Université de Paris 8 – Vincennes à Saint-Denis École doctorale « pratiques et théories du sens » Thèse pour le doctorat de philosophie Stéphane Jean-François NADAUD Lecture(s) de Nietzsche, théorie et pratique du fragment(s) Thèse dirigée par Alain BROSSAT (Tome I) Soutenue le 11 juin 2009 Devant Messieurs : Friedrich BALKE, professeur de philosophie à l’université de Weimar Alain BROSSAT, professeur de philosophie à Paris 8, directeur de la recherche Jean-Christophe GODDARD, professeur de philosophie à l’université de Toulouse Bertrand OGILVIE, PRAG de philosophie à l’université Paris 10 René SCHERER, professeur de philosophie (émérite) à l’université Paris 8 1 2 LECTURE(S) DE NIETZSCHE, THEORIE ET PRATIQUE DU FRAGMENT(S) Cette thèse développe tout d’abord les trois classiques acceptions du terme fragment d’où sont tirées les trois statuts classiques d’un texte. En se basant sur Héraclite, les moralistes français classiques et les romantiques allemands, une généalogie est tracée à partir des notions de maxime, d’aphorisme, et de fragment, généalogie d’où se dégage notre concept de fragment(s) qui dissout tous les statuts du texte en un seul, et qui se résume ainsi : sous la maxime, c’est l’aphorisme qui affleure, et sous l’aphorisme, c’est le fragment(s) qui parle. Puis, à partir des conceptualisations linguistiques et philosophiques de Deleuze et Guattari, et grâce à Blanchot et Eisenstein, est construit le concept de fragment(s) qui se définit comme l’instant de la rencontre qu’est l’expérience d’un processus de subjectivation désindividualisant (entre auteur, œuvre et lecteur) au seuil de l’éternel retour. Enfin, fort de ce concept est proposée une saisie du texte nietzschéen – lecture(s) de Nietzsche. Reprenant l’histoire éditoriale des textes de Nietzsche (histoire qui mêle philologie et philosophie dans la figure nietzschéenne du centaure), sont alors construites les quatre annexes à cette thèse – qui en sont le corps même. À côté de trois intégrées au corps de la thèse, la quatrième – tournant autour de la méthode généalogique telle que définie par Nietzsche ou Foucault – est l’objet du second tome (ex corpore thesis). Ces vade-me(te)cum sont des prélèvement de fragment(s) au sein des Œuvres philosophiques complètes éditées par Colli et Montinari et se veulent en même temps, comme la présente thèse même, théorie et pratique du fragment(s). Mots-clefs : NIETZSCHE / GUATTARI / FRAGMENT / FOUCAULT / GENEALOGIE / PHILOSOPHIE / DELEUZE / PHILOLOGIE READING(S) OF NIETZSCHE, THEORY AND PRACTICE OF THE FRAGMENT(S) First of all, this thesis evolves the three classics acceptations of the term fragment of which the three classics status of a text derive from. By being based on Heraclitus, the classics French moralists and the German romantics, a genealogy is drawn from the notions of maxim, aphorism and fragment, genealogy of which emerge our concept of fragment(s), which dissolve all the text's status in only one, and is thus summed up: through the maxim, the aphorism is showing, and through the aphorism, the fragment(s) is speaking. Then, from Deleuze and Guattari's linguistic and philosophical conceptualisations, and thanks to Blanchot and Eisenstein, the concept of fragment(s) is constructed, which is defined as the instant of the meeting that is the experiment of a process of deindividualizing subjectivation (between author, work and reader), on the threshold of the eternal return. Finally, armed with this concept, a grasp of the Nietzschean's text is proposed – reading(s) of Nietzsche. By reviewing the editorial history of Nietzsche's texts (history which combine philology and philosophy in the Nietzschean's figure of the centaur) the four appendix of this thesis are then constructed – and they are forming one body with it. Besides three of them included in the body thesis, the fourth – about the genealogical method that is defined by Nietzsche or Foucault – is the second volume's subject (ex corpore thesis). These vade-me(te)cum are picking of fragment(s) within the Oeuvres philosophiques complètes edited by Colli and Montinari and are meant to be as the same time, as this actual thesis, theory and practice of the fragment(s). Keywords : NIETZSCHE / GUATTARI / FRAGMENT / FOUCAULT / GENEALOGY / PHILOSOPHY / DELEUZE / PHILOLOGY Ecole doctorale Pratiques et Théories du sens, Université de Paris 8 Vincennes à Saint Denis, 2 rue de la liberté, 93526 Saint-Denis tél. : 01 49 40 65 83 - fax : 01 49 40 65 83 [email protected] - http://recherche.univ-paris8.fr/red_fich_eco.php?OrgaNum=6 3 Mille remerciements… À Nicolas Berloquin, Mathilde Girard, Élias Jabre, Alexandre Massipe et Marie Vasseur pour les relectures. À Emmanuelle Chupin, Philippe Giesberger et Raphaël Steenman pour la saisie d’une partie des fragment(s). À Julie Garet, Maria Muhle et Mara Rosani pour leur aide aux traductions (anglaise, allemande et italienne). À des cambrioleurs anonymes sans qui cette thèse ne serait pas ce qu’elle est. À Alain Brossat pour son amitié et sa confiance. À Emmanuel Dreux dont chaque geste est un défi, chaque acte me soulage, et dont la présence-même à mes côtés, tout au long de cette première décennie du XXIe siècle, fut et reste une promesse d’attentat… 4 « Le monde de la finalité est en totalité un FRAGMENT du monde irrationnel de l’absence de finalité. » 1 F. Nietzsche, 1880/1881 « Il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de sa musique non une explication matérielle, mais l’équivalent profond, la fête inconnue et colorée (dont ses œuvres semblaient les fragments disjoints, les éclats aux cassures écarlates) » M. Proust, 1908-1923 « Concevoir l’histoire de la philosophie comme une sorte d’enculage ou, ce qui revient au même, d’immaculée conception. [Nietzsche] c’est impossible de lui faire subir à lui un pareil traitement. Des enfants dans le dos, c’est lui qui vous en fait. » G. Deleuze, 1973 « Il ne voulait pas composer un autre Quichotte – ce qui est facile – mais le Quichotte. Inutile d’ajouter qu’il n’envisagea jamais une transcription mécanique de l’original ; il ne se proposait pas de le copier. Son admirable ambition était de reproduire quelques pages qui coïncideraient – mot à mot et ligne à ligne – avec celles de Miguel de Cervantes. »2 J.-L. Borges, 1939 « Héraclite a tout piqué à Nietzsche. » Anonyme, sd 1 « Die Welt der Zweckmäßigkeit ist als Ganzes ein STÜCK der unzweckmäßigen vernunftlosen Welt. » (1880/81, 10 [B37] — IV, p. 658). Nous posons d’ores et déjà une règle typographique qui vaudra pour tous les fragment(s) que nous prélèveront, dans le corps de la thèse et dans son annexe, à partir des Œuvres philosophiques complètes de Nietzsche éditées par Giorgio Colli et Massimo Montinari (Paris : Gallimard, 1967-1997 pour l’édition française en 14 volumes et 18 tomes) : 1) les citations sont entre guillemets ; 2) elles sont en italiques (les citations déjà dans le texte ou soulignées par l’auteur sont en romain) ; 3) Aucune partie n’est soulignée par nous ; ‘[…]’ en début ou fin de citation signifie que le fragment(s) a été prélevé d’une phrase (nous considérons une phrase comme étant terminée par un point, un point virgule, un point d’exclamation, un point d’interrogation) ; ce même signe, au milieu d’une citation, signifie qu’une partie en a été ôtée ; 4) Pour les fragment(s) tirés d’œuvres finalisées, nous renvoyons au tome des Œuvres philosophiques complètes avec le numéro de page, le titre de l’œuvre d’où a été extrait le fragment(s), sa date et, éventuellement, le numéro de paragraphe et/ou le titre de chapitre correspondant. Prenons un exemple : ‘1882, GS [Livre 3, 200] — V, p. 308’ renvoie à l’aphorisme 200 du livre 3 du Gai savoir (1882), qui se trouve à la page 308 du tome V des Œuvres philosophiques complètes. Nous indiquons les abréviations des œuvres dans la présentation générale que nous proposons plus loin (cf., dans la troisième partie de la présente thèse, les notes, à partir de la note 1, p. 305 jusqu’à la note 2, p. 308). Lorsqu’il s’agit d’un fragment posthume, nous renvoyons directement à sa numérotation, indexée par année, dans lesdites œuvres. Ainsi, notre citation : ‘1880/81, 10 [B37] — IV, p. 658’ renvoie au fragment(s) numéroté 10 [B37] de l’année 1880/81 situé à la page 658 du tome IV. Sur l’organisation des fragments posthumes dans l’édition de Colli et Montinari des Œuvres philosophiques complètes de Nietzsche, cf. p. 458 de la troisième partie de la présente thèse. Nous citerons donc cette édition uniquement par le numéro du tome et la page correspondante. La liste des traducteurs de chaque tome se trouve note 4, p 381 de la troisième partie de la présente thèse - Précisons un point de rédaction : les règles typographiques dans une thèse veulent habituellement que les citations entre guillemets comprises dans le texte soient dans le même corps que le texte en question (le plus souvent en romain donc). Nous les mettons, volontairement, en italiques, pour surligner leur statut de citation. De plus, il est de règle de séparer du texte les citations de plus de quatre lignes et de ne les point mettre en italiques. Ne considérant pas que le statut de la citation soit une question de longueur, nous les présentons, quelle que soit celle-ci, de la même manière que les autres. Nous nous expliquerons, au fur et à mesure de la présente thèse, sur le statut de la citation (et notamment dans le chapitre 2.1.3.2. Mais qu’avons-nous fait ? [Was haben wir gemacht ?] de la troisième partie de la présente thèse). - Précisons enfin un point de vocabulaire : lorsque le lecteur trouvera le terme fragment écrit, même au singulier, « fragment(s) », c’est que l’auteur de la présente thèse parlera alors du concept qu’il s’agit, avec ladite thèse de construire : le concept de fragment(s) que nous ne pouvons pas bien entendu, au tout début de la présente thèse, résumer en quelques mots dans la présente note. 2 « No quería componer otro Quijote —lo cual es fácil— sino el Quijote. Inútil agregar que no encaró nunca una transcripción mecánica del original; no se proponía copiarlo. Su admirable ambición era producir unas páginas que coincidieran palabra por palabra y línea por línea con las de Miguel de Cervantes. » 5 6 Sommaire 7 8 INTRODUCTION 13 Un ou plusieurs Nietzsche(s) ? PHILOLOGIE ET PHILOSOPHIE 15 JASPERS ET LES LECTURES DE NIETZSCHE 17 DE L’ARCHEOLOGIE D’UNE MONTAGNE A LA GENEALOGIE DE L’ŒUVRE 24 PREMIÈRE PARTIE 27 Des différentes conceptualisations du fragment à une théorie pragmatique du concept de fragment(s) CHAPITRE 1) UNE APPROCHE PHILOLOGIQUE DU FRAGMENT 29 1.1 LE FRAGMENT ET LE TOUT ...............................................................................................................29 1.2 L’INACHEVEMENT FONCIER DE KAFKA ET L’INTRANQUILLITE DE SOARES ............................32 1.3 TROIS CLASSIQUES ACCEPTIONS DU FRAGMENT POUR TROIS STATUTS CLASSIQUES DU TEXTE43 CHAPITRE 2) LE FRAGMENT PAR L’EXEMPLE 49 2.1 LE LIVRE DE LA NATURE D’HERACLITE : LE FRAGMENT, MIROIR DE L’ŒUVRE PERDUE ? ...49 2.2 LE FRAGMENT ROMANTIQUE : VOLONTE D’INACHEVEMENT OU VOLONTE DE SYSTEME ? ...66 2.3 L’ART DE LA MAXIME, DE L’APHORISME ET DU FRAGMENT(S) CHEZ LES MORALISTES E E FRANÇAIS DES XVII ET XVIII SIECLES .................................................................................................82 CHAPITRE 3) OU VOULONS-NOUS EN VENIR ? DEUXIÈME PARTIE 155 159 Le fragment(s) comme concept d’une rencontre subjective collective au seuil de l’éternel retour CHAPITRE 1) DU SUJET STRUCTURALISTE AU PROCESSUS DE SUBJECTIVATION (AU FRAGMENT(S) SUBJECTIF) 161 1.1 LA LINGUISTIQUE STRUCTURALISTE « TRADITIONNELLE » (SAUSSURE) ET SES POSTULATS.161 1.2 L’AGENCEMENT DELEUZO-GUATTARIEN COMME PROCESSUS DE SUBJECTIVATION ............177 CHAPITRE 2) LE CONCEPT COMME FRAGMENT(S) PHILOSOPHIQUE 197 2.1 QU’EST-CE QUE L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE ?....................................................................198 2.2 TOUTE HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE EST GEOPHILOSOPHIE DES CONCEPTS .......................201 2.3 LE PHILOSOPHE CREE DES CONCEPTS ..........................................................................................207 2.4 LE PHILOSOPHE TRACE DES PLANS : DU UN-TOUT PREPHILOSOPHIQUE AU PLAN D’IMMANENCE ...........................................................................................................................................233 9 2.5 REMARQUE : DE L’IMPORTANCE D’INSISTER SUR LE CONCEPT DE CONCEPT TEL QUE DEVELOPPE DANS QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ? POUR AVANCER DANS NOTRE THESE QUI VEUT CONSTRUIRE LE CONCEPT DE FRAGMENT(S ) ..............................................................................237 2.6 LA PHILOSOPHIE CONSISTE A ORDONNANCER LE CHAOS, NON PAS A L’ORDONNER : DU PLAN D’IMMANENCE AU PLAN DE CONSISTANCE ............................................................................................238 2.7 LES PROCESSUS DE SUBJECTIVATION DE LA PHILOSOPHIE .......................................................245 2.8 LE COUP DE DES DE L’ETERNEL RETOUR .....................................................................................252 CHAPITRE 3) LE FRAGMENT(S), UNE RENCONTRE ENTRE TEMPS ET ESPACE 3.1 265 BLANCHOT : LE FRAGMENT(S) COMME RENCONTRE AU SEUIL DU DESASTRE .......................265 3.2 EISENSTEIN : LE FRAGMENT(S) COMME RENCONTRE ENTRE LE CINEASTE/MONTEUR, LE FILM ET LE PUBLIC ....................................................................................................................................282 3.3 LE FRAGMENT(S) : UNE RENCONTRE, AU SEUIL DE L’ETERNEL RETOUR, D’INDIVIDUS QUI SE PERDENT .....................................................................................................................................................298 TROISIÈME PARTIE 301 Lecture(s) de Nietzsche CHAPITRE 1) NIETZSCHE EN FRAGMENT(S) (OU « COMMENT FAIRE ? – COMMENT FAIRE POUR FABRIQUER CE QUE L’ON VEUT FABRIQUER » [„WAS SOLL MAN TUN ? – WAS SOLL MAN TUN, UM DAS ZU MACHEN, WAS MAN MACHEN WILL] “]) 303 1.1 LA CLASSIQUE PERIODISATION DE L’ŒUVRE ET DE LA VIE DE NIETZSCHE ............................303 1.2 LES DANGERS DE CES PERIODISATIONS ........................................................................................308 1.3 PROLEGOMENES A TOUTE SAISIE DU TEXTE NIETZSCHEEN ......................................................311 1.4 LE CAS EXEMPLAIRE DE LA CONFERENCE HOMERE ET LA PHILOLOGIE CLASSIQUE ............312 1.5 COMMENT FAIRE ? ..........................................................................................................................315 CHAPITRE 2) NIETZSCHE : DE LA MAXIME AU FRAGMENT(S) EN PASSANT PAR L’APHORISME (OU : « COMMENT AGENCER NIETZSCHE ? ») 317 2.1 QUELLE METHODE POUR QUELLE LECTURE DE NIETZSCHE ?..................................................317 2.2 QU’ALLONS-NOUS FAIRE… [WAS WERDEN WIR MACHEN…] ...................................................352 2.3 DES VADEME(TE)CUM COMME S’IL EN PLEUVAIT .......................................................................390 CHAPITRE 3) UNE HISTOIRE DU TEXTE NIETZSCHEEN (OU : « Y A-T-IL UNE BONNE ET UNE MAUVAISE FAÇON DE MANIPULER NIETZSCHE ? ») 431 3.1 LE « LEGS » DE NIETZSCHE ............................................................................................................431 3.2 L’EXPERIENCE TRAUMATIQUE DE LA VOLONTE DE PUISSANCE OU LA REINTERROGATION DE LA VALIDITE DU TEXTE NIETZSCHEEN ...................................................................................................436 3.3 L’EDITION COLLI ET MONTINARI : LA FIN DU CAUCHEMAR ?..................................................454 3.4 POST-TRAUMATISME : SI NIETZSCHE N’EST PAS NAZI, EST-IL POUR AUTANT DEMOCRATE ?461 3.5 TROIS EXEMPLES QUI SOUTIENNENT NOTRE (HYPO)THESE (A SAVOIR QUE LE CENTAURE EST PREFERABLE A LA DISSOCIATION PHILOLOGIE/PHILOSOPHIE)..........................................................469 10 CONCLUSION 499 Agencements, manipulations et jeux BIBLIOGRAPHIE 509 INDEX 529 DES NOMS PROPRES ............................................................................... 531 DES TERMES, NOTIONS ET CONCEPTS ............................................. 541 TABLE DES MATIÈRES 555 ANNEXE : Nietzsche en généalogi(st)e(s) Vade-me(te)cum 11 ex corpore thesis 12 Introduction Un ou plusieurs Nietzsche(s) ? 13 14 Philologie et philosophie Il y aurait plusieurs Nietzsche. Comme il y aurait plusieurs Foucault : un « jeune » Foucault se débattant avec le structuralisme et les méthodes historiques pour inventer sa méthode archéologique et généalogique, et un « dernier » Foucault plongé dans les logiques patriciennes du Moyen-Âge pour comprendre les jeux de la subjectivité à l’aune du souci de soi. Il est courant, lorsqu’il s’agit de travailler l’œuvre d’un philosophe, de reconnaître dans celleci plusieurs moments, plusieurs strates. Tous les philosophes ou les penseurs qui ont inscrit leur marque dans l’histoire de la philosophie voient ainsi leur œuvre – et même leur vie – découpées en tranches. Un tel traitement a plusieurs fonctions – nous en reconnaîtrons ici deux : 1) La première, la principale et la plus pertinente, est de se repérer dans un parcours (de vie) en discriminant selon certains critères (que nous allons tenter de repérer plus loin) les différents énoncés qui semblent suffisamment hétérogènes les uns aux autres, ceci afin de regrouper certains de ces discours entre eux lorsqu’une certaine homogénéité se dégage et, ainsi, les relie. Cette première raison peut être appelée philologique, en ce sens qu’il s’agit de mettre de l’ordre dans ce qui, sans cette organisation, se donnerait de façon chaotique. Nous considérons ici la philologie comme la spécialité qui ordonne des discours, en fonction de leur homogénéité ou de leur hétérogénéité, afin de les distribuer, par des jeux de comparaisons, d’analyse historique ou de sens, selon un ordre que le philologue considérera comme raisonnable dans une épistémè donnée1. Saussure donne une définition de la philologie qui rejoint la nôtre. Dressant un historique de la linguistique, il en arrive à la philologie : « Il existait déjà à Alexandrie une école “philologique”, mais ce terme est surtout attaché au mouvement scientifique créé par Friedrich August Wolf à partir de 1777 et qui se poursuit sous nos yeux. La langue n'est pas l'unique objet de la philologie, qui veut avant tout fixer, interpréter, commenter les textes ; cette première étude l'amène à s'occuper aussi de l'histoire littéraire, des moeurs, des institutions, etc. ; partout elle use de sa méthode propre, qui est la critique »2. Saussure repousse néanmoins la méthode philologique hors de la linguistique structurale qu’il invente parce qu’« elle s’attache trop servilement à la langue écrite et oublie la langue vivante ; d’ailleurs c’est l’antiquité grecque et latine qui l’absorbe presque complètement. »3 Autrement dit, la fixation qu’elle organise semblerait mieux convenir à un texte mort qu’à un texte vivant (nous pouvons même entendre, dans l’analyse de Saussure, que cette fixation ne serait possible que sur un texte mort) : Saussure reproche donc la rigidité de cette « fixation » ; il critique ce type d’ordonnancement qui ne semble pouvoir concerner que des choses mortes. Dans cette optique, la philologie peut donc être considérée comme une discipline posthume et la première fonction de ce travail de discrimination qu’elle opère consiste donc à disséquer le corps mort d’un discours. 2) La seconde fonction de la discrimination des discours philosophiques est évidemment intimement liée à la première mais reconnaît néanmoins un but différent : si l’approche philologique classique de l’œuvre d’un auteur organise ladite œuvre en fonction de critères rationnels, c’est dans le but de retrouver un texte pur ; mais il existe une autre 1 Sur le terme épistémè cf. la note 3, p. 64 de la présente thèse. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris : Payot, 1972, p.13. 3 Ibid., p 14. 2 15 motivation à ce découpage de l’œuvre en périodes : une raison philosophique, au sens de la définition B du Vocabulaire technique de la philosophie de Lalande (entrée philosophie) : « Tout ensemble d’études ou de considérations présentant un haut degré de généralité, et tendant à ramener soit un ordre de connaissances, soit tout le savoir humain à un petit nombre de principes directeurs. »1 Il s’agit, en opérant de telles discriminations, de mieux comprendre l’œuvre, de lui donner un sens, de permettre le repérage des évolutions, voire même des fractures, au sein des différents discours (et surtout d’en dégager les différents concepts) – autrement dit, la motivation consiste en la tentative de dégagement d’un système. Cette seconde fonction de tout classement discriminatoire peut être classiquement appelé philosophique, en ce sens qu’il est une tentative pour comprendre, à l’aide de principes de base simples, la façon dont vivait ce discours. Quelle que soit la motivation, philologique ou philosophique, le fait est que l’approche classique, lorsqu’il s’agit de s’intéresser au corpus d’un auteur, est tout d’abord de délimiter des périodes dans la vie et/ou dans l’œuvre de celui-ci. Cette périodisation peut être qualifiée, dans sa fonction philologique ou philosophique, de procédé interprétatif. Nietzsche se prête évidemment à une discussion de cette méthode (qui consiste, donc, à périodiser un texte mort ou une philosophie toujours vivante), tout autant pour des raisons propres à sa façon d’émettre des énoncés que pour des raisons historiques de saisie desdits énoncés par ses proches et par les penseurs qui sont venus après lui. L’épisode de l’édition de textes posthumes organisée, entre autres, par la sœur de Nietzsche (le célèbre La Volonté de puissance) peut être ainsi lu comme l’événement traumatique qui règlerait une fois pour toutes cette question – ou comment une telle organisation de textes2 d’un auteur, non publiés par lui de son vivant et écrits sur plus d’une vingtaine d’année (fragments datés de 1870 à 1888 pour l’édition Würzbach publiée en France en 1935), montrerait l’absurdité d’un tel collage et la nécessité de périodisation desdits fragments : mettre à un même niveau un écrit des années du jeune Nietzsche fort du succès de La Naissance de la tragédie et sous l’influence de Richard Wagner avec un texte de la période finale de l’inversion de toutes les valeurs, ou encore mêler les moments poétiques et inspirés d’Ainsi parlait Zarathoustra avec les aphorismes des années de Humain trop Humain ou d’Aurore inspirés, eux, des moralistes français, semble en effet, a priori, absurde. La tentative des compilateurs de La Volonté de puissance peut être, à juste titre, interprétée comme un mépris quasi-nihiliste de l’aspect diachronique de l’œuvre de Nietzsche3. Quoi qu’il en soit, force est de remarquer qu’une telle préoccupation – à savoir : ne jamais perdre la dimension chronologique de l’œuvre –, une telle préoccupation donc, que l’on peut interpréter comme la réaction à ce traumatisme de La Volonté de puissance, teinte l’immense majorité des études nietzschéennes : après les critiques faites au début du vingtième siècle par des auteurs comme Schlechta ou Roos (parmi d’autres) qui insistaient sur la nécessité d’un traitement chronologique de l’œuvre de Nietzsche afin d’y reconnaître des périodes, seule condition pour travailler correctement les concepts nietzschéens4, ce mouvement trouve son apogée dans l’édition des Œuvres 1 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris : PUF, 1947, p. 755. … de fragment(s), nous reviendrons tout au long de la présente thèse, en le construisant, sur ce concept. 3 Nous verrons qu’il s’agissait en réalité, pour ces compilateurs – qu’il ne saurait être raisonnable, comme cela est souvent fait, de rabattre à la seule sœur de Nietzsche – d’une surexposition de Nietzsche, du nom de Nietzsche, au mépris de l’œuvre et de l’indistinction de celle-ci avec son auteur : le syndrome des papillons de nuit autour de l’ampoule. 4 L’immense majorité des interventions du colloque de Royaumont (1964), et notamment des discussions, tournent autour de cette question (Nietzsche, colloque de Royaumont, dir. G. Deleuze, Paris : Éditions de Minuit, 2 16 philosophiques complètes de Colli et Montinari et son prolongement extrême dans l’HyperNietzsche. Autrement dit, ce que nous aurait appris l’épisode traumatique de La Volonté de puissance, c’est qu’il n’y aurait de saisie possible de l’œuvre de Nietzsche qu’historique, au sens chronologique du terme, condition nécessaire à un découpage de l’œuvre en périodes afin d’éviter toutes erreurs interprétatives : une bonne philologie comme condition nécessaire à une bonne philosophie. Mais toute la question, nietzschéenne s’il en est, est de savoir ce qu’est une bonne philologie, et de savoir comment, une fois datés tous (ou presque) les manuscrits et toutes les œuvres déjà publiées, comment donc reconnaître lesdites périodes ? Quelle est la bonne méthode pour repérer, comme nous l’avons suggéré plus haut, pour discriminer les différents discours d’un même auteur et d’une même œuvre et pour les poser comme hétérogènes (en ce sens il s’agit bien du travail, préalable, philologique), ceci afin, dans un second temps, d’utiliser correctement les concepts développés et transformés par l’auteur au cours desdites périodes (le travail philosophique) ? Jaspers et les lectures de Nietzsche Jaspers est celui qui s’est posé cette question de la façon la plus profonde et, selon nous, la plus pertinente. Jaspers, qui écrit sa somme sur Nietzsche en 19361, a la particularité d’échapper à la polémique de La Volonté de puissance, tout au moins de prendre un certain recul par rapport à elle, en tentant de comprendre comment le procès d’énonciation même de Nietzsche se donne à entendre. Il nous fournit donc, avec son ouvrage, des pistes pour analyser cette problématique (qui pourrait se résumer ainsi : quelle méthode pour ordonner une œuvre complète ?) ; car, à côté des raisons historiques que nous venons d’évoquer (l’édition de La Volonté de puissance et la réaction à celle-ci), Jaspers s’intéresse bien plus aux raisons propres à la façon qu’a Nietzsche d’émettre, par lui-même, ses propres énoncés. Jaspers considère en effet que l’œuvre de Nietzsche est des plus difficile à saisir car la pensée du philosophe « ne se développe point par aphorismes, comme celle des essayistes célèbres parmi lesquels Nietzsche s’est intentionnellement rangé, ni de façon systématique comme les systèmes philosophiques conçus comme tels. »2 Autrement dit, l’œuvre de Nietzsche, pour Jaspers, ne peut pas se comprendre immédiatement, de façon évidente, ceci parce qu’elle s’énonce d’emblée dans la plus grande hétérogénéité qui soit, à travers « des traités, un grand nombre de fragments, de lettres, de poésies, — le tout soit sous une forme littéraire achevée, soit sous forme d’œuvres posthumes puissantes, accumulées durant une vingtaine d’années […] »3. Il convient selon Jaspers, pour correctement lire Nietzsche, de trouver une méthode permettant de répondre aux questions qui titrent les chapitres de l’introduction de son livre : « Comment comprendre l’œuvre ? », « Comment lire Nietzsche ? », « Que veut Nietzsche ? ». 1967). Nous pouvons d’ores et déjà noter que, dans la saisie philologique des textes de Nietzsche, de Lou Andreas Salomé qui divise l’œuvre en 3 périodes chronologiques à D’Iorio qui prolonge le travail de classement des textes finalisés et des fragments posthumes de Nietzsche de façon chronologique à travers une édition numérique (l’HyperNietzsche), il se dégage une parfaite homogénéité et cohérence que seuls la compilation de La Volonté de puissance et le Mémorandum de Bataille ont rompus – avec le scandale que l’on sait pour la première tentative (Georges Bataille, « Mémorandum », in Œuvres complètes Tome VI, Paris : Gallimard (1945), 1973, p. 207-272 ; cf., dans la troisième partie de la présente thèse, 2.2.2.5. Deux témoins/avocats pour notre défense : Nietzsche lui-même & Bataille et son Mémorandum & 3.2. L’expérience traumatique de La Volonté de puissance ou la réinterrogation de la validité du texte nietzschéen). 1 Karl Jaspers, Nietzsche, introduction à sa philosophie, Paris : Gallimard (1950) coll. Tel, 2000. 2 Ibid., p. 11. 3 Ibid. 17 Autrement dit, il faut essayer de dégager ce qu’il appelle « le squelette osseux »1 afin de ne pas se laisser engluer dans l’apparent chaos de l’œuvre et d’éviter de périodiser, à la hache, ledit chaos, sans pour autant le réduire, pour le corpus nietzschéen, à un réservoir de citations. Il s’agit donc bien pour Jaspers de donner un statut au texte nietzschéen et c’est en ce sens que Jaspers nous intéresse ici. Dans son essai, Jaspers décrit autre façons habituelles, selon lui « erronées […] fausses pour autant qu’on leur attribue une valeur absolue »2 d’interpréter l’œuvre de Nietzsche : 1) La première consiste à isoler et à systématiser un point précis de la doctrine de Nietzsche : « Afin de rendre plus facile, grâce à une simplification, la saisie de l’œuvre de Nietzsche, on cherche quelle est l’œuvre principale, le rang et l’importance respective de ses écrits. »3 C’est dans cette méthode, erronée lorsqu’elle se veut la seule possible, que l’on pourrait ranger la tentative éditoriale de La Volonté de puissance qui subordonne tous les écrits et tous les concepts de la maturité de Nietzsche à ce seul concept de volonté de puissance. Pour Jaspers, le problème de cette première façon de considérer l’œuvre de Nietzsche est qu’en réalité c’est toujours la volonté du commentateur qui prend la place de celle de l’auteur : autrement dit, ce type de discrimination ne peut qu’être arbitraire, totalement subjectif et, au bout du compte, « tous les interprètes s’opposent, aucun pris séparément n’a raison. »4 C’est ainsi que s’organisent les interminables disputes des nietzschéens qui n’en finissent jamais d’affirmer, chacun dans leur coin du ring (et donc jamais dans la joute qui se passe au centre du ring5), la seule vérité nietzschéenne dont ils seraient les seuls dépositaires. Cette première façon d’interpréter l’œuvre est particulièrement dangereuse avec Nietzsche car, si d’autres auteurs ont volontairement tenté de donner une unité ainsi qu’une homogénéité (de style et de fond), à leur œuvre, Nietzsche, lui, s’est évertué à détruire systématiquement tous les systèmes qu’il construisait. Autrement dit, « il n’y a rien dans l’œuvre de Nietzsche à être véritablement centré, il n’y a pas d’œuvre principale. »6 – il suffit de lire l’intégralité des Œuvres philosophiques complètes pour s’en persuader. C’est d’ailleurs cet important point de méthode que Blanchot, dans son essai sur le nihilisme et sur Nietzsche, retient de Jaspers : « Dans cette œuvre rien qui soit un centre. Pas d’ouvrage central, nul Hauptwerk. »7 Le risque est grand, en effet, de prendre tel morceau de l’œuvre de Nietzsche (une période de sa vie, un concept développé sur un temps déterminé, une problématique historiquement datée, etc.) et, en devenant le spécialiste de ce fragment, d’en parler comme s’il s’agissait de Nietzsche tout entier, comme si ce point isolé était le centre de l’œuvre de Nietzsche. 2) La seconde interprétation qu’épingle Jaspers consiste à voir Nietzsche comme un tout subjectif, une figure historique presque sacrée, d’en faire un « destin objectif »8, une sorte de monstre historique intouchable. L’unité de l’Œuvre est, pour ces sectateurs, rabattue sur l’unicité sacralisée de l’Auteur. La vie passionnée de Nietzsche, ses amitiés et amours 1 Ibid., p. 25. Ibid., p. 14. 3 Ibid., p. 12. 4 Ibid., p. 13. 5 Sur la question de la joute (de l’agôn) chez Nietzsche, cf. la note 4, p. 422 ainsi que la note 1, p. 469 de la troisième partie de la présente thèse. 6 Ibid. 7 Maurice Blanchot, « Réflexions sur le nihilisme, Nietzsche aujourd’hui », in L’Entretien infini, Paris : Gallimard, 1969, p. 210. 8 K. Jaspers, Nietzsche, introduction à sa philosophie, op. cit., p. 15. 2 18 tumultueuses (Wagner, Salomé, Rée, etc.), ses terribles maladies, son destin tragique (Nietzsche devient dément quasiment du jour au lendemain en janvier 1889), tous ces éléments donnent autant de grains à moudre pour alimenter le moulin d’une telle fascination. 3) Le troisième type d’interprétations discutables que relève Jaspers tient également de la fascination mais, cette fois-ci, non plus tant pour l’auteur que pour l’œuvre. Le risque est alors de se laisser prendre au jeu de l’écriture fascinante de Nietzsche, de la multiplication des symboles qu’il propose, du mysticisme qu’il convoque, du monde quasi-merveilleux qu’il ouvre. Jaspers pointe à juste titre que ce genre de fascination pour des figures mystiques, pour un style habile et renversant, se transforme la plupart du temps en interprétations faciles simplifiant singulièrement les problématiques soulevées : il ne suffit certes pas, même si cela est devenu une habitude de philosophes paresseux, de poétiquement paraphraser Nietzsche pour faire œuvre philosophique ! Cette interprétation se laisse donc prendre au style de Nietzsche et le disjoint du contenu, c’est-à-dire, pour utiliser les concepts de Nietzsche, privilégie l’apollinien sur le dionysiaque. 4) Pour Jaspers, la quatrième mauvaise saisie de l’œuvre de Nietzsche consiste à « expliquer psychologiquement les pensées et les attitudes de Nietzsche. »1 Nietzsche se prête bien entendu particulièrement à une telle méthode, lui qui ne cesse de se mettre en scène dans ses théorisations, d’insister sur les valeurs de l’expérience ou de la nécessité de jouer sa vie dans ses recherches, allant jusqu’à faire d’une autobiographie, Ecce Homo, un livre de philosophie bien peu biographique, bien plutôt conceptuel. Jaspers, en soulignant cette erreur de méthode, tente bien entendu de prendre ses distances avec les interprétations de type psychanalytique, mais pour nous, ce dernier point renvoie en fait au deuxième type d’interprétations qu’il critique : en effet, les interprétations psychologiques sont le plus souvent faites par les sectateurs de Nietzsche dans le but de percer le grand mystère de l’Auteur, d’expliquer le fascinant mystère de Nietzsche. Mais il n’est jamais question, dans ce type de démarche interprétative, de réinterroger le statut de l’auteur et de son rapport à l’œuvre – il s’agit même au contraire d’exhausser plus encore l’exemplarité de ce premier par rapport à cette dernière. Nous verrons tout au long de cette thèse que c’est justement ce statut de l’auteur et de l’œuvre qu’il s’agit de remettre en question, ce qu’empêche ce dernier type d’interprétation psychologique qu’épingle Jaspers. Nous suivons Jaspers dans sa très fine analyse des saisies habituelles de l’œuvre de Nietzsche, et ouvrons la question que nous nous posons comme il le fait lui-même : « La question qui se pose est de savoir si est possible une interprétation de Nietzsche, qui irait à faire nôtre sa pensée, utiliserait ces quatre voies de façon seulement négative, pour faire ressortir à force de travail le vrai Nietzsche. Une interprétation de ce genre ne s’asservirait ni au système d’une doctrine, ni à la figure d’une personnalité, ni à un symbole mystique et à la lumière apportée par la compréhension psychologique, pour venir au contact de la substance même, participer à celle-ci, et par là acquérir réalité. »2 Autrement dit, comme l’écrit Blanchot en parlant de l’essai de Jaspers, sachant que la philosophie de Nietzsche tient comme ligne que « se contredire est le mouvement essentiel de sa pensée […] toute interprétation de Nietzsche doit donc rester fidèle à ces principes : n’être pas satisfait tant qu’on n’a pas trouvé ce qui contredit ce qu’on affirme de lui. »3 Quelle synthèse propose donc 1 Ibid. Ibid., p. 16. 3 M. Blanchot, « Réflexions sur le nihilisme, Nietzsche aujourd’hui », in L’Entretien infini, op. cit., p. 210 & 211. 2 19 Jaspers ? Il prend comme méthode d’articuler l’œuvre de Nietzsche directement à la vie de ce dernier (seule condition, selon lui, pour trouver le « vrai Nietzsche »), méthode que Blanchot résume ainsi : « Pour ne pas manquer ce tout, dit Jaspers, il faut toujours maintenir ensemble pensée et existence. »1 Il s’agit d’une méthode très différente de celle de Lou Andreas-Salomé qui tente, quant à elle, de diviser l’œuvre de Nietzsche en périodes (en l’occurrence trois) en s’appuyant essentiellement sur les événements de vie de Nietzsche (ce faisant, elle en reste, très classiquement, à ce que nous développions au tout début de cette introduction)2. Il s’agit plutôt pour Jaspers d’analyser les effets de la vie de Nietzsche sur son œuvre. Toute la difficulté reposant bien entendu dans la façon d’articuler l’œuvre et l’auteur. Selon Jaspers, deux voies s’ouvrent au chercheur : 1) « On peut tout d’abord ordonner les pensées de Nietzsche en un tout se rapportant à lui-même, fait des relations nécessaires des pensées entre elles, sans aucun égard à la suite temporelle selon laquelle elles ont été pensées. »3 Autrement dit, dans cette première voie, le lecteur de Nietzsche considère l’œuvre de façon disjointe de son auteur : il envisagera et l’œuvre et l’auteur – chacun comme un tout (comme un être) situé en dehors de toute évolutivité (de tout devenir) –, il tentera de circonscrire philosophiquement chacun de ces touts et, dans un second temps, de faire une liaison entre eux : il s’agit donc d’une façon synchronique d’embrasser le problème. Morel parle, pour cette première façon d’envisager l’œuvre nietzschéenne, de systématisme : « Dans le premier cas, c’est la notion de système intemporel qui est le fil conducteur pour la recherche du lieu intemporel de chaque pensée. »4 2) La seconde voie que propose Jaspers est la suivante : « Comme elles [les pensées développées dans l’œuvre] sont l’effet d’un développement portant sur des dizaines d’années, on peut aussi les regarder dans leur forme temporelle, comme la totalité d’une vie. »5 Cette fois-ci, le chercheur s’intéressera à l’évolutivité chronologique desdites pensées et il les mettra en relation avec les différents événements de vie qui ont successivement affecté Nietzsche – nous pouvons qualifier cette seconde voie de diachronique (cette seconde voie est la méthode principale de Lou Andreas-Salomé6). Le 1 Ibid., p. 211. Lou Andreas-Salomé, Nietzsche à travers ses œuvre, Paris : Grasset, 2004. Cf. note 2, p. 304 de la présente thèse. 3 K. Jaspers, Nietzsche, op. cit., p. 20. 4 Georges Morel, Nietzsche, genèse d’une œuvre, Paris : Aubier, 1970, p. 19. 5 K. Jaspers, Nietzsche, op. cit., p. 20. 6 Morel décrit cette seconde voie ainsi : « Dans le second cas, c’est le développement de la vie, de la réflexion et de la maladie qui permet de situer historiquement chaque pensée dans l’ensemble du processus : chaque pensée n’est alors pleinement comprise que si l’on connaît le moment où elle a été rédigée. » (G. Morel, Nietzsche, genèse d’une œuvre, op. cit., p. 19). C’est d’ailleurs, contre Fink qui considère uniquement la première voie proposée par Jaspers (la voie que Morel dit « systématique » et que Fink définit ainsi : « Les aphorismes de Nietzsche, fortement expressifs, ressemblent à des pierres polies. Cependant, ils ne restent pas isolés chacun pour soi, mais forment dans leur succession, dans l’unité d’un livre, un tout singulier. » (Eugen Fink, La Philosophie de Nietzsche, Paris : Éditions de Minuit, 1965, p. 14-15)), c’est donc cette seconde voie (qui est nous l’avons dit, celle de Lou Andreas-Salomé) que Morel emprunte comme méthode de sa somme sur Nietzsche – méthode qu’il nomme biographique. Il se réclame néanmoins également de la méthode de Jaspers en considérant la première voie – ce qui est, selon nous, inexact. En effet, s’il tente de tenir compte de ces deux voies c’est, comme le propose aussi Lou Andreas-Salomé, en repérant la dernière période dans l’œuvre de Nietzsche (1882-1888) comme « […] une écriture systématique de sa doctrine. » (G. Morel, Nietzsche, genèse d’une œuvre, op. cit., p. 25). Morel justifie cela en affirmant que l’exposition systématique que Nietzsche n’aurait pu faire qu’à la fin de sa vie (et qu’il n’aurait fait que partiellement puisqu’il n’aurait pas réussi à faire sa grande somme systématique autrement que de façon fragmentaire) s’explique par deux tendances qu’aurait Nietzsche face à toute systématisation : 1) la crainte de toute systématisation qui pourrait le faire ressembler à l’araignée Spinoza ; et 2) la faiblesse (physique, intellectuelle et psychologique) qui l’en empêcherait, constitutionnellement si l’on peut dire (« cette faiblesse et cette crainte devant l’exposition systématique renforcent chez Nietzsche son goût prononcé pour l’aphorisme. Goût qui correspond à un aspect de l’écriture philosophique : mouvement discontinu, fragment, suspension, voire à la limite éclair et pointe – trace sur le fond 2 20 constat de Jaspers est celui-ci : même si « ces deux voies semblent s’exclure » (la pensée structuraliste n’a pas encore proposé, ou Jaspers ne s’en est pas encore saisi, la synthèse diachronie/synchronie à travers sa théorie de la structure), il y a selon lui une solution (qui, nous allons le voir, revient en fin de compte à la méthode structuraliste) : « Les pensées de Nietzsche doivent être situées dans un grand processus qui est en même temps systématique et biographique. Ce qui caractérise la réalité de l’homme est que le système le plus profond et le plus vrai de sa pensée apparaît dans une forme historique. »1 La tentative philologique et philosophique de Jaspers est donc de proposer une théorie qui, tout en même temps, tiendrait compte d’une saisie synchronique et diachronique, systématique et biographique pour reprendre ses termes, de l’œuvre de Nietzsche. Cette synthèse consiste à articuler ce qu’il présuppose être un système à deux faces (l’œuvre de Nietzsche considérée comme un tout et l’auteur, Nietzsche lui-même, également considéré comme un tout – autrement dit l’œuvre et l’auteur comme deux globalités, c’est la première voie –) avec l’évolutivité de l’une (l’œuvre comme une somme d’écrits distinguables les uns des autres) et surtout celle de l’autre (l’auteur dans sa biographie) – c’est la deuxième voie – : « Si l’on s’occupe de la pensée de Nietzsche, il faut d’abord — à la différence de la plupart des grands philosophes — avoir en même temps commerce avec la réalité de sa vie. Nous nous préoccupons des événements de celle-ci et des réactions de Nietzsche, afin d’en discerner le contenu philosophique, qui est à la fois et identiquement sa vie et sa pensée. […] Nous nous préoccupons du cours de sa vie, afin de voir et de connaître le mouvement où chaque écrit a sa place. »2 Autrement dit, Jaspers considère qu’il y a d’un côté l’œuvre qui, même constituée de morceaux, n’en représente pas moins un tout, à savoir : un système, et qu’il y a de l’autre l’auteur, qui est également un tout, mais un tout constitué des événements de vie qui l’affectent, à savoir : une biographie. La seule façon, pour lui, de ne pas fermer chacune de ces parties (l’œuvre d’un côté, l’auteur de l’autre) est de les articuler intimement : « Puisqu’il est impossible de faire de la pensée de Nietzsche un exposé fermé sur lui-même, l’idée du tout, c’est-à-dire de l’unité de la pensée et de la vie, du développement temporel et du système, reste seulement idée dans l’étude de Nietzsche. »3 Dans cette méthode que propose Jaspers, celui qui permet de ne pas lâcher le concept d’œuvre (entendue comme un tout) mais sans la rabattre sur un système « fermé », c’est le lecteur lui-même, qu’il appelle le joaillier : Jaspers décrit le bon lecteur comme celui qui sait articuler les morceaux de l’œuvre à la biographie de Nietzsche : « Le choix arbitraire doit disparaître dans la mesure où la connaissance du tout nécessite un exposé, où ce tout lui-même devient, selon la possibilité, sensible », cette sensibilité étant celle de l’articulation dudit exposé avec la réalité de la vie de Nietzsche : « L’idéal serait de citer à la manière du joaillier : saisir selon leurs vraies dimensions les pierres précieuses des pensées philosophiques et, ensuite, les sertir de façon telle qu’elles ne prennent pas leur valeur seulement de leur isolement, mais se fassent valoir les unes les autres, en sorte qu’elles soient davantage saisies dans leur unité que dans leur individualité, ou que si elles étaient simplement rassemblées. »4 Jaspers, en liant ainsi intimement système (synchronie) et biographie (diachronie), en séparant pour mieux les rapprocher les figures de l’auteur et de l’œuvre dans la figure du lecteur (sujet), se comporte donc comme l’un des premiers structuralistes. clair-obscur. » (Ibid., p. 25-26. Voir aussi p. 178 sq.)). Autrement dit, si Nietzsche écrit de façon fragmentaire, c’est par défaut de pouvoir écrire de façon systématique ! Jaspers au contraire, nous allons le voir, tente d’intégrer, en même temps, la vision synchronique et diachronique dans sa méthode (ce qui en fait, selon nous, un des premiers structuralistes). 1 K. Jaspers, Nietzsche, op. cit., p. 21. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 22. 4 Ibid., p. 26. 