendue du lexique d'une langue et la richesse
de la pensée qu'elle permettrait d'exprimer est donc tout à fait
indirect, tel terme rare pouvant sembler évoquer un distinguo
douteux, tel mot courant et polysémique couvrant un grand
nombre d'emplois.
Le rapport le plus étroit semble finalement celui qui s'établit
entre une langue et la variété des usages qui en sont faits. Ce
lien entre fonction de communication et diversité des usages
concerne au premier chef la variation lexicale qui permet de
distinguer un nombre infini de sous-groupes de locuteurs.
Quelle que soit l'origine de ces différenciations que la
variation lexicale manifeste, force est au linguiste de les
constater. Le cas des emprunts est exemplaire à cet égard. Bien
qu'ils manifestent un exemple souvent frappant de variation
lexicale au sein d'un énoncé, le linguiste ne peut souvent que les
relever et les décrire sans pouvoir a priori expliquer les raisons
d'une telle variation.
On a vu que l'on pouvait concevoir la langue comme un
instrument dont la principale fonction est la représentation du
2 Jakobson R. (trad. franc.1963) : Essais de Linguistique générale, Tome I,
Chapitre IV, Aspects linguistiques de la Traduction, p. 84.
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réel, l'expression de la pensée ou bien la communication stricto
sensu, c'est-à-dire l'échange d'information.
Mais dans la mesure où il est difficile d'envisager que la
langue puisse par nature représenter la réalité ou bien exprimer
la pensée et puisse réciproquement servir la communication
entre les hommes sans remplir une de ces deux fonctions, il est
préférable de chercher l'origine de la variété des usages
linguistiques dans la classification des fonctions linguistiques
proposée par Jakobson et fondée sur les éléments nécessaires à
toute communication.
Une telle classification, qui a le mérite d'être fondée sur la
notion même de communication, distingue six fonctions de
l'acte de communication selon qu'il porte sur le locuteur,
l'interlocuteur, le maintien de la communication, le code, le
message ou bien le référent.
Ce classement, qui a d'ailleurs été souvent critiqué et corrigé,
présente l'avantage de traduire la fonction de communication en
ses diverses composantes qu'il est impossible d'ignorer dans
l'examen de la diversité des usages. Ainsi il est possible de
rendre compte plus complètement et fidèlement de la variation
lexicale en faisant appel au jeu simultané de plusieurs fonctions
au sein desquelles la fonction référentielle n'est qu'une
explication parmi d'autres.
L'ensemble des fonctions remplies au cours de l'acte de
communication détermine la valeur des signes linguistiques qui
constituent un message de la même manière qu'analogiquement
la fonction remplie par un organe en détermine la structure. Or
la transplantation d'emprunts d'un système linguistique à un
autre rend la détermination de leur valeur plus difficile dans la
mesure où ils remplissent leur fonction de manière propre à
chaque langue.
Reprenant la métaphore organique, on peut dire que la
greffe d'un élément emprunté prend plus ou moins, selon que
le greffon s'intègre à l'économie du tout au bénéfice des
utilisateurs ou bien qu'au contraire il soit rejeté. Il est donc
nécessaire de fonder l'étude de la valeur des emprunts au sein de
leur système receveur sur une étude plus générale de la valeur
du signe en langue.
Traditionnellement, depuis Saussure3, un signe linguistique
est considéré comme une entité à double face signifiante et
signifiée qui manifeste autre chose que lui. Signe artificiel émis
et perçu par des êtres humains, le signe linguistique est d'autre
3 Saussure de F. (nouv. ed. 1972) : Cours de Linguistique générale, Première
Partie, Chapitre I. - Nature du Signe linguistique, pp. 97-104.
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part tenu pour arbitraire ou immotivé, c'est-à-dire dépourvu de
lien naturel entre ce qui signifie et ce qui est désigné.
C'est ce trait définitoire qui fonde principalement la valeur
du signe linguistique au sein d'une langue. Or, quoique les
emprunts
n'échappent
pas a priori cette règle, leur
transplantation dans un système receveur limite singulièrement
le principe de l'arbitraire et oblige à un examen de leur valeur
spécifique et de leur signification.
D'une part en effet les emprunts ne sont que relativement
arbitraires parce qu'à une création de signe ex nihilo pour
désigner une idée ou une chose, la langue emprunteuse préfère
avoir recours à un signe constitué, certes issu d'un autre système
de signes, mais apportant avec lui une relation établie entre le
signifiant, le signifié et le réel.