21 Si la piste de saisie de l’œuvre de Nietzsche telle que la propose Jaspers nous semble être la plus pertinente que nous ayons rencontrée, il omet selon nous plusieurs éléments – ce qui l’amène à commettre deux erreurs que nous allons ici exposer, avant de les développer et de leur substituer une autre façon d’envisager le problème, une autre méthode, d’autres propositions qui seront les bases de ce que propose notre thèse : 1. La première erreur de Jaspers consiste à considérer qu’il existe une distinction radicale, une inextinguible solution de continuité entre l’œuvre et l’auteur. Si Jaspers a raison de ne pas abandonner le concept de tout au profit d’un morcellement stérile des écrits de Nietzsche (le réservoir à citations que nous critiquions plus haut), il a tort de repérer ce tout comme étant d’un côté Nietzsche (l’Auteur) et de l’autre les écrits (l’Œuvre). Il répond trop rapidement, comme étant une évidence, à la question sur laquelle nous avons ouvert cette introduction, celle de savoir s’il existe un ou plusieurs Nietzsche : pour lui, et il se comporte ainsi comme la plupart des commentateurs de l’œuvre des philosophes, il ne peut exister qu’un seul Nietzsche (l’individu délimité par le moment de sa naissance et celui de sa mort), même si celui-ci peut se montrer sous de multiples facettes à travers sa biographie. Pour Jaspers, s’il ne peut pas y avoir, dans une conception synchronique des choses, plusieurs Nietzsche(s), cela est néanmoins possible dans une perspective diachronique : faire un travail biographique qui articule la vie de l’auteur à son œuvre revient à découper des tranches dans la vie de l’auteur et à les articuler avec les écrits des périodes correspondantes, mais en gardant en tête l’unité de l’œuvre et de celle de l’auteur1. La raison pour laquelle il ne peut concevoir qu’il existe plusieurs Nietzsche(s) est double : 1) tout d’abord Jaspers n’envisage pas qu’il puisse exister une autre théorie du sujet que celle, que nous disons du sujet individualisé, que va reprendre avec le succès que l’on sait le structuralisme : pour lui, tout sujet (l’auteur Nietzsche est ici considéré comme un sujet) ne se conçoit que de façon individualisée, et une théorie des processus de subjectivation qui intègrerait la multiplicité dans le sujet même lui fait défaut – nous développerons plus bas le concept deleuzo-guattarien d’agencement collectif d’énonciation, et plus généralement les propositions de la linguistique pragmatique, pour démontrer que d’autres théories du sujet sont possibles2. 2) La seconde raison pour laquelle Jaspers ne remet pas en question cette théorie du sujet individualisé est qu’il ne réussit pas à se dégager de la fascination (qu’il critique pourtant) qu’exerce le sujet Nietzsche : il ne réussit à le concevoir, en fin de compte, que comme une exception : Jaspers est empêtré dans la biographie exceptionnelle de Nietzsche, et c’est cette exception qui, finalement, constitue pour lui le véritable tout qu’est l’auteur : « L’exposé de sa vie mettra en valeur ce qu’elle contient d’extrême […], la réalité de cette vie qui se sacrifie continuellement et qui est continuellement sacrifiée […]. Nietzsche apparaît comme l’exception finalement incompréhensible qui, sans être un prototype à imiter, est irremplaçable dans l’éveil qu’elle nous apporte, à nous qui ne sommes pas des exceptions. On peut se demander à la fin comment un homme qui n’est pas représentatif pour tous, peut cependant acquérir une signification prééminente, comme s’il exprimait l’existence elle-même. »3 C’est une telle position d’exception qui permet à Jean Wahl, 1 L’essai de Jaspers se découpe en trois livres : le premier, La Vie de Nietzsche est une biographie, chronologique, de la vie de Nietzsche ; le deuxième expose l’œuvre de Nietzsche en fonction de ces thèmes principaux ; et le troisième tente la jonction de ces deux totalités (La Pensée de Nietzsche à la lumière de la totalité de son existence). 2 Cf., dans la deuxième partie de la présente thèse, le Chapitre 1) Du sujet structuraliste au processus de subjectivation (au fragment(s) subjectif). 3 K. Jaspers, Nietzsche, op. cit., p. 24-25. 22 dont une lettre au traducteur français du livre de Jaspers, Henri Niel, lui fait office de préface, d’affirmer : « Notre tâche, ce sera, à nous qui ne sommes pas exception, de philosopher à la lumière de l’exception. »1 Blanchot a bien repéré, même s’il ne prend pas, nous le verrons, toute la mesure de sa remarque, cette impasse dans laquelle Jaspers se retrouve à cause de la position d’exception dans laquelle il place Nietzsche : « Pourtant, même Jaspers, si occupé à reconnaître en lui [Nietzsche] l’exception et dans son œuvre la force de l’intransmissible, risque, précisément en cela, de le trahir, ne futce qu’au profit d’une philosophie de l’existence dont il apparaît alors l’annonciateur et le révélateur, au même titre que Kierkegaard. »2 Suivant Blanchot dans son analyse de la position de Wahl, nous pensons que Jaspers reste dans sa méthode trop existentialiste. Pour ces deux derniers, le lecteur, dont l’existence ne saurait être à la hauteur de celle, exceptionnelle, de Nietzsche en resterait bien, au bout du compte, à être un joaillier infiniment éloigné de la pierre précieuse que Nietzsche l’invite à devenir. Ce statut du lecteur de Nietzsche constitue la deuxième erreur que nous repérons chez Jaspers (et que reprend donc Wahl à son compte) : 2. Nous pensons que la limite de la méthode de Jaspers est une tendance que nous disons démocratique (au sens nietzschéen du terme) : celle de s’adresser à tout le monde, de considérer que n’importe qui, bien guidé, puisse être un bon lecteur. À travers tout son livre ressort la légitime inquiétude d’une utilisation médiocre (qu’il dit fausse) des écrits de Nietzsche, une peur mêlée d’un certain dégoût face à l’infidélité dont feraient preuve la plupart des lecteurs de Nietzsche. Son livre, qui se veut donc une « introduction à sa philosophie », peut être lu comme une suite de conseils pour éviter cette médiocrité et pour, en fin de compte, proposer une bonne saisie de son œuvre, c’est-à-dire une bonne philologie préliminaire à toute bonne philosophie3. Il est vrai que la phrase de Wahl semble bien éloignée de la conception nietzschéenne de son lecteur, qui insiste 1 Jean Wahl, « Lettre-préface », in K. Jaspers, Nietzsche…, op. cit., p. II. M. Blanchot, « Réflexions sur le nihilisme, Nietzsche aujourd’hui », in L’Entretien infini, op. cit., p. 211. Nous ne suivons néanmoins pas Blanchot, nous nous en expliquerons plus loin, dans la justification de sa critique de la lecture existentialiste de Nietzsche que fait Jaspers (lecture existentialiste que Blanchot a raison de prêter à Jaspers) : cette lecture serait pour Blanchot essentiellement fausse parce qu’elle omettrait la seule bonne lecture selon lui, à savoir l’interprétation heideggérienne qui articule la philosophie de Nietzsche à sa seule lecture métaphysique. Citant Heidegger, il explique ainsi : « “Rapprocher Nietzsche de Kierkegaard, c’est le méconnaître essentiellement… Nietzsche n’a jamais pensé existentiellement, mais métaphysiquement”, et la force unique de sa pensée, c’est de n’être pas une doctrine métaphysique parmi d’autres, mais l’achèvement de la métaphysique, celle où depuis longtemps s’annonce l’événement central qu’il a lui-même nommé nihilisme. Nietzsche s’est intitulé le dernier philosophe. Cela veut dire aussi qu’il est encore philosophe à ses yeux. » (Ibid., p. 212). L’opposition existentialisme / métaphysique pour déterminer ce qui est, encore, de la philosophie, nous semble ici une faiblesse coupable. Cette influence d’une lecture heideggerienne de Nietzsche est plus visible encore plus loin dans ce texte : « “L’existence, telle qu’elle est, privée de sens et de but, mais revenant inexorablement, sans trouver sa fin dans le néant : voilà l’éternel retour – la forme la plus extrême du nihilisme.” Que nous apprend cette remarque [de Nietzsche] ? Jusqu’ici nous avions cru le nihilisme lié au néant. Comme c’était léger : le nihilisme est lié à l’être. » (Ibid., p. 224). Nous verrons plus loin (cf. la partie consacrée à la « parole fragmentaire » chez Blanchot (dans la deuxième partie de la présente thèse, 3.1. Blanchot : le fragment(s) comme rencontre au seuil du désastre), que c’est un mouvement analogue qui l’empêche de lâcher une théorie du sujet individualisé. Sur la lecture de Nietzsche par Heidegger, cf. note 4, p. 260. 3 Heinz Wismann décrit à juste titre la tentative illusoire de Jaspers d’écraser la contradiction constante d’un Nietzsche pris entre le philosophe qu’il est et le philologue qu’il est aussi (et qu’il décrit par la figure du centaure) : « Il est vain de vouloir résoudre la contradiction, en assimilant, comme le fait Jaspers (cf. Nietzsche, 1936, p. 257 sq.), la philosophie et la philologie au sein d’une herméneutique générale. » (Heinz Wismann, « Nietzsche et la philologie », in Nietzsche aujourd’hui ?, Tome II, colloque de Cerisy-la-Salle de juillet 1972, Paris : Union générale d’édition (10/18), 1973, p. 331). Sur cette question cf. p. 313 de la troisième partie de la présente thèse. 2 23 régulièrement sur les qualités de puissance que doit posséder le lecteur de ses œuvres1. Jaspers tente donc de construire un livre qui s’adresserait à tous les lecteurs de Nietzsche, fussent-ils médiocres, afin de leur donner les conseils adéquats pour éviter les erreurs de lecture, pour chasser leur médiocrité – oubliant par là même un précepte qui nous semble fondamental : à savoir que l’immense majorité n’en est pas capable. Nous posons au contraire qu’une méthode qui permettrait une réelle saisie inédite de Nietzsche ne pourrait s’adresser, et être utilisée, que par les meilleurs – terme que nous assumons. Le lecteur de Nietzsche serait, au contraire de ce que dit Wahl, comme Nietzsche, lui aussi une exception. Ou, plutôt, il ne serait exceptionnel (tout comme Nietzsche ne le serait aussi qu’à cette condition) que dans la mesure où l’agencement collectif d’énonciation qu’il formerait avec l’œuvre et l’auteur serait, l’instant de cet agencement, unique et exceptionnel. Le tout reposerait donc dans cet agencement lecteur-œuvre-Nietzsche, singularité d’une rencontre instantanée qui exprime néanmoins la multiplicité des individus la composant2. C’est cette rencontre entre des individus (lecteur, œuvre, auteur) qui perdent leur individualité au profit de nouveaux agencements subjectifs collectifs que nous appelons, dans notre thèse, fragment(s). De l’archéologie d’une montagne à la généalogie de l’œuvre Toute saisie de l’œuvre de Nietzsche, que l’on voudrait philologiquement et philosophiquement correcte, oblige ainsi à repenser une théorie du sujet. Ce point de méthode doit nous pousser à démonter la distinction que l’on a coutume de faire, lorsque l’on parle d’œuvre et d’auteur (notamment pour une œuvre qui se donne de façon aussi disparate que celle de Nietzsche), entre le tout et la partie, et donc à repenser ce qu’on appelle classiquement – à partir des textes mutilés des présocratiques, des écrits des premiers romantiques, de la littérature des moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles et de nombres d’autres expériences littéraires et philosophiques – le fragment. Pour comprendre ce que nous voulons dire, partons une dernière fois de Jaspers et retenons de lui une image : « Servons-nous d’une comparaison. L’œuvre de Nietzsche se présente à nous comme un chantier. On a fait sauter le flanc d’une montagne ; les pierres, déjà plus ou moins taillées, donnent à penser que nous sommes en présence d’un tout. Mais l’œuvre pour laquelle cette explosion a eu lieu n’a pas encore été élevée. Que l’œuvre soit restée un amas de décombres, ne semble cependant pas avoir empêché Nietzsche d’entrevoir les possibilités d’arrangement ; de nombreux fragments se répètent sous des formes innombrables, qui n’offrent que peu de changements entre eux, d’autres apparaissent comme des formes précieuses, uniques, comme si ils eussent dû constituer quelque part une pierre d’angle ou une clef de voûte. On ne reconnaît les divers fragments qu’en les comparant minutieusement entre eux à partir de l’idée de l’ensemble de l’édifice. On ne saurait dire avec certitude que celui-ci soit unique. Il y a, semble-t-il, plusieurs possibilités de construction à s’entrecroiser ; on se demande parfois s’il manque quelque chose à un fragment ou s’il répond à une autre idée de l’édifice. »3 1 Cf., dans notre annexe ex corpore thesis, les fragment(s) ‘1881, 15 [58] — V, p. 529-530’, p. CCVIII, ‘1871/72, 8 [83] — I*, p. 349’, p. CLII et ‘1882, GS [« Plaisanterie, ruse et vengeance », 54] — V, p. 43’, p. CL. 2 Nietzsche en donne une description dans le fragment(s) ‘1873, 29 [159] — II*, p. 426’ p. 409 de la troisième partie de la présente thèse. 3 K. Jaspers, Nietzsche, op. cit., p. 11-12. 24 La question que nous nous posons est celle de la bonne méthode permettant de faire quelque chose de cet amas – de l’œuvre de Nietzsche. Faut-il s’intéresser à chaque fragment individuellement ? Mais c’est alors prendre le risque de perdre de vue l’ensemble, l’édifice que l’on suppose qu’il composait (ou pourrait composer) avec les autres. Faut-il s’obnubiler à reconstruire l’édifice à partir des fragments à notre disposition ? Mais c’est alors prendre le risque d’en construire un qui serait uniquement le nôtre et de tenir celui de Nietzsche pour un idéal. Dès lors, pour ne pas se perdre dans ce type d’errances et de ratiocinations, la piste qu’a ouverte Jaspers nous semble la bonne : cette piste, nous l’appelons la méthode généalogique. Elle consiste à considérer que l’édifice en question n’a même pas été construit par Nietzsche lui-même, même si nous le supposons, un temps seulement, comme tel. Il ne s’agit pas d’un paradoxe, mais d’une saisie méthodique. Le lecteur de Nietzsche doit se considérer comme se retrouvant exactement dans la même position que Nietzsche lui-même lorsqu’il écrivait – pensait – ce qu’il écrivait – pensait. Le lecteur (le généalogiste) se retrouve, face à tous ces fragments, dans la position du compositeur : compositeur au sens de l’imprimerie, la composition consistant à mettre côte à côte, à agencer des pièces de métal pour préparer la plaque d’impression ; mais aussi, compositeur au sens musical du terme, le compositeur qui crée – qui invente si l’on veut – un agencement, un montage de notes inédit et nouveau composant le morceau achevé. Composition, donc, et pas recomposition : car aucun tout ne préexiste à celui que le lecteur compose avec le matériel que lui a laissé Nietzsche. Autrement dit, le jeu consiste à ne pas croire qu’il s’agit de recomposer un tout qui aurait préexisté, même si l’on considère un instant, juste un instant, que ces fragments dussent composer un tout. Il s’agira donc, dans un premier temps et dans un premier temps uniquement, de croire à l’unité de Nietzsche, comme étant le tout sous lequel sont rassemblés les fragments qui nous sont livrés – et, de fait il s’agit d’une position facile (trop facile) à tenir, car ces fragments ont effectivement été écrits par Nietzsche. Et même si Jaspers attire fréquemment l’attention sur le risque, quand on se saisit des fragments qu’il nous a laissés, de perdre l’Auteur Nietzsche1, il nous semble au contraire que le plus grand risque est de ne pas réussir, lorsqu’il le faut, à lâcher l’Auteur. Car cette croyance en l’unité de Nietzsche – et c’est ici que notre chemin se sépare de la piste de Jaspers – devra être dans un second temps oubliée – totalement oubliée – au profit de l’édifice que l’on compose non pas à la place de Nietzsche, mais avec Nietzsche. Cette seconde posture est autrement plus difficile à tenir, car il s’agit alors de se confronter à une sorte d’infidélité envers l’auteur, d’affirmer sa subjectivité au risque de faire totalement disparaître Nietzsche. Mais cette affirmation subjective est illusoire, car d’infidélité il n’y aurait qu’à croire que Nietzsche avait déjà construit un édifice que notre seule tâche serait de relever de ses ruines – de reconstruire –, d’illusion il n’y aurait qu’à présumer que l’affirmation de notre individualité serait plus pérenne que l’affirmation, préalable, de celle de Nietzsche. Il faut donc se garder, après avoir commencé à monter cet édifice, de l’attribuer à Nietzsche, ou à soi-même2. C’est le point essentiel : ce n’est pas parce qu’on ne prête pas cet édifice à Nietzsche qu’il faut se l’attribuer ! Et c’est ici que le généalogiste se doit d’être à la hauteur de Nietzsche – qu’il doit être aussi fort. Car il ne doit pas prendre l’effacement de l’auteur pour un exhaussement de lui-même. Et si Nietzsche n’avait pas, lui-même, construit l’édifice en question, s’il était, lui aussi, un généalogiste face à tous les fragments qu’il écrivait – qu’il pensait –, nous sommes dans la même position et l’édifice que nous montons, à partir de ces fragments, ne nous appartient pas plus qu’il n’appartient à Nietzsche. Bien 1 « Il s’agit de ne pas se laisser distraire par la masse des décombres, de ne pas se laisser prendre par la splendeur de ces morceaux isolés qu’on ne peut pas ne pas voir, de ne pas céder à l’impulsion de tirer ceci ou cela au hasard. Il faut plutôt interpréter Nietzsche comme un tout, par Nietzsche lui-même. » (Ibid., p. 12). 2 Ce que Jaspers reconnaît lui-même : « Toutefois, ce serait faire violence à Nietzsche que de lui substituer une reconstruction archéologique. On doit chez Nietzsche faire simultanément l’expérience des possibilités de systématisation de sa pensée et de leur destruction. » (Ibid.) 25 plutôt, le lecteur de Nietzsche doit accepter qu’au sein de la rencontre qu’on appelle habituellement l’œuvre, ces deux pertes (ces oublis) subjectives (celle de Nietzsche et la sienne) sont consubstantielles. C’est cet édifice, cette rencontre, que nous appelons fragment(s). Notre thèse est un parcours en trois parties, qui tente de construire ce type d’édifice en poursuivant sur la route que nous venons d’ouvrir dans cette introduction : Dans une première partie, titrée Des différentes conceptualisations du fragment a une théorie pragmatique du concept de fragment(s), nous reviendrons sur les acceptions habituelles, classiques, du fragment – à savoir : 1) le morceau qui ne renvoie qu’à lui-même ; 2) le morceau qui renvoie à un tout passé et détruit ou futur et qu’il faut faire advenir ; 3) la modalité littéraire et conceptuelle de l’inachèvement. À partir de trois exemples de mise à l’épreuve de ces définitions (le fragment héraclitéen, le fragment romantique d’Iéna, le fragment moraliste français), nous montrerons leurs limites et leurs impasses. Ce qui nous amènera à tenter de construire notre propre concept de fragment(s). Ce sera l’objet de notre deuxième partie, titrée Le fragment(s) comme concept de l’éternel retour. À partir des champs disciplinaires ouverts au XXe siècle par la linguistique (de Saussure à Guattari-Deleuze), par la philosophie (Deleuze-Guattari, Simondon) et par l’esthétique (le cinéma d’Eisenstein, la littérature de Blanchot), nous construirons notre concept de fragment(s) qui, plus qu’une théorie du fragment, se voudra en elle-même une pratique de celui-ci. Dans une troisième et dernière partie, nous tenterons une expérimentation de ce concept en proposant tout d’abord une analyse des différentes lectures de Nietzsche que l’on peut rencontrer et prélever çà et là – précisons que cette troisième partie ne se voudra pas la pratique d’une théorie du fragment (dont la deuxième partie serait, du coup, l’objet) : elle sera, elle aussi, théorie et pratique du fragment(s). Nous reviendrons donc sur les différents points que nous venons de développer dans cette introduction (les saisies classiques du corpus nietzschéen, les questions philologiques soulevées par les différentes éditions du texte nietzschéen, etc.), ceci afin de proposer notre (nos) lecture(s) de Nietzsche : il s’agira de justifier nos annexes – dont trois sont dans le corps de cette thèse (in corpore thesis) et une, qui en constitue le deuxième tome, se retrouve ex corpore –, annexes qui se présentent comme des vade-mecum (qui sont aussi des vade-tecum1) de fragment(s) nietzschéens. Mais ne nous méprenons pas : ce n’est pas parce qu’« on ne peut voir l’unité de Nietzsche à moins de la faire soi-même »2 qu’il faut néanmoins lâcher l’idée d’une saisie globale de son œuvre, qu’il faut la considérer uniquement par fragment(s), même si, d’une certaine manière, cette œuvre n’est composée que de fragment(s). C’est pourquoi nous allons tenter, avec cette thèse, une théorie et une pratique du fragment(s) – fragment(s) étant le nom que nous donnons au concept permettant de nous saisir de l’instant de la rencontre qu’est l’expérience d’un processus de subjectivation désindividualisant (l’agencement collectif d’énonciation) au seuil de l’éternel retour (sachant que seuls les plus puissants peuvent ce type d’expérimentations, car seuls eux le veulent : seuls les plus forts peuvent, à la fois, être dans le fragment(s) et le tout, car ils sont, eux-mêmes, et fragment(s) et tout). 1 Cf. le fragment(s) ‘1882, GS [« Plaisanterie, ruse et vengeance »] — V, p. 32’, p. 393 de la troisième partie de la présente thèse. 2 K. Jaspers, Nietzsche, op. cit., p. 12. 26 Première partie Des différentes conceptualisations du fragment à une théorie pragmatique du concept de fragment(s) 27 28 Chapitre 1) Une approche philologique du fragment 1.1 Le fragment et le tout Il convient à présent, pour comprendre la façon dont nous convoquons, à propos d’un texte, le concept de fragment(s), de tenter de définir le terme fragment1. La première démarche, naturelle, serait de le rapporter au concept de tout, c’est-à-dire à l’ensemble d’un texte dont le fragment ne serait qu’une partie. Mais toute la difficulté repose alors dans le fait de savoir si, effectivement, le fragment renvoie au tout duquel il n’est qu’un des nombreux morceaux (et, dans ce cas, si cette fragmentation du tout est attribuable à une quelconque volonté de l’auteur du tout en question), ou alors si le fragment doit être considéré en soi, comme un tout qu’il serait à côté d’autres fragments eux aussi considérés comme autant d’ensembles existant en soi : dans cette deuxième option de définition, si le fragment renvoie au tout, ce n’est qu’en renvoyant à lui-même (le fait de considérer le fragment comme une entité en soi – d’autres termes peuvent alors le qualifier, comme sentence, maxime, aphorisme, etc. – peut également être indexé à la volonté de l’auteur de donner à chaque partie de son texte une existence autonome). Précisons que ces deux acceptions, nous allons le voir, loin de s’exclure sont consubstantielles. Il nous semble essentiel, néanmoins, de se donner des pistes claires pour articuler ce que l’on va nommer un fragment à ce qu’on considérera comme le tout : ne seraitce que pour éclairer le statut philologique d’un texte, antique par exemple, qui nous est parvenu en fragments, ou encore pour évaluer quelle part revient à la volonté (ou l’absence de volonté) d’un auteur de textes dits fragmentaires. En somme, il s’agit tout autant de savoir quelle est la relation du fragment au tout que de l’articuler, cette relation, à la volonté de l’auteur. Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle définit explicitement le terme fragment comme une partie, en opposition au tout (le fragment est un morceau détaché du tout) : « (de frangere, rompre). Morceau d’une chose brisée […] Reste d’un objet important par son prix, son travail ou sa rareté : FRAGMENTS d’une statue antique, d’une colonne, d’une inscription. »2 Définition confirmée plus loin dans son sens figuré : « Fig. Partie d’une chose, par opposition au tout : connaître la vérité par FRAGMENTS est encore quelque chose. (Villem.) L’idée, comme l’entendent les logiciens, n’est qu’un FRAGMENT de l’action totale par laquelle procède l’esprit humain. (Renan.) » Nous voyons donc que dans son acception habituelle, le fragment est pris dans le premier sens que nous développions plus haut : à savoir qu’il n’est pas, en lui-même, un tout, mais qu’il n’en est qu’une partie. Dans ce même dictionnaire, peut également nous intéresser l’utilisation philologique du terme (c’est dans ce sens qu’il est utilisé, notamment pour parler des fragments posthumes d’un auteur – de Nietzsche par exemple –) : « Partie, parvenue jusqu’à nous, d’un livre, d’un traité, d’un ouvrage ancien : FRAGMENTS d’un poème. […] Morceau, passage d’un livre, d’un ouvrage non encore terminé ou que l’auteur n’a pu achever ou n’a pas cru devoir 1 Joëlle Burou-Strauser différencie concept, notion et terme ainsi : « Le mot “terme” renvoie à l’ordre du langage. Quant à la différence entre “notion” et “concept”, elle réside en ce qu’un concept est déterminé par son appartenance au système ou à la problématique propre à un auteur ou à une théorie, alors qu’une notion est cette nébuleuse qui constitue le signifié d’un terme ou d’une expression et dont chacun peut avoir une représentation plus ou moins précise. » (Joëlle Burou-Strauser, Éléments pour une archéologie de la loi, thèse de doctorat de philosophie, Metz : Université Paul Verlaine, 2007, p. 7). 2 Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXème siècle, Paris : Administration du grand dictionnaire, 1872, Tome 8, p. 699. 29 compléter : FRAGMENTS historiques, philosophiques, poétiques, etc. »1 Comme nous le voyons, dans son acception philologique, le statut du fragment peut être indexé à l’intention de l’auteur. La notion de fragment, dans son sens philologique, pose ainsi les questions suivantes : si du tout, nous n’avons qu’un ou plusieurs fragments, est-ce parce que l’auteur a voulu laisser une œuvre non finalisée au sens classique du terme et qu’il a consciemment fait en sorte qu’elle se donne en morceaux plus ou moins cohérents, plus ou moins en lien les uns avec les autres, renvoyant plus ou moins explicitement à un ensemble qu’il n’a volontairement pas donné comme tel ? Ou alors, si nous n’avons de l’œuvre que des fragments, est-ce parce que l’auteur n’a pas pu la finaliser, qu’il n’en ait pas eu le temps, que des événements de vie l’en aient empêché (auquel cas, nous allons le voir, se pose la question de la capacité de l’auteur à achever une œuvre, c’est-à-dire la question de la volonté inconsciente d’en finir avec quelque chose) ? Une troisième éventualité peut aussi se présenter : l’auteur a bien, à un moment donné, finalisé son texte, son œuvre, mais des événements historiques, les remous de l’histoire et du temps, peuvent avoir disloqué ce tout pour ne nous en laisser, présentement, que des morceaux, seuls témoins de l’ensemble que l’on suppose (ou, mieux que l’on sait) que l’auteur avait construit. Autant d’hypothèses et de questions qui peuvent se résumer à une question des plus complexes : si l’on considère une quelconque volonté de faire fragment(s), celle-ci doit-elle forcément être envisagée dans sa dimension consciente – voulue ? La psychanalyse nous a appris qu’il pouvait y avoir une intention inconsciente, névrotique par exemple, de ne pas réussir à finir une œuvre. Au-delà de la définition de l’acte manqué (Fehlleistung) développée par S. Freud dans Psychopathologie de la vie quotidienne (1901) et dont le Vocabulaire de la psychanalyse donne la définition suivante : « conduites que le sujet est habituellement capable de réussir, et dont il est tenté d’attribuer l’échec à sa seule inattention ou au hasard »2, définition qui montre bien que le fait de ne pas parvenir à réaliser une chose que l’on est, consciemment, capable de réaliser, peut procéder d’un désir inconscient (« Freud a montré que les actes manqués étaient, comme les symptômes, des formations de compromis entre l’intention consciente du sujet et le refoulé »), au-delà de ce concept clinique d’acte manqué, donc, nous pensons plus encore à cette impossibilité d’en finir que le même Freud décrit à propos de Léonard de Vinci dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci3. Dans cet essai, Freud tente de comprendre certaines caractéristiques psychologiques propres à Léonard de Vinci telles qu’elles peuvent notamment se donner à travers ses œuvres (il parle de « pathographie »4). Un point qui l’intéresse particulièrement est le célèbre non finito propre à Léonard, cet inachèvement de ses œuvres expliqué habituellement par un perfectionnisme extrême. Freud en donne quant à lui une autre explication psychologique : il part du constat que, plus Léonard avançait en âge, plus était patent le fait qu’il « ne prenait pas volontiers le pinceau en main, peignait de moins en moins et de plus en plus rarement, laissait le plus souvent non terminé ce qu’il avait commencé et se souciait peu du destin ultérieur de ces œuvres. […] La pénible lutte avec l’œuvre, la fuite infinie devant elle et l’indifférence à son destin ultérieur peuvent bien faire retour chez de nombreux autres artistes ; il n’en est pas moins vrai que Léonard manifestait cette conduite 1 Ibid. Jean Laplanche & Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris : 1967, entrée « acte manqué ». 3 Sigmund Freud, « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » (1910), in Œuvres complètes tome X, Paris : PUF, 1993. 4 Ibid., p. 156. 2 30 au plus haut degré. »1 Dans cet essai qui donne les bases d’une théorie de la sublimation (« L’observation de la vie quotidienne des hommes nous montre que la plupart d’entre eux réussissent à diriger vers leur activité professionnelle des parties tout à fait considérables de leurs forces de pulsion sexuelle [qui est] tout particulièrement propre à fournir de telles contributions puisqu’elle est douée de la capacité de sublimation, c’est-à-dire est en état d’échanger son but le plus proche contre d’autres buts, éventuellement dotés d’une plus haute valeur, et non sexuels. »2) et de l’homosexualité (le fameux souvenir d’enfance qu’est le vautour, et son interprétation du côté de la fellation homosexuelle passive et de la tétée donnée par une mère toute puissante3), le véritable but de Freud est de se saisir d’une caractéristique psychologique pour en faire un cadre interprétatif propre à expliquer une énigme liée à la composition de l’œuvre. L’œuvre de Léonard de Vinci doit ainsi être lue, selon Freud, comme « […] la conjonction de la surpuissante pulsion de recherche avec l’étiolement de sa vie sexuelle, qui se réduit à une homosexualité dite idéelle »4. Autrement dit, la faiblesse de Léonard de Vinci (le non finito) est justement ce qui fait sa force : c’est parce qu’il passe une grande partie de ses pulsions sexuelles dans la création artistique (qu’il sublime) qu’il va petit à petit, sa vie sexuelle réelle ne suivant pas ce mouvement, s’épuiser jusqu’à ne plus pouvoir créer de façon aussi efficace et aboutie (ce qui explique son non finito) : « Mais bientôt se confirme en lui l’expérience que la répression presque totale de la vie sexuelle réelle n’offre pas les conditions les plus favorables à l’activité des tendances sexuelles sublimées. […] Lentement s’effectue alors en lui un processus que l’on ne peut ranger que du côté des régressions des névrosés. »5 Freud convoque donc le concept de contrainte pour expliquer cette difficulté de Léonard à aller jusqu’au bout de son œuvre – et, donc, de la laisser inachevée (fragmentaire) – : « D’après les petits indices trouvés dans la personnalité de Léonard, nous sommes en droit de le ranger à proximité du type névrotique que nous désignons comme “type par contrainte”, et de comparer sa recherche à la “contrainte de rumination” des névrosés, ses inhibitions à ce qu’on nomme les aboulies. [Ce qui permet] d’expliquer les inhibitions dans la vie sexuelle de Léonard et dans son activité artistique. »6 Ainsi donc la psychanalyse, en se penchant dès sa création sur le cas de Léonard de Vinci (et, nous allons le voir, de la même façon mais quelque cinquante ans plus tard, sur celui de Kafka), met-elle l’aspect fragmentaire (au sens du non achèvement de l’œuvre), si celui-ci n’est pas explicitement exprimé comme une volonté consciente de l’auteur, du côté d’une anomalie du système des pulsions (du désir pourrait-on dire). Autrement dit, l’inachèvement ne saurait être autre chose qu’une interruption sur le chemin, normal, de la finitude (à ce titre, l’essai de Freud sur Léonard de Vinci ouvre tout un champ d’interprétation de l’homosexualité comme arrêt dans le développement normal, hétérosexuel et procréatif). 1 Ibid., p. 87. Ibid., p. 102. 3 Ibid., p. 106 et suivante. 4 Ibid., p. 105. 5 Ibid., p. 160. 6 Ibid., p. 158. 2 31 1.2 L’inachèvement foncier de Kafka et l’intranquillité de Soares Opposée à cette pathologisation de l’inachèvement (lue, donc, comme impossibilité de finir – d’en finir avec – quelque chose), existe une analyse de cette tendance comme vertu consistant à l’exhausser du symptôme pathologique au symptôme constructif : si l’inachèvement est un processus inconscient, il peut tout de même poursuivre une finalité – fut-elle celle de ne jamais finir. Nous pensons donc à une interprétation de l’inachèvement qui correspondrait à une finalité (ou une volonté) littéraire, fut-elle inconsciente. Kafka est pour nous paradigmatique de ce rapport à l’écriture que nous disons en fragment(s). Nous allons donc discuter des modalités d’écriture de l’auteur tchèque d’origine juive et de langue littéraire allemande avant de faire le lien avec un autre écrivain également représentatif de cette « inachèvement foncier » (l’expression est de Félix Guattari), à savoir Bernardo Soares (hétéronyme de Pessoa) et son Livre de l’intranquillité. Kafka est un auteur propice à l’inachèvement – d’une façon différente de Pessoa, capable par ailleurs (certes sous d’autres noms que celui de Soares) de composer des formes totalement finalisées. Dans les nombreuses études existant sur Kafka, il est classique de qualifier cette inachèvement foncier d’« incapacité ». Et plus facile encore de convoquer des caractéristiques psychologiques – psychanalytisantes (sic) – pour expliquer cette inaptitude, cette impuissance. Mais c’est ce que nous nous garderons bien de faire, en nous inscrivant en faux face à toute une tradition interprétative de l’œuvre de Kafka qui veut expliquer l’aspect fragmentaire de son œuvre par son rapport à son père et à la Loi. Il est selon nous essentiel de ne pas prendre au pied de la lettre les sollicitations de Kafka lui-même (invitations qu’il distille à l’envie dans sa fameuse Lettre au père). Prenons un exemple parmi tant : « Il en va [de moi] comme pour un prisonnier qui a l’intention de s’évader, ce qui serait peut-être réalisable, mais projette aussi, et cela en même temps, de transformer la prison en château de plaisance à son propre usage. Mais s’il veut s’évader, il ne peut entreprendre la transformation ; et s’il l’entreprend, il ne peut pas s’évader. »1 Ce passage est bien entendu aisément interprétable comme le signe d’une impuissance, quasi génétique, qui aurait bloqué Kafka dans sa capacité à finaliser ses romans, notamment à cause d’une figure paternelle tellement puissante qu’elle en serait devenu paralysante. Interprétation que ne manque pas de faire Marthe Robert, et de nombreux « spécialistes » de Kafka2. Celle-ci explique toute la construction du Procès (et son inachèvement) à partir du court texte Devant la loi que Kafka a intégré dans le chapitre À la Cathédrale : « La Loi n’a pas été écrite, son texte ne nous est pas transmis, il y a là une lacune que nous sommes invités non pas à réparer tant bien que mal, mais au contraire à respecter. Si informulable soit-elle, cependant, cette Loi se fait connaître à sa manière, c’est elle qui gouverne le roman et l’ordonne, détermine son architecture, son mouvement propre et jusqu’à l’arrangement de ses moindres motifs ; elle encore qui 1 Franz Kafka, « Lettre au père », in Œuvres Complètes, Tome IV, Paris : Gallimard, coll. Pléiade, 1989, p. 876. Sur cette question de la convocation d’un complexe d’œdipe manqué pour Kafka et de ses conséquences sur sa façon d’être écrivain, cf. Stéphane Nadaud, Homoparentalité hors-la-loi, Paris : Lignes, 2006, p. 70-75. L’auteur y épingle les interprétations qui, à la suite de M. Robert ou, plus récemment, de François Ost (« Kafka ou l'endeçà de la loi », in Lettres et lois. Le Droit au miroir de la littérature, dir. Ph. Gérard, F. Ost, M. Van De Kerchove, L. Van Eynde, Bruxelles : Publications des FUSL, 2001), abusent de la théorie psychanalytique œdipienne pour rabattre cette question de l’impossibilité de l’achèvement sur des caractéristiques psychologiques simplificatrices voire simplistes. Dans ce travail, la question de l’inachèvement est développée plus à partir du statut particulier donné à K., le héros récurrent des trois romans de Kafka, qu’à partir de Kafka (et de sa vie) lui-même. 2 32 communique à l’ensemble comme au fragment le plus court ses contradictions et son exigence d’unité. »1 Pour M. Robert, le rapport de Kafka à la Loi étant défaillant (essentiellement de par ses rapports à son père), ladite unité du roman ne pourrait qu’en passer par une forme non achevée. Si Kafka ne finit pas ses romans, c’est qu’il en est incapable, à cause d’une caractéristique psychologique morbide. Mais il faut tout de même préciser que Kafka luimême invite à la prudence face à ces interprétations psychanalytiques (disons plutôt : psychologisantes), comme par exemple dans cette lettre à Max Brod de 1917 où il précise que les ouvrages psychanalytiques « vous rassasient de façon étonnante, tandis qu’immédiatement après on se retrouve avec la même vieille faim”. »2 Ce en quoi nous souscrivons à ce qu’affirment Guattari-Deleuze lorsqu’ils posent le problème de « la lettre au père, sur laquelle s’appuient les tristes interprétations psychanalytiques […] où tout est la faute du père : si j’ai des troubles de sexualité, si je n’arrive pas à me marier, si j’écris, si je ne peux pas écrire, si je baisse la tête dans ce monde, si j’ai dû construire un autre monde infiniment désertique. Elle est pourtant très tardive, cette lettre. Kafka sait parfaitement que rien de tout cela n’est vrai […] Il le dira mille fois, et Max Brod évoquera la faiblesse d’une interprétation œdipienne des conflits même infantiles »3. Nous prenons au contraire cette question de l’inachèvement foncier de Kafka comme l’expression d’une volonté de l’auteur. Une volonté certes pas consciente (quoique) mais qui, en tout cas, donne un statut particulier au texte kafkaïen : « C’est précisément cet inachèvement foncier, cette précarité chronique qui confèrent au kafkaïsme sa dimension processuelle, sa puissance d’ouverture analytique, qui l’arrachent à l’héritage normatif qui a lesté presque toute la littérature du XX e siècle. »4 Guattari voit cet inachèvement foncier comme la condition moderne de l’écriture ou, dit autrement, comme la condition nécessaire de l’agencement collectif d’énonciation sur lequel nous reviendrons plus loin : « L’effet d’énigme, l’ambiguïté permanente engendrés par le texte kafkaïen tiennent, selon moi, à ce qu’ils déclenchent chez le lecteur, parallèlement à son niveau de discours littéraire manifeste, un travail de processus primaire, à travers lequel viennent à l’expression les potentialités inconscientes de toute une époque. D’où la nécessité, pour appréhender cette dynamique, de ne pas isoler les données littéraires des données biographiques et historiques. À cet égard, il serait peut-être profitable de rapprocher ce type d’énigme de celles portées par des œuvres également surgies au carrefour de plusieurs “constellations d’univers” – je pense en particulier aux peintres qui eurent à assumer, de plein fouet, les conséquences de la coupure cézannienne ; on y retrouverait la même traversée, à contresens, d’une texture signifiante par un procès a-signifiant, déployant des lignes de fuite mutantes, tant logiques qu’affectives. »5 Autrement dit, bien plus que le symptôme signant une erreur ou un manque, l’inachèvement propre à Kafka (qui est celui que nous allons retrouver comme modalité commune à la 1 Marthe Robert, « Franz Kafka et la loi de son œuvre », in F. Kafka, Œuvres complètes, Tome I, Paris : Cercle du livre précieux, 1960, p. 49. 2 Cité par Félix Guattari, Soixante-cinq rêves de Kafka et autres textes, Paris : Lignes, 2007, p. 12 (première parution : Le Magazine littéraire, n° 415, décembre 2002, p. 57). Max Brod précise : « il semblerait maintenant qu’il n’est plus possible de se passer des théories de Freud, surtout si l’on songe à ses analyses du “subconscient”. Cependant, j’ai des doutes, j’ai des objections à élever contre la simplicité d’une telle méthode, surtout parce que Franz Kafka lui-même connaissait bien ces théories et les a toujours considérées comme de grossières approximations qui ne tiennent pas compte des détails ou plutôt ne pénètrent pas jusqu’au cœur du conflit ». Max Brod, Franz Kafka, Paris : Gallimard, Folio Essais, 1972, p. 35. 3 Gilles Deleuze & Félix Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, Paris : Éditions de Minuit, 1975, p. 17. 4 Félix Guattari, « Procès et procédé », in Soixante-cinq rêves de Kafka et autres textes, Paris : Lignes, 2007, p. 32. Sur cette question de l’inachèvement chez Kafka, voir notamment notre préface à ce recueil. 5 Ibid. 33 littérature et la philosophie que nous disons en fragment(s)) est une façon d’écrire, de produire de l’écrit, qui permet une autre saisie a-signifiante des énoncés (et des différents sujets qui s’y rapportent – sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation. Il est vrai que si cet inachèvement est clairement lisible dans la façon qu’a eue Kafka de ne pas terminer ses trois romans, il est plus évident encore dans cet exercice du fragment(s) que présente son journal. Deleuze-Guattari, dans leur essai sur Kafka, proposent dans le quatrième chapitre une analyse des modalités d’expression de l’œuvre de Kafka afin de dégager en quoi, pour eux, il est caractéristique de ce qu’ils appellent la littérature mineure1. C’est parce que Kafka est un « homme machine, [un] homme expérimental »2 qu’ils peuvent affirmer leur profession de foi le concernant : « nous ne croyons qu’à une ou des machines de Kafka, qui ne sont ni structure ni fantasme. Nous ne croyons qu’à une expérimentation de Kafka, sans interprétation ni signifiance. »3 Leur démonstration consiste, dans un premier temps, à sérier sa machine littéraire, cette « machine d’écriture ou d’expression de Kafka », en trois composantes – les lettres, les nouvelles et les romans –, « qui se définissent par des critères intérieurs. »4 Il ne s’agit pas, pour Guattari-Deleuze, de conceptualiser ces composantes comme les parties rigides et séparées d’une structure (l’œuvre), mais bien au contraire de voir comment, dans les formes visibles que prend cette œuvre, se jouent et se tordent jusqu’à l’indistinction les rapports entre l’expression et le contenu, le signifié et le signifiant : « Nous ne nous trouvons donc pas devant une correspondance structurale entre deux sortes de formes, formes de contenu et formes d’expression, mais devant une machine d’expression capable de désorganiser ses propres formes, et de désorganiser les formes de contenus, pour libérer de purs contenus qui se confondront avec les expressions dans une même matière intense. »5 Pour Deleuze-Guattari, l’évolution de la machine d’écriture de Kafka qui passe, suivant les moments, d’une intense activité littéraire (écriture d’un grand nombre de nouvelles) à des tentatives souffrantes de mener à bout ses projets (l’impossibilité dans laquelle il se trouve de terminer ses trois romans), cette multiplicité des moyens d’expression donc montre les différents rapports que tissent et détissent entre eux expression et contenu6. 1) Les lettres tout d’abord : elles sont, pour Guattari-Deleuze, les premières tentatives que met en place Kafka pour explorer sa machine littéraire. Dans la correspondance, notamment avec les femmes qu’il aimait, s’expriment encore, selon Deleuze-Guattari, « la dualité de deux sujets : pour le moment, distinguons sommairement un sujet d’énonciation comme forme d’expression qui écrit la lettre, un sujet d’énoncé comme forme de contenu dont la lettre parle (même si je parle de moi...). »7 Ils reprennent ainsi à leur compte, classiquement si l’on peut dire, la distinction saussurienne (et la tradition linguistique structurale qui en fait un pivot de sa théorie) entre le signifié et le signifiant (qui composent le signe), chacun renvoyant (même chez un Lacan qui exhausse le Signifiant au point de le rendre maître de tous les signifiés), à une modalité subjective 1 G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, op. cit., chapitre 4 « Les composantes de l’expression », p. 51-77. Ibid., p. 15. 3 Ibid., p. 14. 4 Ibid., p. 72. 5 Ibid., p. 51-52. 6 Nous reviendrons en détail sur cette question linguistique en traitant du concept – que nous appellerons fragment(s) – conçu comme agencement collectif d’énonciation. Cf., dans la deuxième partie de la présente thèse, le Chapitre 1) Du sujet structuraliste au processus de subjectivation (au fragment(s) subjectif). Il s’agit pour l’instant de repérer comment Guattari-Deleuze en arrivent à considérer le journal comme la modalité princeps de cette machine d’écriture kafkaïenne où expression et contenu s’indistinguent. 7 G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, op. cit., p. 55. 2 34 distincte1. Si les lettres montrent ainsi un dédoublement dans la subjectivité, le rôle de chaque sujet (d’énoncé et d’énonciation) ne tend pas à se mélanger ou à s’indistinguer (pas encore en tout cas), mais tend plutôt à s’échanger, à s’intervertir : dans les lettres en effet, Guattari-Deleuze pointent qu’on ne sait plus si le sujet d’énonciation, synonyme de la forme d’expression a priori garante du Réel, ne laisse pas le sujet de l’énoncé, qui renvoie dans la description linguistique classique au contenu imaginaire (la jonction des deux, le signe de Saussure, étant le garant du Symbolique), si donc le sujet de l’énonciation ne laisse pas le sujet de l’énoncé prendre sa place dans un mécanisme que Deleuze-Guattari qualifient, en référence au pacte faustien, de diabolique : « Cet échange ou ce renversement de la dualité des deux sujets, le sujet d’énoncé assumant le mouvement réel qui revenait normalement au sujet d’énonciation, produit un dédoublement. Et c’est ce dédoublement qui est déjà diabolique, le Diable est ce dédoublement même. »2 Autrement dit, les lettres montrent un premier mouvement dans la machine littéraire de Kafka qui est le jeu de la substitution du signifié et du signifiant. 2) Les nouvelles vont permettre de franchir un cap dans ce processus linguistique. Précisons un point essentiel : dans l’analyse que proposent Guattari-Deleuze, il ne s’agit pas d’une évolution chronologique de l’œuvre kafkaïenne, chacune de ces machines (les lettres, les nouvelles, les romans) ayant été simultanément, mais avec plus ou moins d’intensité, présentes tout au long de sa vie. Les nouvelles, donc, sont une machine différente de celle des lettres : en effet, pour Deleuze-Guattari, l’aspect animalier des nouvelles de Kafka montre que le statut du sujet est complètement chamboulé. Si, dans les lettres, la substitution du sujet de l’énonciation par le sujet de l’énoncé n’entame pas la distinction, proprement structurale, des deux sujets, avec le devenir-animal des nouvelles c’est une tentative d’indifférenciation des deux sujets qui s’opère : « […] pour Kafka, l’essence animal est l’issue, la ligne de fuite, même sur place ou dans la cage. Une issue, et pas la liberté. Une ligne de fuite vivante et pas une attaque. »3 Guattari-Deleuze nomment ce processus déterritorialisation, nous reviendrons plus loin sur ce concept, mais entendons le d’ores et déjà comme définissant le mouvement qui fait passer la machine littéraire de Kafka d’une substitution des sujets (les lettres) à une indistinction desdits sujets (les nouvelles), mouvement qui se joue dans le Réel et non métaphoriquement (la métaphore est toujours, selon la linguistique structurale, un jeu entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation, par l’intermédiaire de la figure de style qu’elle représente) : « Le devenir-animal n’a rien de métaphorique. […] C’est une ligne de fuite créatrice qui ne veut rien dire d’autre qu’elle-même. À la différence des lettres, le devenir-animal ne laisse rien subsister de la dualité d’un sujet d’énonciation et d’un sujet d’énoncé, mais constitue un seul et même procès, un seul et même processus qui remplace la subjectivité. »4 Nous comprenons qu’il s’agit, pour Deleuze-Guattari, de montrer en quoi la machine d’écriture de Kafka propose une nouvelle conceptualisation de la subjectivité, qui, selon eux, explose dans les tentatives romanesques de Kafka. 3) Les romans sont en effet une façon pour Kafka d’éviter le piège inévitable dans lequel l’enferment les nouvelles. Si nous avons vu que celles-ci proposent une ouverture, une ligne de fuite, où sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation s’indistinguent (une déterritorialisation), il s’avère que, fatalement, les nouvelles referment la plupart du temps, de par leur aspect achevé, cette ouverture en réintégrant, à la fin, le sujet de 1 Cf., dans la deuxième partie de la présente thèse, 1.1.1. Les quatre postulats de la linguistique saussurienne. Ibid., p. 57. 3 Ibid., p. 63-64. 4 Ibid., p. 65. 2 35 l’énoncé et le sujet de l’énonciation à leur place respective – ce processus de reterritorialisation (il s’agit de réaffirmer un territoire subjectif à ce qui, un temps, n’en avait plus) est, depuis L’Anti-Œdipe, indexé par Guattari-Deleuze à l’Œdipe1. L’exemple de La Métamorphose est caractéristique d’un tel rabattement, qui montre Grégoire mourir seul, une pomme incrustée dans le corps, dans sa chambre d’adolescent au milieu de la famille toute puissante : « comment la métamorphose de Grégoire est l’histoire d’une reœdipianisation qui le mène à la mort, qui fait de son devenir animal un devenir-mort. »2 Les romans permettent d’éviter ce rabattement mortifère en proposant « un agencement plus complexe » dont l’une des caractéristiques est l’inachèvement. Concrètement, Deleuze-Guattari proposent de faire le lien entre les nouvelles et les romans ainsi : la forme du roman permet à Kafka, en multipliant les devenirs possibles des personnages qu’il met en scène, d’éviter les impasses inévitables propres aux devenir-animaux de ses nouvelles. C’est la raison pour laquelle, d’une façon surprenante que Guattari-Deleuze ont bien relevée, il n’y a pas d’animaux dans les romans alors qu’ils sont si nombreux dans les nouvelles. « En tout cas, les animaux, tels qu’ils sont ou deviennent dans les nouvelles, sont pris dans cette alternative : ou bien ils sont rabattus, refermés sur une impasse, et la nouvelle cesse ; ou bien ils s’ouvrent et se multiplient, creusant des issues partout, mais font place à des multiplicités moléculaires et à des agencements machiniques qui ne sont plus animaux, et ne peuvent être traités pour eux-mêmes que dans les romans. »3 L’inachèvement foncier des romans de Kafka s’explique dès lors aisément : c’est parce que les lignes de fuite ne cessent de se multiplier, qu’il y a une ouverture qui s’opère dès qu’une impasse pointe son nez, que les romans kafkaïens n’en finissent jamais de finir, qu’ils « s’organisent en un véritable agencement consistant par lui-même. »4 Ainsi comprend-on pourquoi il ne faut pas lire la méthode deleuzoguattarienne de saisie des différentes composantes de l’expression de Kafka comme le classement génétique de formes qui passeraient de l’une à l’autre au cours de la vie de Kafka, mais plutôt comme la construction de modèles qui expliquent, en fin de compte, la forme très particulière que prennent les lettres, les nouvelles et les romans dans son œuvre – modélisation qui explique l’inachèvement de ces derniers : « On dira peut-être que la coupure que nous faisons entre les nouvelles et les romans n’existe pas, puisque beaucoup de nouvelles sont des bancs d’essais, des briques disjointes pour des romans éventuels abandonnés, et les romans des nouvelles à leur tour interminables, et inachevées. Mais la question n’est pas du tout là. »5 La question est celle de l’aspect particulier de ces composantes de l’expression qui ne sont pas en rapport à une supposée œuvre globalisante, mais qui se donnent comme présentation de l’indistinction Kafka/œuvre de Kafka, à l’image des « romans que Kafka arrête lui-même, parce qu’ils sont interminables et proprement illimités, infinis […] »6. Mais qu’en est-il, dans ces « composantes », du journal, qui est ce qui nous préoccupe présentement ? On l’aura compris : il est le lieu (le lien) de communication de ces différentes composantes de l’expression : « Les lettres et le pacte diabolique ; les nouvelles et les devenirs-animaux ; les romans et les agencements machiniques. Entre ces trois éléments, nous savons qu’il y a constamment des communications transversales, dans un sens et dans 1 Gilles Deleuze & Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris : Éditions de Minuit, 1992. G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, op. cit., p. 66. 3 Ibid., p. 68-69. 4 Ibid., p. 70. 5 Ibid., p. 69. « On ne croira pas pour autant que la seule ligne aille du vécu des lettres à l’écrit des nouvelles et des romans. Le chemin inverse existe aussi bien […] ». (Ibid., p. 73). 6 Ibid., p. 74. 2 36 l’autre. »1 Mais quittons un temps Deleuze-Guattari (nous reviendrons vers eux sous peu) et penchons-nous sur ce qu’est le journal de Kafka. Le Journal est composé de treize cahiers tenus sur une période de treize ans, de 1909 (ou 1910) à 1923. Au début, il ne s’agit que d’un cahier de croquis, où Kafka s’entraîne à écrire ; mais, très rapidement, il l’utilise pour noter ses idées, des descriptions de lieux qu’il visite ou de gens qu’il rencontre, pour consigner les événements qui lui arrivent. Le journal est le sujet d’une intense période d’écriture entre 1910 et 1912 puis, petit à petit, jusqu’en 1914, il s’assèche progressivement – en 1912, au moment de sa rencontre avec Felice, le grand amour de Kafka dont la relation sera quasiment exclusivement épistolaire, Kafka commence à beaucoup moins écrire dans son journal. En 1914 (période de l’écriture de La Métamorphose et du Procès) le journal reprend de la vigueur (sans toutefois être autant utilisé qu’entre 1910 et 1912). Au printemps 1918, après une intense activité sur quelques mois (écriture des fameux « aphorismes » sur lesquels nous allons revenir), Kafka n’écrit presque plus dans le Journal pendant quatre ans, jusqu’en 1922. « Ensuite, les notations s’espacent plus que jamais ; le Journal a fini sa fonction » affirme, de façon simpliste, Claude David2. Il faut en effet ne pas perdre de vue que Kafka a détruit, comme beaucoup d’autres de ses écrits, une bonne partie de son journal – aussi déterminer la « fonction » du journal en rapport avec la quantité d’écrits qu’il contient reste hasardeux. Quoi qu’il en soit, le Journal de Kafka a donc la particularité d’être et posthume et fragmentaire (ce qui est le propre de toute édition de journal non organisée par l’auteur). C. David, qui a édité le journal de Kafka dans les œuvres complètes de la Pléiade, décrit cela fort justement : « Le Journal est mené dans le plus grand désordre et Kafka se soucie peu de la rigueur chronologique (qui a dû être reconstituée par les éditeurs et ne peut probablement pas partout être considérée comme certaine). Il note ce qui lui passe par la tête dans le premier cahier venu, en le prenant par un bout ou par l’autre. »3 C’est d’ailleurs cette modalité brouillonne d’écriture qui rend l’édition (c’est-à-dire l’interprétation nécessaire à toute édition) de ce journal si compliquée et si hasardeuse. Force est de remarquer, comme nous l’avons vu, que le journal se modifie grandement en fonction de l’activité de correspondance ou d’écriture de nouvelles ou de romans de Kafka. C. David remarque ainsi que « c’est en 1912 aussi que Kafka rencontre Felice Bauer : pendant plusieurs années, l’intarissable correspondance qu’il échange avec elle remplace les réflexions du Journal, devenues d’ailleurs moins nécessaires depuis qu’il est parvenu à écrire. »4 M. Robert fait le même constat, qui explique la disparition progressive du journal par un changement de fonction qui sera celle de servir de brouillon pour les œuvres5. Mais si les deux éditeurs des œuvres complètes de Kafka en français font le même constat – à savoir qu’il existerait un lien entre la tenue du journal et l’activité littéraire ou épistolaire de Kafka –, ils n’en tirent pas du tout la même conclusion. Pour M. Robert, ce constat justifie sa thèse de l’évolution littéraire de Kafka, et pour C. David il justifie la distinction qui sert de ligne éditoriale à l’édition de Kafka dans la Pléiade, à savoir celle qui sépare fondamentalement œuvres narratives et écrits intimes. M. Robert voit en effet dans le journal un laboratoire de l’évolution de la langue de Kafka qui le mènerait d’une incapacité foncière à écrire, pour les raisons psychologiques que nous avons vues plus haut (son rapport au père, à la loi que représente celui-ci), à une intense activité d’écriture (les romans notamment) : le journal montre donc pour elle le combat 1 Ibid., p. 72. Claude David, « Avant-propos », in Franz Kafka, Œuvres complètes tome III, Paris : Gallimard, La Pléiade, 1984, p. XV. 3 Ibid., p. 1315-1316. 4 Ibid., p. XII-XIII. 5 Marthe Robert, « Préface », in Franz Kafka, Journal, Paris : Grasset le livre de poche biblio, 1954, p. IX. La préface de M. Robert dans le Journal au livre de poche est la republication de l’édition au Cercle du livre précieux (F. Kafka, Œuvres complètes tome VI, op. cit.). 2 37 intérieur qui lui permettrait d’assumer son destin d’écrivain. L’éditeur des nouvelles éditions complètes de Kafka dans la Pléiade, C. David, prend le parti inverse et insiste sur l’aspect fragmentaire, et surtout non narratif (et donc, pour lui, non littéraire), du journal de Kafka : « La présente édition, qui a séparé par principe l’œuvre narrative et les écrits intimes, était partie de l’hypothèse opposée, selon laquelle, chez Kafka aussi, le style littéraire est le produit du travail et du choix. »1 Cette position de principe s’inscrit dans un double mouvement : 1) le premier, légitime selon nous, est de sortir des interprétations psychologiques sous-tendant l’édition précédente des œuvres complètes (celles organisées par M. Robert2). Mais 2) la seconde motivation remplace ce parti pris psychologique par un autre qui est, selon nous, tout aussi dommageable : celui de séparer les procédés narratifs et les « écrits intimes » (le journal est édité dans le même tome que les lettres), dichotomisation qui présuppose une indistinction entre la vie réelle de l’auteur et sa vie littéraire ; cette dernière étant, classiquement et hâtivement, indexée à l’aspect narratif de ladite œuvre (autrement dit il n’existe de littérature que de narration, de fiction) – pire : il s’agit d’une motivation qui enlève tout intérêt littéraire au journal autre que d’être l’ébauche ou le pis-aller de la fiction. La question qui se pose et que nous soulevons en analysant les principes des deux éditions des œuvres complètes de Kafka est essentielle d’un point de vue philologique et peut se résumer ainsi : comment trier les notes de préparations à une nouvelle ou un roman (qui sont des modalités effectivement narratives de l’œuvre) des notes événementielles, des brouillons de lettres ou encore des notules philosophiques ? Lisons comment C. David organise son édition : « Lorsqu’il découvre sa maladie, en août 1917, c’est dans le “cahier E” qu’il consigne sa première remarque à ce sujet. C’est à Zürau que sont rédigés les cahiers G et H. On y trouve des notations telles que : “Peur de la nuit. Peur de la non-nuit” ou : “Après les accès de vanité et de complaisance à l’égard de soi-même, toujours reprendre souffle d’abord. Mon orgie en lisant le récit publié dans Der Jude, […]” : ce sont, sans nul doute, des passages du Journal. De même, parmi les fragments restés épars dans le recueil Préparatifs de noce à la campagne, on trouve en 1916 un texte dans lequel Kafka suppute les avantages et les désavantages réciproques du célibat et du mariage : c’est encore un fragment du Journal. Il en va de même de diverses notations de 1920 ou de 1922. »3 La méthode est ici clairement exposée : ferait partie du journal ce qui correspondrait à l’intime de la vie de Kafka (les préoccupations sur le célibat, par exemple, en faisant forcément partie) ; le reste, fictionnel, serait de l’ordre du narratif – la distinction entre la vie réelle de Kafka et la vie fictionnelle de son œuvre bat ici son plein. Une fois ce triage – qu’on comprend difficile, le célibat n’est-il pas au cœur même de la vie, fictionnelle, de K. dans les trois romans ? –, une fois ce tri effectué donc, l’organisation des écrits intimes ne peut prendre qu’une seule forme – que nous verrons être celle de quasiment toutes les éditions de fragments au cours de l’histoire éditoriale du XXe siècle – à savoir le classement chronologique : « Il nous a paru qu’il n’était plus justifiable de tenir dispersés ces lambeaux, que seul le hasard avait distribué de la sorte. Nous les avons réunis en ne tenant compte que de l’ordre chronologique. »4 David oppose 1 C. David, in F. Kafka, Œuvres complètes, op. cit., p. X. « Or dans le Journal, comme il est naturel, tous les niveaux de style se coudoient : on y trouve des passages hâtivement crayonnés, comme des projets qu’on néglige provisoirement d’approfondir ; il existe aussi des pages où le style paraît s’embourber, où les incises se multiplient, où les propositions s’accumulent et se chevauchent sans souci de l’équilibre et du rythme. » (M. Robert, in F. Kafka, Journal, op. cit., p. IX). Ces modalités interprétatives sont sensibles, par exemple, à travers l’interprétation qu’elle donne des très nombreux croquis qui parsement le journal de Kafka : les descriptions du monde extérieur, comme les croquis, « traduisent aussi clairement que le reste du Journal le besoin obsédant de compenser, ou plutôt de transformer par l’écriture, ce que les relations réelles ont d’incomplet et d’insatisfaisant. » Ibid. 3 C. David, in F. Kafka, Œuvres complètes, op. cit., p. 1316. 4 Ibid. 2 38 donc la vie réelle de Kafka qui ne se donne par écrit qu’à cause du « hasard » (terme de nombreuses fois répété dans cet avant-propos) à la vie littéraire qui, elle, est un « produit du travail et du choix »1. Nous verrons qu’une façon, moderne, de résoudre cette difficile question (qui consiste à opérer cet impossible tri, pour des auteurs comme Kafka, entre écrits intimes et écrits littéraires), sera pour certains de considérer qu’il faudrait tout publier, tel quel, aidé par Internet et les possibilité que l’on pourrait croire infinie du stockage virtuel (publication des facs-similés des papiers, cahiers, etc.). Position selon nous plus insoutenable encore, nous le démontrerons, puisqu’elle évite de se poser cette question essentielle qui interroge le statut de l’auteur et de son œuvre, qui donne toute sa valeur au concept de fragment(s)2. Guattari-Deleuze proposent une sortie de ce duel, en plaçant le journal de Kafka non pas d’un côté ou de l’autre d’une supposée bi-(tri-)partition de l’œuvre kafkaïenne, mais à une place tout en même temps centrale et périphérique – celle du rhizome. Loin, comme nous l’avons vu, de tenter de différencier ce qui serait de l’ordre des écrits intimes et des écrits littéraires, Deleuze-Guattari vont jusqu’à faire de Kafka et de sa littérature une machine où les processus de subjectivation sont radicalement réinterrogés3. Le Journal est donc le lieu des « communications transversales » des trois composantes de l’expression :« C’est que le journal traverse tout : le journal est le rhizome lui-même. Ce n’est pas un élément au sens d’un aspect de l’œuvre, mais l’élément (au sens de milieu) dont Kafka déclare qu’il ne voudrait pas sortir, tel un poisson. C’est parce que cet élément communique avec tout le dehors, et distribue le désir des lettres, le désir des nouvelles, le désir des romans. »4 Par la place qu’ils donnent aux différentes composantes de l’écriture de Kafka (le journal en étant le plan de consistance5) dans leur analyse de la littérature mineure telle que ledit Kafka la fait 1 Cette question de savoir où doivent aller les fragments de l’œuvre est l’objet d’une bataille entre les deux éditions des œuvres de Kafka, comme par exemple le jeu qui consiste à classer les fameux Aphorismes sur l’Indestructible écrits en 1917. Écrits sur des « cahiers bleus in-8° », M. Robert les considère comme une œuvre littéraire en tant que telle et les classe dans un tome à part (Franz Kafka, Œuvres complètes tome VII Carnets, Cercle du livre précieux, Paris, Cercle du livre précieux, 1960). Une des raisons d’un tel traitement est le fait que Kafka a recopié ces aphorismes en 1920 et les a numérotés, ce qui pourrait laisser supposer qu’il voulait en faire quelque chose de spécial (nous verrons que ce procédé, qui consiste à compiler des notes, utilisé par Nietzsche en 1882-83 lors de l’intense activité des trois Ainsi parlait Zarathoustra, sera interprété de la même manière par les éditeurs des Œuvres philosophiques complètes, à savoir comme un œuvre à part, « comme formant un tout », cf. note 5, p. 441. Pour C. David, au contraire, « seul le hasard de la première édition, hâtive et médiocre, a placé ces pages en-dehors du Journal » (C. David, in F. Kafka, Œuvres complètes, op. cit., p. XIII). Une fois encore c’est le hasard qui est ici convoqué pour justifier du classement de tel fragment dans les écrits intimes. Nous avons là un exemple de la rigide distinction entre œuvre et auteur qui laisse le champ libre à toutes les interprétations – assez pauvre il faut le dire – possibles : si, pour C. David, « Vers 1920, Kafka reprend la plupart de ces notations de l’automne 1917 et du printemps 1918 ; il les recopie et les numérote. Était-ce avec l’intention de les publier ? Aucun texte n’autorise à l’affirmer. Était-ce seulement pour voir plus clair en luimême ? Peut-être ; encore qu’il laisse ces aphorismes dans l’ordre chronologique de leur rédaction et en se gardant bien de leur donner l’apparence d’un système » (Ibid.), pour Marthe Robert, « les derniers cahiers du Journal, où descriptions et esquisses deviennent plus rares, prennent un ton méditatif qui les rapproche des carnets d’Aphorismes, dont le contenu ne doit presque plus rien aux événements de la vie quotidienne. » (M. Robert, in F. Kafka, Journal, op. cit., p. XI). 2 Il s’agit par exemple, à propos de l’œuvre de Nietzsche, de la démarche prônée par D’Iorio. Cf., dans la troisième partie de la présente thèse, 3.5.3. Les errances de l’idéal philologique : l’école génétique dite italienne et l’HyperNietzsche. 3 Mais il est vrai qu’ils ne s’occupent pas de la publication desdites œuvres. Remarquons d’ailleurs qu’ils s’appuient entièrement sur l’édition de Marthe Robert au Cercle du livre précieux. 4 G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, op. cit., p. 76, note 16. 5 Guattari insistera, dans son œuvre, sur le rôle dans la vie de Kafka de son journal ; on sait l’importance de son propre journal pour Félix Guattari, la place rhizomorphique de celui-ci dans sa vie, le mélange d’auto-analyse, 39 marcher, Guattari-Deleuze nous permettent de lire l’inachèvement des romans autrement, en ce qu’il donne à voir – et à penser – quelque chose de l’indistinction entre l’auteur et son œuvre, en ce qu’il montre que c’est sur le plan des modalités subjectives (et non psychologiques) que se pose la question de l’inachèvement en littérature. Fernando Pessoa l’a mieux compris que quiconque, qui se perd en Bernardo Soares pour écrire son Livre de l’intranquillité. Comme son nom l’indique, Le Livre de l’intranquillité ne se présente pas comme un journal mais bien comme un livre. De quoi est-il composé, ce livre ? 1) Dans la forme, il s’agit de fragments (Pessoa n’ayant pas mené l’édition de son livre jusqu’à son terme) : « Mon état d’esprit m’oblige maintenant à beaucoup travailler – sans le vouloir – au Livre de l’intranquillité. Mais ce ne sont que fragments, fragments, fragments. »1 Le terme fragments est, dans le cas de ce livre, flagrant, qui revient souvent sous la plume de Pessoa2 ; 2) et, dans le contenu, il s’agit du journal d’un habitant de Lisbonne, Bernardo Soares. Bernardo Soares est un des nombreux hétéronyme (le terme est de lui) sous lequel Pessoa a écrit ses œuvres – quoique Soares est un hétéronyme particulier pour Pessoa : dans une lettre où il parle de ses projets de publication, on trouve « Le Livre de l’intranquillité (de Bernardo Soares, mais à titre subsidiaire, car il ne s’agit pas là d’un hétéronyme, mais d’une personnalité littéraire). »3 Hétéronyme est le terme utilisé par Pessoa pour parler de chacun des personnages, des écrivains, qu’il a inventé et décrit, et auquel correspond un type d’écriture, un style pourrait-on dire, qui lui est totalement propre. Le Livre de l’intranquillité4 est une œuvre transversale dans la vie de Pessoa. Même s’il ne l’a pas publié de son vivant (ce qui en fait une œuvre posthume), il en avait dressé plusieurs plans, avait donné des indications de publication et, semble-t-il, jamais ne l’a quitté l’idée qu’il puisse le publier même si jamais il ne le fit. Pessoa a travaillé dessus pendant plus de vingt ans (de 1913 jusqu’à sa mort, en 1935). Les fragments de ce livre, conservés dans une malle devenue fameuse, ne seront compilés en un livre qu’en 1982. Il y inclut tous les éléments qui lui semblent relever du côté Soares qu’il a en lui – exemple cette lettre où il parle de ses impressions subjectives et au sujet de laquelle il précise à son destinataire : « Il se peut fort bien, si je ne mets pas demain cette lettre au courrier, que je la relise et que je m’attarde à la recopier à la machine pour inclure certains de ses traits et de ses expressions dans mon Livre de l’intranquillité. »5 Pessoa pioche dans sa vie tout ce qui renvoie à Soares pour l’inclure dans le livre de Pessoa qui devient le journal de Soares. Et même ce qui, pour (chez) Pessoa, s’éloigne de la psychologie de Soares mais qui, néanmoins, doit être – par une nécessité interne – intégré au Livre de l’intranquillité, doit être ramené, d’une manière ou d’une autre, à Soares : « L’organisation du livre doit obéir à un choix, aussi rigoureux que possible, des fragments existants sous des formes diverses, tout en adaptant les plus anciens, de fabrication de concepts, d’expérimentations littéraires, d’analyses institutionnelles qu’il recèle (Cf. Félix Guattari, Écrits pour L’Anti-Œdipe, Paris : Lignes, 2006, sixième plateau, « Plan de consistance »). 1 Lettre à Armando Cortes-Rodrigues du 2 septembre 1914, in Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, Paris : Bourgois, 1999, p. 553. 2 Cf. les « fragments d’autobiographie » qui donnent des éléments du parcours intellectuel de Soares. Ibid., p. 260. 3 Lettre à Joao Gaspar Simoes du 28 juillet 1932, Ibid. 4 Le néologisme français (1988, première traduction française) rend un terme portugais qui n’en est pas un : Livro do Desassossego (nom dérivé du verbe desassossegar qui indique une perte, une privation, un manque de sossego, c'est-à-dire de repos ou de tranquillité. Le terme renvoie donc aux notions françaises d’inquiétude, d’anxiété, de trouble, de mécontentement). 5 Lettre à Mario de Sa-Carneiro du 14 mars 1916, Ibid., p. 8. 40 quand il s’écartent de la psychologie de Bernardo Soares, à sa psychologie authentique, telle qu’elle apparaît aujourd’hui. »1 Ce livre est donc un journal, celui de Bernardo Soares, qui prend la place de Pessoa quand celui-ci est dans certains états subjectifs : « Mon semi-hétéronyme Bernardo Soares, qui ressemble d’ailleurs sur bien des points à Alvaro de Campos [un autre de ses hétéronymes], apparaît chaque fois que je me sens fatigué ou somnolent, si bien que mes facultés de raisonnement et d’inhibition se trouvent quelque peu suspendues ; cette prose-là est une rêverie perpétuelle. C’est un semi-hétéronyme dans la mesure où sa personnalité, sans être la mienne, n’en diffère pas réellement, mais en est une simple mutilation. C’est moi, le raisonnement et l’affectivité en moins. »2 Soares est un homme simple, ordinaire, qui vit à Lisbonne et qui consigne, au jour le jour, ses impressions, ses rencontres, ses réflexions sur le monde, sur sa solitude, sur ce qu’il appelle son intranquillité. En ce sens Le Livre de l’intranquillité rappelle, par bien des côtés le Journal de Kafka. Sauf que… Sauf que, bien entendu, Bernardo Soares n’existe pas. Il est un personnage de fiction. Même si Pessoa dit, dans un fragment(s), qu’il a « […] toujours senti qu’il [Soares] ferait un jour appel à quelqu’un, pour lui confier le livre qu’il a en effet laissé. »3 Et pourtant, la similitude quant à la forme et quant à la fonction de ce type de journal, pour Kafka comme pour Pessoa, pourrait nous pousser à formuler une hypothèse hardie : l’auteur du Journal de Kafka n’a pas plus existé – ou, dit autrement : est tout aussi fictionnel – que celui du Livre de l’intranquillité de Pessoa qui se décrit ainsi le 1er décembre 1931 : « je suis les faubourgs d’une ville qui n’existe pas, le commentaire prolixe d’un livre que nul n’a jamais écrit ; Je ne suis personne, personne. Je ne sais ni sentir, ni penser, ni vouloir. Je suis le personnage d’un roman qui reste à écrire, et je flotte, aérien, dispersé sans avoir été, parmi les rêves d’un être qui n’a pas su m’achever. »4 La définition du concept d’intranquillité construit par Pessoa permet de comprendre la fonction du journal, qui nous entraîne sur le terrain subjectif, et qui complète la définition qu’en donnaient Deleuze-Guattari (un rhizome). Robert Bréchon, éditeur des œuvres complètes de Pessoa chez Bourgois donne la définition suivante de l’intranquillité : « Selon Soares, “l’intranquillité” est l’incapacité pour sa conscience fluctuante, volatile, de s’amarrer au réel, à soi-même, au monde, pour être quelque chose ou quelqu’un. »5 Le Livre de l’intranquillité, le journal de Soares, est donc un objet qui permet cet amarrage. À la différence de Kafka, Pessoa joue avec les noms : et analyser les composantes de l’écriture de Pessoa (entre les nouvelles, la poésie, le journal, les essais, le théâtre) ne peut se faire sans analyser le nom propre (l’hétéronyme) sous lequel chacune de ces composantes est rangée. Eduardo Lourenço parle, à propos de ce « pseudo-journal » d’un univers particulier, entre le rêve et l’éveil, « à la lisière de la folie » et qui renvoie au monde dantesque des Limbes, un monde où « L’idée d’un but a disparu de l’aventure terminée, ou jamais véritablement commencée, de l’être dit humain. », Le Livre de l’intranquillité étant composé de « […] fragment de fragments, [étant un objet] jubilatoirement suicidaire qui, pour finir, si fin il y a, 1 Ibid., p. 555. Lettre à Adolfo Casais Monteiro du 13 janvier 1935, Ibid., p. 554. 3 Ibid., p. 37. 4 F. Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, Ibid., p. 273 (fragment 262). 5 Robert Bréchon, « Préface », in F. Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, Ibid., p. 8. Cette définition qui lie la subjectivité et la réalité se retrouve tout au long des tentatives de définition proposées lors du colloque de Cerisy sur Pessoa en 1997, avec bien entendu les variations de rigueur en fonction des outils conceptuels utilisés. Par exemple : « L’intranquillité peut se définir : outre le jeu de césure dans la tranquillité, elle est cet état où le sujet vient à regarder en lui-même, autour de lui, à faire jouer son évidence, ces évidences qu’il perçoit , avec sa propre identité minimale et des réalités également minimales – sans césure. » (Jean Bessière, « Le Livre de l’intranquillité et la fiction de la modernité », in Pessoa, colloque de Cerisy, dir. Pascal Dethurens et MariaAlzira Seixo, Paris : Christian Bourgois, 2000, p. 36). 2 41 aura pour nom Bernardo Soares. »1 Limbes, rhizome, dans les deux cas le journal semble être un espace/temps à part, où les subjectivités dépassent les dualités habituelles (expression/contenu pour Guattari-Deleuze, vie/mort ou sommeil/éveil pour Lourenço). La description des éditeurs du journal de Bernardo Soares, comme la description des éditeurs du journal de Kafka, renvoie à la difficile compilation des fragments qui les composent. Parmi tous ceux qui étaient dans la fameuse malle, hormis ceux qui, de la main de Pessoa, étaient explicitement renvoyés à ce livre, lesquels faut-il inclure ? Ceux qui ont été écrits par Bernardo Soares évidemment ! Réponse plus complexe encore que la question. D’autant que Pessoa ne facilite guère la tâche, comme par exemple dans cette note : « Ce livre pourra d’ailleurs faire partie d’un réservoir de déchets, constituer l’entrepôt publié de l’impubliable, de tout ce qui peut survivre à titre d’exemple attristant. Il se trouve un peu dans le cas des poésies incomplètes d’un poète mort trop tôt, ou des lettres d’un grand écrivain, mais ce qui est fixé ici est non seulement inférieur, mais différent ; et c’est cette différence qui constitue la raison de sa publication, parce que la raison ne pourrait pas en être simplement qu’on ne doit pas le publier. »2 Dès lors, tout éditeur d’une telle somme impubliable ne peut que renvoyer Le Livre de l’intranquillité au concept de rhizome : « L’absence d’un centre, la relativisation de toute chose, le monde entier réduit à des fragments qui ne constituent pas vraiment un tout, mais seulement un texte sur du texte, sans aucun sens et presque sans lien […] »3. C’est-à-dire que ce livre ne peut s’envisager que comme un plan de consistance où l’indistinction entre sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé devient maximale au point qu’elle ne se disjoint même plus de l’œuvre. Œuvre qui devient dès lors, comme le suggérait Jaspers que nous citâmes plus haut à propos de Nietzsche, une montagne, une mine dont la forme et le contenu s’indistinguent et où le fragment(s) et le tout deviennent consubstantiels : dans Le Livre de l’intranquillité, « on y trouve de tout en effet – mais ce sont des joyaux, tantôt polis, tantôt à l’état brut, qui se prêtent à une infinité de jeux et d’interprétations grâce, précisément, à l’absence de toute ordonnance préétablie. L’incapacité du Livre à se constituer en un tout lui a permis d’être un livre multiple, qui recouvre presque entièrement l’univers personnel de son auteur. »4 Le journal est donc un modèle intéressant de la notion de fragment dans son rapport au tout, en ce sens que ce qui fait le tout dans un agencement de fragment(s), c’est la nouvelle subjectivité a-signifiante (par-delà expression et contenu, sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation) créée par l’organisation littéraire dudit tout dont le fragment(s), attrapable au vol, est le concept (Le Livre de l’intranquillité de Pessoa est, comme le Journal de Kafka, de ces ouvrages que l’on butine, picorant ça et là un mot, une idée, une phrase qui est, un jour, un joyau brillant de mille feux et, le lendemain, indiscernable dans la somme de signes qui composent le recueil) – le fragment(s) est donc le concept correspondant à une nouvelle modalité subjective indifférenciant auteur et œuvre : « Je suis devenu un personnage de roman, une vie lue »5 dit le personnage Soares dans son journal ou l’écrivain Pessoa dans son livre (à moins que Pessoa ne le dise dans son journal et Soares dans son livre). 1 Eduardo Lourenço, « Le Livre de l’intranquillité ou le mémorial des limbes », in F. Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, op. cit., p. 11-12. 2 Lettre à Armando Cortes-Rodrigues du 2 septembre 1914, Ibid., p. 554. 3 Eduardo Lourenço, « Le Livre de l’intranquillité ou le mémorial des limbes », Ibid., p. 15. 4 Richard Zenith, « Introduction », in F. Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, op. cit., p. 17. Remarquons là encore l’importance du classement chronologique, dans la méthode philologique, qui se substitue à la subjectivité de l’éditeur – ce qui n’empêche nullement ce dernier de reprendre ses droits lorsqu’il y a des doutes sur la datation : « Lorsque ces textes étaient datés de la main de Pessoa, nous les avons distribués dans le volume selon leur ordre chronologique, en insérant entre eux les autres textes, non datés, mais exprimant tour à tour les différents axes qui parcourent l’œuvre de bout en bout, et qui transparaissaient de façon récurrente tout au long de l’ouvrage. » Ibid., p. 18. 5 Ibid., p. 211. 42 1.3 Trois classiques acceptions du fragment pour trois statuts classiques du texte Mais avant de continuer sur cette piste (le fragment(s) conçu comme agencement indifférenciant auteur et œuvre), il nous faut tout d’abord présenter les différentes acceptions classiques (habituelles) de la notion de fragment – ce que nous allons faire avec l’aide de Jean-Luc Nancy et de Philippe Lacoue-Labarthe à partir de leur essai sur le premier mouvement romantique1. On peut reconnaître au terme fragment trois définitions classiques : 1. La première considère le fragment comme « […] le pur et simple morceau détaché, résidu d’un ensemble brisé (ce pour quoi les Romantiques disent Bruchstuck, morceau, littéralement : pièce rompue) [ou encore] le bloc erratique [Massen]. »2 Pour LacoueLabarthe et Nancy, il s’agit de l’acception vulgaire3. Cette première définition est exactement celle du Dictionnaire universel du XIXe siècle de P. Larousse que nous citions plus haut. Le fragment est un morceau, rien de plus ; et s’il est indexable à la notion de tout, c’est qu’il est, en lui-même, ce tout. En effet, l’ensemble brisé auquel il a appartenu n’existe plus (qu’il ait existé ou pas n’est pas la question) et le fragment ne se définit donc plus en rapport à cet ensemble, mais simplement en référence à lui-même. 2. La seconde acception rejoint la définition que nous avons dite plus haut philologique : il s’agit alors d’« […] un terme savant, un terme noble : […] Le fragment philologique peut investir, dans la tradition de Diderot en particulier la valeur de ruine. Ruine et fragment joignent les fonctions du monument et de l’évocation : et ce qui par là se trouve à la fois rappelé comme perdu et présenté dans une sorte d’esquisse (voire d’épure), c’est toujours l’unité vivante d’une grande individualité, œuvre ou auteur. »4 Dans cette définition, le fragment est la ruine d’un édifice antique que l’on considère, à cause de la présence dudit fragment, comme ayant existé dans son ensemble (comme individualité) : le fragment serait une sorte de miroir partiel encore vivant où cet édifice, même mort dans sa totalité, se reflèterait. Nancy et Lacoue-Labarthe posent cette acception comme « philologique » en ce sens que cette convocation de la ruine vise « […] à ne livrer la Modernité à elle-même que sur le mode sur lequel elle reçoit l’Antiquité, c’est-à-dire sur le mode de la perte accomplie de la grande Individualité. »5 Cette façon d’envisager le fragment renvoie au rapport de notre modernité à l’Antiquité dont quasiment toutes les productions, notamment littéraires, ne nous sont parvenues, remous de l’histoire obligent, que sous une forme fragmentée (notre modèle en sera le traité De la nature d’Héraclite) : « Comme l’individu, et parce qu’il est l’individu, le génie est toujours déjà perdu, et 1 Jean-Luc Nancy & Philippe Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris : Seuil, 1978. Précisons que si nous leur empruntons ces définitions de base du fragment, la lecture que nous en faisons, et les conclusions qu’elles nous serviront à tirer, sont à mille lieux de celles de Nancy et Lacoue-Labarthe. Nous reviendrons sur cet essai et les critiques que nous lui adressons dans le paragraphe 2.2. Le fragment romantique : volonté d’inachèvement ou volonté de système ? de la présente première partie de la présente thèse. 2 Ibid., p. 62. 3 Acception que renient les romantiques : « Si le fragment est bien une fraction, il ne met pas d’abord ni exclusivement l’accent sur la fracture qui l’a produit. À tout le moins, il désigne autant, si l’on peut dire, les bords de la fracture comme une forme autonome que comme l’informité ou la difformité de la déchirure. » (Ibid.). 4 Ibid. 5 Ibid., p. 72. 43 comme l’Antiquité, il n’existe qu’en fragment. »1 Nous pouvons prolonger cette définition : si le fragment est un morceau qui reflète un tout antique, passé et détruit, il nous met aussi face à un tout qui serait, potentiellement, à recomposer ; le fragment, dans cette seconde acception, est donc également le morceau d’un tout à construire, à venir, d’un idéal (forcément futur) à fabriquer. Cette seconde définition donne le fragment comme la partie procédant d’un tout passé ou à venir. 3. Si les deux premières acceptions ne tiennent pas compte, dans leur définition, de la volonté de l’auteur (il s’agit, pour la définition vulgaire, du morceau en tant que tel, sans statut autre que celui d’être un morceau dans toute sa totalité ; et, pour la définition noble, de la ruine en ce qu’elle renvoie à la grandeur de l’édifice qui n’a pu se transmettre dans son entier, édifice dont l’individualité a été disloquée et qui génère tout autant la nostalgie de la magnificence qui devait être la sienne que, ce qui est lié, le désir d’un édifice à venir, idéalisable à l’envi, fantasme du retour illusoire de l’original), la troisième acception, dite « littéraire », se définit au contraire par l’intention de l’auteur à faire inachevé : « Le fragment désigne l’exposé qui ne prétend pas à l’exhaustivité, et correspond à l’idée sans doute proprement moderne que l’inachevé peut, ou même doit, être publié (ou encore à l’idée que le publié n’est jamais achevé…). »2 Au contraire, les deux premières définitions considèrent le fragment comme un imprévu. En effet, il n’était pas dans l’intention de l’auteur que son œuvre se donne sous la forme de fragments ; et ce n’est que par accident qu’elle se retrouve comme telle. Le fragment est d’ailleurs, dans ces deux premières définitions, conçu comme achevé : le morceau, selon la première acception, est en lui-même achevé ; et, selon la seconde, l’édifice passé ou à venir dont il procède est, également, pensé comme achevé. La troisième et dernière acception, moderne, assume au contraire cet aspect fragmentaire, la revendique même, comme une forme voulue, intentionnelle3. Cette troisième définition évoque ce qu’on pourrait qualifier de littérature de l’inachèvement : « si d’une part il n’est pas pur morceau, de l’autre il n’est pas non plus aucun de ces termes-genres dont se sont servi les moralistes : pensée, maxime, sentence, opinion, anecdote, remarque. Ceux-ci ont plus ou moins en commun de prétendre à un achèvement dans la frappe même du “morceau”. Le fragment au contraire comprend un essentiel inachèvement. »4 La maxime ou la sentence, si elles se donnent comme courtes, ne sont pas pour autant fragmentaires (au troisième sens d’une volonté d’inachèvement). Elles sont en effet 1) soit les morceaux d’une œuvre qui se veut complète (telle maxime de La Rochefoucauld compose, avec les autres, la totalité des Réflexions ou sentences et maximes morales5), 2) soit elles sont, en elles-mêmes, complètes et totales (elles ne renvoient alors pas à une œuvre finalisée, comme les Pensées de Pascal par exemple) ; mais, dans les deux cas, elles n’ont pas été pensées par leur auteur pour faire inachevé6. Autrement dit, le fragment, dans cette dernière 1 Ibid., p. 78. Ibid., p. 62. 3 Précisons que cette volonté d’inachèvement ne préside pas à la littérature des auteurs qui ont voulu faire, à partir de morceaux (qu’ils peuvent certaines fois qualifier du terme fragment), des œuvres achevées. 4 Ibid. 5 François de La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales, Paris : Robert Laffont, coll. Bouquins (cinquième édition de 1678), 1992. 6 Nous reviendrons plus loin sur les modalités conceptuelles et littéraires de l’écriture par maximes, sentences ou aphorismes des moralistes des XVIIe et XVIIIe siècles (cf., dans la présente première partie de la présente thèse, 2.3. L’art de la maxime, de l’aphorisme et du fragment(s) chez les moralistes). Mais nous disons d’ores et déjà, en note, que si nous ne suivons pas Nancy et Lacoue-Labarthe lorsqu’ils expédient ainsi le moralisme français hors du champ de la littérature de l’inachèvement, nous les suivons lorsqu’ils suivent eux-mêmes Blanchot en définissant l’aphorisme comme la jonction entre la maxime et le fragment(s). Nous nous servirons d’ailleurs de 2 44 acception, est, à la limite, un genre littéraire ou philosophique, celui d’une vertu de l’inachèvement et, en ce sens, il rejoint, dans ce que Lacoue-Labarthe et Nancy appellent la modernité, les positions littéraires d’un Pessoa ou d’un Kafka et, bien entendu, d’un Nietzsche. À partir de ces trois acceptions du fragment – 1) le morceau qui ne renvoie qu’à luimême, 2) la ruine de l’édifice antique ou la promesse de l’édifice à venir et 3) la modalité littéraire et conceptuelle de l’inachèvement –, nous retrouvons les trois statuts habituellement donnés à un texte par la philologie1. La façon de considérer (et de classer) un texte renvoie en effet toujours en dernière instance à son degré d’(in)achèvement : c’est l’état d’achèvement du texte qui permet au philologue de le définir, tout autant par sa forme que par l’intention de son auteur. C’est pourquoi la philologie indexe systématiquement le caractère plus ou moins fragmentaire d’un texte à son niveau d’achèvement. Décrivons à présent ces trois statuts philologiques classiques du texte. 1) Le texte finalisé. L’auteur a voulu, et a réussi, à finaliser son texte, à le livrer à la postérité comme un tout. Le meilleur critère de cette intention de finalisation est bien entendu la publication, du vivant et avec l’autorisation de l’auteur, de son texte. Quel que soit le statut originel du discours (une expression orale secondairement retranscrite, un texte d’emblée écrit, etc.), le texte est considéré comme finalisé s’il a eu l’aval de l’auteur – le terme aval prend ici tout son sens, l’auteur exprimant son accord, son intention, avant que le texte ne soit écrit ou imprimé sur le papier ou sur tout autre support. Il est évident que si un tel statut est facile à circonscrire pour des textes récents, si ceux-ci possèdent plus facilement le caractère philologiquement indiscutable de texte finalisé (au mieux on peut interroger l’auteur, au pire des preuves de son accord sont à notre disposition), ce statut peut devenir difficile à affirmer pour des textes anciens dont les preuves que l’auteur était effectivement d’accord avec leur publication ne sont pas forcément accessibles. Concrètement, le bon à tirer pour l’impression serait la seule preuve indiscutable d’un tel procès philologique : et si celui de Céline pour Mort à crédit est gardé, indexé, à la Bibliothèque nationale, à l’Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine (IMEC) ou dans une quelconque collection privée, le bon à tirer de chacun des Dialogues de Platon n’est évidemment pas en notre possession – c’est la raison pour laquelle il sera toujours possible de considérer que Platon ne voulait pas qu’ils soient publiés comme ils le sont de nos jours. Ce n’est de toute façon qu’à partir de l’acceptation de l’état finalisé d’un texte (entendons : un texte dont l’intention de l’auteur de le voir exister comme un tout est certaine) que les discussions philologiques sur le caractère véridique ou fautif des différentes éditions ainsi que sur des successifs réimpressions et recopiages qui ont abouti à telle version d’un texte, pourront alors battre leur plein. Il faut, pour que le philologue lance ses discussions et ses disputes philologiques, qu’il soit convaincu du statut du texte sur lequel il travaille. Le problème étant évidemment massif lorsque ce statut n’est pas clair : comment considérer telle version de La République comme canonique alors que nous n’avons pas l’édition originale, avec le bon à tirer signé par cette notion d’aphorisme pour commencer à saisir la modalité conceptuelle du texte nietzschéen : « C’est dire que le fragment fonctionne simultanément comme reste d’individualité et comme individualité […] Lorsque F. Schlegel note “Les aphorismes sont des fragments cohérents”, il indique bien une propriété du fragment dans un manque d’unité et de complétude. » (J.