Les emprunts apportent d'autre part une limite encore plus
nette au principe de l'arbitraire absolu par la manière pour ainsi
dire toute naturelle avec laquelle ils évoquent leur origine
étrangère ou exotique. Les emprunts spaghetti, safari et
potlatch désignent conventionnellement en français des pâtes
alimentaires d'origine italienne, un voyage en Afrique et un rite
amérindien, mais leur pouvoir d'évocation étranger ne peut être
considéré comme une convention immotivée ayant institué le
rapport entre le signe et le lieu évoqué.
S'il est donc vrai qu'un signe donné est le plus souvent
absolument arbitraire, qu'il peut s'employer dans un nombre
infini de situations et que sa signification n'est limitée que par
l'existence d'autres signes, alors comment définir la valeur des
emprunts, pour lesquels l'arbitraire semble très relatif et le sens
perdu ou bien modifié à la suite de leur transplantation?
Autrement dit, si un signe linguistique se définit moins par
son rapport direct au réel que par sa valeur oppositive et
différentielle qui permet d'articuler une chaîne de signifiants sur
une chaîne de signifiés, comment apprécier la valeur
linguistique des emprunts qui semblent désigner et connoter un
référent sans le signifier, dont l'insertion dans la langue
receveuse ne va pas de soi, et qui manifestent une monosémie
statistiquement rare dans un système de signes linguistiques?
En outre, la valeur linguistique des emprunts n'est pas
indifférente
à leur mode d'introduction.
Un problème
spécifique aux emprunts français en anglais réside dans leur
nature largement visuelle fondée sur le mode d'introduction de
l'imprimé et des signifiants graphiques.
L'origine littéraire au sens large d'un grand nombre
d'emprunts français en anglais rend certes compatible une
transposition des signifiants visuels en signifiants vocaux, mais
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elle permet surtout de pallier la fugacité du caractère vocal des
signes linguistiques en augmentant la capacité de mémorisation
des locuteurs. En accroissant l'étendue du lexique disponible, la
fixation graphique des emprunts français en anglais renforce
d'autre part la coordination de l'oeil et de la main en exploitant
le symbolisme de l'écriture.
La double valeur représentative de la trace graphique par
rapport à celle de la voix situe donc l'étude des emprunts
français en anglais dans le cadre d'une référence inversée de la
langue orale à la langue écrite.
Il faut se demander en effet si la valeur des emprunts français
n'est pas fondée en partie sur l'écart entre leur transcription
graphique et leur réalisation phonique en anglais, ainsi que sur
les caractéristiques de la communication écrite et littéraire, qui
entraîne une moindre fréquence des usages en situation ainsi
que des pressions normatives qui s'exercent davantage.
Bien que la langue orale soit donc étudiée en priorité par le
linguiste, il n'en reste pas moins que la valeur problématique des
emprunts français en anglais est liée à leur appartenance à la
langue écrite plus qu'à la langue orale et à leur autonomie
relative au sein de la langue anglaise.
A la différence des unités phonologiques,
les mots
contribuent directement à établir un message doué de sens et
ont une variété d'utilisation à peu près continue. Cette variation
lexicale, qui a pour origine la variété des utilisateurs tout autant
que la diversité des situations, pose donc le problème de leur
valeur linguistique en rapport avec la primauté de leur caractère
discontinu.
Rien n'indique par exemple que la réalité sémiologique des
emprunts réside exclusivement dans leur valeur, puisque d'une
part, on a vu que leur oppositivité est a priori problématique
dans la langue emprunteuse et, d'autre part, des signes
partiellement motivés tels que les emprunts ne sont pas
nécessairement
discontinus,
à la différence des signes
absolument arbitraires. Il est clair en l'occurrence que le critère
linguistique n'est pas le seul critère rigoureux aux dépens du
critère psychologique, sociologique et extra-linguistique.
Pour que la variation
lexicale puisse être décrite
linguistiquement et que les emprunts puissent valoir comme
signes linguistiques, il est donc nécessaire que, quelle que soit la
variation continue de leur utilisation, leur emploi à un endroit
de la chaîne résulte d'un choix qui fasse ensuite correspondre
un signifiant discontinu à un signifié discontinu.
Le caractère discontinu des emprunts se constate d'ailleurs
plus facilement au niveau de leur signifiant que de leur signifié,
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comme pour toute unité signifiante du lexique. Mais dans
quelle mesure cette valeur oppositive observable et mesurable se
retrouve-t-elle au niveau de leur signifié, extirpé tout comme le
signifiant de la langue prêteuse?