-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 63). 1 C’est d’ailleurs le mode de classement des différents textes dans les Œuvres philosophiques complètes de Nietzsche publiées par Colli et Montinari. 45 Platon lui-même ? Toute la philologie moderne (depuis le XIXe siècle) s’est débattue avec cette difficile question, avec ces complexes évaluations et interprétations, creusant le même laborieux sillon que la science historique – ce que Nietzsche montre qu’il a parfaitement compris lorsqu’il lie, dans ses Inactuelles, la question philologique et la question historique1. Résumons-nous : le texte que nous disons finalisé est considéré comme un tout parce qu’il a été voulu ainsi, comme tout, par l’auteur. Et c’est parce qu’il a en face de lui un texte finalisé (c’est-à-dire : tel que l’a achevé l’auteur), qu’il devient alors possible au philologue de préciser en détail comment doit être organisé ce tout : en chapitres, en aphorismes, en parties, voire en fragments. Et pour justifier de son honnêteté philologique, il pourra alors invoquer sa fidélité à l’auteur, à ses dernières volontés (que son texte soit finalisé). 2) Le texte posthume. Dans ce cas, on connaît l’intention de l’auteur de faire paraître le texte dans sa totalité, soit qu’il s’est exprimé sur la question, soit que nous avons des preuves montrant que le texte a effectivement été finalisé (même si nous n’avons plus ce tout en notre possession) : autrement dit, cette publication n’est pas allée jusqu’à son terme et s’est interrompue (pour des raisons personnelles, névrotiques, historiques, etc.) ou ne nous est pas parvenue dans sa totalité finalisée (pour des raisons qui sont en fin de compte identiques). Le terme posthume est ici adapté : car l’intention de l’auteur étant prouvée, et même si nous n’avons pas (plus) le résultat de cet aval (le texte finalisé), sa mort l’empêche de revenir sur cette intention qu’il avait que le texte existât tel quel. On considère donc que le texte existait (ou aurait dû exister) du vivant de l’auteur ; et on le publie donc avec son accord, mais après sa mort (de façon posthume). Le fait que quelqu’un (éditeur ou préfacier) donne vie à un texte posthume en l’éditant tient bien entendu à l’intérêt (la célébrité) que l’auteur avait de son vivant. Il s’agit d’un phénomène particulièrement prédominant de nos jours, quand il est plus facile de publier des textes posthumes d’auteurs célèbres que des travaux originaux d’auteurs vivants mais peu connus bien souvent de plus grande valeur ; nous sommes en effet dans une situation que Blanchot résume assez finement : « Il est vrai que Nietzsche a été victime de l’intérêt excessif que nous portons aux œuvres mises en notre possession, non par la vie, mais par la mort de leur auteur. Comme il est étrange que les plus grandes gloires littéraires de notre temps soient nées d’œuvres entièrement posthumes : Kafka, Simone Weil, Hopkins, ou partiellement Hölderlin, Rimbaud, Lautréamont, Trakl, Musil, et en un sens plus cruel : Nietzsche [Blanchot fait allusion à l’épisode de l’édition de La Volonté de puissance ; nous rajouterons Soares à cette liste loin d’être exhaustive]. On aimerait recommander aux écrivains : ne laissez rien derrière vous, détruisez vousmêmes tout ce que vous désirez voir disparaître, ne soyez pas faibles, ne vous fiez à personne ; vous serez nécessairement trahis un jour. »2 Nous verrons que cet intérêt pour le posthume tient probablement à la réinterrogation radicale, moderne avons-nous dit en développant la troisième acception du fragment (la volonté de faire de l’inachevé, de considérer qu’il n’existe que de l’inachevé), de toute possibilité de finalisation d’un texte. Généralement, le texte posthume se donne en partie dans sa forme telle qu’elle fut effectivement finalisée (si celle-ci existe), et en partie par morceaux agencés avec la partie finalisée : si on appelle d’ailleurs ces morceaux fragments, c’est dans le sens de la deuxième acception (ils se doivent de trouver, dans ledit texte, leur place et, même si 1 C’est ainsi que Nietzsche fait de la façon dont on considère un fragment – soit comme un morceau en devenir, soit comme un tout aussi complet que l’Être – la question philosophique majeure du XIXe et du XXe siècle. 2 M. Blanchot, « Réflexions sur le nihilisme, Nietzsche aujourd’hui », in L’Entretien infini, op. cit., p. 207. Deleuze écoutera le conseil de Blanchot. 46 l’on ne sait pas exactement à quel endroit ils étaient avant la recomposition du texte, on les place dans tel ou tel locus parce qu’on considère qu’ils sont censés posséder les caractéristiques voulues pour s’y insérer le mieux possible – comme un puzzle). Nous mettrons à l’épreuve, beaucoup plus loin dans la présente thèse, le statut particulier du texte posthume en prenant deux exemples dans l’œuvre de Nietzsche, L’Antéchrist et Ecce Homo, dernières œuvres presque (mais non totalement) finalisées par Nietzsche, qui, pour des raisons philologiques que nous expliciterons, ne sont pourtant pas considérées comme des textes posthumes dans les Œuvres philosophiques complètes agencées par Colli et Montinari1. Après avoir donné les définition du texte finalisé et du texte posthume, nous pouvons dire que les Dialogues de Platon que nous prenions plus haut en exemple, sont à considérer comme des textes posthumes : quand bien même ils furent publiés du vivant de l’auteur, rien ne nous prouve de façon absolue qu’ils le furent de la façon dont ils le sont actuellement et que, s’il est probable qu’il avait voulu leur publication, il n’aurait peut-être pas donné son aval à ceux que nous éditons aujourd’hui et qui sont le produit de siècles de réagencement. 3) Le fragment posthume. Nous avons ici le fragment dans son acception la plus classique, à savoir qu’il renvoie à la notion de texte inachevé (indépendamment de la volonté de son auteur). Dans ce cas, 1) le texte que nous avons présentement n’est pas finalisé, et 2) il est impossible de savoir, avec certitude, si l’auteur voulait le finaliser (rien ne nous laisse supposer que ç’ait d’ailleurs effectivement été le cas) ou s’il ne le voulait pas (s’il s’agissait par exemple seulement de brouillons, de notes, d’un journal personnel, etc.). Le terme posthume est ici aussi adapté car cette qualification philologique ne peut se faire qu’après la disparition de leur auteur : la compilation par l’auteur lui-même de morceaux de son œuvre (comme par exemple Jacques Chardonne qui publie seize ans après son premier roman, L’Epithalame (1921), une compilation de morceaux de ce livre pour en composer un autre auquel il donnera le nom de L’amour c’est beaucoup plus que l’amour2) est en effet à ranger avec les textes finalisés – et ceci, quand bien même l’auteur inscrit cette finalisation dans une volonté d’inachèvement. Autrement dit, le statut de fragment posthume n’a rien à voir avec un quelconque volonté de l’auteur. On parlera donc de fragments posthumes parce qu’on ne peut affirmer quoi que ce soit, philologiquement, de la volonté de l’auteur d’avoir pensé ces fragments comme appartenant à un tout finalisé. C’est donc le doute qui préside à ce statut du texte (toute la polémique autour de La Volonté de puissance de Nietzsche renvoie à cette question3). Nous allons maintenant tenter de reprendre, à travers trois œuvres ou mouvements littéraires, les trois acceptions du terme fragment que nous avons relevées (le morceau qui ne renvoie qu’à lui-même, la ruine de l’édifice antique ou la promesse de l’édifice à venir, et la modalité littéraire et conceptuelle de l’inachèvement), ceci afin d’en extraire une définition 1 Cf., dans la troisième partie de la présente thèse, 3.5.2. Quelle fin pour Ecce Homo et L’Antéchrist ? Bataille, pourtant bien au courant des débats philologiques autour des éditions de Nietzsche, qualifie pourtant, dans les années quarante, Ecce Homo de « dernier écrit achevé » du philosophe (G. Bataille, « Sur Nietzsche », in Œuvres Complètes Tome VI, op. cit., p. 22). 2 Jacques Chardonne, L’Épithalame, Paris : Grasset, 1921 & L’Amour, c’est beaucoup plus que l’amour, Paris : Stock, 1937. Dans la préface de ce dernier livre, Chardonne explique : « Ce livre fait de parcelles choisies par moi, et dont je suis deux fois l'auteur, m'apparaît tout à coup comme un puzzle insidieux où se composerait un visage ». 3 Cf., dans la troisième partie de la présente thèse, 3.2. L’expérience traumatique de La Volonté de puissance ou la réinterrogation de la validité du texte nietzschéen. 47 philosophique, un outil utilisable pour la saisie de l’œuvre de Nietzsche (le fragment(s) comme concept) et d’arriver à la position philologique qui consiste à considérer l’ensemble des textes nietzschéens, quelle que soit leur place dans le classement que nous venons d’évoquer (texte finalisé, texte posthume, fragment posthume), à considérer l’ensemble des Œuvres philosophiques complètes de Nietzsche donc, comme un agencement de fragment(s)s au sens où nous aurons construit ce concept. 48 Chapitre 2) Le fragment par l’exemple 2.1 Le livre De la nature d’Héraclite : le fragment, miroir de l’œuvre perdue ? Jean-Paul Dumont, préfacier des Présocratiques dans la Pléiade assume la deuxième acception du fragment, en tout cas dans son rapport à la ruine, à l’édifice maintenant perdu1 : « Deux mille cinq cents ans ! C’est le temps que la lumière de la dentelle du Cygne met à nous parvenir, éclat tombé du ciel. Elle nous atteint aujourd’hui, alors qu’elle fut émise au moment où Thalès, à Milet, prédisait pour la première fois une éclipse du soleil. De cette rencontre qui donne à rêver jaillissent des étincelles qui sont le feu de la raison. Car de la voûte céleste autrefois pavée de pierres embrasées est aussi tombé, à Ægos Potamos, en l’an 468 avant J.-C., un météore dont on dit qu’Anaxagore avait annoncé à l’avance la chute, par un moyen dont le secret est aujourd’hui perdu : à l’époque de Pline l’Ancien, près de six siècles après, on venait encore de loin contempler cette curiosité astronomique. Il en est ainsi de ces fragments [des Présocratiques]. Un tas de pierres. Des moellons célestes disjoints. Des cailloux épars, vestiges irremplaçables d’un édifice que des négligences accumulées ont laissé se disloquer. Aujourd’hui l’érudition doit se faire pieuse, pour réparer le manque de soin des grands lettrés. »2 Si les fragments sont les morceaux d’étoiles (les météorites) tombés sur terre, non seulement cette longue citation (ce fragment de la préface de Dumont) nous dit qu’ils renvoient à l’universalité du ciel qui est sur nos têtes, mais son auteur nous affirme surtout que si l’édifice en question (l’universelle raison) s’est morcelé en milliers de fragments, c’est de la faute de ceux qui, « négligents », ne s’en sont pas occupés suffisamment correctement pour lui assurer et lui garantir la pérennité de cette totalité qu’il possédait. Et même si Dumont affirme qu’il en va de ces splendides édifices (la « […] mémoire de notre civilisation occidentale dont les racines sont méditerranéennes, et plus proprement grecques. »3) comme de tout ce qui foule notre terre, à savoir que tout est amené à mourir, à disparaître (« L’humaniste doit se faire à l’idée non seulement que les civilisations sont mortelles, que les cadavres pourrissent, les édifices s’écroulent et les livres tombent en poussière. »4), il indexe néanmoins le devenir des fragments écrits dans le passé à une soitdisant « responsabilité » de l’humanité : « Pourtant, en dépit de cette universelle fatalité, il n’en va pas du tout des fragments de livres comme des restes des monuments architecturaux ou comme certaines œuvres d’art isolées. »5 Pour lui, la conservation du ou des fragments d’un écrit dépend de deux facteurs. Le premier, le temps, est celui qui exerce son « universelle fatalité » et dont, pour reprendre le mot d’Aristote, « la fonction principale est d’user ». Le second, qui va à l’encontre du premier, tient à la valeur intrinsèque de l’écrit en question : sera plus facilement conservé, moins usé par le temps, l’écrit qui aura aux yeux des générations successives le plus de valeur. Autrement dit, ne nous parviennent que les 1 Rappelons que dans cette seconde acception, nous avons également insisté sur le fait que le fragment, miroir de l’édifice passé et perdu peut devenir, par nostalgie, la promesse de la reconstruction de celui-ci. Cf. p. 43 de la présente première partie de la présente thèse. 2 Jean-Claude Dumont, « Préface », in Les Présocratiques, Paris : Gallimard, coll. La Pléiade, 1988, p. IX. Il s’agit de la traduction de la canonique édition d’Hermann Diels, Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, 1903 (édition complétée par Walther Kranz en 1951). Leur classement des fragments des philosophes dits présocratiques (noté DK) reste celui de référence. 3 Ibid. 4 Ibid., p. XX. 5 Ibid. 49 morceaux qui ont été jugés avoir suffisamment de valeur pour être conservés. Et c’est sur ce facteur seul que l’homme aurait une quelconque action. Si la négligence des lettrés dont parle Dumont fut de ne pas reconnaître la valeur du livre d’Héraclite au point de le laisser se déliter en fragments, se morceler, l’humaniste moderne, lui, évitera d’en faire autant. Alors, certes, Dumont le premier reconnaît que « rien n’est plus subjectif qu’un tel jugement, ni plus relatif qu’une telle valeur »1, et il invite à tenir compte de ce jugement, de cet intérêt, qui a permis à tel morceau de texte de nous parvenir, mais reste en suspend, avec une telle façon de considérer le fragment, la question essentielle, celle que Nietzsche a ouverte en réinterrogeant la valeur de la valeur – Nietzsche qui se réclame sur ce point, dans le fragment ‘1884, 26 [193] — X, p. 225’, d’Héraclite2. 2.1.1 Héraclite : l’isolé et l’obscur Héraclite d’Éphèse serait né, si l’on en croit Diogène Laërce qui suivait lui-même Apollodore d’Athènes et sa Chronologie, vers 544-541 avant un autre homme célèbre, Jésus Christ3. De lui ne subsistent que quelques suppositions sur son existence. Des éléments biographiques : sa date de naissance (approximative donc) ; son origine éphésienne (même si le nom de son père n’est pas affirmé par Diogène Laërce) ; les circonstances de sa mort (de maladie – hydropisie –)4. Et quelques caractéristiques psychologiques : il était « d’esprit hautain, plus que personne, et méprisant », particulièrement misanthrope puisque, « pour finir, il prit les hommes en haine, et vécut à l’écart dans les montagnes, se nourrissant d’herbes et de plantes »5. Mais la principale caractéristique est son côté « isolé » ou « dispersé »6. On peut reconnaître de multiples raisons à une telle qualification, mais pour notre part nous en articulerons trois : une raison d’ordre historique, une raison d’ordre psychologicobiographique et une dernière raison (celle qui, dans notre problématique, nous intéresse le plus) d’ordre philosophico-philologico-littéraire, à savoir, peut-être, la volonté d’Héraclite d’écrire en fragment(s). La première raison de ce qualificatif d’« isolé » est d’ordre historique : Héraclite est classé par Diogène Laërce parmi les philosophes isolés probablement parce qu’il n’a pas directement donné d’enseignement, qu’il n’a pas créé d’école et que sa généalogie philosophique est, du coup, plus difficile à tracer (et si les disciples d’Héraclite, les Héraclitéens, sont cités par Diogène Laërce, ce n’est que comme ayant appris la doctrine de leur maître via son livre et non sa parole7). La raison pour laquelle il est mis dans une telle position tient probablement 1 Ibid. Cf. p. 407 de la troisième partie de la présente thèse. 3 Diogène Laërce, « Héraclite », in Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris : Le Livre de poche, 1999, livre IX, 1, p. 1047, trad. Jacques Brunschvicg. 4 Ibid., IX. 3., p. 1049. 5 Ibid., IX. 2, p. 1048. 6 « Dispersé » est la traduction de Jean-François Balaudé qui traduit le livre VIII (Ibid., VIII, 91, p. 1019). « Isolé » celle de J. Brunschvicg qui traduit le livre IX (Ibid., Préface au livre IX, p 1031). 7 Ibid., IX. 6, p. 1051. Platon précise d’ailleurs que les Héraclitéens n’enseignaient pas non plus directement à leurs disciples, même s’il le fait dans un esprit polémique pour se moquer de leur incapacité à se fixer : « Parmi eux, aucun n’est disciple d’un autre : ils poussent tout seuls, au hasard de l’inspiration qui les saisit, et chacun d’eux pense que l’autre ne sait rien. » (Platon, Théétète, 180 b-c., trad. Émile Chambry). Les héraclitéens ne sont d’ailleurs traités dans aucun livre de la somme de Diogène Laërce, même si le plus célèbre d’entre eux, Cratyle, est signalé par Diogène, dans le livre III, qui le nomme « Cratyle l’Héraclitéen » (Diogène Laërce, « Héraclite », in Vies et doctrines des philosophes illustres, op. cit., III. 6, p. 396). Remarquons que si J. Brunschvicg parle d’« Héraclitien », Luc Brisson, le traducteur du livre III, parle d’« Héraclitéen ». 2 50 tout autant à la doctrine qu’il enseigna qu’à des raisons propres au philosophe. C’est ce que nous allons essayer d’analyser. Une deuxième interprétation à ce qualificatif d’isolé est en effet proposée par Diogène Laërce, qui l’indexe à une caractéristique personnelle du philosophe d’Éphèse directement liée, comme la majorité de ce type de caractéristiques lorsqu’elles sont convoquées, au contenu des fragments qui ont été utilisés par les lecteurs successifs comme autant de signes de sa personnalité : nous parlons de son caractère autodidacte, sans maître (Héraclite fut connu de toute l’Antiquité comme le philosophe qui s’était fait lui-même). Diogène Laërce dit ceci d’Héraclite : « Il fut extraordinaire dès son enfance : étant encore jeune, il disait qu’il ne savait rien ; devenu adulte, qu’il connaissait tout. Il n’avait été l’élève de personne, et disait qu’il avait cherché lui-même et qu’il avait tout appris par lui-même. »1 Diogène Laërce cite ici Plutarque (le fragment d’Héraclite est classé par Diels & Krank sous le numéro DK B101). Ce fragment est important à plusieurs titres, notamment, et c’est pourquoi nous allons insister sur le sens à lui donner, car il renvoie à la position particulière du philosophe telle que l’imagine et la construit Héraclite. Plus classiquement ce fragment est célèbre car, selon la tradition philosophique et notamment Plutarque, il déplacerait l’aphorisme fondateur, depuis Socrate, de la philosophie, le fameux « connais-toi toi-même » issu de l’oracle delphique. Voilà ce qu’en dit Plutarque : « Héraclite, en présentant la chose [l’injonction socratique du connais-toi toi-même] comme un achèvement de la plus haute importance et de la plus grande gravité, avait dit je me suis cherché moi-même : tout comme le “connais-toi toi-même” est la plus divine des inscriptions de Delphes. »2 Ce fragment serait donc bien une affirmation originale et propre à Héraclite de la place et du positionnement qui définissent le philosophe, ce qui explique la multitude d’interprétations et de traductions qui lui est proposée. Pierre Pradeau, un des éditeurs des fragments d’Héraclite, fait remarquer que les Anciens, qui ont abondamment cité ce fragment, l’envisageaient soit comme une remarque autobiographique propre à Héraclite (d’où le surnom d’isolé : se cherchant lui-même, il n’a pas besoin des autres), soit comme une invitation plus générale à l’introspection3 (lecture, par exemple, de Clément qui cite Héraclite – fragment DK B35 – ainsi : « Car selon Héraclite, <les hommes philosophes> doivent surtout être de bons enquêteurs en beaucoup de choses, et il est réellement nécessaire qu’“il ait erré beaucoup celui qui désire être parfait”. »4). Si Conche, dans son édition des Fragments d’Héraclite, interprète le fragment DK B101 comme l’évolution ultime que fait subir le philosophe d’Éphèse à l’oracle delphique5, Pradeau en propose au contraire une lecture qui l’oppose radicalement à l’aphorisme pythique: ce dernier disjoint en effet l’interprétation de ce fragment du « Connais-toi toi-même » de la Pythie en ce sens que, selon lui, le fragment héraclitéen affirme une réappropriation de la question « qu’est-ce que l’homme ? » en se délivrant absolument du dieu, en rompant brutalement avec l’origine de l’oracle, Apollon. Conche, à l’inverse, par l’analyse qu’il propose des deux verbes (chercher et connaître) qui sont donc différents dans le fragment héraclitéen DK B101 (qui, « comme Nietzsche l’a noté, use “d’un mot qui servait à désigner l’examen qu’opérait 1 Ibid., IX. 5, p. 1050. Héraclite, Fragments, Paris : Garnier-Flammarion, 2002, édition Jean-François Pradeau, p. 160 : fragment DK B110 tiré du Contre Colotès de Plutarque (20, 1118C). Comme le veut l’usage depuis Diels, le fragment attribué à Héraclite est ici en gras, le reste étant le texte de Plutarque. 3 Jean-François Pradeau, Ibid., p. 281, note 96. 4 Ibid., p. 154 : fragment DK B25 tiré des Stromates (V, 140, 4-6) de Clément. Dans cette lecture (considérée comme erronée par Miroslav Marcovich), cette recherche est qualifiée d’enquête (historie), qui renvoie donc, en grec, à la notion d’histoire. 5 Héraclite, Fragments, Paris : PUF, 1986, Édition Marcel Conche, p. 229-231. 2 51 un oracle”1) et dans l’oracle de Delphes (qui signifie alors pleinement connaître), tire comme conclusion qu’Héraclite, dans ce fragment, assume de parler lui-même comme l’oracle dont ainsi il se veut le représentant ultime puisque, en allant jusqu’au bout du « Connais-toi toimême », il met en acte l’« achèvement », dit Conche, de la célèbre formule qu’Apollon a soufflée à la Pythie2. Pradeau et Conche diffèrent donc radicalement dans leur interprétation respective de ce fragment : le premier voit Héraclite comme une rupture radicale, posée d’emblée, avec l’oracle (et le dieu) ; et le second, en mettant Héraclite directement en lien avec la tradition oraculaire, l’inscrit au contraire dans une continuité : Conche interprète donc la philosophie héraclitéenne comme l’exercice d’une ultime poursuite de la philosophie archaïque grecque. C’est pourquoi il insiste sur le caractère énigmatique – qui est propre aux oracles3 – des fragments héraclitéens (et également, à en croire les témoignages antiques, de son livre)4. Nietzsche, à la même époque qu’il écrit ses textes sur les Grecs (dans les Cinq préfaces à cinq livres qui n’ont pas été écrits notamment5), enseigne sur Héraclite dans son cours à Bâle : « Héraclite définissait sa propre façon de philosopher comme une recherche et un examen de soi-même (de même qu’on examine un oracle) [Nietzsche cite alors en grec le passage de Diogène Laërce que nous avons cité plus haut :] Il dit s’être étudié lui-même et avoir tout appris de soi. Cela était exprimé en ces termes [Nietzsche cite alors en grec le fragment DK B101 d’Héraclite qu’il traduit ainsi :] Je me suis pris moi-même comme sujet d’étude. C’était l’interprétation la plus fière du précepte de Delphes [Nietzsche cite alors en grec la fin du passage du Contre Colotès de Plutarque :] Et parmi les préceptes delphiques, le “Connais-toi toi-même” semblait le plus divin. »6 Nietzsche a bien compris que le fragment DK B101 indiquait la place que devait tenir le philosophe dans le monde (la nature) telle que la construit, avec sa philosophie, Héraclite. Philosophie que Nietzsche résume en quatre concepts fondamentaux : 1) l’éternelle transformation ; 2) la diké, la justice qui intègre l’adikia, l’injustice ; 3) le polemos ou conflit (l’agôn) ; 4) le feu qui détruit et construit sans cesse7. Nietzsche lit le fragment DK B101 comme la seule position possible vis-à-vis de la 1 Marcel Conche, « Préface », in Héraclite, Fragments, Ibid., p. 230. Conche fait ici allusion au long passage sur Héraclite dans Cinq préfaces à cinq livres qui n’ont pas été écrits (Cf., dans notre annexe ex corpore thesis, le fragment(s) ‘1872, CP [1 – La Passion de la vérité] — I**, p. 170’ p. CLXXXIII). 2 « L’homme prend à son compte la question de l’homme : que suis-je ? – et sans ajouter, comme le fera Saint Augustin : “Que suis-je, mon Dieu ?” (Conf., X, XVII). C’est à l’homme qu’échoit la question ; à l’homme aussi qu’échoit la réponse. » (M. Conche, « Préface », in Héraclite, Fragments, op. cit., p. 229). 3 « Les oracles que rendait la Pythie passaient pour avoir un caractère énigmatique. » (Ibid., p. 230). 4 Ce caractère énigmatique explique que les différents éditeurs des fragments d’Héraclite traduisent très diversement le fragment DK B101. S. Colli propose : « Je tentai de déchiffrer moi-même » (Giorgio Colli, La Sagesse grecque, Tome III Héraclite (1980), Paris : L’Éclat, 1992, p. 51 – La traduction, de Patricia Farrazi, est donnée d’après le texte italien). Miroslav Marcovich le traduit ainsi : « J’interrogeai moi-même » (« I asked myself » – Miroslav Marcovich, Heraclitus, Berlin : Academia Verlag, 2001, p. 53-58 (Édition originale : M. Marcovich, Heraclitus, Editio maior, Oxford, 1967)). Précisons que Le fragment DK B101 correspond, dans l’édition de M. Marcovich, au fragment 15 et est classé dans le groupe « The doctrine of the logos » et non pas, curieusement, dans « Ethics, politics, and the rest ». Karl Reinhardt donne quant à lui : « J’ai cherché à résoudre mon énigme. » (cité par S. Colli, Ibid., p. 145). Nietzsche traduit par « Moi-même que j’ai cherché et que j’ai tenté d’interpréter » (cf., dans notre annexe ex corpore thesis, le fragment(s) ‘1873, PG [8] — I**, p. 240’, p. CLXXXIX). 5 Cf. I**. 6 Friedrich Nietzsche, « Héraclite », in Les Présocratiques, Paris : L’Éclat, 1994, p. 142, trad. Nathalie Ferrand. 7 Ibid., p. 150-155. Nietzsche y intègre un cinquième élément qui tient le tout : c’est la question de la nécessité, qui, telle un « jeu d’enfant », assure la justice inconsciente et immanente dans ces changements sans fin, ces contradictions constamment en conflit qui modifient le feu éternel : « car l’enfant cosmique n’agit pas selon des fins, mais seulement d’après une dike immanente. Il peut agir uniquement en conformité à des fins et à des lois, mais il ne veut intentionnellement ni l’un ni l’autre. […] L’enfant jette son jouet, mais dès qu’il reprend son jeu, 52 nature, celle du spectateur qu’est le philosophe devant le feu éternel qui brûle en lui-même – la position du philosophe devant soi-même : « Le feu éternel qui construit le monde par jeu, contemple tout ce processus comme Héraclite lui-même y assiste en simple spectateur. C’est pourquoi Héraclite s’attribue de la sagesse. »1 C’est du logos dont il est ici question. Pradeau analyse fort justement les deux façons de comprendre comment Héraclite conçoit le logos (la raison, ou plus exactement le monde en tant qu’il est indexable à la raison) : on peut voir le logos d’Héraclite comme « compréhension épistémologique du monde » ou comme « compréhension cosmologique du monde ». La première option met le philosophe dans cette position du spectateur (actif) du monde (c’est celle-ci que Pradeau, comme Nietzsche donc, pense la plus adéquate pour envisager la philosophie d’Héraclite) ; alors que la seconde lecture correspond, nous allons le voir plus bas, à une lecture stoïcisante (sic) d’Héraclite : « Ce sont donc [avec les lectures postérieures d’Héraclite] deux significations du logos et, de fait, deux interprétations distinctes du projet héraclitéen qui s’opposent : la compréhension cosmologique du logos (qui tient ce dernier pour la structure objective et rationnelle de la réalité dans son ensemble), et la compréhension épistémologique du logos (qui le tient pour la connaissance de cette réalité). »2 Pradeau, donc, retient cette dernière définition (« épistémologique ») du logos et définit le philosophe héraclitéen comme un spectateur : « Héraclite n’est pas le sage prostoïcien qui dit des hommes qu’ils échouent à connaître toutes choses et en premier lieu eux-mêmes pour cette raison qu’ils ne parviendraient pas à saisir la raison du tout […]. Il est plutôt celui qui constate que les hommes ne font pas un usage convenable de la faculté de connaître, et qui entend distinguer deux sortes de connaissances : les connaissances fausses que partagent la presque totalité des hommes et qui sont le résultat d’un mauvais usage de la réflexion, et celle, nécessairement seule en son genre, qui est vraie parce qu’elle a pour objet ce que sont toutes choses. »3 Nietzsche, qui ouvre son cours sur Héraclite sur la position politique de l’Éphésien face à la cité dont il est issu et qui, trop démocratique, a banni son ami Hermodore4 parce qu’il était trop puissant, conclue ce même cours sur la position du philosophe héraclitéen ainsi : « Qu’un si petit nombre d’hommes vivent selon le logos et le reconnaissent s’explique du fait que leurs âmes sont “humides” parce que le feu s’est éteint. […] D’après Héraclite, l’homme en soi est alogos [dépourvu de logos] : c’est seulement par son union avec le feu qu’il peut prendre part au logos universel. […] L’homme n’est absolument pas la plus haute manifestation de la nature, c’est le feu [qui l’est]. […] Au fond, Héraclite est le contraire d’un pessimiste. D’un autre côté, il n’a rien d’un optimiste, car il ne nie pas la souffrance et la déraison. La guerre se révèle être pour lui l’éternel processus du monde. Mais il acquiesce à la présence d’une éternelle destinée [en grec dans le texte] qu’il appelle, puisqu’elle domine tout du regard il agit selon une finalité et un ordre éternels. – Nécessité et jeu : guerre et justice. » (Ibid., p. 158, note + & p. 161). 1 Ibid., p. 159. 2 Jean-François Pradeau, « Introduction », in Héraclite, Fragments, op. cit., p. 58. 3 Ibid., p. 68-69. 4 Nietzsche, « Héraclite », in Les Présocratiques, op. cit., p. 140. Nietzsche reviendra fréquemment, notamment dans des fragment(s) des années 1870-1873, sur ce bannissement d’Hermodore qui signe la volonté de la démocratie d’évincer l’agôn (troisième concept fondamental d’Héraclite) du jeu politique : pour lui, en effet, dans la classique civilisation grecque, il faut à tout prix éviter qu’un individu l’emporte sur les autres, sinon c’est tout l’équilibre de l’ensemble, de l’État, en tant qu’il est basé sur la contradiction originelle (la joute [Wettkampf, traduction de agôn]) qui s’effondrerait (cf., dans notre annexe ex corpore thesis, le fragment(s) ‘1872, CP [5 – La Joute chez Homère], I**, p. 196-197’, p. XLVII). Sur cette question voir Stéphane Nadaud, « Les Limbes ou l’anté-purgatoire : Qu’en est-il de la joute à la fin du XXe siècle ? », Revue Lignes, novembre 2007, n° 23-24, p. 351-372 (les notes ont été, accidentellement, omises de cette édition. On peut se reporter à l’article complet à l’adresse web : http://www.revue-chimeres.fr/drupal_chimeres/?q=node/274). Voir aussi, sur la distinction entre agôn et polemos chez Héraclite, la note 2, p. 469 de la troisième partie de la présente thèse. 53 logos, raison [en grec dans le texte] »1. Ce fragment DK B101, « je me suis cherché, seul, en tant que logos », qui renvoie à la caractéristique propre à la personnalité d’Héraclite, construit donc surtout une figure du philosophe (celle qui intéresse Nietzsche) qui assume, pour des raisons politiques propres à sa philosophie, l’aspect isolé, voire, obscur de sa recherche. Le terme isolé serait donc lié à une caractéristique propre à la personnalité d’Héraclite, que Nietzsche dit par-delà pessimisme et optimisme. Mais cette interprétation du caractère isolé d’Héraclite, appuyée sur le fragment d’Héraclite tel qu’il nous a été livré par Plutarque et qu’il est lu par Nietzsche et Pradeau (rappelons-le à nouveau : un philosophe qui prend réellement toute la mesure de ce que la philosophie d’Héraclite révèle – le logos héraclitéen – ne peut que vivre dans une telle position, isolée, il ne peut être qu’un ermite au milieu du logos, c’est-à-dire au milieu de lui-même), prend le risque d’être rabattu sur une caractérisation (néologisme renvoyant à la caracterization scénaristique anglo-saxonne) psychologique des plus simplistes. Ce que ne manque pas de faire Diogène Laërce : « Théophraste attribue à une disposition mélancolique le fait qu’il a laissé certaines parties de son livre à moitié achevées, et d’autres qui font l’objet de réécritures. »2 La disposition mélancolique, qui expliquerait la raison pour laquelle Héraclite devint misanthrope, pour laquelle il eut tant de mal à s’inscrire dans la généalogie classique de la philosophie grecque, devient ici une explication à sa machine d’écriture. Il est en effet facile d’expliquer la tendance ermite d’Héraclite uniquement à partir de la façon dont il propageait son enseignement, dont il était philosophe dans et au milieu du monde, et donc, in fine, à la façon dont il écrivait. Mais cette facilité peut néanmoins ouvrir à une question autrement plus riche et qui se poserait en ces termes : n’est-ce pas la façon dont Héraclite avait de mêler ce qu’il était en tant qu’individu à ce qu’il produisait dans ses écrits et ses enseignements oraux – comme Kafka, comme Soares – qui lui a collé cette étiquette d’obscur ? Nous donnerons donc une troisième et dernière raison pour expliquer le côté isolé d’Héraclite : si le philosophe d’Éphèse est dit l’obscur par les Anciens (Diogène Laërce en atteste, tout comme Aristote3), c’est parce qu’il était, effectivement, obscur. Pour nous, c’est par nécessité, pour exprimer au mieux sa philosophie, pour tenir cette position politique que Nietzsche exhausse, qu’il est obscur. Nous émettons l’hypothèse qu’Héraclite n’a pu donner toute la mesure de son obscurité que par une écriture en fragment(s) qui n’est donc pas – seulement – un effet du temps mais qui est, beaucoup plus, une façon volontaire de faire de la philosophie. Autrement dit, loin de renvoyer à la totalité de « la voûte céleste » dont parle Dumont dans sa préface aux Présocratiques de La Pléiade, les fragments d’Héraclite donnent à voir la façon dont ils ont été produits, dont ils ont été livrés, comme des oracles avons-nous dit plus haut en analysant, avec M. Conche, le fragment DK B101. Il est possible de comprendre cela en revenant sur la distinction, classique elle aussi, entre la philosophie d’Héraclite et celle de Parménide. Tout étudiant en licence de philosophie a appris par cœur que Parménide était le défenseur de l’Être et Héraclite celui du devenir. Cette distinction est d’ailleurs reprise pas Nietzsche lui-même qui oppose formellement les deux présocratiques dans son cours sur Héraclite : « Voilà l’intuition d’Héraclite : il n’existe rien dont on puisse dire “il est”. Héraclite nie l’être. Il ne connaît que ce qui devient, ce qui s’écoule. Il considère la foi en la permanence comme une erreur et une ineptie. Il ajoute l’idée suivante : mais ce qui devient est en éternelle transformation, et la loi de cette éternelle transformation – le logos dans les choses – est précisément cet “Un”, le feu [en grec dans le texte]. Donc 1 Nietzsche, « Héraclite », in Les Présocratiques, op. cit., p. 161-162. Diogène Laërce, « Héraclite », in Vies et doctrines des philosophes illustres, op. cit., IX. 6, p. 1051. 3 Cf. les remarques de J.-F. Pradeau (« Introduction », in Héraclite, Fragments, op. cit., p. 12). 2 54 l’Un qui est en devenir est à lui-même sa propre loi. Son devenir et le comment de son devenir constituent son œuvre. Héraclite ne voit donc que l’Un, mais dans un sens opposé à celui de Parménide. […] La multiplicité qui selon Parménide est une illusion des sens, pour Héraclite est la robe d’apparat, la forme de manifestation de l’Un, et nullement une illusion, car l’Un n’apparaît pas autrement. »1 C’est à Platon, dans le Théétète, que l’on doit cette opposition formelle entre le philosophe d’Élée et celui d’Éphèse. Socrate renvoie en effet dos à dos les Héraclitéens qui « sont, à l’unisson de leurs écrits, en perpétuel mouvement » et « les Melissos et les Parménide, qui soutiennent énergiquement que tout est un et se tient immobile en lui-même, n’ayant pas de place où se mouvoir. »2 Socrate affirme qu’« En nous avançant peu à peu, nous sommes tombés sans nous en douter au milieu des uns et des autres, et, si nous ne trouvons pas le moyen de nous défendre et de nous échapper, nous en porterons la peine, comme ceux qui jouent aux barres dans les palestres, quand, pris par les deux partis, ils sont tiraillés des deux côtés à la fois. »3 Aristote confirmera cette dichotomie dans sa Physique, en critiquant Platon et son incapacité à résoudre cette opposition, lorsqu’il renvoie dos à dos Héraclite et Parménide qui « se sont laissés prendre au piège d’une alternative cosmologique tranchée entre l’hypothèse d’un repos universel et celle contraire d’un mouvement universel […] Deux hypothèses également fausses, auxquelles la Physique objecte qu’il est nécessaire de faire la part de ce qui est en mouvement (et comment) et de ce qui est au repos pour pouvoir élaborer une physique, c’est-à-dire une science de ces réalités qui possèdent chacune “un principe de mouvement et de repos” (II, 192b13-14). »4. Tout cela est bien connu et cette distinction originelle continue pour beaucoup à représenter une ligne de partage entre les métaphysiciens, qu’un Badiou, à la suite d’un Heidegger, considère comme les seuls philosophes, et ceux que ces mêmes philosophes adeptes de l’ontologie appellent les antiphilosophes (ceux, dont nous procédons, qui s’exposent à la critique d’un trop de subjectivité au dépend d’un pas assez d’Être5). Mais, au-delà de querelles qui restent, en réalité, tout à fait scolastiques (pour ne pas dire universitaires), nous poserons que s’il y a une distinction à faire entre Parménide et Héraclite, celle-ci gagne à être instruite sur le terrain de l’écriture (de la littérature) et de la façon dont ils ont, chacun, constitué, pour la postérité, leur œuvre. D’un côté, donc, Parménide dont il ne nous reste de l’œuvre, en guise de fragments, que des morceaux (dont certains assez longs) de son Poème (en rime donc). Conche nous donne une explication de la raison pour laquelle Parménide s’est exprimé sous cette forme : « Pourquoi un poème ? Sans doute parce que le poème, plus que la prose, est bâti pour s’inscrire dans les mémoires et pour durer : le support de l’affirmation de l’être éternel doit, autant que possible, échapper à la puissance dissolvante du temps. »6 De Parménide, la tradition pense qu’il n’a écrit que ce Poème, censé exprimer sa philosophie de l’Être : « De ce Poème ne subsistent que des fragments, dont l’un, conservé par Sextus Empiricus, a toutefois trente vers, un autre, que l’on doit à Simplicius, plus de soixante. »7 Il aurait été divisé en trois parties : un prélude, L’Allégorie ; une partie dite ontologique (où sont exposées les théories métaphysiques de l’Être), dite La Vérité ; et une troisième partie doxique (« où était exposée 1 Nietzsche, « Héraclite », in Les Présocratiques, op. cit., p. 150. Platon, Théétète, 179e & 180e, trad. É. Chambry. 3 Ibid., 180e-181a. Socrate critiquera chez les Héraclitéens le fait qu’il n’ont pas pris conscience qu’il y avait plusieurs types de mouvement (translation – le fait d’aller d’un point a à un point b – et altération – le fait de changer, vieillir par exemple –), ce que reprendra à son compte Aristote. 4 J.-F. Pradeau, « Introduction », in Héraclite, Fragments, op. cit., p. 33. 5 Sur cette question, et notamment la lecture ontologique de Nietzsche par Deleuze, cf. note 4, p. 260 de la deuxième partie de la présente thèse. 6 Parménide, Le Poème : Fragments, Paris : PUF, 1996, édition de Marcel Conche, p. 7. 7 Ibid. 2 55 la genèse mythique (au sens du Timée) du monde sensible »1), Le Mythe, dont il ne reste que des bribes. Ce livre peut donc être considéré, selon Conche, comme « un système philosophique, à savoir une “organisation interne et cohérente de pensées” relatives à la réalité dans son ensemble […] »2. À la philosophie de l’immobilité de Parménide correspondrait donc une forme d’écriture, le Poème, qui l’exprimerait, cette philosophie, dans sa totalité. Et de l’autre côté nous avons Héraclite, dit l’obscur, dont nous disons que les fragments évoquent les oracles, tout autant à cause de leur aspect laconique qu’énigmatique. Plotin dit ainsi : « Il semble enseigner au moyen d’images, sans avoir le souci de nous rendre claire sa doctrine ; peut-être pense-t-il qu’il nous faut chercher par nous-mêmes, tout comme il a cherché et trouvé par lui-même. »3 Nous allons voir que la question de savoir s’il a existé même réellement un livre d’Héraclite se pose : « L’essentiel est donc, à défaut du livre perdu d’Héraclite, d’en recueillir les fragments et de les bien entendre. Certes, cela implique une certaine idée du livre lui-même. Y avait-il même “livre”, à proprement parler ? Diels songe à un recueil plus ou moins astructuré d’aphorismes, cette forme aphoristique étant elle-même “empruntée” (“borrowed”, Encycl. Hastings, VI, p. 591) aux écrits gnomiques qui circulaient largement au VIe siècle. […] Kirk entend se référer au “dire” d’Héraclite, non à son livre, car “it is possible that Heraclitus wrote no book” ; celui-ci aurait, en ce cas, été composé par un élève pour garder la mémoire des paroles du maître. »4 Contre Kirk, il était connu, dans l’Antiquité, que dans le livre d’Héraclite les mots n’étaient pas séparés, l’accentuation et la ponctuation inexistantes. Le débat philologique reste donc ouvert. Mais la question que pose un tel constat (à savoir que les fragments ne se référeraient qu’à euxmêmes, soit qu’ils aient été mis les uns à côté des autres, sans lien, dans le livre De la nature, soit qu’il n’ait jamais existé un tel livre – qu’ils répondraient donc à la première définition du fragment et non à la seconde5) ouvre sur celle de l’authenticité desdits fragments – question qui, il faut le remarquer, ne se pose pas du tout avec une telle ampleur dans la littérature consacrée à Parménide, alors qu’elle constitue le fond de l’essentiel des disputes philologiques concernant Héraclite. Ainsi se multiplient les querelles pour savoir si tel fragment peut être considéré, et dans quel état, comme authentique. Quoi qu’il en soit, ces discussions de spécialistes montrent en tout cas le statut bien particulier du fragment héraclitéen6. Nous allons voir que cette zone de fracture philologique (éditer les fragments en 1 Ibid., p. 8. Ibid., p. 23. Conche cite Martial Gueroult, Philosophie de l’histoire de la philosophie, Paris : AubierMontaigne, 1979, p. 32. 3 Plotin, Traité 6 (Ennéades IV, 8), 1, 15-17. 4 Conche, « Préface », in Héraclite, Fragments, op. cit., p. 7. La position de Kirk est marginale dans les études héraclitéennes. Il précise sa pensée ainsi : Héraclite « n’a pas écrit de livre, au sens où nous l’entendons. Les fragments, ou du moins la plupart d’entre eux, semblent être des affirmations isolées, des gnomai ; bon nombre des particules de liaison qu’elles contiennent appartiennent à des sources postérieures. C’est du vivant d’Héraclite, ou à peu près, qu’un recueil de ces sentences fut composé, peut-être par un disciple. Tel était le “livre” : à l’origine, les déclarations d’Héraclites avaient été orales, et elles furent ainsi consignées par écrit de façon à être aisément retenues ». (Geoffrey S. Kirk, Heraclitus. The Cosmic fragments, Cambridge : Cambridge University Press, 1959, cité par J.- F. Pradeau in Héraclite, Fragment, op. cit., p. 18, note 1). Que cela soit historique, qu’il ait vraiment écrit un livre ou pas, peu nous importe. Car il s’agit là d’une résolution facile (simpliste) du problème ouvert par la notion de fragment que de considérer que l’enseignement d’Héraclite ne fut qu’oral, alors que la grande majorité des auteurs (dont Platon) indexent les présocratiques auxquels appartient le philosophe d’Éphèse à une tradition philosophique écrite (ce qui fait de Socrate une exception). 5 Cf. p. 43 de la présente première partie de la présente thèse. 6 Conche résume ce problème ainsi : « Ce n’est pas qu’il y ait désaccord entre les éditeurs sur le critère de l’authenticité d’un fragment. Ce critère ne peut être que celui de la littéralité : un fragment est dit “authentique” s’il est identique iisdem verbis, mot pour mot, au texte original. Aucun éditeur, toutefois, n’applique ce critère dans sa rigueur : il y a des degrés de littéralité, dont il est amené à tenir compte. Sur les 129 fragments 2 56 tenant plus ou moins compte de l’existence d’un livre original et en tentant de les rapprocher de cette forme initiale ainsi supposée) a des implications philosophiques lourdes. Si Bollack et Wismann écrivent que « le livre [d’Héraclite] n’a d’autre unité que l’unité de l’aphorisme »1, Conche, lui, affirme le contraire (et fait se rejoindre, philologiquement puis philosophiquement, Héraclite et Parménide dont il est l’éditeur de leur respectif recueil de fragments aux Presses Universitaires de France) : « à les étudier, les fragments ont entre eux une unité d’une autre nature [que celle de « l’unité de l’aphorisme » dont parlent Bollack et Wismann] : ils forment système. Ils se composent entre eux, se complètent, s’éclairent mutuellement, se répondent. Pris séparément, ils restent souvent obscurs ou ambigus. Pris à la fois séparément et ensemble – tous ensemble –, ils constituent un tout harmonieux, d’une admirable cohérence, où chacun apporte sa note propre, sa tonalité indispensable. Ce qui est dit, et qui nous est montré, est la réalité dans son ensemble, telle qu’elle est maintenant et sera toujours, dans son immuable mouvance, car il n’est rien à la fois de plus permanent et de plus changeant que le monde. »2 Conche insiste sur la notion de système (et se réfère abondamment à Hegel) pour parler d’Héraclite et, ainsi, dissout toute la problématique ouverte par l’épineuse question philologique du statut – obscur, oraculaire ou énigmatique – des fragments. Ce faisant, il rabat ce champ philosophico-philologique complexe mais stimulant sur une organisation qui se soutient d’un « ordre adopté [qui] peut être dit “phénoménologique” [i.e] l’entendement [qui] suit le chemin par lequel entrer le plus sûrement, prudemment, et progressivement, dans les profondeurs du système »3, méthode qui permet selon lui d’obtenir « un gain de rationalité » ! 2.1.2 De la nature d’Héraclite : un livre en fragment(s) À l’opposé du rabattement qu’opère Conche, nous assumons la tradition philosophique qui met dos à dos Héraclite et Parménide. Mais nous opérons ici un déplacement de cette opposition du côté philologique. Le fait qu’Héraclite a assumé son côté obscur, non systématique est ce qui l’oppose vraiment à Parménide et à son Poème systématisé (beaucoup plus que la classique et simpliste distinction Héraclite-procède-du-devenir/Parménide-c’estl’Être). Notre hypothèse consiste donc à affirmer qu’Héraclite s’oppose à Parménide parce qu’il assume – et veut –l’aspect fragmentaire de son œuvre. Ce que l’on sait du livre De la Nature d’Héraclite peut amener de l’eau à notre moulin. Écoutons ce que dit Pradeau, et qui le fait rejoindre Bollack et Wismann : « Le texte dont on ne connaît aujourd’hui que des bribes devait obéir à un plan de composition sans doute beaucoup plus lâche que celui d’un traité de philosophie naturelle, et qu’il avait déjà, sous sa forme originale, un caractère elliptique “d’Héraclite” retenus par Diels, trois sont en latin ! Sur les 111 fragments authentiques de l’édition Marcovich, 71 sont des “citation” (C), 5 des citations douteuses (C?), 20 des “paraphrases” (P) avec des mots imprimés en gras comme étant d’Héraclite, 6 des “réminiscences” (R) avec des mots imprimés en gras, mais 6 des “paraphrases” et 3 des “réminiscences” sont sans mots en caractères gras ! […] Nous nous bornons, quant à nous, à distinguer fragments authentiques et fragments douteux […] Nous entendons par fragments “authentiques”, qu’ils soient complets ou incomplets, ceux dont la teneur est certainement, ou à peu près certainement, héraclitéenne, et où l’on retrouve, d’une manière certaine ou très probable, les mots mêmes d’Héraclite, mais parfois en traduction […] Des fragments classés comme “inauthentiques”, parce que les mots ne paraissent pas avoir été ceux d’Héraclite, peuvent avoir une teneur héraclitéenne. » (M. Conche, « Préface », in Héraclite, Fragments, op. cit., p. 11-12). La position de Conche, si elle se veut plus pragmatique, ne fait en réalité qu’éluder la question et il déplace, sans aucune justification, sa définition de la littéralité en reconnaissant que le critère d’authenticité ne s’indexe pas au texte original (raison philologique) mais au style, au contenu que l’on suppose comme étant celui, authentique, d’Héraclite (raison philosophique). 1 Jean Bollack & Heinz Wismann, Héraclite ou la séparation, Paris : Éditions de Minuit, 1972, p. 49. 2 M. Conche, « Préface », in Héraclite, Fragments, op. cit., p. 11-12. 3 Ibid. 57 sinon aphoristique. »1 Diogène Laërce disait d’ailleurs ceci du livre d’Héraclite : « Parfois, dans son livre, il jette des phrases à la fois brillantes et claires, au point même que l’esprit le plus lent les comprend aisément et en retire une élévation de l’âme ; la brièveté de son expression, en même temps que sa densité, sont incomparables. »2 Il est important, à ce moment de notre réflexion, de s’arrêter un temps sur les conjectures concernant ce livre. Pour parler de l’œuvre d’Héraclite, Diogène utilise le terme Suggráma (composition), terme qui est habituellement utilisé par lui comme synonyme de biblíon (livre)3. Diogène donne également des renseignements sur le titre de la composition : « Pour titre, les uns lui donnent “Les Muses”4, d’autres “Sur la nature” ; Diodote l’appelle gouvernail exact pour la droiture de la vie, d’autres encore “Discipline d’un tour de pensée applicable, à lui seul, à tous les caractères”. »5 Mais Pradeau fait remarquer que les traités intitulés « Sur la nature » correspondent plus à un genre qu’à un titre spécifique6 ; de même pour « Les muses » : « l’emploi de ce titre, là encore générique, a pour intérêt de signaler le caractère poétique de l’ouvrage d’Héraclite. »7 Ce livre serait divisé en trois parties : « sur le tout, sur la politique et sur le théologique. »8 Diogène Laërce dit qu’Héraclite aurait déposé son livre dans le temple d’Artémis9 et laisse à supposer qu’il s’agissait plus d’un rouleau que d’un livre (« Ne te presse pas de dérouler jusqu’au bout le volume d’Héraclite. »10). Nous avons dit plus haut que la question centrale de la philologie héraclitéenne consiste à déterminer l’authenticité de chacun des fragments dits héraclitéens, c’est-à-dire, au bout du compte, à savoir s’ils appartenaient à ce livre qu’on suppose avoir existé. La démarche philologique classique, depuis Diels, consiste à séparer, à propos d’Héraclite, les témoignages des citations : si les citations sont censées être des extraits, des fragments, du livre d’Héraclite (ce qui garantit leur caractère authentique) les témoignages sont des résumés ou des paraphrases de la doctrine héraclitéenne. Le travail est d’autant plus difficile que près de deux-cents auteurs anciens ont cité Héraclite11, dont le plus ancien est Platon et le plus récent Albert le Grand (XIIIe siècle). Les sources les plus riches sont Clément d’Alexandrie (150-220), Hyppolite de Rome (IIIe siècle), Plutarque (46-125), Stobée (Ve siècle) et, bien sûr, Diogène Laërce (IIIe siècle). Mais si l’on veut dépasser les querelles sur l’authenticité de tel ou tel fragment pour des raisons philosophiques (autrement dit la réponse, pour chacun des fragments, à la question : « correspondent-ils à la philosophie héraclitéenne ? »), et comprendre l’importance philologique du rapport des fragments en notre possession au livre présumé d’Héraclite, nous pouvons, une fois abandonnée la position marginale d’un Kirk qui nie l’existence même de ce livre12, opposer deux positions que nous allons illustrer en présentant d’un côté le travail de Serge Mouraviev, et de l’autre celui de J.-F. Pradeau. 1 J.-F. Pradeau, « Introduction », in Héraclite, Fragment, op. cit., p. 20. Diogène Laërce, « Héraclite », in Vies et doctrines des philosophes illustres, op. cit., IX. 7, p. 1052. 3 J.-F. Pradeau, « Introduction », in Héraclite, Fragment, op. cit., p. 18. 4 Platon parle de « certaines muses ionienne et sicilienne » à propos de l’œuvre d’Héraclite (Platon, Le Sophiste, 242d (trad. Nestor Cordéro)). 5 Diogène Laërce, « Héraclite », in Vies et doctrines des philosophes illustres, op. cit., IX. 12, p. 1055. 6 J.-F. Pradeau, « Introduction », in Héraclite, Fragment, op. cit., p. 18, note 3. 7 Ibid., p. 19. 8 Diogène Laërce, « Héraclite », in Vies et doctrines des philosophes illustres, op. cit., IX, 5, p. 1050. Conche traduit le premier livre non « sur l’univers » mais « sur le tout » (M. Conche, « Préface », in Héraclite, « Fragments », op. cit., p. 13). Pour Pradeau, « Cette division thématique ne peut être qu’anachronique car elle est tributaire de divisions scolaires qui ne font pas leur apparition avant la période hellénistique. » (J.-F. Pradeau, « Introduction », in Héraclite, Fragment, op. cit., p. 21). 9 Diogène Laërce, « Héraclite », in Vies et doctrines des philosophes illustres, op. cit., IX, 6, p. 1050. 10 Ibid., IX, 16, p. 1059. 11 J.-F. Pradeau, « Introduction », in Héraclite, Fragment, op. cit., p. 45. 12 Cf. note 4, p. 56 de la présente première partie de la présente thèse. 2 58 Serge Mouraviev travaille, depuis de nombreuses années, sur un projet que l’on peut qualifier de titanesque. Aux éditions allemandes Academia Verlag, en langue française, il édite en 20 volumes tous les témoignages et les citations d’Héraclite actuellement à notre disposition afin, dans le dernier tome de cette somme non encore paru, de recomposer le livre d’Héraclite1. Le livre IV, Recensio consistera donc en la restitution du livre d’Héraclite que Mouraviev a d’ores et déjà titré « Les muses ou de la nature ». Il tient ainsi une position particulière dans les études héraclitéennes qui consiste à assumer, jusqu’au bout, la seconde définition de la notion de fragment : le fragment héraclitéen, morceau de la ruine de l’édifice passé et perdu, est en même temps la promesse d’un édifice à venir. Mouraviev applique au corpus héraclitéen une démarche qui consiste, après avoir édité tous les éléments philologiques concernant Héraclite, à recomposer le livre supposé. On ne peut que faire le parallèle avec l’édition, au début du XXe siècle, de La Volonté de puissance, compilation de fragments posthumes en un livre qui n’était resté qu’à l’état de projet pour Nietzsche – à la différence, de taille, que Mouraviev, en tant que philologue, est persuadé (et selon lui, le prouve philologiquement) que le livre De la nature a existé, a été un texte finalisé, c’est-à-dire voulu et publié par Héraclite lui-même. Et si nous ne suivons pas Mouraviev dans ce fantasme, dans cet idéal de recomposition d’un livre qu’il suppose avoir existé2, sa position contient néanmoins de nombreuses similitudes avec la nôtre, notamment parce qu’il assume d’agencer des fragments posthumes que la plupart de ses collègues philologues spécialistes d’Héraclite se contentent d’étiqueter et de classer. Autrement dit, Mouraviev assume de manipuler les fragments héraclitéens, mais il le fait, au contraire des éditeurs de La Volonté de puissance (Peter Gast et Elisabeth Förster-Nietzsche), sans falsifications puisqu’il ne s’engage pas dans la tentative de composer un tel livre à partir de fragments posthumes sans le préalable d’une édition correcte desdits fragments qu’il rend disponible à tous (alors que la sœur et l’ami de Nietzsche avaient construit leur compilation dans une opacité et avec une malhonnêteté flagrantes)3. Quoi qu’il en soit, Mouraviev soutient qu’il pourrait recomposer « près des deux tiers ou des trois cinquièmes (entre 60 et 70%) » de l’ouvrage original4 et a engagé cette démarche, faisant de son édition, après celle de Diels et de Marcovich, la prochaine canonique5. 1 Ce projet, en quatre parties (I. Prolégomena qui expose la méthode ; II. Traditio qui inventorie les citations et témoignages de la tradition philosophique héraclitéenne ; III. Recensio qui dresse le catalogue critique des fragments ; et IV. Refectio qui consiste en la recomposition du livre d’Héraclite), et dont la publication a commencé en 1999, devrait s’achever en 2010. Cf. le site de l’éditeur (http://www.richarzonline.de/academia/titel/66112.htm). Précisons que Nietzsche renvoie, dans son cours, à Paul Schuster qui avait un projet similaire (Paul Schuster, « Heraklit von Ephesus. Ein Versuch dessen Fragmente in ihrer ursprünglichen Ordnung wieder herzustellen », in Acta societatis philologæ lipsiensis III, Leipzig : Teubner 1873, p. 397, livre cité in F. Nietzsche, « Héraclite », in Les Philosophes préplatoniciens, op. cit., p. 319 note 97. Nous n’avons pas réussi à avoir accès à l’origine de cette source). 2 Dans notre thèse, il s’agira, appuyé sur l’édition des Œuvres philosophiques complètes de Nietzsche par G. Colli et M. Montinari, de recomposer des textes que nous appelerons des vade-me(te)cum (cf., dans la troisième partie de la présente thèse, 2.3. Des vademe(te)cum comme s’il en pleuvait). Mais nous n’avons pas le fantasme de recomposer une quelconque œuvre de Nietzsche (re- en ce sens qu’elle aurait déjà existé). 3 Nous reviendrons dans la troisième partie sur cette importante distinction entre manipulations et falsifications. 4 Serge N. Mouraviev, Héraclite d’Éphèse : “les Muses” ou “De la nature”, Moscou-Paris, Myrmekia, 1991, p. XVIII. Il s’agit d’un petit livre publié pour donner d’ores et déjà une idée de la quatrième partie de son projet. 5 La première compilation, de 1573, est attribué à Stephanus. En 1808, Schleiermacher (Berlin) est le premier auteur moderne à proposer un répertoire des fragments (c’est cette édition qu’utilisera Nietzsche). Diels en 1901, puis Diels-Krank en 1951 proposent l’édition qui sert toujours à classer, internationalement, les fragments (DK). Marcovich propose sa compilation en 1967 (M. Marcovich, Héraclitus, op. cit., p. 681). 59 La seconde position, antithétique, est celle de Pradeau qui a édité les fragments d’Héraclite en collection de poche GF Flammarion et que nous avons déjà abondamment cité : « En dépit de la prudence et de la probité philologique de S. N. Mouraviev, le choix herméneutique qui est le sien me paraît supposer l’impossible : que l’on puisse faire fi, à un moment ou à un autre, des contextes dans lesquels les “citations” d’Héraclite ont été données. Il me semble au contraire nécessaire de renoncer à une lecture immédiate d’Héraclite. »1 Il enfonce le clou : « Il est vain de chercher à reconstituer l’éventuel ouvrage Sur la nature d’Héraclite à partir du matériau qui nous reste aujourd’hui […] qu’il y ait un livre d’Héraclite est une hypothèse de travail féconde, car elle nous contraint à lire ensemble tous les fragments, mais elle n’est rien de plus qu’une hypothèse. »2 La position de Pradeau correspond à la tradition philologique qui, au moins depuis Diels, est respectée par la plupart des éditeurs des fragments d’Héraclite : elle consiste à donner les fragments (tout au moins ceux considérés comme des citations et non des témoignages), tels quels, dans leur contexte philologique, sans tenter de les indexer à la philosophie d’Héraclite. Il existe néanmoins, même avant Mouraviev, des exceptions à cette règle : Marcovich, dans son édition de 1967, rompait déjà avec cette tradition puisqu’il classait les fragments héraclitéens dans des parties plus ou moins héritées de celle que donnait Diogène Laërce du livre d’Héraclite3, et les indexait donc à la philosophie de l’Éphèsien (à sa manière, il recomposait en quelque sorte le livre De la nature tel que le décrivait Diogène Laërce). Mais cette exception mise à part, la tendance principale des études héraclitéennes reste néanmoins de classer les fragments dans un ordre que nous disons philologique : à l’image de l’édition canonique de Diels (1901, réédition avec Kranz en 1951)4 qui les classe par ordre alphabétique ; ou comme beaucoup d’autres encore qui les classent par ordre chronologique de citateurs. Pradeau est dans la lignée de cette classique façon philologique de traiter les fragments héraclitéens puisqu’il considère tout fragment comme un témoignage à remettre dans son contexte. Insistant donc sur ce qu’il appelle la nécessaire contextualisation, il affirme : « Dans un ouvrage original consacré aux citations qu’Hippolyte donne d’Empédocle et d’Héraclite dans la Réfutation de toutes les hérésies, C. Osborne a cherché à montrer comment il fallait “lire des textes enracinés (embedded) plutôt que des textes fragmentés” (p. 10), en entreprenant avant tout d’identifier le point de vue d’un citateur qui ne s’intéresse jamais que partiellement, et pour des raisons circonscrites, à l’œuvre présocratique qu’il cite. »5 Avec cette opposition entre Mouraviev et Pradeau, nous voulons ici instruire un conflit qui opposerait d’un côté une position philologique se voulant objective (la contextualisation de tout fragment qui lui fait ipso facto perdre son statut de fragment associable à d’autre ou de fragment renvoyant à un tout – dans notre classification, la première acception du fragment (le morceau formant, par lui-même, un tout) que l’on appelle fragment posthume) et de l’autre une position philosophique (que nous qualifions dans le cas de Mouraviev de philologicophilosophique) qui consiste à considérer les fragments comme des parties agençables entre elles selon des modalités déterminées (c’est ici que se joue l’aspect philosophique) quitte à 1 J.-F. Pradeau, « Introduction », in Héraclite, Fragment, op. cit., p. 21. Ibid., p. 21-22. 3 Les trois groupes rassemblant les fragments par affinité philosophique, « according to their probable meaning » sont : « The Doctrine on the Logos », « The Doctrine on fire » et « Ethics, Politics, and the Rest » (M. Marcovich, Heraclitus, op. cit.) 4 Hermann Diels, Herakleitos von Ephesos, Berlin : Weidmann, 1901. H. Diels & Walther Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, 3 vol., Berlin : Weidmann, 1951 (noté classiquement, comme nous l’avons vu plus haut, DK). 5 Héraclite, Fragment, Édition Pradeau, op. cit., p. 23, note 1. Catherine Osborne, Rethinking Early Greek Philosophy : Hippolytus of Rome and the Presocratics, Londres : Duckworth, 1987. 2 60 recomposer un livre ou une philosophie toute entière (qu’on pourra tout à fait considérer, ce livre ou cette philosophie, comme étant celle du recompositeur plus que celle du compositeur). C’est d’ailleurs bien le souci des tenants de la contextualisation philologique que leur subjectivité prenne le pas sur celle de l’auteur original – souci légitime sauf à considérer qu’il y ait une indistinction subjective entre le compositeur, le composé, le recompositeur et le recomposé – nous évoquons ici le concept de fragment(s), tel que nous n’avons fait que l’ébaucher plus haut (lorsque nous parlions de Kafka ou Soares), et qui renvoie à une indistinction auteur/œuvre/agenceur/lecteur. L’inquiétude de Pradeau, face à la démarche de Mouraviev, est donc celle-ci : le risque principal de toute utilisation du fragment repose sur sa potentielle récupération, dans son interprétation sauvage. C’est pourquoi l’agenceur doit se contenter, selon lui, de classer, de ranger les fragments selon une contextualisation systématique, ce qui resterait encore la meilleure protection contre toute manipulation – mais il oublie qu’un tel traitement est, déjà, une manipulation. Un exemple de choix qui montre la crainte de Pradeau quant à une lecture partiale et déformée d’Héraclite est ce qu’il appelle la « stoïcisation d’Héraclite » opérée par les citateurs stoïciens classiques du philosophe d’Éphèse : « […] il faut dans chaque cas montrer quand et comment les fragments sont parfaitement “stoicisés” (de sorte qu’on ne puisse plus avoir de doutes sur l’authenticité des phrases et arguments attribués à Héraclite). »1). L’exemple de l’utilisation stoïcienne d’Héraclite est éclairante pour la problématique que nous tentons de soulever car les Stoïciens (des Grecs Zénon et Cléanthe aux représentants du stoïcisme impérial que sont Sénèque, Épictète et Marc Aurèle) ont reconnu en Héraclite l’ancêtre de leur philosophie. Héraclite estil le premier stoïcien ? Le débat sur le concept plus ou moins héraclitéen de l’éternel retour du même est bien connu2. Conche situe bien le problème et se positionne comme Pradeau : « Pour l’établissement de la doctrine, la tradition doxographique est non seulement, par rapport aux fragments, de peu de valeur, mais son rôle a été plutôt négatif, car elle a conduit à attribuer à Héraclite des conceptions non seulement étrangères aux fragments mais incompatibles avec eux, telle la conception du Logos comme raison cosmique […] et du retour éternel du même, ou telle autre conception stoïcienne. »3. Nietzsche a également pris conscience de ce risque et d’une simpliste lecture stoïcienne d’Héraclite. Même s’il évoque, en exposant le quatrième concept fondamental de la philosophie d’Héraclite, le feu, une parenté philosophique entre les Stoïciens et Héraclite (« Les Stoïciens appelleront la destruction du monde conflagration, Héraclite pas encore. »4), il critique surtout la simplification de la philosophie héraclitéenne que les Stoïciens ont opérée : il parle, dans le fragment(s) ‘1873, PG [7] — I**, p. 238’ d’un affaiblissement et d’une simplification benoîte exigeant de Pierre et Paul un plaudice amici5. Mais, pour éviter cette lecture possible de Pierre et Paul, faut-il pour autant que toute édition des fragments posthumes d’Héraclite ne se fasse que dans un cadre philologique qui ne tiendrait compte que du contexte ? Et interpréter les tentatives de recomposition du livre Sur la nature d’Héraclite comme une infidélité à l’Ancien – ou, pire, une faute philologique – ? Et résumer ces tentatives comme les manifestations d’une nostalgie, d’un deuil inconsolable de l’édifice antique (critique que l’on peut certes faire à Mouraviev mais qu’il serait malhonnête 1 J.-F. Pradeau, « Introduction », in Héraclite, Fragment, op. cit., p. 36, note 1. Il s’agit de l’hypothèse consistant à dire que la réalité correspond à des transformations cycliques de mondes qui, détruits au terme d’un cycle immuable, se succèdent les uns aux autres. Les stoïciens appellent cela la conflagration du monde. 3 M. Conche, « Préface », in Héraclite, Fragments, Éditions M. Conche, op. cit., p. 6. 4 F. Nietzsche, « Héraclite », in Les Philosophes préplatoniciens, op. cit., p. 155. 5 Cf. le fragment(s) ‘1873, PG [7] — I**, p. 238’, p. 407 de la troisième partie de la présente thèse. 2 61 de considérer comme l’unique moteur de son projet) ? Il existe d’autres alternatives – c’est ce que la présente thèse tente de prouver. S. Colli, par exemple, offre une solution de sortie, proposition d’autant plus forte qu’elle semble a priori impossible à tenir : « on aura recours ici [dans son édition des fragments d’Héraclite] à la tentative inverse : plutôt que de chercher des appuis dans les interprétations de la sagesse grecque par le truchement de philosophes postérieurs, on tentera de remonter en amont de la sagesse, de découvrir ce qu’il y eut avant la sagesse, quel que fut son arrière-plan. »1 La question qui vient aussitôt à l’esprit face à un tel programme est la suivante : « Comment accéder à cette antériorité de la tradition ? » Question à laquelle Colli propose une réponse simplissime : « En l’assumant, tout simplement ! » Colli ne donne pas d’autre justification de sa démarche que sa traduction et son choix, subjectif et assumé comme tel, de considérer tel fragment comme authentique et tel autre comme inauthentique (même s’il renvoie évidemment en notes au savoir philologique classique et contemporain sur cette question). Il propose donc une saisie politique des fragments. Par-delà une idéale recomposition d’un édifice antique perdu et un classement creux de fragments posthumes, nous qualifions la tentative de Colli de philosophique et de politique, parce qu’elle assume de manipuler les fragments héraclitéens pour en faire ce qu’il a à en faire – pour faire de la politique et de la philosophie. 2.1.3 Héraclite : la volonté de fragment(s) Reprenons les première et deuxième acceptions du fragment tel que, avec J.-L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe, nous les avons circonscrites : « […] le pur et simple morceau détaché, résidu d’un ensemble brisé » pour la première, et « […] le fragment philologique peut investir […] la valeur de ruine. Ruine et fragment joignent les fonctions du monument et de l’évocation » pour la seconde2. Nous avons vu que, de Diels à Pradeau, en passant par Marcovich et Mouraviev, ce sont ces deux définitions qui sont utilisées pour qualifier (et traiter) le fragment héraclitéen. Mais nous venons de suggérer, à partir de Colli, que les fragments d’Héraclite, plus que des morceaux épars ou les ruines d’un édifice qui composent un tout dont on pourrait, éventuellement, être nostalgique au point de vouloir le ressusciter, que ces fragments donc peuvent être envisagés, lorsqu’on assume une fonction politique du fragment(s), comme une volonté (plus ou moins consciente) de la part d’un auteur qui, même s’il est à 2500 ans de nous, a voulu faire inachevé. Le fragment d’Héraclite passe donc ainsi des première et deuxième définitions à la troisième : « Le fragment désigne l’exposé qui ne prétend pas à l’exhaustivité, et correspond à l’idée sans doute proprement moderne que l’inachevé peut, ou même doit, être publié (ou encore à l’idée que le publié n’est jamais achevé…). »3 Nous proposons donc de considérer Héraclite comme le premier moderne – posture inactuelle s’il en est. C’est en tout cas ainsi que nous allons l’envisager. Même Pradeau, malgré sa position philologique d’hypercontextualisation, sent néanmoins confusément que les fragments d’Héraclite renvoient quand même à une telle moderne acception, celle de la volonté de faire inachevé : « Les fragments d’Héraclite, comme le signalent tous les auteurs anciens qui regrettent ou louent son “obscurité”, sont le plus souvent des formules brèves, des énigmes ou des sentences d’aspect proverbial qui font un usage technique et abondant de figures rhétoriques. On trouve dans les citations bon nombre de parallèles ou de chiasmes, un recours abondant aux comparaisons, aux métaphores ou aux métonymies, mais aussi et encore des ellipses ou des oxymores qui donnent aux fragments 1 Giorgio Colli, La Sagesse grecque, Tome III Héraclite, op. cit., p. 9. J.-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 62. 3 Ibid. Sur ces trois acceptions, cf. p. 43-44 de la présente première partie de la présente thèse. 2 62 cette complexité recherchée qu’on tient pour la signature même de leur auteur. »1 Ce morceau du texte d’introduction à son édition des Fragments d’Héraclite, insiste, à propos d’Héraclite, sur l’aspect stylistique de l’écriture dite fragmentaire (sur laquelle nous reviendrons à propos des moralistes français et notamment de La Rochefoucauld2), qui use, comme dans la langue moderne dite fragmentaire, voire abuse des figures stylistiques, cette courte citation de Pradeau apporte une pierre supplémentaire à notre thèse. Car elle laisse supposer que même Pradeau doit reconnaître dans le style même d’Héraclite une volonté de faire inachevé. Nous poussons cette remarque de Pradeau plus loin encore qu’il le souhaite (et lui sommes donc infidèles) en considérant que l’abondance de ces figures de style, plus qu’une volonté de jouer de la complexité ou de l’obscurité, est une trait commun aux écritures fragmentaires. C’est-à-dire la seule façon possible de transcrire, littérairement, une façon de conceptualiser le monde. Blanchot ne s’y trompe pas lorsqu’il convoque, pour développer son concept de « parole de fragment », René Char, le poète qui utilise nombres figures de style comme modalité d’expression, comme y invite toute démarche poétique3. Ce même Blanchot qui, dans son texte sur Héraclite, retient essentiellement de la machine d’écriture du philosophe du feu et du conflit la nécessité de faire fragment(s), Blanchot qui ne se contente pas de donner comme raison à l’aspect fragmentaire de l’œuvre du philosophe d’Éphèse le jeu destructeur du temps ou la négligence des érudits. Pour lui, si l’on veut saisir pleinement la littérature (et la philosophie en ce que ces deux vocables recouvrent la même chose), il faut savoir préserver l’aspect fragmentaire d’Héraclite : « Il y a donc deux périls, tous deux inévitables : l’un qui est de lire Platon, la spiritualité chrétienne, Hegel, à la place d’Héraclite ; l’autre qui est de s’en tenir à une recherche d’histoire capable de nous rendre, par l’érudition, maîtres d’un monde disparu et d’une vérité morte. Cela fait déjà deux graves embarras, et lorsqu’il s’agit d’un texte en lambeaux et d’un auteur énigmatique, c’est alors à cette surabondance d’énigmes qu’il faut nous en remettre loyalement pour soutenir notre lecture, une lecture qui, avec clarté et naturel, doit toujours réserver plus de sens que nous ne lui en prêtons. »4 Pourquoi faut-il donc préserver cet aspect fragmentaire, au-delà de raisons qui seraient d’éviter tant bien que mal le risque, « inévitable » dit Blanchot, de réinterpréter Héraclite (à la façon des Stoïciens ou de Conche) ou de devenir maître, par une savante philologie, de l’édifice perdu (quelle que soit la méthode, celle qui consiste à recomposer ledit édifice – Mouraviev – ou alors à en construire un fait de bric et de broc au nom d’une philologie uniquement contextualisante – Pradeau –) ? Inévitable, le terme est d’importance. Car s’il faut essayer, malgré tout, d’éviter l’inévitable (n’est-ce pas notre moderne injonction politique que le XXe siècle nous a montré de façon si dramatique ?), la raison pour laquelle Blanchot tient à sa « parole de fragment », notamment pour se saisir d’Héraclite, est plus essentielle, peut-être plus légère, voire insignifiante : il s’agit pour lui de tenter de conserver le côté « obscur » d’Héraclite, celui qui permet à l’homme moderne de replonger – et il ne s’agit nullement d’une métaphore ou d’un voyage imaginaire, bien au contraire, Blanchot nous invite ici à une expérience réelle – de se (re)précipiter au temps (hors-temps) d’Héraclite : « Telles que, dans leur fragmentation, la mémoire des temps les a gardées, on peut lire, dans presque toutes les phrases d’Héraclite et par transparence, les strictes configurations auxquelles elles se soumettent, tantôt une même forme se remplissant de mots différents, tantôt les mêmes mots se 1 J. F. Pradeau, « Introduction », in Héraclite, Fragment, op. cit., p. 19. Cf. p. 113 de la présente première partie de la présente thèse. 3 Maurice Blanchot, « Parole de fragment », in L’Entretien infini, op. cit., p. 451-455. Nous reviendrons plus bas sur la définition du terme fragment chez Blanchot : cf. p. 272 de la deuxième partie de la présente thèse. 4 Maurice Blanchot, « Héraclite », in L’Entretien infini, op. cit., p. 119-120, note 1. 2 63 composant selon des configurations différentes, tantôt le schéma restant vide ou dirigeant sur un mot caché l’attention qu’appelle sur lui un mot présent avec lequel il s’accouple visiblement dans d’autres cas. Vie-mort, Veille-Sommeil, Présence-Absence, hommesdieux. »1 Il ne faut donc pas voir dans cette invitation de la « mémoire des temps » une tentative – chronologique – de retrouver l’Antiquité grecque, les temps présocratiques de ce moment de l’humanité où vivait l’individu Héraclite (tentative qui reviendrait en fin de compte à chercher cet édifice, cette « vérité morte » ; tentative qui, même inévitable, ne doit pas devenir une finalité, une fatalité au sens non nécessaire que l’on pourrait donner à ce mot – le fatum nietzschéen étant, nous le verrons plus loin, de l’ordre et de la nécessité et du hasard2. Il faut bien plutôt accepter cette invitation comme une possibilité offerte de saisir en quoi, dans sa littérature/philosophie (telle qu’elle nous est donnée en lambeaux – de façon fragmentaire –), dans ce temps ouvert par Héraclite, comme une porte entre le sien et le nôtre, apparaît un autre rapport des mots aux choses (une autre épistémè dirait Foucault3) : « Héraclite, c’est là son obscurité, c’est là sa clarté, ne reçoit pas moins parole des choses que des mots (et pour la leur rendre comme renversée), parlant lui-même avec les unes comme avec les autres et, plus encore, se tenant entre les deux, parlant – écrivant – par cet entre-deux et l’écart des deux, qu’il n’immobilise pas, mais domine, parce qu’il est orienté vers une différence plus essentielle, vers une différence qui certainement se manifeste, mais ne s’épuise pas dans la distinction que nous autres, attachés au dualisme du corps et de l’âme, établissons trop décidément entre les morts et ce qu’ils désignent »4. Ne nous y 1 Ibid., p. 122. Cf., dans la deuxième partie de la présente thèse, 2.8. Le coup de dés de l’éternel retour. 3 Le terme épistémè, pour Foucault, ne renvoie pas tant à des époques historiques déterminées qu’à des temporalités discursives qui, même si elles sont historiquement données et repérables, ne se laissent pas catégoriser de façon uniquement chronologique. Ce terme dont on peut, avec Pradeau, donner une classique définition (« la science et, dans la mesure où le terme avait pour les Grecs une extension plus vaste qu’elle ne l’est aujourd’hui, la connaissance en général. » (J.-F. Pradeau, « Introduction », in Héraclite, Fragment, op. cit., p. 45, note 1) est utilisé dans Les Mots et les choses pour tenter de faire le lien entre les discours et les savoirs : Foucault invente ce concept pour articuler entre eux deux autres concepts qui qualifient les savoirs, herméneutique et sémiologie (« Appelons herméneutique l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens ; appelons sémiologie l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de distinguer où sont les signes, de définir ce qui les institue comme signes, de connaître leurs liens et les lois de leur enchaînement »), ce qu’il fait en analysant les productivités de discours au XIVe siècle qu’il définit comme « une épistémè où signes et similitudes s’enroulaient réciproquement selon une volute qui n’avait pas de terme » (Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris : Gallimard, 1966, coll. Tel, p. 45 & 47). Dans les Dits et écrits nous trouvons des compléments de définition à cet outil : il faut comprendre « […] comme épistémè d’une époque, non pas la somme de ses connaissances, ou le style général de ses recherches, mais l’écart, les distances, les oppositions, les différences, les relations de ses multiples discours scientifiques : l’épistémè n’est pas une sorte de grande théorie sousjacente, c’est un espace de dispersion, c’est un champ ouvert et sans doute indéfiniment descriptible de relations. » (Michel Foucault, « Réponse à une question », in Dits et écrits, Paris, Gallimard : 1994 (Édition courante : tome II, Paris : Gallimard, Quarto, 2001, p. 704 – Esprit, n° 371, mai 1968, p. 850-874)). Une autre définition explicite pourquoi Foucault utilise le terme épistémè qui renvoie dans son acception classique à la science : « Quand je parle d’épistémè, j’entends tous les rapports qui ont existé à une certaine époque entre les différents domaines de la science. » (Michel Foucault, « Les Problèmes de la culture. Un débat Foucault-Preti », in Dits et écrits, op. cit. (Édition courante : tome I, Paris, Gallimard, Quarto, 2001, p. 1239 – Il Bimestre, n°S 2223, septembre-décembre 1972, p. 1-4)). Foucault insistera plus tard sur la distinction à faire entre épistémè (concept qu’il abandonnera dans les années 70) et dispositif, concept qui ne superpose pas à lui : « Maintenant, ce que je voudrais faire, c’est essayer de montrer que ce que j’appelle dispositif est un cas beaucoup plus général de l’épistémè. Ou plutôt que l’épistémè, c’est un dispositif spécifiquement discursif, à la différence du dispositif qui est, lui, discursif et non discursif, ses éléments étant beaucoup plus hétérogènes. » (Michel Foucault, « Le Jeu de Michel Foucault », in Dits et écrits, op. cit. (Édition courante : tome II, op. cit., p. 300-301 – Ornicar ?, Bulletin périodique du champ freudien, n° 10, juillet 1977, p. 62-93)). 4 M. Blanchot, « Héraclite », in L’Entretien infini, op. cit., p. 128. 2 64 trompons pas : cette indistinction entre les mots et les choses (que Blanchot ne pousse pas, et c’est à ce point-limite que nous le quitterons, plus bas dans la présente thèse, jusqu’à indistinguer l’œuvre et l’auteur) n’est pas de la confusion, loin de là : elle est au contraire une vérité, celle de la philosophie d’Héraclite, le logos face et au dedans duquel le philosophe que nous sommes, tout en y participant, n’en est que le spectateur : « Héraclite est certes loin de toute confusion primitive – personne n’en est plus loin – […] nom et œuvre appartiennent tous deux au logos comme lieu de la différence, aussi bien par leur désaccord que par leur accord, c’est-à-dire par la tension de leur appartenance toujours réversible (il y a un sens audelà du sens). »1 Nous comprenons Blanchot (et lui faisons dire des choses qu’il ne dit pas) ainsi : fragment(s) est le nom donné, au cœur même des contraires (le lieu du conflit – agôn – et du feu : le logos héraclitéen tel que le définit Nietzsche), à l’indistinction de l’écrivainauteur, de l’œuvre, et du lecteur-spectateur – ce dernier s’ouvrant, par un temps achronologique (le portail de l’instant, le seuil de l’éternel retour), au premier par la voix, fragmentée, de la seconde. C’est d’ailleurs cette obscurité, cette façon particulière qu’à Héraclite d’écrire (en fragment(s) disons-nous provisoirement), qui va parler à Nietzsche : « On peut difficilement se représenter le sentiment de solitude qui le traversait : peut-être que son style qu’il compare lui-même aux sentences oraculaires et au langage de la Sibylle réussit à l’exprimer : “Le maître à qui appartient l’oracle de Delphes ne dit ni ne cache rien : il donne des signes”2 ; “Mais la Sybille, selon Héraclite, c’est d’une bouche délirante qu’elle s’exprime, sans sourire, sans ornement, sans fard, et qu’elle fait entendre sa voix, grâce au dieu, à mille ans de distance.”3 […] Il parle en extase comme la Pythie et la Sybille, mais dit la vérité. »4 Nietzsche voit, comme Blanchot, dans cette modalité d’écriture propre à Héraclite, une sensibilité littéraire, philosophique, qui renvoie à l’utilisation que font les romantiques de Iéna (autour de F. Schlegel) du fragment, Nietzsche, dans le fragment(s) ‘1873, PG [7] — I**, p. 238’, affirme on ne peut plus clairement l’intérêt aphoristique de l’écriture d’Héraclite, style voulu selon lui par le philosophe d’Éphèse pour exposer et asseoir et la forme de sa pensée et le fond de sa philosophie qu’il dit claire et lumineuse parce que livrée de façon obscure, absconse et abstruse5. En citant Jean Paul6 dans ce fragment(s), Nietzsche fait à juste titre le lien entre le style laconique, en fragment(s), d’Héraclite et la recherche des romantiques sur la question du bon moyen d’exprimer (par la littérature) leur philosophie – moyen que Friedrich Schlegel nomme justement fragment. Il suit en ce sens notre piste qui a été de postuler, puis de montrer, qu’Héraclite écrivait en fragment(s) mu par une nécessité philosophique et littéraire, certes différente de celle des premiers romantiques, mais qui les évoque dans une certaine volonté d’inachèvement. 1 Ibid., p. 128 & 129. Blanchot, oppose, dans une démarche derridienne la Différence au différent : « C’est le passage de l’ambiguïté scintillante à la dure contrariété qui oppose terme à terme. On peut vivre en indifférent et en somnambule entre nuit et jour, mais dès que la sévère différence jour-nuit s’est rendue présente, le choix tragique commence : choisir la veille ou le sommeil, choisir les dieux-clairs en faisant tort aux puissances nocturnes, choix chaque fois tragique, car le pour et le contre s’égalisent. L’une des réponses d’Héraclite : il faut choisir la Différence et non le différent. » (Ibid., p. 129-130, note 2). 2 Nietzsche le cite en grec. La traduction française étant celle du texte grec que Nietzsche ne traduit pas, nous proposons la traduction de l’édition Pradeau : le fragment est le DK B93, in Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 404d, in Héraclite, Fragment, op. cit., p. 189. 3 Héraclite, DK B92, in Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 396f-397b, Ibid., p. 188. 4 F. Nietzsche, « Héraclite », in Les Philosophes préplatoniciens, op. cit., p. 141-142. 5 Cf. le fragment(s) ‘1873, PG [7] — I**, p. 238’, p. 393 de la troisième partie de la présente thèse. 6 Autre nom du romantique allemand Johan Paul Friedrich Richter. 65 2.2 Le fragment romantique : volonté d’inachèvement ou volonté de système ? 2.2.1 L’Athenæum Associer le concept de fragment au romantisme revient à parler de ce que les Allemands appellent le « premier romantisme », celui dit d’Iéna. La figure centrale de ce mouvement littéraire est Friedrich Schlegel (1772-1829). Celui-ci a, au contraire de son frère August Wilhelm qui nous a laissé une œuvre plus construite, un parcours atypique, chaotique. Initiateur de la revue Athenæum (sur laquelle nous allons revenir en détail) de 1798 à 1800, puis de la revue, éditée en France, Europe (1803-1805), il finit par se convertir au christianisme, abandonnant ses premières amours. Armel Guerne le décrit ainsi : « D’une grande richesse intérieure, il eut peut-être trop de dons pour laisser une œuvre durable, et sans doute se dispersa-t-il avec prodigalité. Son rôle fut, surtout, celui du chef d’école et du brillant esprit qui rassemble autour de soi les génies du moment. »1 Nous n’entrerons pas ici dans la discussion du terme romantisme pour qualifier ce mouvement littéraire européen de la fin du XVIIIe siècle ou encore sur ses différentes divisions et courants, mais nous nous attarderons sur un instant particulier, celui de l’aventure de l’Athenæum, revue tout aussi temporaire qu’éclairante pour comprendre le statut du fragment tel qu’il va s’ouvrir à partir de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité2. Il est classique d’affirmer que le premier romantisme, dont F. Schlegel va être la figure de proue et l’Athenæum la glorieuse embarcation, naît d’une crise, celle du tournant de 1800, teintée de l’impact politique et moral de la Révolution française sur les esprits de l’époque, des remaniements économiques (les balbutiements d’une économie de marché organisée), bref de ce qu’on a vite appelé, laissant Sade et beaucoup d’autres dans l’ombre, les Lumières3. La force de ce premier romantisme va consister, d’ailleurs, à construire, théoriquement, une philosophie de ce moment et, pratiquement, d’en saisir la modalité d’expression qui s’y accroche le mieux, qui y est le mieux adaptée – et que nous verrons être le fragment. Ce mouvement est aussi éphémère que peut l’être une crise (un « […] bref, intense et fulgurant 1 Armel Guerne, « Introduction aux Fragments de F. Schlegel », in Les Romantiques allemands, Paris : Desclée des Brouwer, 1956, p. 262. M. Blanchot le décrit ainsi : « Jeune, il est athée, radical, individualiste, et la liberté d’esprit dont il fait preuve, sa richesse et sa fantaisie intellectuelles qui lui font inventer chaque jour de nouveaux concepts, non pas dans l’irréflexion, mais dans la forte tension d’une conscience qui veut comprendre ce qu’elle découvre, sont une surprise pour Goethe lui-même qui se sent moins intelligent, moins savant, moins livre que ceux que Wieland nomme “les orgueilleux séraphins” et qui éprouve de la reconnaissance de se savoir honoré par eux. Quelques années passent : le même Schlegel, converti au catholicisme, diplomate et journaliste au service de Metternich, entouré de moines et de pieux mondains, n’est plus qu’un philistin gras, à la parole onctueuse, gourmand, paresseux et vide, incapable de se rappeler le jeune homme qui avait écrit : “Une seule loi absolue : l’esprit libre triomphe toujours de la nature.” Qui est le vrai ? Le dernier Schlegel est-il la vérité du premier ? » (Maurice Blanchot, « L’Athenæum », in L’Entretien infini, op. cit., p. 517). 2 Sur ces questions d’ordre philologique et historique cf. l’avant-propos au livre de J.-L. Nancy et P. LacoueLabarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 11-12. 3 Remarque qu’il convient certes de tempérer, comme le fait justement M. Blanchot en opposant la réception du romantisme (et pas seulement celui de Iéna) en Allemagne et en France : « D’où il résulte que, si en Allemagne le romantisme est ambigu, en France le romantisme venu d’Allemagne joue un rôle critique, implique une négation souvent radicale, comme si la nuit – une nuit sans illusion, sans apaisement, mais non sans perversité – y tenait lieu de l’Aufklärung, ces lumières que des hommes aussi sensibles que Lessing et plus proches de Shakespeare que de Voltaire ont élevées dans une aube de crise au-dessus d’une littérature encore à venir. » (M. Blanchot, « L’Athenæum », in L’Entretien infini, op. cit., p. 516). Il précise très justement que le romantisme est suffisamment protéiforme pour qu’on puisse en retenir ce qui nous arrange au moment où ça nous arrange, « […] de tenir pour peu importants certains traits, et d’autres pour seuls authentiques : pour accidentel le goût de la religion, pour essentiel le désir de révolte. » (Ibid.). 