La détermination du signifié des emprunts est tout d'abord
fonction de variantes individuelles. Les effets de sens produits
par un emprunt dépendent sans doute encore davantage que
pour les autres éléments du lexique de la connaissance qu'en ont
les utilisateurs et des circonstances d'acquisition, qui entraînent
une plus grande variété sémantique chez les sujets utilisateurs.
La nature du signifié d'un emprunt dépend également de
variantes contextuelles et situationnelles qui proviennent en
dernière analyse de la connaissance qu'ont leurs utilisateurs de
la langue et du réel ainsi que de leur stratégie énonciative.
L'analyse de la valeur linguistique des emprunts doit donc
découvrir si leur choix s'impose aux utilisateurs parmi des
paradigmes d'unités discontinues, arbitraires et différentielles
déjà constituées, ou bien si leur utilisation au sein d'énoncés
détermine leur valeur autrement.
Paradoxalement,
la valeur linguistique incertaine des
emprunts consolide l'économie lexicale entendue au double
sens de loi du moindre effort et de cohésion d'un système.
Quoique la définition de la valeur des emprunts semble plus
difficile à formuler que celle d'autres unités lexicales, leur
utilisation témoigne de la diminution de l'effort en parole car un
mot juste et unique est plus économique qu'une longue
périphrase, et, au niveau du système lexical, leur appartenance à
la classe lexicale ouverte des termes rares renforce la cohésion
de l'inventaire davantage fermé des mots courants et fréquents.
En d'autres termes, les emprunts appartiennent à la catégorie
qui comporte un grand nombre de mots peu fréquents et qui
vérifie le rapport proportionnel entre le nombre des sens d'un
mot et sa fréquence et celui, inversement proportionnel, entre
cette dernière et la quantité d'information véhiculée.
D'ailleurs, la distribution des unités lexicales selon leur
fréquence, leur polysémie et leur charge sémantique varie
considérablement selon le type d'usage considéré. Ainsi, dans
une conversation courante, on entend davantage de mots
courants fréquents et polysémiques qui sont potentiellement peu
informatifs.
Au contraire, un texte littéraire ou scientifique comprend
généralement
beaucoup
de termes
peu fréquents,
monosémiques
et très riches sémantiquement.
Mais que
l'inventaire de sens et d'effets de sens soit intrinsèque au mot ou
bien qu'il résulte seulement de la multiplicité de ses relations et
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de ses emplois, il n'en reste pas moins vrai qu'il est lié à un
ensemble de situations et une variété d'usages qui en dessinent
les contours.
Les effets de sens observables liés à l'utilisation d'emprunts
soulignent d'autre part la nécessité de dissocier sens, signe et
situation. Si l'on considère en gros que le sens est l'intention de
transmettre un message repéré par rapport à une situation
donnée et que le signe est fondé sur un principe de signification
en puissance actualisé par une situation et un contexte définis,
alors les emprunts doivent être considérés comme des signes
originaux permettant de réaliser différemment un énoncé de
sens équivalent et ce en diverses situations.
Si les emprunts semblent démentir l'économie lexicale en
refusant globalement la polysémie, ils ne manifestent pas pour
autant des rapports de synonymie exacte avec d'autres unités
lexicales de la langue emprunteuse.
D'une part on voit mal l'utilité pour le système emprunteur
de faire remplir aux emprunts la fonction de doublure
synonymique des unités du lexique autochtone, d'autre part on
vient de voir l'intérêt pour une langue d'offrir à ses utilisateurs le
choix non synonymique entre un mot et une expression
équivalente.
La synonymie semble donc bien un inconvénient plutôt
qu'un avantage et, d'ailleurs, dans tous les cas présumés de
synonymie véritable, il y a plus souvent identité de référence et
équivalence sémantique que même signifié.
Enfin le caractère idiomatique des emprunts composés de
plusieurs éléments compromet d'autant plus la possibilité de
synonymie que le sens de l'emprunt n'est pas calculable à partir
de celui de ses éléments. Toutes ces difficultés et ces incertitudes
dessinent une problématique qui devrait permettre de mieux
cerner la valeur et les fonctions linguistiques des mots français
utilisés en anglais.