66 moment d’écriture (à peine deux ans, et des centaines de pages. »1), et aussi durable que le sont les effets d’une véritable crise. La revue L’Athenæum se compose de six numéros, publiés entre 1798 et 1800. À sa tête, il y a F. Schlegel qui, s’il fédère autour de lui quelques figures du romantisme allemand naissant (on pensera bien entendu surtout à Novalis) reste néanmoins l’organisateur principal de cette revue dont il affirme : « Nous ne sommes pas simplement les directeurs mais les auteurs de cette revue […]. Nous n’acceptions les contributions étrangères que lorsque nous croyons pouvoir les assumer contre les nôtres… »2 Le propre de cette revue, et qui fait son originalité, est d’assumer, justement, tous les genres, toutes les modalités littéraires d’expression à leur disposition, de toutes les expérimenter– pour utiliser un terme qui revient souvent dans les écrits de ce premier romantisme, l’expérience –, et notamment la plus extrême d’entre elles, l’écriture dite fragmentaire. Il ne faut pas voir cette expérience comme une tabula rasa : les références à Goethe, à Dante, à Cervantes et à Shakespeare (dont le Wilhelm Meister, la Divine Comédie, le Don Quichotte, et le Hamlet sont des œuvres phares de ce bateau lancé à la mer depuis Iéna), et bien entendu, à l’Antiquité, grecque notamment, en sont les soubassements ; l’Athenæum n’est donc pas une rupture à proprement parler mais plutôt une poursuite, une continuation jusqu’à l’excès des modalités d’expression et de contenu (pour utiliser des termes de la linguistique) philosophiques ou littéraires propres à l’épistémè dans laquelle elle est néé puis morte. Nancy et Lacoue-Labarthe ne s’y trompent pas qui affirment que « […] ce qu’inventent les Schlegel, c’est en somme (peu importe sous quel nom) l’opposition de l’apollinien et du dionysiaque. »3 1 J.-L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 15. C’est la raison pour laquelle Nancy et Lacoue-Labarthe proposent d’appeler ce mouvement l’Athenæum. Ils y voient le premier modèle de l’avantgarde et n’hésitent pas à affirmer : « L’Athenæum est notre lieu de naissance. » (Ibid., p. 17). 2 Cité par J.-L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe, Ibid., p. 18. 3 Ibid., p. 20. Ils auraient raison s’ils ne poursuivaient, sous les auspices d’Heidegger, ainsi : « Et ce qu’ils instaurent du même coup […] c’est bel et bien […] la philosophie de l’histoire. » Lacoue-Labarthe, dans son intervention au colloque de Cerisy sur Nietzsche en 1972 éclaire ce point qui nous pose problème : « […] quelque chose s’est produit qui rend désormais problématique notre rapport à Nietzsche, – ou, ce qui revient au même, à la philosophie. Ce qui s’est ainsi produit, chacun sait maintenant, fût-ce en le déniant, que c’est la lecture de Heidegger […] la réponse d’Heidegger : Nietzsche est le dernier philosophe ; c’est en lui que s’accomplit et culmine la métaphysique tout entière. D’une certaine manière – cela aussi, nul ne l’ignore, – cette lecture est incontournable. Car c’est la seule (ou l’une des rares) qui, de fait, ait jamais pris Nietzsche absolument au sérieux, c’est-à-dire jusqu’à montrer que la question du dépassement de la philosophie est une question elle-même philosophique. » (Philippe Lacoue-Labarthe, « La Dissimulation », in Nietzsche aujourd’hui ?, tome II, op. cit., p. 10). Nous n’insisterons pas tant, dans cette citation, sur ce procédé qui consiste à taxet toute tentative de remettre Heidegger à sa place (à une place autre que celle d’un signifiant-maître) de dénégation (caractéristique, au mieux de la bêtise, au pire, de la verneinung freudienne renvoyant au mécanisme de la perversion), que sur le fait que la philosophie, dont il s’agit en effet de penser le difficile retournement (disons, si on veut : dépassement – unwertung), est ici rabattue sur la métaphysique. Nous reviendrons plus loin sur ce problème métaphysique lié à cet essai. Mais, auparavant, faisant de notre précédente affirmation une prétérition, nous donnons un exemple d’action possible lorsque ce procès en dénégation heideggerienne est intenté, exemple que nous mettons en scène sous la forme d’un dialogue à trois voix lors du colloque de Cerisy sur Nietzsche de 1972 : « André Flécheux : La première chose qui m’a frappé dans l’exposé de Lyotard concerne la question du texte et de l’interprétation : J’ai cru comprendre que le pouvoir métamorphique est lié non seulement à l’exclusion de la représentation, mais à celle d’une interprétation qui, pour lui, est la répétition des structures de la représentation. Le problème (un peu innocent) que je me pose concerne dès lors le statut de l’énergie dans l’exposé que j’ai entendu : quelle relation y a-t-il entre la progression que vous faites subir au concept d’énergie à partir de l’économie capitaliste classique et le fait, d’autre part, que vous mainteniez dans un concept d’énergie, qui est finalement hérité de l’energia aristotélicienne, c’est-à-dire là encore bourré de téléologie ? Que peut signifier une libération de l’énergétique à une époque où règne une technique planétaire d’utilisation de cette énergie ? Comment sur ce point répondez-vous à la question de Heidegger sur le problème du statut métaphysique de l’énergétique dans la culture occidentale, alors que votre transgression de l’énergétique, à partir de concepts marxistes, s’appuie encore sur une téléologie implicite ? […] — J.-F. Lyotard : Vos questions sont posées d’un endroit qui m’interdit toute réponse. — A. Flécheux : Est-ce à dire que 67 C’est d’ailleurs cette expérience qui vise à l’indistinction entre la forme littéraire et le fond philosophique, une expérience qui, dit d’une autre façon, dissout le hiatus entre une pratique de l’écriture et une théorie de l’intelligible ou du sensible, entre le fait d’écrire et l’écriture en elle-même, c’est l’ensemble de ce processus qui autorisent Nancy et Lacoue-Labarthe à se saisir de ce mouvement pour développer leur théorie de l’« absolu littéraire » : « […] le romantisme n’est ni “de la littérature” (ils en inventent le concept) ni même, simplement, une “théorie de la littérature” (ancienne et moderne), mais la théorie elle-même comme littérature, ou, cela revient au même, la littérature se produisant en produisant sa propre théorie »1. Et force est de remarquer que, pour distinguer ainsi pratique et théorie – comme nous tentons de le faire dans la présente thèse –, l’Athenæum a eu besoin de passer par le fragment – Théorie et pratique du fragment(s). 2.2.2 L’absolu littéraire de Nancy et Lacoue-Labarthe : du fragment au Système Se reportant aux travaux de Ayrault et à son monumental travail sur le romantisme2, Nancy et Lacoue-Labarthe expliquent que l’idée d’utiliser le fragment comme moyen d’expression littéraire et philosophique serait venu à F. Schlegel des Pensées, Maximes et anecdotes de Chamfort3. Pointant cette « filiation », il s’agit pour eux de montrer que ce qui intéresse F. Schlegel dans le fragment, ce sont 1) « le relatif inachèvement (“essai”) ou l’absence de développement discursif (“pensée”) […] », 2) « l’unité de l’ensemble, comme constituée en quelque sorte hors de l’œuvre, dans le sujet qui s’y donne à voir ou dans le jugement qui y donne ses maximes », et 3) le constat de l’impossibilité, moderne, de concevoir un discours « dans la forme d’un Discours de la méthode »4. Nous voyons que, d’emblée, le fragment est renvoyé par Nancy et Lacoue-Labarthe, dans la mesure où ils indexent la genèse de son utilisation par les premiers romantiques dans le mouvement des moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles qui, dans la continuité d’un Montaigne ou d’un Pascal, prennent acte de la modernité philosophique dans laquelle les fait entrer Descartes pour mieux s’en éloigner par la forme fragmentaire de leur propre méthode, le fragment donc est renvoyé à une histoire, une généalogie, qui le différencie radicalement d’une modalité fragmentaire indexée à la première définition que nous donnions plus haut (le fragment comme morceau faisant tout par lui-même). Toute la question qui se pose ici est celle de l’inachèvement et de la façon dont les romantiques se saisissent de ce mode d’expression pour l’exprimer (troisième définition du fragment)5. Nous verrons que, dans la définition même de la maxime moraliste (chez La Rochefoucauld notamment), il n’est en rien question d’inachèvement (c’est même tout le je suis bon à enfermer ? — J.-F. Lyotard : Plutôt l’inverse… — A. Flécheux : J’aurait peut-être plus de chance avec Gilles Deleuze. Ce que je voudrais savoir, c’est comment il pense faire l’économie de la déconstruction, c’est-à-dire comment il pense se contenter d’une lecture monadique de chaque aphorisme [sur la lecture de l’écriture en aphorisme de Nietzsche par Deleuze, cf. note 1, p. 318 de la troisième partie de la présente thèse], à partir de l’empiricité et comme du dehors, ce qui me paraît, d’une point de vue heideggerien, extrêmement suspect. […] Deuxième question, qui s’articule ici encore avec la première : À une époque où l’organisation étatique, capitaliste, enfin appelez-là comme vous voulez, lance un défi qui est finalement ce que Heidegger appelle l’arraisonnement par la technique, pensez-vous sans rire que le nomadisme, tel que vous le décrivez, constitue une réponse sérieuse ? — G. Deleuze : Si je comprends bien, vous dites qu’il y a de quoi me soupçonner du point de vue heideggerien. Je m’en réjouis. » (G. Deleuze, J.-F. Lyotard et al., « Discussion », in Nietzsche aujourd’hui ?, Tome II, Ibid., p. 184-186. 1 J.-L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 22. 2 Roger Ayrault, Genèse du romantisme allemand, Paris : Aubiers-Montaigne, 4 vol., 1961-1976. 3 Sur Chamfort Et Schlegel, cf. note 5, p. 134 de la présente première partie de la présente thèse. 4 J.-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 58-59. 5 Cf. p. 44 de la présente première partie de la présente thèse. 68 contraire puisqu’il s’agit de donner, par une phrase simple, concise et efficace, le tout d’un jugement moral)1. C’est bien ce qu’ont retenu Nancy et Lacoue-Labarthe de Chamfort, eux pour qui toute conceptualisation du fragment doit renvoyer, d’une manière ou d’une autre, à un achèvement et non à un inachèvement2. Quoi qu’il en soit, force est de remarquer que l’utilisation du fragment est la caractéristique princeps du tout début du premier romantisme – l’aurore de l’aurore du romantisme pourrait-on dire : « Il n’existe en réalité qu’un ensemble, celui qui fut publié sous le seul titre de Fragments, qui réponde en tous points (autant que faire se peut…) à l’idéal fragmentaire du romantisme, notamment en ce qu’aucun objet particulier ne lui est assigné, et en ce qu’il est anonyme, étant composé de pièces de plusieurs auteurs. […] Sans objectif et sans auteur, les Fragments de l’Athénæum se veulent en quelque sorte posés pour eux-mêmes, absolument. »3 Nous sommes ici au cœur même du problème : pour Nancy et Lacoue-Labarthe, il ne pourrait y avoir de fragment dans la troisième acception du terme (comme modalité d’une volonté d’inachèvement), que 1) s’il y avait disparition de l’auteur4, et 2) s’il n’y avait aucun « objectif » audit écrit, aucune finalité à l’œuvre qu’il représente. Or, pour eux, le fait d’écrire sans objectif (ce terme étant entendu au sens large d’une finalité, y compris inconsciente à l’écrivain au moment de l’écriture), est tout simplement impensable : Nancy et LacoueLabarthe ne disent pas autre chose que le fait que tout auteur ne peut qu’être mu par un but (même si celui-ci le dépasse) et qu’il n’y a de littérature que dans un procès téléologique. Autrement dit, parce qu’il ne peut y avoir, pour eux, de disparition de l’auteur ou de l’œuvre, de désindividualisation de chacun d’entre eux, d’indistinction entre eux, alors le fragment dans la troisième acception du terme n’existe pas. Alors, certes, ils insistent avec force sur la magistrale bévue qui consisterait, dans la publication des écrits des premiers romantiques, à ne pas « […] chercher plus avant à distinguer s’il s’agit d’ébauches interrompues ou de fragments destinés à la publication comme tels [et sur le fait qu’il est courant qu’] on entretient ainsi – et parfois [qu’]on exploite – une indistinction entre, disons, le morceau frappé d’inachèvement et celui qui vise à la fragmentation pour elle-même [laissant] ainsi dans une pénombre propice l’essentiel de ce que ce genre implique : le fragment comme propos déterminé et délibéré, assumant ou transfigurant l’accidentel et l’involontaire de la 1 Cf., dans la présente première partie de la présente thèse, le paragraphe 2.3.2.2. La Rochefoucauld : découvreur de la maxime. 2 Cet achèvement dût-il passer, provisoirement, par un inachèvement temporaire (nous reviendrons plus loin sur cette question de l’idée et du poème dans leur essai, L’Absolu littéraire, mais précisons d’emblée que, à l’opposé d’un Blanchot qui distingue fortement les deux formes littéraires, pour eux le fragment devient nécessairement un aphorisme s’il est prêté à un auteur – ce qui est forcément le cas pour les moralistes du XVIIIe siècle dont les personnalités marquent fortement le moindre de leur écrit fragmentaire et posthume –). Ils expliquent ainsi qu’au contraire les moralistes français, les fragments de l’Athenæum « sont les seuls à représenter ainsi la “pureté” du genre […] ». Nancy et Lacoue-Labarthe citent alors, comme contre-exemple de fragments attribués à un auteur qui « enferment une théorie du fragment lui-même comme semence en vue d’un type d’œuvre inédit », les Fragments critiques écrits par le seul F. Schlegel, les Grains de pollen écrits par Novalis, et concluent par cette remarque : « Il est à peine besoin de mentionner l’autre ensemble de fragments [à part celui, anonyme, du premier volume, deuxième livraison, de l’Athenæum de 1798] – ou d’aphorismes – par ailleurs dû à Novalis, tant son titre, Foi et amour, suffit à le distinguer des précédents. » (J.-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 59). Il faut dire, qu’effectivement, le volume III, 1 de 1880 de l’Athenæum est titré non plus « Fragment » mais « Idées ». 3 Ibid. 4 Disparition éventuellement indexée, pour les deux premiers volumes de l’Athenæum, à l’anonymat et la multiplicité des auteurs – F. Schlegel, A.-W. Schlegel, leurs épouses, Novalis et Schleiermacher (vol. I, 2 de l’année 1798. On trouvera une traduction intégrale de cette livraison dans le L’Absolu littéraire (Ibid., p. 98177). L’attribution de chacun, renseignée ou supposée, se trouve en p. 178). 69 fragmentation. »1 Mais cette volonté d’inachèvement, « ponctuelle » pour reprendre leurs termes, doit être lue, selon eux, dans la dimension historique du devenir de ces premiers romantiques qui, tous, finiront, d’une manière ou d’une autre, par devenir systématiques : « La coprésence du fragmentaire et du systématique a une double et décisive signification : elle implique que l’un et l’autre s’établissent, à Iéna, sur le même horizon – et que cet horizon est l’horizon même du Système, tel que le romantisme en recueille et en relance l’exigence. »2 Si inachèvement il y a, il ne saurait être qu’un moment, une étape dans le procès synthétique (termes entendus ici dans leur acception hégélienne). Nietzsche diraient probablement de Nancy et Lacoue-Labarthe qu’ils ont, avec leur concept d’absolu littéraire, l’esprit beaucoup trop historique – trop philistin3. Convoquer Nietzsche et faire un jugement si dur n’est en rien gratuit. La thèse de L’Absolu littéraire est en effet très claire : si le fragment les intéresse c’est parce que, expression ponctuelle d’une crise qui spécifie le premier romantisme (c’est-à-dire d’une réinterrogation radicale de la modernité), il n’est qu’un moment – au sens le plus hégélien du terme donc – d’un procès qui aboutira, historiquement, à l’Idée. S’ils prêtent l’acception « pure » du fragment (« sans objectif et sans auteur ») aux deux premières livraisons de l’Athenæum, leur but est bien de suivre, à travers l’évolution de F. Schlegel, celle du romantisme (tout en s’arrêtant, dans cet essai, aux frontières du romantisme qu’on pourrait qualifier d’achevé – ou, plus justement encore, de baroque –) : « C’est dire au fond que l’histoire de la fragmentation est liée, de la manière la plus étroite, à l’itinéraire propre de Friedrich – ce qui signifie en l’occurrence (et réserve étant faite de Novalis) : à l’itinéraire du romantisme lui-même. »4 Donc, la fragmentation n’a de sens pour eux qu’en ce qu’elle couple la petite histoire (celle de F. Schlegel), à la grande histoire (celle du mouvement romantique), à l’Histoire – au Système – telle que l’a théorisé Hegel : « En sorte que, et telle sera ici notre hypothèse, ce qu’on pourrait appeler l’obstination fragmentaire représente un pas franchi en direction de cette jointure énigmatique où, au lieu même de l’interminable (sinon impossible) autoconception du Sujet, littérature et philosophie ne cessent malgré tout de faire “système”. »5 Il ouvrent d’ailleurs (sous le titre d’« Ouverture ») leur choix de textes de ce premier romantisme par le célèbre texte retrouvé par Hegel et titré, de façon posthume (le texte est anonyme), « Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand ». Le systématique est ici l’affirmation qu’à tout volonté, se donnant même sous la forme de l’inachèvement fragmentaire, se lie, comme la misère au pauvre monde, une résolution finale, une Idée qui fait – fera – concept – : c’est-à-dire qu’il ne peut pas y avoir de volonté de non résolution, de volonté d’inachèvement. Nancy et Lacoue-Labarthe en arrivent d’ailleurs, au bout de leur essai, à la véritable finalité du romantisme (du premier y compris), qui est la forme poétique (ou, ce qui revient au même dans cette conception historique, romanesque)6. Le fragment, pour Nancy et Lacoue-Labarthe, reste soit la forme, soit le contenu, mais ne 1 Ibid., p. 60. Ibid. 3 Le terme Philister, très souvent utilisé par Nietzsche, date de la fin du XVIIe, et signifiait pour les étudiants en théologie, « “bourgeois, ennemi des étudiants et de ceux qui se consacrent aux choses de l’esprit”, de même que les Philistins étaient, dans la bible, les ennemis du peuple élu. De là, au XVIIIe siècle, l’emploi pour “personne à l’esprit borné” » (Dictionnaire Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française en 3 volumes, Paris : Editions Le Robert, 2006). 4 J.-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 183. 5 Ibid., p. 184. 6 Où nous penserons à Parménide et à ses fragments qui n’ont de sens, de par la philosophie systématique à laquelle ils renvoient, que ramenés à un poème systématisé. 2 70 saurait en rien être l’indistinction entre la forme et le contenu1. Si, donc, ils font un constat auquel nous ne pouvons qu’adhérer (« Car nous sommes tous, autant que nous sommes, hantés par la fragmentation, le roman absolu, l’anonymat, la pratique collective, la revue et le manifeste »2), ils donnent à ce constat un développement ontologique (nous n’osons, ici, dire métaphysique, tant ce signifiant prête, à tort selon nous car son univocité est claire à qui veut l’entendre, à confusion) et font leur cette citation d’Hölderlin : « J’essaie, dit la lettre à Schiller, de développer à mon usage l’idée d’un progrès infini de la philosophie, j’essaie de prouver que ce que l’on doit incessamment exiger de tout système, l’union du sujet et de l’objet en un Moi absolu (ou quel que soit le nom qu’on lui donne) est sans doute possible sur le plan esthétique, dans l’intuition intellectuelle ; mais ne l’est sur le plan théorique que par voie d’approximation infinie, comme celle du carré au cercle, et que pour réaliser un système de pensée, l’immortalité est tout aussi nécessaire que pour réaliser un système d’action. »3 Que cette immortalité aboutisse (=amène vers un but) à ce que F. Schlegel devienne un chrétien bigot et le romantisme le mouvement nostalgique pompier que l’on connaît, est la leçon nietzschéenne qui nous apprend que tombe dans le nihilisme celui qui ne se saisit du fragment que dans le cadre rigide d’une génétique du système (qui lierait, ontologiquement, objet et sujet pour mieux les distinguer comme entités idéales en soi), et qui ne comprend pas qu’il est nécessaire, au contraire, de s’en saisir – méthode bien plus puissante et vitale – du côté philosophique pragmatique qui théorise et pratique un sujet d’emblée multiple4. M. Blanchot donne une alternative à cette téléologie qui, forcément, finit toujours mal, en ramenant au portail de l’instant : « Le romantisme finit mal, c’est vrai, mais c’est qu’il est essentiellement ce qui commence, ce qui ne peut que mal finir, fin qui s’appelle suicide, folie, déchéance, oubli. Et certes il est souvent une œuvre, mais c’est qu’il est l’œuvre de l’absence de l’œuvre […] car c’était là son but : faire briller la poésie, non pas comme nature, ni même comme œuvre, mais comme pure conscience dans l’instant. »5 Loin de cette saisie, si ce qui définit pour Nancy et Lacoue-Labarthe un fragment c’est son rapport au tout (celui-ci ne se donnant évidemment pas pour eux dans l’instant du fragment, il devra se donner comme un tout à venir dans une résolution téléologique certes plus du tout chrétienne mais par là même toujours croyante), ce tout est essentiellement déterminé par 1) L’intention de l’auteur, en tant que celui-ci est et restera individualisé jusqu’à la subsomption finale, et que celle-là est assignée à une finalité, à un but, c’est-à-dire 2) qu’il existe forcément une cohérence interne du texte, en ce que ce dernier, même en fragments, renvoie à un tout à venir, à savoir le concept (au sens hégélien du terme), la subsomption du procès historique6. Pour nous, si ce 1 J.-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 266-267. Ibid., p. 27. 3 Cité, par J.-L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe, dans une traduction de D. Naville. Ibid., p. 41 note 1. 4 Nietzsche parle avec les mêmes termes de la décadence nihiliste de Wagner dans le fragment(s) ‘1885, 34 [205] — XI, p. 219’ ; ou encore dans le fragment(s) ‘1885, 37 [15] — XI, p. 324’ où il fait le parallèle entre Wagner et le romantisme vieillissant incarné par F. Schlegel ; voir aussi le fragment(s) ‘1885, 38 [6] — XI, p. 335’ où c’est le romantisme français (et Victor Hugo qu’il exècre) qui sont les objets de sa critique. Cf., dans notre annexe ex corpore thesis, p. CLIV. 5 M. Blanchot, « L’Athenæum », in L’Entretien infini, op. cit., p. 517. 6 La tentative de J.-L. Nancy dans son intervention au colloque de Cerisy de 1972 sur Nietzsche, et titré La Thèse de Nietzsche sur la téléologie, donne des pistes quant au rapport complexe qu’il entretient avec cette finalité du texte nietzschéen. Dans cette intervention, Nancy met en rapport deux thèses seulement ébauchées par Nietzsche et non menées à leur terme : « de 1867 à 1869, le dessein de soutenir une thèse universitaire [dont un titre provisoire fut Zur Teleologie] ne cesse pas d’occuper Nietzsche – préoccupation au moins double, puisqu’elle correspond à la fois au désir de la carrière universitaire […] et à la conscience d’un renoncement à la carrière musicale, ou à ce qu’il faudrait peut-être nommer moins improprement la vie d’artiste. Ce dessein aura, comme on le sait, un dénouement paradoxal, puisque Nietzsche ne fera pas de thèse, et sera nommé docteur sur 2 71 qui caractérise le concept c’est bien le rapport qu’il entretient au fragment, c’est en ce que le concept est, nous l’avons déjà en partie dévoilé, l’autre nom du fragment(s) comme agencement collectif d’énonciation et non comme but ultime d’une procès téléologique dont le fragment ne serait qu’une étape temporairement inachevée. 2.2.3 L’Athenæum en fragment(s) Blanchot nous donne donc une piste à emprunter pour éviter de rabattre le fragment romantique sur une idéale systématisation : à propos de l’Athenæum, il exprime ainsi quelque chose qui se rapproche de notre propre recherche : « livres inachevés, ouvrages inaccomplis. Peut-être. À moins que, précisément, l’une des tâches du romantisme n’ait été d’introduire un mode tout nouveau d’accomplissement et même une véritable conversion de l’écriture : le pouvoir, pour l’œuvre, d’être et non plus de représenter, d’être tout, mais sans contenus ou avec des contenus presque indifférents et ainsi d’affirmer ensemble l’absolu et le fragmentaire, la totalité, mais dans une forme qui, étant toutes formes, c’est-à-dire à la limite n’étant aucune, ne réalise pas le tout, mais le signifie en le suspendant, voire en le brisant. »1 Nous nous éloignerons, plus loin, de cette nécessité de convoquer l’être (« être tout ») si cher à Blanchot – ne serait-ce qu’à cause du risque, dont Nancy et Lacoue-Labarthe sont un exemple, de faire primer le tout de l’Être sur l’exigence fragmentaire –, mais nous nous saisissons pour l’instant de cette indistinction qu’il perçoit entre les contenus et les formes (expressions), indistinction dans laquelle le fragment(s) devient à la fois tous les contenus ainsi que toutes les expressions, mais également aucuns d’entre eux. Précisons pourquoi nous disons que nous nous éloignerons de Blanchot : la raison en est que ce rapport particulier de Blanchot à « l’absence d’œuvre », de par les ambiguïtés ontologiques que nous avons commencé à relever, prête à confusion ou, plus précisément, risque de faire perdre au voyageur imprudent toute la richesse des propositions blanchotiennes et de rabattre les lignes de fuite qu’il a difficilement ouvertes – ainsi Nancy et Lacoue-Labarthe interprètent-ils le « désœuvrement » tel que Blanchot en parle (l’écrit) : « Le désœuvrement n’est pas l’inachèvement : l’inachèvement, on l’a vu, s’achève, et c’est le fragment comme tel : le désœuvrement n’est rien, que l’interruption du fragment. »2 Utiliser les écrits de Blanchot l’ensemble de ses publications. Il n’y aura pas eu, absolument, de thèse de Nietzsche. » (Jean-Luc Nancy, « La Thèse de Nietzsche sur la téléologie », in Nietzsche aujourd’hui ?, Tome I, colloque de Cerisy-la-salle de juillet 1972, Paris, Union générale d’édition (10/18), 1973, p. 61). La deuxième thèse « qui n’aura pas eu lieu » est, pour Nancy, La Volonté de puissance. Pour expliquer cette impossibilité (Nancy ne parle évidemment ni d’incapacité, ni d’impuissance, ni de non finito), il convoque le rapport ambivalent de Nietzsche à Kant : « il faut donc dire que la thèse – ou la volonté de thèse – de Nietzsche est prise dans ce statut étrange : d’une part elle ne franchit pas l’écran du post- ou néo-kantisme, et dans cette mesure Nietzsche renonce à la philosophie ; d’autre part, elle répète Kant, mais cette répétition entame une déportation du philosophique. » (Ibid., p. 77). Autrement dit, la thèse comme affirmation par Nietzsche de son statut de philosophe, serait lié à ce rapport paradoxal à la chose kantienne. Ainsi Nancy s’en tient-il encore à une téléologie, celle « d’un parcours des écrits de Nietzsche » qu’il indexe à ce statut ambivalent de philosophe. Il propose deux figures à ce parcours : 1) « celle du retour, d’abord – du retour de la thèse, de 68 à 88, du Zur Teleologie à Umwertung aller Werte, deux thèses non écrites, et “où” l’affirmation de l’éternité ne serait ni l’affirmation comme simple thèse (=position), ni son autre ou son dehors simple, mais ce qui justement revient toujours s’affirme du discours, comme relief et embarras. » (Ibid., p. 79-80) ; 2) la seconde figure est celle de Zarathoustra parce que « c’est en inscrivant le nom de Zarathoustra que Nietzsche répète le plus obscurément mais le plus radicalement Kant. » (Ibid., p. 80). Même si cette figure ultime de Zarathoustra « n’est pas lui-même (même lui) sans reste [et même si] lui succèdent encore le Crucifié et Dionysos des dernières “signatures” » (Ibid.), il est tout de même difficile de ne pas voir dans le Zarathoustra dont nous parle Nancy, la figure de l’aboutissement – téléologique – des procès qu’auraient été la vie et l’œuvre de Nietzsche. 1 M. Blanchot, « L’Athenæum », in L’Entretien infini, op. cit., p. 518. 2 J.-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 80. 72 pour affirmer une impossibilité de l’inachèvement nous semble un contresens mais, en regardant de près leur démarche, c’était un écueil inévitable et même logique : en effet, dans une conception historico-téléologique, l’inachèvement est plus qu’impossible, il est un signifiant qui n’existe tout bonnement pas et qui ne peut que se voir substitué un autre, celui de moment du procès. L’ambition de Blanchot est infiniment plus folle (plus nietzschéenne) : il s’agit bien de penser le concept de l’éternel retour, concept qu’il construit en s’aidant d’un autre qu’il nomme fragment. Si le fragment a un rapport au tout, ce n’est pas un tout subsomptif, ni même un tout qui se donne, de façon répétitive à chaque instant, mais « le tout qui agit dans chaque instant, dans chaque phénomène (Novalis) : oui, tout : mais lisons bien : non pas chaque instant tel qu’il arrive, ni chaque phénomène tel qu’il se produit, seulement le tout qui agit mystérieusement et invisiblement en tout. »1 Ce tout qui se donne au portail de l’instant renvoie, philosophiquement, à la question subjective : le romantisme « ouvre une époque ; davantage, il est l’époque où toutes se révèlent, car, par lui, entre en jeu le sujet absolu de toute révélation, le “je” dans sa liberté, qui n’adhère à aucune condition, ne se reconnaît dans rien de particulier et n’est dans son élément – son éther – que dans le tout où il est libre. »2 Autrement dit le tout, loin d’être synonyme de totalité en est même l’antonyme, qui ne subsume pas la somme des instants construisant, par un tel processus, une subjectivité dans laquelle l’homme expérimenterait son rapport aux choses (aux phénomènes) de façon historique (ou même de façon transcendantale, en faisant l’expérience d’un Je extérieur aux phénomènes). Si ce tout doit renvoyer à un « absolu » – qu’il soit « sujet » ou « littéraire » –, ce n’est pas à l’absolu de l’Idée qu’il devrait le faire, mais à l’absolu tout relatif de l’éternel retour. Blanchot construit donc un tout qui détruit et qui crée un sujet (appelons-le ainsi, pour l’instant) à chaque instant où il se donne, dans un mouvement d’éternel retour de ce conflit (agôn) de puissances, de ce jeu de création et de destruction. Nous pensons que Blanchot se complique inutilement la tâche en cherchant à circonscrire, avec des mots, ce jeu de l’instant, car, à un tel exercice, il en reste bien souvent à jouer, stylistiquement, des antonymes où les mots rien et tout s’affrontent et où, structuralisme oblige, c’est bien le rien qui reste – comme case vide permettant à la structure le mouvement nécessaire à son existence3. Le sujet dont parle Blanchot est de cet ordre structuraliste : « Dissous dans le tout, même si, parfois et par équivoque, il cherche à établir son empire sur la totalité des choses, il a le savoir le plus aigu de la marge étroite où il peut s’affirmer : ni dans le monde, ni hors du monde, maître du tout, 1 M. Blanchot, « L’Athenæum », in L’Entretien infini, op. cit., p. 521-522. Ibid., p. 522. 3 Cette case vide que G. Deleuze appelle, dans son célèbre article sur le structuralisme, l’objet=x : la case vide est le seul lieu de la structure qui « ne puisse ni ne doive être remplie [car] elle doit garder la perfection de son vide pour se déplacer par rapport à soi-même, et pour circuler à travers les éléments et les variétés de rapport ». C’est ainsi que « les places ne sont remplies ou occupées par des êtres réels que dans la mesure où la structure est “actualisée” », et que « le sujet est précisément l’instance qui suit la place vide : comme le dit Lacan, il est moins sujet qu’assujetti —assujetti à la case vide, assujetti au phallus et à ses déplacements ». Ce qui permet à Deleuze de positionner ainsi le structuralisme sur la question du sujet : « le structuralisme n’est pas du tout une pensée qui supprime le sujet, mais une pensée qui l’émiette et le distribue systématiquement, qui conteste l’identité du sujet, qui le dissipe et le fait passer de place en place, sujet toujours nomade, fait d’individuations, mais impersonnelles, ou de singularités, mais pré-individuelles. » (Gilles Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », in F. Châtelet, Histoires de la philosophie Tome VII – La Philosophie des sciences sociales, Paris : Hachette, 1973 (2000 pour la collection Pluriel en poche actuellement disponible), p. 330-331 (réédité in Gilles Deleuze, L’Île déserte et autres textes, ed. D. Lapoujade, Paris : Éditions de Minuit, 2002)). Voir aussi sur cet article, le développement que nous en faisons p. 175 de la deuxième partie de la présente thèse. Avec Deleuze, nous comprenons que c’est cette immanence de la structure, non à soi-même mais à cet objet, qui fait du structuralisme une religion transcendantale d’autant plus dangereuse qu’elle prône l’immanence : sur cela cf. ce que Deleuze-Guattari en disent dans Qu’est-ce que la philosophie ?, note 1, p. 237 de la deuxième partie de la présente thèse. 2 73 mais à condition que le tout ne contienne rien, soit la pure conscience sans contenu, la pure parole qui ne peut rien dire. »1 Reconnaissons à Blanchot, même si dans cet article il inscrit (comme Nancy et LacoueLabarthe qui ne semblent retenir de lui que cette leçon) l’Athenæum dans un procès historique du romantisme, de voir le poème, le roman, non comme le but d’un procès, mais comme un rêve, un rêve inachevé : « Mais ce roman total, que la plupart des romantiques se contenteront de rêver à la manière d’une fable […] Novalis seul l’entreprendra et – voici le trait remarquable – non seulement le laissera inachevé, mais pressentira que la seule manière de l’accomplir eût été d’inventer un art nouveau, celui du fragment. »2 Blanchot ne lâche donc pas l’inachèvement et a le courage de ne pas rabattre le problème que celui-ci pose (avec l’illusion concomitante de penser le résoudre), puisqu’il ne se contente pas de l’indexer, systématiquement, à un achèvement, même à venir. Blanchot, en évoquant le roman, pointe le piège dans lequel tombe fatalement celui qui fait de cet « art », qui fait du fragment, un programme : ce piège consiste à abandonner le lien nécessaire entre fragment et inachèvement, il consiste à transformer, plus ou moins à son insu, le fragment en un tout qui, fermé sur lui-même (comme un hérisson pour reprendre le terme du fragment(s) n° 206 de l’Athenæum3), ne répond pas à ce que Blanchot appelle « l’exigence fragmentaire ». C’est cette erreur que font, selon nous, Nancy et Lacoue-Labarthe qui s’engagent eyes wide shut dans des sables mouvants sur les bords desquels Blanchot joue à l’équilibriste – erreur qui consiste à cherche à tout prix une programmation de l’inachèvement (et donc forcément à l’achever) alors que celui-ci ne peut être qu’un rêve : « À la vérité, et en particulier chez Fr. Schlegel, le fragment paraît souvent un moyen de s’abandonner complaisamment à soi-même, plutôt que la tentative d’élaborer un mode d’écrire plus rigoureux. Écrire fragmentairement, c’est alors simplement accueillir son propre désordre, se refermer sur son moi en un isolement satisfait et ainsi refuser l’ouverture que représente l’exigence fragmentaire, laquelle n’exclut pas, mais dépasse la totalité. »4 Blanchot oppose donc cette « exigence fragmentaire » dont l’inachèvement est la clef de voûte à l’« écrire fragmentaire » qui renforce le moi fermé sur lui-même du hérisson. Ce dernier rabattement, cet « écrire fragmentaire », Blanchot le qualifie : pour lui, c’est l’aphorisme : « De même, lorsqu’il [Fr. Schlegel] note : “Un fragment, à l’égal d’une brève œuvre d’art, peut être isolé de tout l’univers qui l’environne, parfait en soi-même comme un hérisson”, il reconduit le fragment vers l’aphorisme, c’est-à-dire vers la fermeture d’une phrase parfaite. »5 Nous posons donc pour notre part que l’intérêt du fragment(s), tel que nous le lisons chez les romantiques, signe une volonté d’inachèvement – qu’il le soit réellement ou pas n’est pas 1 « D’entrée de jeu, la poésie, en devenant tout, a donc aussi tout perdu, accédant à cette ère étrange de sa propre tautologie où elle va inépuisablement épuiser sa différence en répétant que son essence est de poétiser, de même que l’essence de la parole est de parler. » (M. Blanchot, « L’Athenæum », in L’Entretien infini, op. cit., p. 522-523. Blanchot renvoie explicitement ici à l’articulation parole/langage tel que la décrit le structuralisme (s’appuyant sur la linguistique structurale). Cf., dans la deuxième partie de la présente thèse, le Chapitre 1) Du sujet structuraliste au processus de subjectivation (au fragment(s) subjectif). 2 M. Blanchot, « L’Athenæum », in L’Entretien infini, op. cit., p. 525. Sur Novalis, cf. note 4, p. 146 de la présente première partie de la présente thèse. 3 Cf. p. 77 de la présente première partie de la présente thèse. 4 M. Blanchot, « L’Athenæum », in L’Entretien infini, op. cit., p. 526. 5 Ibid., p. 527. Blanchot parle alors d’une « altération ». Nous verrons que le concept d’aphorisme n’a pas du tout, chez Deleuze ou chez Nietzsche, ce sens d’objet fermé sur lui-même que lui prête Blanchot. Nous rejoignons, dans nos définitions, ces deux premiers contre ce dernier et nous nous expliquerons bientôt sur le fait que nous appelons maxime ce que Blanchot appelle aphorisme. 74 notre affaire, il suffit que nous le saisissions ainsi. Jugeons donc sur pièces avec des fragment(s) de la livraison de 1798 de l’Athenæum1 : « Ce qu’on appelle bonne société n’est le plus souvent qu’une mosaïque de caricatures bien policées » (5) « Un projet est le genre subjectif d’un objet en devenir. Un projet parfait devrait être à la fois pleinement subjectif et pleinement objectif, un individu impartageable et vivant. Par son origine, pleinement subjectif, original, impossible ailleurs que dans cet esprit ; par son caractère, pleinement objectif, d’une nécessité physique et morale. Le sens des projets – ces fragments d’avenir, pourrait-on dire – ne diffère du sens des fragments tirés du passé que par la direction, ici régressive et là progressive. » (22) « On imprime bien des choses qui feraient mieux de n’être qu’énoncées, et on énonce parfois ce qu’il conviendrait plutôt d’imprimer. […] Quelle prétention, à vrai dire, que d’avoir de son vivant des pensées, et qui pis est de les faire connaître. Écrire des œuvres entières est incomparablement plus modeste, car celles-ci peuvent n’être qu’une simple compilation des œuvres d’autrui, et parce que la pensée, dans le pire des cas, garde la ressource de laisser la primauté de la chose traitée, et de se réfugier humblement dans un coin. » (23) « Nombre d’œuvres des Anciens sont devenues des fragments. Nombres d’œuvres des Modernes le sont également dès l’origine. »*2 (24) « Voici quels semblent être, après l’exposition complète de l’idéalisme critique, qui garde toujours la première place, les plus importants desiderata de la philosophie : une logique matérielle, une poésie poétique, une politique positive, une éthique systématique, une histoire pratique. » (28) « Les trouvailles du Witz [fragment(s)] sont les proverbes de l’homme cultivé. » 3 (29) « Bien des trouvailles du Witz [fragment(s)] sont comme les retrouvailles imprévues, après une longue séparation, de deux pensées amies. » (37) « La patience, disait S., est à l’état d’épigramme [en français dans le texte] de Chamfort ce que la religion est à la philosophie. » (38) « La plupart des pensées ne sont que des profils de pensées. Il faut les retourner et les synthétiser avec leurs antipodes. Beaucoup d’écrits philosophiques trouvent ainsi un grand intérêt, qui sans cela n’en auraient aucun. » (39) « La philosophie marche encore trop droit, n’est pas encore assez cyclique. » (43) « au gré de la pensée de bien des philosophes, un régiment de soldats [en français dans le texte] en parade est un système. » (46) « Il est aussi mortel pour l’esprit d’avoir un système et de n’en point avoir. Il faudra qu’il se résolve à perdre l’un et l’autre. »*4 (53) 1 Nous donnons ici la traduction de L’Absolu littéraire. Les fragments traduits par Armel Guerne dans son anthologie des romantiques allemands sont suivis d’un astérisque. Entre parenthèses le numéro du fragment tel qu’il est proposé dans L’Athenæum. 2 Citons ce fragment, d’une autre livraison de L’Athenæum et signé par F. Schlegel, choisi par Guerne dans son anthologie des romantiques allemands : « Je ne puis donner de ma personnalité nul autre échantillon qu’un système de fragments, parce que je suis moi-même quelque chose de ce genre. » Les Romantiques allemands, A. Guerne dir., op. cit., p. 262. 3 Nous n’avons pas, en abordant le fragment du premier romantisme, insisté sur le Witz abondamment cité et revendiqué par L’Athenæum. J.L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe en donnent la définition suivante : « Depuis son origine sémantique (Witz est un doublet de Wissen, le savoir) et à travers toute son histoire sous les espèces de l’esprit français et du wit anglais, le Witz constitue comme l’autre nom de l’autre “concept” du savoir, ou le nom et le “concept” du savoir autre : c’est-à-dire du savoir autre que le savoir de la discursivité analytique et prédicative.) » (J.-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 75). Nous n’insisterons pas sur ce terme car il nous semble redondant avec celui de fragment envisagé lui-même comme concept – ce que la définition de Nancy et Lacoue-Labarthe confirme d’ailleurs en en faisant le « concept » d’une expression et d’un contenu discursif non analytique ou prédicatif. D’autant que dans le développement qu’ils proposent pour définir le Witz, ils en font le pendant métaphysique du fragment, en affirmant que le Witz est « un savoir-voir immédiat, absolu […] [qui] rassemble, résume et porte à son comble la métaphysique de l’Idée, du savoir-de-soi de l’Idée dans son automanifestation. » Ibid., p. 75-76. Nancy et Lacoue-Labarthe laissent le mot allemand et A. Guerne le traduit par « Sel de l’esprit ». Dans les occurrences de Witz dans la livraison de L’Athenæum qui nous citons ici (volume I,2), nous le considérons comme un synonyme de fragment au sens où, comme nous l’avons dit, nous en faisons le concept des processus de subjectivation désindividualisants (agencement collectif d’énonciation) au seuil de l’éternel retour. 4 Les traducteurs de L’Absolu littéraire donnent : « Il faudra donc qu’il se décide à joindre les deux. » Ce qui est plus proche du texte allemand qui donne : « Es ist gleich tödlich für den Geist, ein System zu haben, und keins zu haben. Er wird sich also wohl entschließen müssen, beides zu verbinden. » Relier le fait d’avoir un système et de ne pas en avoir est-il possible ? Une telle tentative ne revient-elle pas à 75 « On ne peut que devenir philosophe, non pas l’être. Sitôt qu’on croit l’être, on cesse de le devenir. » (54) « Les vues d’ensemble aujourd’hui à la mode consistent à survoler tout le détail, puis à en faire l’addition. » (72) « Un dialogue est une chaîne ou une couronne de fragments. Un échange de lettres est un dialogue à plus grande échelle, et des Mémorables sont un système de fragments. Il n’y a encore rien qui soit fragmentaire dans sa matière et dans sa forme, totalement subjectif et individuel en même temps que totalement objectif et formant comme une partie nécessaire du système de toutes les sciences. » (77) « […] Quant aux définitions, on peut leur appliquer ce que Chamfort dit des amis qu’on a ainsi de par le monde. Il y a en science trois sortes d’explications : celles qui nous donnent une clarté ou un indice ; celles qui n’éclairent rien ; et celles qui obscurcissent tout. Les bonnes définitions ne se font pas du tout à l’improviste, mais doivent s’imposer d’elles-mêmes ; une définition qui n’a pas de Witz [fragment(s)] n’est bonne à rien, et chaque individu admet d’ailleurs une infinité de définitions réelles. […] »1 (82) « Le principe de contradiction n’est pas du tout le principe de l’analyse, à savoir de l’analyse absolue, la seule à mériter ce nom : la décomposition chimique d’un individu en ses derniers éléments simples. » (83) « Considérée subjectivement, la philosophie commence toujours en plein milieu, comme le poème épique. » (84) « L’objet de l’histoire est l’effectuation de tout ce qui est pratiquement nécessaire. » (90) « Si la doctrine de l’Esprit et de la Lettre est aussi intéressante, c’est entre autres parce qu’elle peut mettre la philosophie en contact avec la philologie. » (93) « Philosopher, non pour l’amour de la philosophie, mais pour l’utiliser comme moyen, c’est être un sophiste. » (96) « Est philosophique tout ce qui contribue à la réalisation de l’idéal logique et à une conformation scientifique. » (98) « Lorsqu’on entend des expressions telles que : sa philosophie, ma philosophie, on ne peut s’empêcher de songer aux paroles de Nathan le Sage : — À qui appartient Dieu ? Quel est ce Dieu qui appartient à un homme ? »* (99) « […] Devant le Witz, le rôle de la volonté consiste seulement à lever les barrières conventionnelles pour laisser l’esprit libre. Mais le plus witzig serait celui qui non seulement le serait sans le vouloir, mais encore contre sa volonté. […] » (106) « C’est avoir un goût sublime que de préférer toujours les choses à la deuxième puissance. Par exemple des copies d’imitations, des examens de recensions, des additifs aux appendices, des commentaires sur le notes. Quand cela revient à rallonger, ce goût est plus propre à nous autres Allemands ; quand il favorise la concision et l’inconsistance, aux Français. […] » (110) « Les théories qu’un roman veut offrir doivent être de celles qui ne se communiquent qu’en bloc, et non de celles qui se démontrent en détail et s’épuisent par analyse. Sinon la forme rhétorique serait infiniment préférable. » (111) « […] La poésie romantique est pour les artistes ce qu’est le sel de l’esprit (le Witz [fragment(s)]) des philosophes, ce que sont la communauté, les relations, l’amitié et l’amour dans la vie. Les autres formes de créations sont finies, au point qu’on peut parfaitement en faire l’anatomie chercher une autre possibilité ? Et auquel cas à abandonner (perdre) les deux que le fragment expose (en avoir un, et n’en n’avoir aucun) ? Ce fragment, et le procès en traduction infidèle qui pourrait être intenté à Guerne – traduire verbinden qui signifie combiner, relier, unir, et non pas perdre –, est pour nous caractéristique non seulement de la façon d’envisager une telle phrase dans une conception philosophiquement systématique (une combinaison ou une destruction des contraires jouant ou non d’une dialectique), mais surtout de la force poétique de Guerne pour lier (perdre) les deux langues, allemand et français. Blanchot, génial poète comme le fut Guerne, propose quant à lui de traduire verbinden par deux verbes, soutenir et perdre : « Avoir un système, voilà qui est mortel pour l’esprit ; n’en avoir pas, voilà aussi qui est mortel. D’où la nécessité de soutenir, en les perdant, à la fois les deux exigences. » (Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 101). 1 Encore un fragment de F. Schlegel cité par A. Guerne : : « Des Maximes qui soient des guides efficaces et généraux pour mener à la vérité, il n’en existe pas. Les plus dangereuses se peuvent justifier par rapport à certains degrés de culture intellectuelle ; par contre les meilleures et les plus assurées peuvent conduire à un abîme de faussetés. » (Les Romantiques allemands, A. Guerne dir., op. cit., p. 263-264). 76 maintenant. Mais l’art créateur romantique est encore en devenir, et c’est même son essence propre et son caractère spécifique que de ne pouvoir jamais atteindre la perfection, d’être toujours et de devenir éternellement nouveau. Il ne peut être épuisé par aucune théorie, et il n’y a guère qu’une critique divinatoire qui pourrait se risquer à vouloir définir son idéal. Lui seul est infini, comme lui seul est libre ; et c’est reconnaître sa première loi que d’admettre que la libre volonté ou la fantaisie du poète ne supporte, au-dessus d’elle-même, aucune loi. […] »* (116) « S’ils font si peu de cas du Witz [fragment(s)], c’est que ses manifestations ne sont ni assez longues ni assez larges, car leur sensibilité n’est qu’une mathématique obscurément représentée ; et c’est parce qu’ils en rient, ce qui manquerait au respect si le Witz [fragment(s)] avait une vraie dignité. Le Witz [fragment(s)] ressemble à celui dont la charge est en principe de représenter, et qui au lieu de cela agit tout simplement. » (120) « Une idée est un concept accompli jusqu’à l’ironie, une synthèse absolue d’absolues antithèses, l’échange constant, et s’engendrant lui-même de deux pensées en lutte. Un idéal est à la fois idée et fait. Si les idéaux n’ont pas pour le penseur autant d’individualité qu’en ont pour l’artiste les dieux de l’Antiquité, toute activité avec les idées n’est rien qu’un jeu de dés ennuyeux et pénible avec des formules creuses, ou, à la manière des bonzes chinois, une morne contemplation de son propre nez. Rien de plus lamentable et méprisable que cette spéculation sentimentale sans objet. […] » (121) « […] Souvent on ne peut se défendre de l’idée que deux esprits pourraient proprement s’appartenir comme deux moitiés séparées, et ne se réaliser pleinement qu’ensemble. S’il existait un art de fondre ensemble des individus, ou si la désirante critique pouvait plus que désirer, ce dont elle trouve partout l’occasion, je voudrais voir combinés Jean Paul et Peter Leberecht. […] »1 (125) « On ne peut contraindre personne à tenir les Anciens pour classiques, ou pour anciens ; en définitive, c’est affaire de maximes. » (143) « Vivre en classique et réaliser pratiquement en soi l’Antiquité est le sommet et le but de la philologie. Est-ce possible sans aucun cynisme ? » (147) « Chacun n’a pas manqué de trouver chez les Anciens ce dont il avait besoin ou le désir ; et tout d’abord lui-même. » (151) « La démonstration a priori s’accompagne d’un bienheureux apaisement, alors que l’observation reste toujours quelque chose de partiel et d’inachevé. […] » (169) « Dans le style du véritable poète, pas d’ornement ; tout y est hiéroglyphiquement nécessaire. »* (173)2 « Autrefois on prêchait parmi nous exclusivement la nature, aujourd’hui exclusivement l’idéal. On oublie trop souvent que ces choses sont intimement conciliables, que dans une belle présentation la nature doit être idéale et l’idéal naturel. » (198) « Un fragment peut, à l’égal d’une brève œuvre d’art, être isolé de tout l’univers qui l’environne, parfait en soi-même comme un hérisson. »* (206) « Si tout Witz [fragment(s)] est principe et organe de la philosophie universelle, et si toute philosophie n’est rien d’autre que l’esprit de l’universalité, la science de toutes les sciences se mêlant et se séparant éternellement, une chimie logique […] Les plus importantes découvertes scientifiques sont des bons mots [en français dans le texte] de ce genre. Elles le sont par le hasard surprenant de leur naissance, par la combinatoire de la pensée, et par le baroque de l’expression qu’on en lance. […] Toute la philosophie de Leibniz consiste en un petit nombre de fragments et d’esquisses witzig [fragmentaires] en ce sens. […] » (220) « Qu’une biographie tende à généraliser, et c’est un fragment historique. Qu’elle se concentre toute sur la caractéristique d’un individu, et c’est un document ou un ouvrage de l’art de vivre. » (225) « […] Peut-on caractériser autre chose que des individus ? Ce qui, à partir d’un point donné, ne saurait se multiplier davantage, n’est-il pas, aussi bien que ce qui ne saurait se diviser davantage, 1 Paul Leberetch est le pseudonyme de Ludwig Tieck (1773-1853), un des chefs de file du romantisme allemand. On pourra entendre dans ce fragment un fragment de Joubert écrit un an auparavant (13 mai 1797), et que L’Athenæum ne pouvait connaître : « Langue sacrée. En quoi doit être hiéroglyphique. Que tous ses mots doivent avoir un caractère d’enfoncement ou de relief, de ciselure ou de sculpture. Le blanc et le noir, le vuide et le plein y conviennent. Tout y doit être juxtaposé et uni, mais séparé par des intervalles. » (Joseph Joubert, Carnets Tome I, Paris, Gallimard, 1994, p. 214). 2 77 une unité historique ? Tous les systèmes ne sont-ils pas des individus, comme tous les individus sont également des systèmes, tout au moins en germe et en tendance ? Toute unité réelle n’est-elle pas historique ? N’y a-t-il pas des individus qui contiennent en eux des systèmes entiers d’individus ? » (242) « Le poème prophétique du Dante est le seul modèle de poésie transcendantale, l’unique et le plus haut de son espèce. L’universalité de Shakespeare est comme le point central de l’art romantique. Et la poésie purement poétique de Goethe est la pure et parfaite poésie. Telle est la grande trinité de la poésie moderne, l’arpège intérieur le plus intime et le plus sacré entre toutes les sphères, soit plus restreintes, soit plus étendues, de l’élection critique du nouvel art poétique parmi les classiques. »*1 (247) « A. : Vous dites que les fragments seraient la forme même de la philosophie universelle. Peu importe la forme. Mais que peuvent bien fournir et constituer de tels fragments pour la plus grande et la plus grave préoccupation de l’humanité, pour l’accomplissement de la science ? — B. : Rien d’autre qu’un sel de Lessing contre la corruption spirituelle, peut-être une cynique lanx satura dans le style de Lucilius l’ancien ou d’Horace, voire des fermenta cognitionis. » (259)2 « Une œuvre est cultivée lorsqu’elle est partout nettement délimitée, mais dans ses limites illimitée et inépuisable ; lorsqu’elle est parfaitement fidèle à soi, partout égale, et pourtant supérieure à ellemême. Ce qui la couronne et l’achève, c’est, comme dans l’éducation d’un jeune Anglais, le grand tour [en français dans le texte]. Il faut qu’elle ait voyagé à travers les trois ou quatre continents de l’humanité, non pour limer les angles de son individualité, mais pour élargir sa vision, donner à son esprit plus de liberté et de pluralité interne, et par là plus d’autonomie et d’assurance. » (297) « Lorsque entendement et inentendement se touchent, il se produit une décharge électrique. C’est ce qu’on appelle polémique. » (300) « Des pensées mêlées devraient former les cartons de la philosophie. On sait la valeur de ceux-ci pour les connaisseurs en peinture. Celui qui ne sait pas esquisser au crayon des mondes philosophiques, caractériser en trois traits de plume chaque pensée douée de physionomie, ne fera jamais de la philosophie un art, et donc pas davantage une science. […] » (302) « Héraclite disait que la raison ne s’apprend pas en accumulant des connaissances. Il paraît aujourd’hui plus nécessaire de rappeler que la seule raison pure ne suffit pas à vous instruire. » (318) « De même que Simonide disait de la poésie qu’elle est une peinture parlée, et de la peinture qu’elle est une poésie muette ; de même pourrait-on dire que l’Histoire est une philosophie en devenir, et la philosophie une Histoire accomplie. »* 3 (325) « Le salto mortale tant vanté par les philosophes n’est souvent qu’une fausse alerte. Ils prennent en pensée un élan impressionnant, et se souhaitent bonne chance pour franchir le danger ; mais à y regarder de plus près, ils en sont toujours au même point. C’est Don Quichotte voyageant dans les airs sur un cheval de bois. […] » (346) « L’esprit est d’ordre mécanique pour l’entendement, chimique dans le Witz, organique chez le génie. »* 4 « Il est un genre de Witz [fragment(s)] que pour sa pureté, sa précision et sa symétrie on aimerait appeler le Witz [fragment(s)] architectonique. Dans ses expressions satiriques, il donne les véritables sarcasmes. Il doit être systématique à souhait, et aussi ne pas l’être ; il faut qu’en dépit de toute complétude quelque chose paraisse manquer, qui serait comme arraché. […] » (383) 1 Et encore un fragment de F. Schlegel cité par A. Guerne : « […] est romantique ce qui nous donne, sous une forme fantastique, un contenu sentimental. Aussi puis-je chercher et trouver le Romantisme chez les premiers modernes : chez Shakespeare, chez Cervantes, dans la poésie italienne, dans ce siècle des chevaliers de l’amour et des légendes, d’où sont issus et le mot et la chose… » Ibid., p. 273. 2 « Lanx satura : littéralement, plat chargé, garni de toutes sortes de légumes mêlés, qui aurait donné le nom à la satura, mélange de mètres et de genres poétiques. Lucilius (180-102 av. J.-C.) est un des poètes qui a pratiqué la satyre. — fermenta cognitionis : ferments de connaissance. — “Sel de Lessing” : allusion à un passage des Fragments de Lessing de 1753, où le “sel” est l’ironie envers la gloire. » (J.L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 137). 3 « Simonide de Céos, l’auteur des Odes triomphales et de tant d’autres poèmes, remarquables surtout par la variété et la fluidité des rythmes (556-467 av. J.-C. croit-on). » (Les Romantiques allemands, A. Guerne dir., op. cit., p. 269). 4 « Arme essentielle de l’ironie romantique, le Witz n’a rien de commun avec l’esprit français ou l’humour anglais ; c’est une conception proprement allemande. On ne peut ignorer que l’esprit des nations se manifeste aussi dans leur esprit. » (Ibid., p. 264). 78 « Si toute combinaison purement arbitraire ou purement contingente de forme et de matière est grotesque, la philosophie a ses grotesques tout comme la poésie. […] » (389) « Lire, c’est satisfaire l’impulsion philologique, s’affecter soi-même littérairement. On ne peut lire par pure philosophie ou poésie, sans philologie. » (391) « Il faut être né pour la philologie, comme on l’est pour la poésie ou pour la philosophie. Il n’y a pas de philologue sans philologie au sens le plus originel du mot, sans un intérêt grammatical. La philologie est un affect logique, le pendant de la philosophie, l’enthousiasme pour la connaissance chimique : car la grammaire n’est que l’aspect philosophique de l’art universel de la dissociation et de la combinaison. […] La seule façon d’appliquer la philosophie à la philologie, ou, ce qui est encore bien plus nécessaire, la philologie à la philosophie, c’est d’être à la fois philologue et philosophe. » (404) « Si chaque individu dans son infini est Dieu, alors il y a de dieux autant qu’il y a d’idéals. […] »* (406) « Un idéal tenu pour inaccessible est précisément de ce fait non point un idéal, mais le fantôme mathématique d’une pensée purement mécanique. Celui qui a le sens de l’infini et sait où il veut en venir par là voit en lui le produit de forces qui ne cessent de se diviser et se combiner, il se représente ses idéals du moins de manière chimique, et lorsqu’il s’exprime sans ambages formule de pures contradictions. La philosophie de l’époque semble parvenue jusque-là. […] » (412) « Le monde est beaucoup trop sérieux, le sérieux est pourtant bien rare. Le sérieux est le contraire du jeu. Le sérieux a un but précis, le plus important de tous ; il ne peut ni musarder ni s’illusionner ; il poursuit inlassablement son objectif jusqu’à ce qu’il l’ait atteint. […] » (419) « On peut considérer la Révolution française comme le plus grand et le plus étonnant phénomène de l’histoire politique, comme un tremblement de terre quasi général, comme un immense raz de marée dans l’univers politique ; ou bien comme l’archétype des révolutions, comme la Révolution pure et simple. Ce sont les points de vue habituels. Mais on peut aussi la considérer comme le centre et la cime du caractère national français, où viennent cumuler tous ses paradoxes ; comme le grotesque le plus effrayant de l’époque, ou ses plus profonds préjugés et ses plus violents pressentiments, mêlés en un horrible chaos, s’entretissent aussi bizarrement que possible pour former une monstrueuse tragi-comédie de l’humanité. Pour développer ces vues historiques, on ne trouve plus que des traits isolés. » (424) « À la lecture de bien des œuvres d’envergure, historiques en particulier, dont les détails sont constamment captivants et d’une belle écriture, on ressent pourtant dans l’ensemble une déplaisante monotonie. Pour l’éviter, il faudrait que le coloris, le ton et même le style varient et diffèrent de manière frappante dans les diverses masses de l’ensemble ; grâce à quoi l’œuvre deviendrait non seulement plus variée, mais aussi plus systématique. Il est évident qu’une telle diversité réglée ne saurait être l’œuvre du hasard, que l’artiste devrait très exactement savoir ce qu’il veut pour pouvoir le faire. […] » (432) « L’universalité inauthentique est soit théorique, soit pratique. La théorique est l’universalité d’un mauvais lexique, d’un registre du greffe. La pratique naît du mélange de la totalité. » (447) « L’universalité est variation à satiété de toutes les formes et de toutes les substances. Elle ne parvient à l’harmonie que par l’union de la poésie et de la philosophie : aux œuvres de la poésie et de la philosophies isolées, si universelles et achevées qu’elles soient, la synthèse ultime semble faire défaut ; elles touchent au but de l’harmonie et restent inachevées. La vie de l’esprit universel est une chaîne ininterrompue de révolutions intérieures ; en lui vivent tous les individus, les individus originels, c’est-à-dire éternels. Il est un authentique polythéiste et porte en lui l’Olympe tout entier. » (451) 2.2.4 Volonté de fragment(s) Nous avons donc opposé deux façons de concevoir le fragment romantique. 1) Nous avons tout d’abord compris Nancy et Lacoue-Labarthe ainsi : pour eux, le concept de fragment(s) tel qu’il nous intéresse – la volonté d’inachever – est impossible puisque toute volonté ne peut au contraire que nécessairement renvoyer à l’achèvement (au Système ou a l’Idée). Toute 79 volonté, tout désir, ne peut, pour eux, qu’avoir un but. Précisons nos affirmations : lorsque nous disons « volonté d’inachever », ce n’est pas que nous concevons l’inachèvement comme un but (nous sommes d’accord avec eux : seul l’achèvement peut l’être) ; mais c’est plutôt pour insister sur la volonté de faire quelque chose d’impossible à faire – ce qui ne doit nullement empêcher de le faire. Au contraire, Nancy et Lacoue-Labarthe affirment que toute volonté ne peut être que volonté d’accomplir quelque chose : « En somme, que ce programme systématique, dans l’étrange encadrement du romantisme qu’il nous donne, nous soit luimême parvenu à l’état de fragment est peut-être un symbole : celui de cet inachèvement qui nous contraint encore et à quoi était vouée, en toute connaissance de cause aussi bien, la volonté d’accomplir. »1 Et 2) nous avons insisté, dans un second temps, sur Blanchot pour qui l’indexation du fragment à une finalité, à un système, est au contraire une refermeture, une « altération » qui change radicalement son statut littéraire pour en faire ce qu’il appelle un aphorisme – le triste passage d’une « exigence fragmentaire » à un « écrire fragmentaire ». Blanchot définit donc l’aphorisme comme la limite de « l’exigence fragmentaire » qu’il repère chez de nombreux écrivains : de Joubert à Char, de Butor à Nietzsche2. Nietzsche justement. Dont l’écriture aphoristique prête au moins autant à discussion que l’aspect fragmentaire de son œuvre. Nietzsche qui a retenu la leçon fragmentaire de F. Schlegel et de L’Athenæum, et qui s’est emparé, comme nul depuis, de la forme d’écriture héritée des moralistes français du XVIIe et du XVIIIe siècles qui écrivaient en maximes ou en aphorismes (nous allons, dans le paragraphe suivant, revenir sur les termes maxime et aphorisme que nous allons différencier). Mais si, dans un premier temps, on accepte de suivre Blanchot qui définit l’aphorisme comme le rabattement du fragment, peut-on alors dire que la modalité principale d’écriture d’Humain, trop Humain et Aurore (qui sont les livres de Nietzsche qui empruntent le plus au style de ces moralistes) signe la limite, l’altération d’une « exigence fragmentaire » ? Et, auquel cas, le côté moraliste français de Nietzsche ne va-t-il pas à l’encontre de la troisième acception que nous donnions au fragment et que nous retenons comme celle qui nous intéresse (l’intention de l’auteur de faire inachevé)3 ? Ce n’est évidemment pas si simple, car si la notion de fragment nous intéresse (comme il intéresse Nietzsche auquel nous nous intéressons également), c’est parce qu’il ouvre la question de l’inachevé, et des processus de subjectivation qui s’ouvrent avec elle. Il est bien évident – comme l’ont parfaitement saisi Nancy et Lacoue-Labarthe qui, et c’est l’aspect le plus remarquable de leur livre, n’évitent pas le problème – qu’une telle conception du fragment(s) s’accompagne d’une limite, fatale avons-nous dit : celle de ne pouvoir constituer un programme, de ne servir à rien, et d’exposer celui qui tente de s’en saisir, à le perdre, le fragment(s), à peine attrapé ; le risque pour l’explorateur imprudent, pris dans le cours de l’Histoire, de rabattre le fragment(s) sur une modalité hérissonesque, moïque, que Blanchot appelle aphorisme et que nous appelons maxime – affinons dès à présent notre vocabulaire et réservons le terme maxime à cette modalité de rabattement4, et celui d’aphorisme à la forme limite entre la maxime et le fragment(s). 1 J.-L. Nancy, P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 40. Blanchot dit que « l’aphorisme est fermé et borné : l’horizontal de tout horizon » (cf. p. 266 de la deuxième partie de la présente thèse). Nous reviendrons plus loin sur cette littérature fragmentaire en reprenant ce qu’il nomme « la parole de fragment » (autre nom de cette « exigence fragmentaire »), dont il fait de René Char un exemple, et que nous déplacerons du côté de Nietzsche. 3 Cf. p. 44 de la présente première partie de la présente thèse. 4 Nous justifierons cette acception de la maxime grâce à Roland Barthes (cf., dans la présente première partie de la présente thèse, 2.3.2.3. La maxime comme modèle de la structure selon Barthes). 2 80 En effet, si nous proposons de faire glisser le concept d’aphorisme de la refermeture de l’expérience fragmentaire (définition de Blanchot) vers sa limite, c’est pour ne pas donner à cette limite un sens uniquement restrictif (la perte totale de l’exigence fragmentaire d’inachèvement et la concrétion en un Système finalisé et achevé), mais plutôt pour la penser, cette limite, comme la radicale réinterrogation de cette fatalité que semble être la systématisation si difficilement évitable qui subsume tout au concept hégélien1. Nous proposons donc d’utiliser le terme d’aphorisme pour qualifier la limite du concept de fragment(s), non pas comme fatalité systématique qui, d’inachèvement, le ramènerait toujours à une finalité, plutôt comme la nécessité de l’inachèvement à ne renvoyer qu’à lui-même. Si les moralistes, nous allons le voir, ont la volonté affirmée de donner le tout en une maxime, ce qui intéresse Nietzsche chez eux, pensons-nous, est ce qui nous intéresse : avec cette méthode aphoristique appliquée à une philosophie de l’exigence fragmentaire, le concept de volonté (du philosophe) se déplace d’une fatalité systématisante de ladite philosophie à la nécessité d’inachèvement de celle-ci. Autrement dit, si nous considérons que la volonté de fragment(s) n’est pas la volonté d’atteindre un but, c’est pour ne pas laisser le concept de volonté uniquement du côté d’un finalisme systématique : avec Nietzsche, nous le faisons glisser, le concept de volonté, du côté de l’inachevé. C’est pour comprendre cela que nous précisons les définitions des trois figures que sont la maxime, l’aphorisme et le fragment(s) : 1) le fragment(s) est une volonté sans but, une volonté d’inachèvement ; 2) la maxime est la limite ultime qui systématise cette volonté en lui assignant un but, à savoir : le concept au sens hégélien du terme, le but du procès historico-téléologique ; 3) l’aphorisme est le point où tout semble basculer (à deux doigts de la fatale limite que représente la maxime) mais où tout est encore possible (la nécessité d’une volonté de fragment(s)) : l’aphorisme est une limite jamais définitive mais toujours risquée ; il est l’expérience, on the edge disent les anglo-saxons, sur le fil duquel le philosophe joue au funambule, à l’équilibriste. C’est l’articulation entre ces trois concepts que nous allons à présent penser avec les moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles, et que nous formulons ainsi : sous la maxime, c’est l’aphorisme qui affleure, et sous l’aphorisme c’est le fragment(s) qui parle. N’est-ce pas ce que Jaspers affirme, dans une phrase qui pourrait sembler des plus paradoxales pour qualifier le philosophe connu pour écrire par aphorismes ? « [La pensée de Nietzsche] ne se développe point par aphorismes [nous dirions donc pour notre part, par maximes], comme celle des essayistes célèbres parmi lesquels Nietzsche s’est intentionnellement rangé, ni de façon systématique comme les systèmes philosophiques conçus comme tels »2. Notre thèse négocie ici un tournant important et difficile : elle va devoir se proposer, à partir de maintenant, de montrer que l’écriture par aphorismes de Nietzsche est une tentative de creuser les modalités d’écriture des moralistes français (l’écriture en maximes) pour en faire jaillir une exigence philosophique que Blanchot dit « fragmentaire » – et que Nietzsche appellera immoraliste. La forme « laconique » que nous avons vu plus haut exhaussée par Nietzsche lorsqu’il fait le lien entre Héraclite et les romantiques, qu’il dit claire et lumineuse3, trouve en effet son développement chez les moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles qui vont si fortement le marquer. Mais ce serait une erreur de penser que c’est cette clarté du laconisme qui enchante Nietzsche dans la littérature moraliste française. Il s’agit plutôt pour 1 Rappelons ce que nous disions plus haut d’un Conche qui, s’il ne va pas jusqu’à voir l’unité ontologique parménidienne dans les fragments d’Héraclite, y repère quand même un système (cf. p. 57 de la présente première partie de la présente thèse). 2 K. Jaspers, Nietzsche, op. cit., p. 11. 3 Cf. le fragment(s) ‘1873, PG [7] — I**, p. 238’, p. 393 de la troisième partie de la présente thèse. 81 lui de saisir, dans sa forme même, ce qui en est une sorte de limite, dangereuse mais définitive (on the edge), de se saisir donc à bras le corps de l’aphorisme pour s’ouvrir, sans même s’en rendre compte, au fragment(s) – qui a à voir avec l’éternel retour. Nous allons montrer que ce que Blanchot dit du romantisme (« […] la littérature va désormais porter en elle cette question – la discontinuité ou la différence comme forme –, question et tâche que le romantisme allemand et en particulier celui de l’Athenæum a non seulement pressenties, mais déjà clairement proposées, avant de les remettre à Nietzsche, et au-delà de Nietzsche, à l’avenir »1) va également s’appliquer à la littérature des moralistes français. 2.3 L’art de la maxime, de l’aphorisme et du fragment(s) chez les moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles Les moralistes français, du point de vue d’une histoire chronologique universelle, arrivent avant les romantiques allemands. Nous avons d’ailleurs vu plus haut que, selon R. Ayrault, l’idée d’utiliser le fragment serait venue à F. Schlegel d’une lecture des Pensées, maximes et anecdotes de Chamfort. Rappelons notre cheminement : nous tentons, après Héraclite et L’Athenæum, d’expérimenter par l’exemple, avec les moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles, les trois acceptions du fragment telles que nous les avons repérées plus haut. Rappelons-les une fois de plus : 1) le morceau qui ne renvoie qu’à lui-même, 2) la ruine de l’édifice antique et l’éventuelle promesse de sa résurrection et 3) la modalité littéraire et conceptuelle d’une volonté d’inachèvement. Si nous avons vu que les fragments du livre d’Héraclite, qui sont classiquement considérés comme paradigmatiques de la deuxième définition, ne se laissent en fait pas si facilement circonscrire et peuvent renvoyer à la troisième sans pour autant se résumer à la première… Si nous avons vu que les fragments de L’Athenæum sont tirés à hue et à dia entre la première (le fragment du hérisson), la deuxième (la reconstitution, à l’issu du procès historico-téléologique hégélien, d’un tout systématisé) et la troisième (l’exigence fragmentaire d’une volonté d’inachèvement chère à Blanchot) définitions… Les moralistes français, eux, d’un premier abord, et si l’on indexe leurs œuvres à cette question du fragment, renvoient explicitement à la première et à la deuxième définition, mais sûrement pas à la troisième : il serait en effet difficilement soutenable d’affirmer que les maximes et autres pensées de Pascal, La Rochefoucauld, Vauvenargues, Rivarol ou encore Chamfort – nous mettons ici Joubert à part, nous nous en expliquerons plus loin – ont été voulues par eux comme tentative de faire inachevé. C’est pour cela que nous parlerons, pour cette forme que prennent les sentences des moralistes français qui nous intéressent, tout d’abord de maxime. Nous allons voir que la maxime moraliste tient plutôt, comme l’a compris Barthes, d’une logique du hérisson (le tout, refermé sur lui-même, en une maxime) – première définition – et que, pour la plupart des moralistes français (notamment, comme cela est bien connu, pour le premier d’entre eux qu’est Pascal) leur œuvres ne devinrent fragmentaires qu’à leur corps – et âme – plus ou moins défendant, puisqu’ils voulaient quasiment tous, sans l’avoir pu, finaliser (éditer) leurs livres – deuxième définition. Comment, donc, nous saisir de ces auteurs pour les mettre en rapport avec notre problématique ? Nous allons utiliser, comme point de départ, le livre de Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, et plus précisément le premier tome (Les précurseurs de Nietzsche) où il analyse en quoi ces auteurs français ont inspiré, voire influencé le jeune Nietzsche2 et, les uns après les autres, passer en revue quelques-uns de ces moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles. 1 2 M. Blanchot, « L’Athenæum », in L’Entretien infini, op. cit., p. 527. Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, Tome I. Les Précurseurs de Nietzsche, Paris : Gallimard, 1920. 82 Il est coutume de dire que ce qui a intéressé Nietzsche chez les moralistes français, c’est évidemment le fait qu’ils se soient penchés, d’une manière particulièrement féconde, sur la question de la morale, et qu’ils aient été ainsi les précurseurs de celui qui poussera ses réflexions sur la morale par-delà bien et mal. Il en donne une définition précise dans le fragment(s) ‘1885, 35 [1] — XI, p. 239’ où il différencie le moraliste du prédicateur1. Nietzsche dit à de nombreuses reprises combien il aime les moralistes français, ces questionneurs d’hommes2. Et, certes, c’est sûrement ce qu’ils sont : des connaisseurs d’hommes comme Nietzsche les appelle. Les aphorismes d’un Chamfort qui continue à soutenir qu’il est question de morale lorsqu’il exhausse ce qui est qualifié par les chrétiens de vice, ou lorsqu’il dit préfèrer la passion à la raison, n’ont pu que parler à celui qui voyait en l’Antéchrist l’immoraliste (le moraliste par-delà bien et mal) le plus lucide, l’esprit libre par excellence : « L’homme, dans l’état actuel de la Société, me paraît plus corrompu par sa raison que par ses passions. Ses passions (j’entends ici celles qui appartiennent à l’homme primitif) ont conservé, dans l’ordre social, le peu de nature qu’on y retrouve encore. »3 Voilà bien une phrase qu’aurait pu écrire Nietzsche mais qui le fut par Chamfort. Les indications bibliographiques de C. Andler nous donnent d’autres raisons encore, amicales et contextuelles, de cet intérêt de Nietzsche : l’amitié d’Overbeck, de mère française et élevée à Paris qui « […] a dû lui traduire à haute voix des passages, comme ce fut leur coutume, après son mariage avec Mlle Ida Rothpletz, en 1876. Cette femme distinguée nous a laissé quelques souvenirs sur ces soirées de lecture où Overbeck à livre ouvert traduisait des articles de Sainte-Beuve sur les écrivains français du XVIIIe siècle ; et aussitôt Nietzsche engageait la discussion et préférait les moralistes du XVIIe. »4 Raisons amicales, donc, qui rejoignent des raisons psychologiques : « L’estime de Nietzsche pour les moralistes français croissait à mesure que son intimité avec eux se faisait plus entière. Cette force de caractère, cette indépendance de volonté unies en eux à la connaissance des hommes, et qu’on retrouvait en tous, de Montaigne à Stendhal, lui imposait. Il désignait nommément Montaigne, La Rochefoucauld, Pascal, Chamfort, Stendhal, quand il déclarait les Français une nation plus attentive à se “nettoyer l’esprit”, à ne pas se mentir à elle-même, plus exempte de tout “daltonisme” idéaliste. »5 Ce sont certes des raisons conscientes, exprimées par Nietzsche lui-même, qui sont tout à fait convaincantes – comme celles que convoquent le même Andler lorsqu’il explique que l’intérêt, dans le milieu des années 70, du Nietzsche d’Humain, trop humain (celui qui venait de se brouiller avec Wagner à cause de ces écrits moralistes français6) était somme toute « […] rien qui fût plus propre à équilibrer sa confuse passion 1 Cf. p. 394 de la troisième partie de la présente thèse. Nietzsche, dans la définition qu’il donne du moraliste dans ce fragment(s), rejoint la définition qu’en donne Bérengère Parmentier : « Rien n’est plus différent qu’un “moraliste” d’un moralisateur. Un moralisateur dit ce qu’il faut faire, il partage le bien et le mal, en se fondant sur des principes dont il suppose que tous les reconnaissent, ou doivent les reconnaître. Il répète et conforte une morale admise pour corriger la conduite des autres, en leur prescrivant des règles. Mais les “moralistes” du XVIIe siècle ne cessent de mettre en cause la possibilité d’affirmer des règles. […] Pour les “moralistes”, la morale est affaire de pratique, elle échappe à la théorie. » (Bérengère Parmentier, Le Siècle des moralistes, Paris : Seuil, coll. Essais, 2000, p. 7-8). Le terme apparaît au XVIIe siècle, après la disparition de Montaigne, Pascal et La Rochefoucauld. Mais La Bruyère, Vauvenargues, Rivarol, Chamfort et Joubert, le connaîtront. 2 Cf. les fragment(s) ‘1884, 26 [404] — X, p. 285’ et ‘1885, 38 [5] — XI, p. 334’, p. 394 de la troisième partie de la présente thèse 3 Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort, Œuvres, Paris : Jean-Jacques Pauvert, 1960, p. 7. 4 C. Andler, Les Précurseurs de Nietzsche, op. cit., p. 105. 5 Ibid., p. 106. Cf. le fragment(s) ‘1883, 7 [17] — IX, p. 254.’ p. 390 de la troisième partie de la présente thèse. 6 Et pour nombre d’autres raisons d’ailleurs, notamment l’antisémitisme de Wagner et des wagnériens. Voir la célèbre note où Nietzsche fait allusion aux rumeurs selon lesquelles Wagner serait le fils naturel de Ludwig Geyer, seconde mari de sa mère, considéré par cette rumeur comme juif. Le fait est que Geyer n’était pas 83 wagnérienne, ni dont il eût davantage besoin ensuite pour sortir de cette confusion. »1 Mais nous pensons que l’attirance de Nietzsche pour les moralistes français est aussi d’un autre ordre, plus inconscient peut-être, qui non seulement n’est pas psychologique, mais qui surtout n’est pas que de fond – qui est en tout cas d’un autre ordre que celui d’un fond commun, psychologique, à Nietzsche et à eux. Disons pour l’instant que l’intérêt de Nietzsche pour la littérature moraliste française des XVIIe et XVIIIe siècles tient à la forme qu’elle revêt – bien conscient que nous sommes que cette forme est la condition de l’expression du contenu (de la question morale telle que la creusent ces moralistes français). Le premier des moralistes français qui nous intéressera est paradigmatique de ce rapport, qui fut l’un des plus grand ennemi (des meilleurs ennemis) de Nietzsche : Pascal2. Caractéristique, Pascal l’est à bien des égards. S’il est classique de faire de Montaigne (autre chantre de Nietzsche, mais cette fois-ci exhaussé par lui de façon univoque et pérenne, comme Goethe3) le premier des moralistes, nous donnerons cette place à Pascal et à ses Pensées. Parce que c’est justement la modalité d’expression (d’édition) desdites Pensées qui est paradigmatique de ce rapport particulier de l’expression au contenu, qui est selon nous l’invention originale des moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles, et qui nous ramène en fin de compte à la problématique fragmentaire telle que nous la trouvons chez Nietzsche. 2.3.1 Pascal : les fragments d’un moraliste malgré lui 2.3.1.1 Les pensées de Pascal ou Les Pensées de Pascal ? Pascal a-t-il voulu la forme sous laquelle sont publiées ses pensées – le livre que l’on appelle ses Pensées ? S’il s’agit d’affirmer qu’il a voulu, consciemment, les Pensées telles nous les connaissons, alors la réponse est claire : non, Pascal n’avait pas l’intention d’écrire un livre composé de maximes. Les controverses philologiques dont nous allons tenter la généalogie ne portent d’ailleurs pas tant sur cette question de l’intention de Pascal que sur le fait de savoir ce qu’il faut faire de ces fragments. Mais nous avons vu qu’il serait absurde de résumer la volonté d’un auteur vis-à-vis de son œuvre à ses intentions conscientes la concernant. Pour comprendre quel rapport il peut y avoir entre la forme, fragmentaire, des Pensées et le contenu des pensées de Pascal, regardons ce que dit Andler, dans son essai sur les Précurseurs de Nietzsche, quant à ce que Nietzsche emprunte à Pascal : si l’on est obligé de reconnaître le désaccord profond de Nietzsche avec le contenu – le fond – des livres de Pascal (il éreinte en effet celui-ci avec une remarquable constance tout le long de ses œuvres), nous pouvons avec Andler penser que c’est la forme des Pensées qui, avant tout, l’intéresse : « Le premier, Pascal lui suggère sa méthode d’exposition et de composition ; “J’écrirai mes d’origine juive et que rien n’est moins sûr qu’il soit le père de Wagner. Cf. le fragment(s) ‘1888, CW [Postscriptum] — VIII*, p. 46, note *’, p. 413 de la troisième partie de la présente thèse. Notons que Montinari et Colli interprètent cette « perfide allusion » comme le retour de l’anti-antisémite qu’est Nietzsche à l’envoyeur antisémite qu’est Wagner (VIII*, p. 437-438, note 2 de la p. 46). 1 C. Andler, Les Précurseurs de Nietzsche, op. cit., p. 207. 2 Le lien que font Deleuze et Foucault entre l’édition française des Œuvres philosophiques complètes construites par Giorgio Colli et Massimo Montinari et celle des Pensées de Pascal confirmerait notre hypothèse : « la recollection des manuscrits est évidemment la tâche capitale. Elle constituera une interrogation historique impitoyable de même nature que celle qui a été posée précédemment, par exemple, par l’édition scientifique des Pensées de Pascal. » (« Michel Foucault et Gilles Deleuze veulent rendre à Nietzsche son vrai visage », in Dits et écrits, op. cit. (Édition courante : tome I, op. cit., p. 578 – entretien avec Claude Jannoud, Le Figaro littéraire, n° 1065, septembre 1966, p. 7)). 3 Même s’il peut y mettre un bémol. Nietzsche écrit à Mme Baumgartner, le 7 avril 1875, « mon français est très médiocre et, avant d’idéaliser Montaigne, je devrais au moins le comprendre correctement. » (Friedrich Nietzsche, Correspondance Tome III, Paris : Gallimard, 2008, p. 42). 84 pensées sans ordre et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c’est le véritable ordre.” Nietzsche partira de là pour justifier sa méthode de l’aphorisme, des brusques coups de sondes, qui font jaillir la pensée fraîche et vive mieux que les longues et savantes canalisations où l’enferment les systèmes. »1 Certes ! Mais cette citation de Pascal2, il est certainement hasardeux de la prendre pour un point de méthode destiné à expliciter la construction d’un livre qui serait l’expression d’une telle « méthode d’exposition ». Même si, par ailleurs, il y a quelques pensées qui renvoient à cette question de la forme dans les Pensées (par exemple : « La dernière chose qu’on trouve en faisant un ouvrage, est de savoir celle qu’il faut mettre la première. »3), peut-on pour autant, à leur lumière, affirmer que Pascal a voulu faire un livre de maximes ? Selon la tradition philologique pascalienne, rien n’est moins sûr. En effet, Pascal, en écrivant ses pensées, n’affirme-t-il pas que : « Les mots diversement rangés font un divers sens, et les sens diversement rangés font différents effets »4 ? Et, pour citer la pensée la plus connue de Pascal, titrée Contre l’objection que l’Écriture n’a pas d’ordre : « Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre. »5 Ces maximes ne montrent-elles pas que le désordre ne saurait être une méthode et que, pour tel effet que souhaite l’auteur (exemple des Écritures, où, dans la suite de la pensée, Pascal cite Jésus, Saint Paul, Saint Augustin), l’ordre est d’importance ? Nous reviendrons sur cette question de l’ordre dans les Pensées, mais nous pouvons d’ores et déjà, suivant cette tradition, considérer que Pascal n’a pas voulu écrire un livre composé de pensées, comme celles de Montaigne, mais bien structuré comme pourrait l’être un essai classique de l’époque (nous allons revenir sur la question du plan). Nous sommes néanmoins obligés de remarquer que Pascal a un rapport particulier à la forme de ses livres : outre les essais mathématiques et physiques de forme habituelle pour ce genre d’ouvrage, remarquons que La Vie de Jésus Christ, d’édition posthume, est écrit par fragments numérotés et que son livre le plus célèbre après les Pensées, celui qui montre la place de Pascal dans le combat entre les jansénistes et les jésuites, nous parlons bien sûr des Provinciales, est écrit sous forme épistolaire. Les Pensées seraient donc une somme de fragments destinés à un livre qui devait faire l’apologie de la religion chrétienne. Si l’on en croit Étienne Périer, le neveu de Pascal qui a écrit la préface de l’édition des Pensées par Port-Royal en 1670, le projet d’un tel livre remonterait à 1652. Il explique dans cette préface le mode d’écriture de Pascal, qui « avoit toujours accoutumé de songer beaucoup aux choses, & de les disposer dans son esprit avant que de les produire au dehors, pour bien considérer & examiner avec soin celles qu’il falloit mettre les premieres et les dernieres, & l’ordre qu’il leur devoit donner à toutes, afin qu’elles 1 C. Andler, Les Précurseurs de Nietzsche, op. cit., p. 117. La fin de la citation éclaire le fait que Pascal ne parle pas tant de sa méthode d’écriture que de l’objet qu’il veut présenter, en l’occurrence la question de la vérité en lien avec la religion chrétienne : « […] c’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop d’honneur à mon sujet, si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu’il en est incapable. » Pascal veut donc montrer que l’homme, dans sa propre finitude, ne peut se saisir de l’infini – Dieu – que par des moyens philosophiques dont la tradition a fait du fameux pari le paradigme. Pascal titre d’ailleurs cette pensée : « Pyrrhonisme » (ce qui, pour Pascal, signifie scepticisme : le fameux fragment étant une réponse aux sceptiques). Selon Le Guern, autre éditeur des Pensées, le titre n’est pas « Pyrrh » mais « Prin » pour « Principes de la philosophie ». Fragment 373 Brunschvicg. Nous donnons les références de pensées de Pascal dans ce classement, ce qui permet de le retrouver dans n’importe quel autre grâce aux tables de concordance (Blaise Pascal, Pensées, Paris : Garnier frères, 1966, édition Brunschvicg). 3 Fragment 19 Brunschvicg. 4 Morceau du fragment 23 Brunschvicg. 5 Fragment 283 Brunschvicg. 2 85 pussent faire l’effet qu’il désiroit. »1 Un tel exercice demandait évidemment une excellente mémoire, ce dont, selon Périer, Pascal ne manquait pas : « Et comme il avait une mémoire excellente, et qu’on peut dire même prodigieuse, en sorte qu’il a souvent assuré qu’il n’avait jamais rien oublié de ce qu’il avait une fois bien imprimé dans son esprit ; lorsqu’il était ainsi quelque temps appliqué à un sujet, il ne craignait pas que les pensées qui lui étaient venues lui pussent jamais échapper ; et c’est pourquoi il différait assez souvent de les écrire […] »2 Précisons un point de chronologie : si le projet naît dans l’esprit de Pascal en 1652, il semblerait qu’il ne s’y soit attelé qu’en 1657 ; des fragments que nous avons (des originaux de la main de Pascal et des copies de ceux-ci, nous allons y revenir) ressort qu’il a classé luimême ses pensées (en 27 liasses : les feuilles sont en effet percées d’un trou relié par un fil), probablement entre 1658 et 1660 ; il mourra le 19 août 1662 et « c’est néanmoins pendant ces quatre dernières années de langueur et de maladie qu’il a écrit tout ce qu’on a de lui de cet ouvrage qu’il méditait […] »3 est-il précisé dans la préface de cette première édition de 1670. Ces dates sont d’importance car la fin de la vie de Pascal fut marquée par une diminution physique due à sa maladie qui l’empêchait d’user aussi bien qu’auparavant de sa « prodigieuse » mémoire : il fut donc obligé, au lieu de garder ses pensées dans sa mémoire afin de les bien formaliser avant de les coucher par écrit, de les noter sur des bouts de papier, « […] pour ne pas les oublier […] C’est ainsi qu’il a fait la plupart des fragments qu’on trouvera dans ce recueil : de sorte qu’il ne faut pas s’étonner s’il y en a quelques-uns qui semblent assez imparfaits, trop courts et trop peu expliqués, dans lesquels on peut même trouver des termes et des expressions moins propres et moins élégantes. »4 Si l’on en croit donc Périer, les fragments ne sont écrits par Pascal que par défaut – mais est-ce si simple ? Quoi qu’il en soit, à la mort de Pascal ce sont donc, nous dit Jacques Chevalier, le préfacier de l’édition des Pensées dans l’ancienne édition de la Pléiade, « une infinité de morceaux collés d’une manière arbitraire et dans le plus grand désordre sur un énorme album relié, de 253 folios, mesurant 45 cm sur 28 qui porte au dos la mention suivante : Pensées de Pascal 1711. »5 L’histoire de ces morceaux est, comme chaque fois que l’on tente de décrire le parcours des fragments à travers le temps, des plus étonnantes : en effet, pour faire le fameux album, qui sera donc composé en 1710-1711 soit 9 ans après la mort de Pascal, les morceaux, déjà fragmentaires, ont été découpés et réorganisés – ils ne sont plus, par conséquent, dans ce manuscrit original, dans l’ordre dans lequel la famille les avait trouvés à la mort de Pascal. Si bien que les seuls « originaux » des pensées (telles qu’elles étaient au moment de sa mort) que l’on possède actuellement sont au bout du compte deux copies faites après sa mort, avant ce jeu de découpage et de collage. Dans la préface à l’édition de 1670, É. Périer explique que « La première chose que l’on fit fut de les copier tels qu’ils estoient & dans la mesme confusion qu’on les avoit trouvez. »6 Ce n’était ces deux copies – connues sous le nom de 1 Étienne Périer, in Blaise Pascal, Pensées de M. Pascal sur la religion et quelques autres sujets, Paris : chez Guillaume Desprez, 1670, np. 2 Ibid. 3 Ibid. 4 Ibid. Michel Le Guern, nouvel éditeur, dans la Pléiade, des Pensées de Pascal, infirme cette hypothèse : « Étienne Périer donne ici une information inexacte. L’état de “langueur et de maladie” dont il fait état a commencé au début de 1659. La plus grande partie des fragments des Pensées est antérieure à cette date : les fragments des liasses classées sont au plus tard de 1658 […] et le fragment infini-Rien a sans doute été écrit en 1655. » (Michel Le Guern, « Notice », in Blaise Pascal, Les Pensées, Paris : Gallimard, Folio Classiques, 2004, p. 512 note 4. Ainsi donc, la mémoire de Pascal n’était peut-être pas aussi prodigieuse que l’affirmait son neveu et il avait sans doute besoin, lui aussi, de prendre des notes sur des morceaux de papier. Une explication psychologique doit donc être substituée à une explication médicale. 