18
CHAPITRE
PREMIER
LES MOTS FRANÇAIS
EN ANGLAIS
Le nombre de mots et d'expressions
étrangers employés en
anglais, aussi bien à l'écrit qu'à l'oral est considérable. Alan Bliss,
auteur d'un dictionnaire
d'emprunts
étrangers employés en
anglais publié au cours de la seconde moitié du vingtième
siècle4, a ainsi répertorié
1405 et 1886 nouveaux
mots et
expressions étrangers en anglais pour le 1ge et le 20e siècle
respectivement.
Parmi ceux-ci, le nombre de mots français est prépondérant,
ainsi que l'indiquent ces données sous forme de chiffres et de
pourcentages:
1ge siècle:
20e siècle:
736
52,3%
1103
58,6%
Le premier fait qui apparaît à la lecture de ces statistiques est
l'augmentation
du nombre d'emprunts
français d'un siècle à
l'autre, augmentation
que recoupe d'ailleurs
la progression
globale }iu nombre d'emprunts étrangers en anglais depuis le
Moyen Age. Le second fait frappant est l'importance en valeur
absolue comme en valeur relative des emprunts français en
anglais.
Le français est encore une source abondante
d'emprunts
pour l'anglais, qui comptait, en 1972, 2382 emprunts français
sur un total de 5081 emprunts étrangers. Enfin le français a
consolidé
au 20e siècle sa place de premier pourvoyeur
d'emprunts étrangers à l'anglais en atteignant la part relative de
58,6%, qui représente
à la fois la plus forte proportion
d'emprunts étrangers au 20e siècle, et d'emprunts français jamais
introduits au cours du temps.
Mais qu'est-ce
qu'un emprunt
français?
Trois critères
semblent s'imposer ,!fin de définir cette notion: l'étymologie, la
forme et l'usage. Etymologiquement,
tout mot français est
nécessairement
d'origine française, à l'exception de quelques
pseudo-emprunts
français forgés en anglais d'après un modèle
français (gourmanderie
par exemple).
4 Bliss A. (1966) : A Dictionary of Foreign Words and Phrases in Current
English (DFWPCE); Routledge & Kegan Paul.
Ces formations hybrides sont statistiquement marginales et a
priori peu significatives. Toutefois, la réciproque est loin d'être
vraie: tous les mots anglais d'origine française ne sont pas des
emprunts français en anglais. Sur un lexique d'environ 350000
mots simples,
dérivés
et composés,
l'anglais
compte
approximativement
85% de termes d'origine française ou latine
qui sont assimilés et dont l'origine étrangère n'est souvent même
pas perçue par les locuteurs5.
Il revient à l'usage et à la forme de distinguer les mots
français étrangers des mots français assimilés en anglais. L'usage
devrait théoriquement
permettre
d'identifier
les emprunts
français considérés comme tels par leurs usagers en cernant des
conditions et des stratégies d'emploi. Quoique le sentiment des
locuteurs soit très variable, ce critère définitoire oriente vers les
valeurs connotatives et les fonctions stylistiques des emprunts
français.
Cependant, l'usage est peu quantifiable et très subjectif, ce
qui en limite la portée. Ainsi Bliss exclut-il de son répertoire les
termes bandit et banquet qu'il considère probablement
comme
anglicisés.
Mais bien que l'usage puisse signaler la nature étrangère des
emprunts français au moyen du contexte - par des marques à
l'écrit ou des formules d'introduction
à l'oral -, la forme reste
le critère décisif car elle est évidente pour tous et mesurable.
Ainsi allumeuse, coureur et divorcée
sont-ils perçus comme
français, car il n'y a en anglais ni suffixe <eur>6 ni terminaison
de mot en <é>, ni marques du féminin, à l'exception du suffixe
<ess> lui-même anglicisé.
Ceci explique que pour un grand nombre de dictionnaires
ou de répertoires, c'est le critère formel qui a été choisi afin de
distinguer
les emprunts
français
- ou étrangers
- des
emprunts assimilés.
Ce critère graphique
s'applique
directement
aux mots
français simples que leur finale en <ie>, <erie>, <é>, <u> ou <e>
muet désigne spécifiquement
comme étrangers.
Le critère
formel
s'applique
également
aux citations
et proverbes
(cherchez la femme, il faut cultiver notre jardin) ainsi qu'aux
mots composés (huis clos, danse du ventre, en détail, par
excellence, pour rire) que leur nature morpho-syntaxique
définit comme français.
A ce critère formel s'ajoute le critère phonétique.
La
présence de sons étrangers à l'anglais dans la prononciation
5 Baquet P. (1974) : Le Vocabulaire anglais;
P.D.F., p. 5.
6 La notation <> signale une séquence graphique.
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