5 Jacques Chevalier, « Préface aux Pensées », in Blaise Pascal, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, coll. Pléiade, 1976, p. 817. 6 Étienne Périer, in B. Pascal, Pensées de M. Pascal sur la religion et quelques autres sujets, op. cit. 86 Première copie et Deuxième copie (C1 et C2), destinées pour la première à l’édition de 1670 (dite de Port-Royal) et la seconde à l’usage personnel de la sœur de Pascal1 –, le débat philologique serait bien différent2. Mais si ces deux copies comportent une partie semblable, composée, donc, de vingt-sept liasses portant chacune un titre (ce qui correspond à un ensemble de près de quatre cents fragments dont l'ordre, dû à Pascal, est aujourd'hui considéré par les spécialistes comme intangible3), elles sont également composées d’un second ensemble d'une trentaine de dossiers sans titres, d'importance et de nature très diverses, classés dans un ordre différent dans les deux copies et qui sont remplis de fragments sans titres et dont certains sont manifestement sans rapport avec le projet que poursuivait Pascal. Résumons-nous : il existe donc trois sources écrites des pensées de Pascal : un manuscrit de la main de Pascal découpé et réorganisé par ses proches une dizaine d’années après sa mort ; et deux copies, antécédentes à ce réagencement, mais divergentes sur nombre de pensées et n’étant pas de la main de Pascal. Cela explique les complexités éditoriales posées par les Pensées de Pascal et le nombre impressionnant d’éditions qui se sont succédé et qui sont extrêmement diverses. Ainsi, depuis la mort de Pascal, de nombreuses éditions, tenant plus ou moins compte de l’album ou des copies s’offrent évidemment à toutes les discussions philologiques pour déterminer quelle organisation donner aux fragments – pour savoir laquelle est la plus fidèle. Remarquons que, comme nous le voyons pour toutes les éditions de fragments dont nous tentons dans cette thèse la généalogie, la tendance des derniers philologues est, une fois de plus, l’idéal représenté par la lutte à grandes forces contre la fameuse subjectivité qu’il conviendrait d’éliminer totalement de toute édition. J. Chevalier s’appuie d’ailleurs sur Sainte Beuve lui-même qui, « en son Port-Royal (3e éd. 1867, t. III, p. 414), exprime le regret que la critique moderne, dans son effort pour restituer le grand œuvre de Pascal, l’ait religieusement démoli et même ruiné en un certain sens, laissant les pierres du monument gisantes à terre. »4 Nous retrouvons ici la polémique sur la façon dont on traite un fragment en fonction de la façon dont on le définit : le fragment, dans cette citation de Sainte-Beuve, renvoie nécessairement à l’édifice original auquel il a appartenu et que le travail philologique doit fidèlement reconstruire, tel quel (c’est la deuxième acception du fragment que nous avons proposée plus haut, celle de la ruine perdue et à remonter5) – l’« objectivité » étant la seule démarche possible qui permettrait cette reconstruction. Évidemment, comme toujours, la seule question qui se pose au philologue devient alors de savoir s’il est possible d’assumer « […] l’entreprise hardie, sinon téméraire, que de vouloir retrouver le dessein de Pascal et [de] se substituer en quelque sorte à lui pour l’édification de son œuvre. »6 1 La seconde copie est un double de la première et est du même copiste. Les 27 liasses sont dans le même ordre mais elles diffèrent par quelques points – une liasse de moins, quelques variations dans le classement, quelques pensées supplémentaires, etc. 2 Ces copies peuvent tout à fait être comparées avec un objet sur lequel nous reviendrons en détail : nous parlons du copier-coller : pour user d’un terme s’appliquant aux traitements de texte informatiques – qu’est La Volonté de puissance (document qui, avant que le fonds Nietzsche soit ouvert aux chercheurs après la mort de sa sœur et que le travail d’édition des Œuvres philosophiques complètes par G. Colli et M. Montinari soit réalisé, était le seul fonds des fragments posthumes de Nietzsche accessible aux philosophes et aux philologues s’intéressant à Nietzsche, c’est-à-dire jusqu’aux années cinquante). Cf., dans la troisième partie de la présente thèse, 3.2. L’expérience traumatique de La Volonté de puissance ou la réinterrogation de la validité du texte nietzschéen. 3 Il s’agit, réellement, de liasses puisque Pascal les avait percées de trous par lequel il faisait passer un fil pour regrouper les différentes feuilles en 27 parties distinctes. 4 J. Chevalier, « Préface aux Pensées », in B. Pascal, Œuvres complètes, op. cit., p. 819. 5 Cf. p. 43 de la présente première partie de la présente thèse. 6 J. Chevalier, « Préface aux Pensées », in B. Pascal, Œuvres complètes, op. cit., p. 819-820. 87 Comment, donc, organiser les fragments (les pensées) laissés par Pascal ? Si, comme nous l’avons vu, la première édition de Port-Royal en 1670, suivant pour reprendre l’expression de la sœur de Pascal les « goûts » du public de l’époque, avait tranché la question en publiant un choix de pensées, il faut souligner, avec Bérengère Parmentier, que « jamais, à cette date, un texte aussi fragmentaire n’a connu la publication : il est exclu de faire paraître des phrases inachevées, des expressions dépourvues de sens apparent. »1 Les Pensées de Pascal, devant cette situation éditoriale inédite, allaient lancer une mode : celle de la recomposition de textes laissés épars par leur célèbre auteur décédé. Il en est des modes éditoriales comme de celles des vêtements… Les modes vont changer, et les éditions aussi. Le fait est que, dans la première copie, il existe une table des titres qui, même si sa paternité pascalienne est discutée2, représente visiblement le dernier état du plan du livre en préparation : elle répartit les pensées en « trois temps : une section “anthropologique” (III-IX) puis une transition (A. P. R.), et une orientation plus nettement religieuse en troisième partie »3. Huit ans après la mort de Pascal, la famille décide de publier les textes : « Gilberte [Périer, la sœur aînée de Pascal] voudrait publier les papiers tels qu'on les a trouvés : idées d'avenir, puisque c'est celle des éditeurs modernes, mais impraticable parce qu'elle ne répond pas au goût d'un public amateur d'ouvrages achevés. Roannez propose de terminer le livre en s'appuyant sur les indications fournies par Pascal avant son décès : solution écartée aussi, heureusement pour nous. Le comité opte pour une publication incomplète, retenant les fragments les plus clairs et développés, en les classant suivant un ordre thématique sans grand rapport avec le projet apologétique initial, et en les retouchant pour en atténuer les audaces. »4 Le XVIIIe siècle verra naître d'autres éditions des Pensées, mais qui prendront toujours appui sur cette première édition en changeant l'ordre des textes mais ne les modifiant pas substantiellement (citons celles dues à Condorcet et Voltaire (1776), à Bossuet (1779)). Il faut attendre 1842 pour que les éditions des Pensées rompent avec l’édition de 1670 : c’est à cette date que Victor Cousin annonce, via un Rapport à l'Académie (Nécessité d’une nouvelle édition des Pensées de Pascal), qu'il a retrouvé à la Bibliothèque royale le manuscrit original (le fameux cahier, de la main de Pascal, où les pensées ont été coupées et recollées), dont le contenu, selon lui, diffère considérablement des éditions en cours. C’est l’édition Faugère (1844) qui, s’appuyant sur les remarques de Cousin, donne une première édition corrigée – édition qui peut être, par ce rapport au manuscrit, dite la première moderne – : cette édition corrige les erreurs de retranscription des deux copies faites post-mortem en se reportant au manuscrit écrit de la main de Pascal. Nécessairement, après cette petite révolution éditoriale, le problème de l'ordre de présentation des textes et du respect des intentions de Pascal se posent alors de façon aiguë, la multiplication des sources rendant en effet la question philologique d’autant plus épineuse. En 1892, Léon Brunschvicg publie une édition annotée qui classe les fragments par rubriques thématiques – cette édition, chez Hachette, restera longtemps canonique5. Il donne aux pensées l’ordre qui lui semble le plus logique, ce qui est relevé comme un problème par deux éditeurs modernes des Pensées : Francis Kaplan la critique parce que sa « méthode laisse place à la subjectivité de l’éditeur » et que, « Comme il est 1 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 93. Annie Barnes, « La Table des titres de la copie des Pensées est-elle de Pascal ? », French studies, 1953, VII, p. 140-146. 3 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 95. 4 Dominique Descotes, Pascal - Biographie, étude de l’œuvre, Paris : Albin Michel, coll. Classiques, 1994 (cf. http://odalix.univ-bpclermont.fr/Cibp/Pensees/hitorique.htm). 5 Les Œuvres de Pascal dues à Léon Brunschvicg, Pierre Boutroux et Félix Gazier, sont parues chez Hachette en 1904-1914 (Les Grands écrivains de la France, 11 vol. 1908-1914, tomes I & II). Brunschvicg avait publié juste auparavant Blaise Pascal, Pensées et Opuscules, Paris : Hachette, coll. classiques français, 1897. 2 88 intellectualiste, il le [l’ouvrage] fait débuter par un problème de connaissance »1 et Michel Le Guern, quant à lui, y voit une « solution du classement arbitraire, qui se reconnaît comme tel et qui n’a d’autre ambition que la commodité du lecteur [qui] introduit par son caractère logique un élément de rationalisme étranger à la pensée de Pascal. »2 Quoi qu’il en soit, cette tendance classique qui consiste à classer selon un ordre pratique qui ne cherche nullement à retrouver le plan qu’aurait voulu Pascal ni même à donner les fragments tels qu’on les a trouvés à sa mort, va persister jusqu’au XXe siècle où un nouveau et radical changement de paradigme éditorial va s’opérer. « Puis, il y a quelques décennies, une forte rupture est intervenue dans les principes éditoriaux : un examen attentif des “copies” manuscrites établies juste après la mort de Pascal a permis de comprendre que Pascal avait lui-même classé ses fragments en soixante et un dossiers, parfois pourvus d’un titre. »3 Ce sont les fameuses liasses dont nous avons parlé plus haut que l’on retrouve dans les copies sous forme de table des matières et qui montrent donc dans quel ordre la famille avait retrouvé les fragments à la mort de Pascal. C’est à partir de ce plan que sont construites les deux éditions actuellement de référence (auxquelles on réfère couramment les pensées) que sont celles de Lafuma et de Sellier4 qui, donc, s'appuient sur les deux copies et leur plan/table des matières pour tenter d’approcher d'aussi près que possible l'ordre original des papiers. La question reste évidemment de savoir si l’on peut considérer que ce classement en liasses, opéré par Pascal lui-même, correspondait réellement au plan qu’il projetait pour son ouvrage ou s’il s’agit plus simplement d’un classement provisoire, pour mettre de l’ordre dans ses notes. Ainsi M. Le Guern, qui prône une édition sans plan des fragments, dit-il ceci de l’édition Lafuma : « chacun, ou presque, reconnaît aujourd’hui que le classement en liasses est de Pascal, mais rien ne prouve qu’il ait voulu faire de la table des liasses le plan définitif de l’apologie : le classement eût peut-être été différent en 1661 : alors de quel droit va-t-on classer dans les liasses de 1658 des fragments rédigés après 1660 ? »5 Le Guern, lui, s’inscrit dans l’idéal philologique que nous relevions plus haut (à propos de l’édition des fragments d’Héraclite par Pradeau), et affirme que « La seule solution satisfaisante pour l’édition des Pensée est donc un classement strictement objectif »6, faisant de celui de Lafuma (et de Sellier) un classement encore trop subjectif (quand bien même il s’appuie sur le plan retrouvé dans les fameuses copies). Sa prise de position est donc bien caractéristique de la façon dont les éditeurs publient de nos jours les fragments – en prétendant à une ultime « objectivité ». 2.3.1.2 Pour ou contre L’Apologie ? Cette courte histoire de l’édition des fragments de Pascal rappelle par bien des aspects celle que nous avons racontée de l’édition des fragments d’Héraclite et celle que nous raconterons plus loin de l’édition des fragments de Nietzsche. Nous proposons de nous arrêter ici et maintenant sur le moment éditorial présent des Pensées de Pascal, en ce qu’il nous semble représentatif des questions philologiques et philosophiques que nous nous sommes posées plus haut et qu’il convient de dénouer pour mieux saisir le statut du fragment. Comme nous opposâmes Mouraviev (et sa reconstitution du livre De la nature) à Pradeau (et la contextualisation selon lui indispensable à toute édition des fragments d’Héraclite), nous 1 Francis Kaplan, Les Pensées de Pascal, Paris : Ellipses, 1998, p. 6. M. Le Guern, « Notice », in B. Pascal, Les Pensées, op. cit., p. 25. 3 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 95. 4 Blaise Pascal, Les Pensées, Paris : Mercure de France, 1976, édition de Philippe Sellier. Blaise Pascal, Pensées sur la religion et quelques autres sujets, Paris : Éditions du Luxembourg, Paris, 1951, édition de Louis Lafuma (repris, in Blaise Pascal, Pensées, Paris : Seuil, 1962). 5 M. Le Guern, « Notice », in B. Pascal, Les Pensées, op. cit., p. 25-26. 6 Ibid., p. 26. 2 89 pouvons en fait, à partir des pensées de Pascal, décrire deux courants : un premier qui tente de reconstruire l’Apologie ; et un second qui affirme qu’il n’y a pas de reconstruction possible. Quant à la reconstruction de la « grande œuvre » de Pascal, la question posée est celle-ci : à partir de quel plan recomposer l’Apologie de la religion chrétienne ? Nous avons vu que Lafuma et Sellier se sont basés sur le classement (type table des matières) qui existe dans une des copies et qui aurait servi à Pascal pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Mais il faut préciser qu’il existe un élément philologique supplémentaire : Pascal a également énoncé, lors d’une conférence qu’il donna en 1659, un plan à cet ouvrage qu’il projetait de réaliser – conférence retranscrite en 1672 par Filleau de la Chaise dans un opuscule intitulé Discours sur les Pensées de M. Pascal, où l’on essaie de faire voir quel était son dessein. J. Chevalier, l’éditeur de Pascal dans la précédente version des œuvres de celui-ci dans la Pléiade en dit ceci : « Le plan que nous a transmis Filleau de la Chaise représente en tout cas un état de la pensée de Pascal, sinon son état définitif. »1 Cette planification fut d’ailleurs proposée à la famille de Pascal pour l’édition de 1670 mais refusée, comme on l’a vu, parce que, selon les dires de la sœur de Pascal, elle « ne contenait rien de toutes les choses que nous voulions dire, et qu’elle en contenait plusieurs que nous ne voulions pas dire. »2 L’ancienne édition de la pléiade, proposée par J. Chevalier, s’inscrit donc dans le premier courant (la reconstitution de l’œuvre) puisqu’elle assume de classer à nouveau les fragments – comme le firent Lafuma et Sellier à partir du sommaire retrouvé dans la première copie (l’ordre des liasses laissées par Pascal) –, mais ici selon un plan qu’il considère comme étant, beaucoup plus que celui desdites copies, celui de Pascal. La démarche philosopho-philologique de J. Chevalier nous intéresse au même titre que celle de S. Mouraviev pour les fragments d’Héraclite (qui se base sur le plan de Diogène Laërce, issu lui aussi d’une tradition tout autant écrite qu’orale), en ce qu’elle va à contresens de l’autre logique éditoriale moderne qui veut que les fragments soient publiés « objectivement », au plus près des manuscrits – et selon l’idéal d’un tel ordre chronologique d’écrits des manuscrits. La démarche de J. Chevalier rejoint celle d’un autre éditeur moderne de Pascal, Francis Kaplan qui, luttant contre les éditions ne tenant aucun compte d’une quelconque planification des fragments pascaliens, propose son édition selon le plan qu’il dit, affirmativement, être celui de Pascal. S’il critique le choix de Chevalier de prendre le plan retranscrit par Filleau de La Chaise – qui « le rapporte donc [le plan décrit dans la conférence] sans avoir pris de notes et seulement de mémoire » et pour lequel, étant « […] très complexe et d’une logique peu évidente au point que moi-même [dit Kaplan], l’ayant lu attentivement plusieurs fois, je suis incapable de me souvenir même de ses grandes lignes, on voit combien est peu vraisemblable qu’il s’agisse d’un souvenir authentique et fidèle. »3 – s’il critique donc, pour des raisons d’infidélité manifeste, la légitimité d’une quelconque planification donnée par Pascal lors de cette conférence, il critique également les éditions de Lafuma et de Sellier puisqu’il affirme que le classement en liasses (celui de la table des matières de la première copie) n’est pas tant un plan que le « […] résultat d’une ventilation et un classement opérés par Pascal lui-même […] ». Mais, si Kaplan évacue d’un geste le plan oral de Pascal tel que retranscrit par Filleau de La Chaise en arguant de l’infidélité de ce dernier, il se retrouve face à un problème de taille pour évacuer la planification proposée par Lafuma et Sellier qui, venant des copies, ne peut qu’être considérée comme représentative du dernier ordre dans lequel Pascal avait laissé les liasses ; dès lors, pourquoi ne devrait-on pas considérer ce classement comme le dernier plan laissé par Pascal puisque, « dira-t-on : difficultés ou pas, le classement n’en est pas moins de Pascal – ce qui 1 J. Chevalier, « Préface aux Pensées », in B. Pascal, Œuvres complètes, op. cit., p. 820-821. Cité par J. Chevalier, Ibid., p. 820. 3 Francis Kaplan, Les Pensées de Pascal, op. cit., p. 9. 2 90 est l’essentiel »1 ? La réponse de Kaplan est des plus intrigantes et explique le projet curieux de reconstruction du livre de Pascal qu’il propose : après avoir mis en doute, sans trop y croire quand même, que ces copies soient fiables (ce qui, en l’état des recherches pascaliennes, est quand même difficilement soutenable), il explique qu’en acceptant la table des matières de la première copie (et donc l’ordre des 27 liasses fait par Pascal) comme le plan de l’Apologie, « il faudrait reconnaître alors en même temps que la pensée de Pascal est incompréhensible puisque sa pensée, comme on l’a vu, ne peut être comprise sans un ordre et que cet ordre est incompréhensible, qu’on ne peut donc rien en dire de valable sinon sur des points de détails ou des généralités peu significatives […] »2. Kaplan semble donc chercher le plan de Pascal, mais à condition que celui-ci soit compréhensible, et cela pour une raison fort simple : pour lui, « la question du plan de l’Apologie est une question fondamentale – la question fondamentale – pour comprendre la pensée de Pascal. »3 La recherche du plan ne l’intéresse pas tant pour des raisons philologiques (recomposer l’édifice perdu) que philosophiques (comprendre le sens de ces pensées – ce sens se devant d’être compréhensible). Il se sert, pour étayer sa position, d’une pensée de Pascal proche de celle que nous citions plus haut « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle ; quand on joue à la paume, c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. J’aimerais autant qu’on me dît que je me suis servi des mots anciens. Et comme si les mêmes pensées ne formaient un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d’autres pensées par leur différente disposition. »4 Á partir de là, Kaplan affirme sans détours : « une argumentation, ce sont des propositions mises dans un certain ordre ; mises dans un autre ordre, elles forment une autre argumentation et font dire à leur auteur autre chose. »5 Nous voyons qu’il s’agit bien de « faire dire » à Pascal ce qu’il voulait dire – sachant que ce qu’il voulait dire ne pouvait être que clair et compréhensible6. Pour ce faire Kaplan décide de se baser non pas sur les différents plans, oral ou écrits, que nous avons en notre possession mais sur les fragments eux-mêmes (les deux copies et le manuscrit – le fameux cahier copié-collé –) en analysant leur structure interne et en les recoupant pour avoir « […] des indications sur le plan de Pascal qui, à la différence du plan proposé par Filleau de La Chaise ou par Lafuma, sont absolument indiscutables parce qu’elles sont de la propre main de Pascal. »7 Nous reviendrons plus loin sur la grande naïveté d’une telle affirmation, à savoir que la subjectivité du chercheur serait éliminée par la « propre main » de l’auteur – comme s’il pouvait exister un agencement exempt de manipulations. D’autant que ce que propose Kaplan peut être au contraire considéré comme la modalité la plus manipulatrice, c’est-à-dire interprétative (et subjective) qui soit… Décrivons sa méthode : comme il existe dans nombre de pensées des ébauches de classement (« première partie », « ordre », etc., pour classer la pensée dans telle ou telle catégorie), et que dans nombre d’autres suffisamment longues, la pensée est elle-même organisée (planifiée), Kaplan rapporte cette planification de chaque pensée à l’ensemble de l’Apologie comme si le plan du tout devait se retrouver dans le plan de chaque partie. Cette méthode philologique peut dès lors être qualifiée de moniste — ce qui peut sembler paradoxal pour 1 Ibid. Ibid., p. 9-10. 3 Ibid., p. 6. 4 Fragment 22 Brunschvicg. Cf. le morceau du fragment 23 Brunschvicg que nous citions p. 85 de la présente première partie de la présente thèse. 5 F. Kaplan, Les Pensées de Pascal, op. cit., p. 7. 6 Nous entendons cette maxime de Boileau : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, [/] Et les mots pour le dire arrivent aisément. » (Nicolas Boileau, L’Art poétique, chant premier, in « Œuvres diverses du Sieur D*** » (Despréaux, i.e. Boileau), Paris : chez Denis Thierry, 1674, p. 108). 7 F. Kaplan, Les Pensées de Pascal, op. cit., p. 13. 2 91 recomposer un ensemble. Expliquons-nous : si le plan général de l’ouvrage se donne dans chacun de ses fragments, ce qui serait effectivement une bonne définition de la maxime telle que nous la définissions plus haut (le tout en quelques mots, la limite systématisante du fragment1), alors à quoi bon tenter de recomposer l’ensemble ? L’intuition de Kaplan qui guide sa méthode ne prouve qu’une seule chose, c’est que les pensées de Pascal sont en ellesmêmes autant de touts, autrement dit que Pascal est un moraliste en ce qu’il s’exprime en maximes qui donnent le tout en quelques mots2. Sa démarche peut donc sembler bien vaine, puisqu’on serait en droit d’en tirer comme conclusion qu’il est bien inutile de courir après le tout que serait l’Apologie puisque ce tout se donne, dans la forme même des Pensées, dans chacune des maximes de Pascal. Si la position de Chevalier est en miroir avec celle de Kaplan (avec certes une cinquantaine d’année d’écart – les années cinquante pour Chevalier, les années quatre-vingt-dix pour Kaplan –), puisqu’ils prennent au pied de la lettre l’idée de Pascal d’écrire une Apologie de la religion chrétienne (l’un en estimant le plan de Filleau de La Chaise comme le plus valable, l’autre qui tente une recomposition à partir de chacun des fragments), nous trouvons tout de même le travail de Chevalier plus défendable que celui de Kaplan (même si nous les rangeons dans le même camp de ceux qui veulent recomposer l’Apologie) : ce dernier en effet, dans la justification de sa méthode, revendique sa recomposition comme la plus objective, alors que ce premier assume beaucoup plus « […] l’entreprise hardie, sinon téméraire »3 d’une telle démarche. Nous n’étions nullement ironique en affirmant le travail de Kaplan bien inutile (recomposer le plan d’un ouvrage de maximes qui se donne, par définition, sans plan) car l’entreprise de recomposition de l’Apologie de Pascal, comme celle de recomposition du livre De la nature d’Héraclite, ne peut selon nous se penser que si elle assume la subjectivité propre à une telle entreprise et si elle ne se cache pas derrière des raisons soi-disant objectives – une objectivité d’autant plus insoutenable qu’elle porte en elle une justification démagogique : « En somme, [nous dit Kaplan] le désordre est une invitation légitime à mettre de l’ordre, à condition de préserver la liberté du lecteur de mettre son ordre ; mais que signifie cette liberté pour quelqu’un qui n’a ni la volonté, ni le temps, ni la compétence pour, à coups de ciseaux et de collages, faire sa propre édition ? »4 Démagogique est bien le terme : si le lecteur n’a « ni la volonté ni le temps » de lire les diverses éditions des Pensées de Pascal et de faire un travail généalogique (comme celui que nous proposons, n’étant en rien spécialistes de Pascal) sur les modalités d’expression (et donc de contenu) de la machine pascalienne, alors la question de savoir s’il faut recomposer l’Apologie ou non est somme toute accessoire – autrement dit, et en termes plus explicites, Kaplan devrait assumer, subjectivement, que s’il veut recomposer l’Apologie, c’est parce qu’il en a furieusement envie. Avec cette justification (proposer une édition philologiquement objective), il est remarquable de voir que Kaplan rejoint, à son corps défendant, Le Guern qui se situe – au moins dans la superficie du projet qu’il expose – aux antipodes de ce premier. Michel Le Guern, affirme d’emblée dans la préface à son édition : « Les Pensées sont les papiers d’un mort. Non pas une œuvre posthume. »5 Affirmation des plus complexes à saisir 1 Cf. p. 81 de la présente première partie de la présente thèse. « […] L’Apologie était pratiquement achevée en ce qui concerne l’argumentation. Restaient la mise en forme – le style pascalien – » affirme Kaplan (F. Kaplan, Les Pensées de Pascal, op. cit., p. 18). Nous verrons plus loin, suivant B. Parmentier que, justement, Pascal n’a peut-être pas effectué cette « mise en forme » parce que, d’une certaine manière, elle était déjà faite. 3 J. Chevalier, « Préface aux Pensées », in B. Pascal, Œuvres complètes, op. cit., p. 819-820. 4 F. Kaplan, Les Pensées de Pascal, op. cit., p. 12-13. 5 M. Le Guern, « Préface », in B. Pascal, Les Pensées, op. cit., p. 7. Souligné par l’auteur. 2 92 qui demande à parfaitement maîtriser l’éventuelle distinction qui existerait entre une œuvre posthume et l’édition des papiers d’un mort (sachant, en ce qui concerne Pascal, que les Pensées est un titre qui n’est même pas du mort en question). Nous avons, pour notre part, expliqué comment nous différencions les œuvres finalisées des œuvres posthumes et des fragments posthumes1. Mais voyons ce que Le Guern entend par « papiers d’un mort » : il s’explique plus avant en déterminant ce qui, chez Pascal, peut être qualifié d’« œuvre posthume » ; un texte, pour être ainsi dénommé, doit répondre à plusieurs critères : est œuvre posthume… 1) ce qui a déjà été imprimé ; 2) ce qui est « complet, même si Pascal ne le destinait pas à être publié sous cette forme » ; 3) les plans futurs de projets qui n’ont pas été rédigés ; 4) et les textes qui ont été écrits pour un lecteur. C’est en fin de compte ce dernier point qui fait, pour Le Guern, le statut d’œuvre posthume, à savoir qu’elle doit s’adresser à un lecteur, qu’elle doit faire ressortir que « la perspective du lecteur éventuel y est toujours présente. »2 (lecteur autre que l’auteur évidemment). Et puisque, selon lui, « parmi les papiers qui concernent l’apologie, il en est assez peu à avoir été rédigés par Pascal à l’intention du lecteur », les Pensées ne sauraient être une œuvre posthume. La première objection face à ces subtiles – mais bien peu rigoureuses – distinctions philologiques émane d’une remarque de B. Parmentier qui explique ceci : « Méré et Mitton [deux libertins gravitant autour de la société que fréquente Pascal] constituent surtout, pour les Pensées, une sorte de type idéal du lecteur, que Pascal a gardé constamment à l’esprit au cours de son travail. Certains fragments s’adressent directement à Mitton ; surtout, l’ensemble de l’apologétique des Pensées est destiné à des lecteurs qui lui ressemblent, des “honnêtes gens” libertins et joueurs. »3 Le Guern reconnaît d’ailleurs un tel état de fait lorsqu’il fait du célèbre fragment « infini-rien » une « apologie autonome, destinée à ce milieu de libertins joueurs et fêtards de l’entourage du duc de Roannez »4. Mais, s’il ne va évidemment pas jusqu’à en faire, de ce fragment, une « œuvre posthume » – ce qui est pour le moins paradoxal –, il différencie, dans les pensées, celles qui sont adressées à un autre (qui sont selon lui minoritaires dans les Pensées) et celles qui ne sont qu’à destination de l’auteur (la grande majorité de « tous ces fragments [qui] n’ont pour Pascal d’autre destinataire que lui-même, [qui] ne portent que la quantité d’information nécessaire pour qu’il les comprenne lui-même. »5) – faisant de ces premières des « œuvres posthumes » potentielles et de ces dernières des fragments posthumes, des notes qui ne sauraient revendiquer un tel statut. En somme, pour Le Guern, ce qui fait l’œuvre, bouclée sur elle-même, c’est qu’elle possède un émetteur (l’auteur) et un récepteur (le lecteur). Nous le voyons, Le Guern reprend à son compte la question de l’intention de l’auteur pour déterminer le statut philologique du texte, cette intention se voyant dans l’aboutissement (le but) que la volonté de l’auteur s’est fixée et auquel il est arrivé. Autrement dit, pour Le Guern, il n’y a d’œuvre que de texte finalisé6 : « Les Pensées sont les papiers d’un mort, d’un mort certes qui avait entrepris de construire une apologie, mais qui n’a pas eu le temps de mener son entreprise assez loin pour que cela puisse constituer une œuvre posthume. […] rien ne permet d’affirmer que leur état dernier ait 1 Cf. p. 43-44 de la présente première partie de la présente thèse. M. Le Guern, « Préface », in B. Pascal, Les Pensées, op. cit., p. 7. 3 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 89. 4 M. Le Guern, « Préface », in B. Pascal, Les Pensées, op. cit., p. 15. 5 Ibid., p. 11. 6 Le texte finalisé étant, nous rappelons ici notre définition, celui dont l’auteur a signifié son intention de le voir paraître de telle manière (et donc lisible par le tout-venant) en signant son bon à tirer. Cf. p. 45 de la présente première partie de la présente thèse. 2 93 été aux yeux de Pascal un état définitif. »1 Dès lors, pour lui, les Pensées ne sont pas une œuvre – parce qu’inachevée, elle ne peut prétendre à ce statut – et ne le seront jamais : elles sont un « atelier » (« Pascal est mort trop tôt pour nous laisser l’œuvre achevée, mais ce qu’il nous laisse vaut peut-être mieux, d’une certaine manière. Nous n’avons pas l’œuvre, mais nous avons l’atelier. »2). C’est à ce niveau que se rejoue la question de l’objectivité. Puisque reconstruire l’Apologie est « […] une tâche pratiquement impossible. Même lorsque cette reconstitution a pour point de départ une base objective, l’arbitraire prend toujours le dessus […] la seule solution satisfaisante pour l’édition des Pensées est donc un classement strictement objectif »3, à savoir « publier les brouillons dans l’état où ils se trouvent. »4 Autrement dit, proposer un instantané (au sens photographique du terme) de son atelier au moment de la mort de Pascal – une scène du crime pour parler en termes policiers. Le problème auquel est confronté Le Guern, qui défend une telle méthode, est alors de taille car, de fait, nombre de personnes sont venues, comme on l’a vu, déranger la scène en question, collant, découpant, recopiant les fragments… La seule objectivité, qui serait donc l’ordre des fragments au moment de la mort, est difficile à tenir. Au contraire par exemple des fragments posthumes nietzschéens qui sont assez facilement datables, nous ne savons pas suffisamment de choses de la chronologie des pensées (Pascal ne datait pas ses notes) pour les ordonner5. L’option que va choisir Le Guern pour éditer les Pensées de Pascal, sera donc celle de Lafuma qui classait les fragments en fonction de la table des matières de la première copie. Mais, à la différence qui est de taille, Le Guern dit ne pas en faire un plan, bien plutôt un ordre : « Puisque les Copies rendent compte de l’ordre des fragments au moment où les héritiers en prirent connaissance, elles fournissent la seule base acceptable pour une édition des Pensées. »6 Il suit donc l’ordre de la première copie puisqu’elle a « […] l’avantage de commencer par les liasses classées et de regrouper les fragments dont la destination est apologétique »7 et respecte ainsi son idée de l’instantané de l’atelier de Pascal en faisant sien le principe de Lafuma qui explique qu’« une édition des Pensées doit respecter l’état des papiers laissés par Pascal tel qui nous est transmis par la Copie 9203, en mettant à la suite les textes connus par ailleurs. »8 Précisons que, comme pour Kazan, Le Guern indexe son « objectivité » à ce que nous nommions plus haut une position démagogique : il suppose en effet que la seule condition pour que le lecteur soit libre de pouvoir penser à partir d’un texte, est que celui-ci se pose indubitablement comme « objectif » : « Contrairement à ce qui se passerait avec une œuvre achevée, [les papiers de Pascal] ne nous renseignent que fort discrètement sur la manière dont s’articulent tous ces éléments [ici, nous avons la thèse exactement inverse à celle de Kazan]. Et, à partir des mêmes éléments, pourvu qu’on se donne la liberté de les agencer à sa guise, on pourra construire autant de systèmes qu’on voudra. On ne saurait se plaindre de cette liberté des commentateurs, si elle laissait indemne la liberté du lecteur de construire sa propre interprétation d’un texte fixe posé comme invariant. Mais, dans le cas des pensées, les éditeurs, jusqu’à une date récente, se sont accordés la même liberté que les commentateurs, et leur liberté est devenue tyrannie. Puisqu’ils présentaient des fragments, ils s’estimaient en droit d’imposer au lecteur leur 1 M. Le Guern, « Préface », in B. Pascal, Les Pensées, op. cit., p. 11. Ibid. 3 Ibid., p. 25-26. 4 Ibid., p. 10. 5 « Tant qu’on ne disposera pas de certitudes suffisantes sur la chronologie des fragments, toute interprétation d’ensemble des Pensées restera nécessairement hypothétique. » (Ibid., p. 12). 6 Ibid., p. 26. 7 Ibid., p. 27. 8 Cité par M. Le Guern, Ibid., p. 28. 2 94 ordre, l’ordre qui imposait leur propre interprétation. »1 Cette dernière phrase est essentielle et résume la tendance philologique actuelle quant à l’édition des textes dits inachevés : il n’y aurait pas d’interprétation (de « subjectivité » de l’agenceur) à poser que le seul ordre objectif valable serait celui, chronologique dans l’idéal, dans lequel on a retrouvé, à la mort de l’auteur, lesdits fragments. Se retrouverait donc blanc comme neige – exempt de toutes manipulations et a fortiori de toutes falsifications – l’éditeur qui présentera les fragments tels qu’on les a retrouvés au pied du lit de mort de leur auteur2. Cette seconde tendance (radicalement opposée à la recomposition du texte telle que proposée par Chevalier ou Kazan), dont Le Guern est le représentant pour les Pensées de Pascal, est actuellement prédominante. Parmentier la résume ainsi : « Il faut donc bien admettre qu’il n’y a pas de plan de l’“Apologie” pour la raison simple que l’“Apologie” n’existe pas et n’existera jamais. »3 2.3.1.3 Le perspectivisme en fragment(s) de Pascal Si l’on peut donc indéniablement affirmer que 1) Pascal n’était pas parti pour écrire un livre en maximes ; que 2) ce qui nous reste de cet ouvrage inachevé est écrit, en fragment(s), sur une multitude de bouts de papier pour des raisons diverses et variées (problème de mémoire ; planification en cours ; etc.), bref qu’il nous en reste des pensées ; que 3) le plan écrit sur la première copie, qui n’est pas de la main de Pascal, correspond tout de même à la dernière mise en ordre de ces pensées par Pascal ; que 4) nous avons en notre possession un plan qui fut verbalement proposé quelques années plus tôt par un Pascal au sommet de sa gloire et qui fut retranscrit par un tiers ; et que 5) à l’intérieur de chaque fragment on peut repérer des indications sur le plan de l’ouvrage – tous ces éléments amènent fatalement à une question : qu’est-ce qui empêche de recomposer, à partir des fragments que nous avons en notre possession, le livre de Pascal ? Nous avons vu qu’il s’agirait, selon Le Guern, de raisons de subjectivité malvenue. Mais, comme nous l’avons également montré, la recomposition du plan par Kazan se revendique néanmoins d’une exigence d’« objectivité ». La question, au bout du compte, est philologique, et pourrait se formuler ainsi : quelle est la modalité éditoriale que l’on retient pour présenter lesdits fragments, et en quoi ce choix philologique teinte philosophiquement l’édition des Pensées de Pascal ? Cette question complexe, sans réponse univoque, explique bien entendu pourquoi, à travers les nombreuses éditions des Pensées, de chaque fragment se dégage tel ou tel sens (notamment en fonction de son agencement avec les autres). Prenons l’exemple du fameux fragment dit du pari. Nous avons vu que Le Guern en fait, pour reprendre les termes de l’Athenæum, un hérisson (il est, à lui1 Ibid., p. 13. Quant au lecteur que nous sommes, il pourra toujours se consoler en se disant que le sauve le fait qu’il existe des Pensées de nombreuses éditions, avec chacune sa modalité d’agencement et son désir – subjectif – de reprendre les fragments écrits de la main de Pascal (allant d’une exposition des papiers tels qu’ils étaient ordonnés par Pascal dans ses liasses à la recomposition de l’Apologie) : autant d’exemples de saisie d’autres lecteurs (mais professionnels : les éditeurs) de l’œuvre de Pascal – le tout étant d’assumer la subjectivité inhérente à ce travail et non pas de courir après une objectivité qui sert de pudique paravent pour se protéger du risque de faire autre chose des pensées de Pascal que ce qu’il voulait en faire – mais le savait-il lui-même ? 2 À condition, bien entendu, que ce « on » soit digne de confiance… 3 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 95. Précisons d’emblée que si elle exhausse une telle position, ce n’est pas pour défendre un idéal philologique mais pour valider sa thèse, sur laquelle nous allons revenir, qui soutient que les Pensées est un texte de moraliste français du XVIIe siècle parce que, notamment, il est écrit sous la forme de maximes. Ainsi, malgré sa remarquable analyse des fragments pascaliens comme modalité d’écriture en maximes (faisant de Pascal un moraliste français au même titre que La Rochefoucauld), nous pourrons regretter qu’elle jette le bébé avec l’eau du bain en affirmant « que l’“Apologie” n’existe pas et n’existera jamais. » – ce qu’infirme par exemple Chevalier qui a bien construit une Apologie de Pascal qui, de fait, existe (dans la précédente édition de la Pléiade). 95 même une œuvre posthume en ce qu’il a un destinataire, le libertin que Pascal tente de ranger de son côté). Dans son édition, basée sur le plan oral de 1659, J. Chevalier explique qu’il prend un sens radicalement différent si on l’inclue dans le plan de Filleau de La Chaise : le célèbre pari de Pascal (dont le fragment est titré infini-rien), perd dans le classement issu du plan de l’exposé oral son statut de « prélude à l’apologie pascalienne » qu’il possède d’emblée dans les autres classements et qui fait de ce « pari » le célèbre sophisme connu de tous les étudiants en philosophie de la Sorbonne, sophisme auquel on peut opposer, logiquement, que la chance que Pascal donne à l’infini n’ayant pas été démontrée par lui, l’espérance mathématique de celui qui parie pour Dieu est nulle – il s’inscrirait dans ce moment particulier où, malgré un pouvoir religieux extrêmement fort en France, la possibilité de mettre à équivalence la croyance ou non en Dieu peut se poser logiquement. Pour Chevalier, ce fragment change radicalement de sens s’il « […] se place au point marqué par Pascal, dans son exposé [tel que retranscrit par Filleau de La Chaise], du mot “Incompréhensible”, après qu’il a ouvert à l’homme ses deux états, grandeur et misère, et lui a montré que la Bible seule en rend compte, par la création et le péché ». L’homme peut alors, fort de cette révélation choisir et même « l’incrédule ne saurait nier qu’il y ait au moins une chance que Dieu soit […] »1 Un fragment aussi connu prête dès lors, suivant son inscription ou non dans le texte, à une interprétation différente. Nous comprenons que la question que posent les différentes éditions des Pensées de Pascal, est à nouveau celle de la recomposition du livre et de la façon dont les fragments, suivant le statut philologique qu’on leur donne, s’organisent et prennent sens – le lien entre philologie et philosophie sur lequel nous avons ouvert la présente thèse. On aura compris que nous posons que, quelle que soit cette modalité d’agencement, fut-elle une exposition « tel quel » des papiers d’un mort (même idéalement dans un ordre chronologique si celui-ci existe), celle-ci donc n’est en rien garante d’une quelconque objectivité et est nécessairement – fatalement – INTERPRÉTATION. C’est ce point que la présente thèse se propose de démontrer. Si nous appliquons cela aux Pensées de Pascal (et ceci quelle que soit leur modalité éditoriale), deux hypothèses de travail s’offrent à nous : 1. Le fond des Pensées correspond à la forme fragmentaire dans laquelle elles se donnent. 2. Le fond des Pensées se doit d’être réindexé à une œuvre (au sens classique du terme, c’est-à-dire comme texte finalisé) qui, si l’œuvre est recomposée, nous permet de nous en saisir philosophiquement, et qui, si elle est impossible à retrouver, nous laisse au mieux face à un « atelier » de composition. Les débats philologiques que nous venons de présenter s’inscrivent évidemment tous dans cette deuxième hypothèse. Quant à nous, la présente thèse se propose de tenir la première. Pourquoi ? Parce que, justement, nous considérons Pascal comme un des moralistes français de la période classique, ses Pensées possédant une particularité qui les caractérise : le caractère « discontinu »2. Dès lors, une fois la première hypothèse retenue (Le fond des Pensées correspond à la forme fragmentaire dans laquelle elles se donnent), deux pistes de travail se présentent à nous qui donnent deux axes de saisie de la question ouverte par cette première hypothèse, à savoir : pourquoi cette œuvre est-elle en fragment(s) ? 1a. Soit les pensées de Pascal ne sont sous forme fragmentaire que par accident. Nous pourrions en effet considérer, à partir de cette courte histoire des éditions des Pensées de Pascal, que ce n’est que par hasard (à cause de la maladie de Pascal, à cause des Parques qui ont coupé le fil trop tôt) que la forme des Pensées rejoint le fond de ses pensées – et 1 2 J. Chevalier, « Préface aux Pensées », in B. Pascal, Œuvres complètes, op. cit., p. 820. Nous utilisons temporairement un terme de B. Parmentier sur lequel nous reviendrons – pour nous en éloigner. 96 donc que, si de telles pensées n’ont de sens que présentées sous forme de maximes, ce n’est que par hasard. 1b. Nous pourrions aussi considérer qu’il n’aurait pas pu en être autrement et que Pascal n’a couché sur le papier de telles pensées, dans leur forme inachevée, que grâce à (et non à cause de) la maladie qui l’a obligé (motivé serait un terme plus juste) à lâcher la forme finalisée qu’il donnait habituellement à ses livres. On comprendra que nous posons ici la question, en ouvrant ces deux hypothèses (1 ou 2), de la nécessité de l’œuvre, qui ne saurait se réduire à une intention consciente (une volonté consciente) de son auteur ni à des contingences dues au seul hasard. En fin de compte, quelle que soit la piste ouverte par la première hypothèse qui est la nôtre (piste 1a ou 1b), nous pourrions toujours affirmer que le hasard, si on considère donc qu’il y a hasard, a bien fait les choses. Dans l’impossibilité – temporaire – de choisir entre le hasard et la nécessité, nous affirmons donc une telle chose et interprétons la forme fragmentaire des Pensées de la même façon que Nietzsche - voilà ce qu’en dit Andler : « Si l’on essaie de qualifier la théorie de la connaissance où s’arrête ce rigoureux mathématicien, on ne lui trouvera pas de nom plus exact que celui, trop moderne, que Nietzsche lui a donné quand il l’a emprunté : le nom de perspectivisme. La relativité de la connaissance ne se démontre pas tant par les erreurs des sens que par l’incertitude du point de vue où nous sommes placés pour observer. […] Le problème de Pascal est de découvrir les lois de la perspective dans l’art de penser et dans la morale. Ainsi dans Nietzsche, tout le savoir de l’homme n’est que notre “pouvoir poétique et logique de fixer sur les choses des perspectives par lesquelles nous réussissons à nous conserver vivants.” »1 Le concept de perspectivisme est un assez bon dénominateur commun pour définir ce qui le relie les moralistes français, au moins au sens que Deleuze, se revendiquant de Nietzsche, lui prête : « Nietzsche […] pense avoir trouvé le seul principe possible d’une critique totale dans ce qu’il appelle son “perspectivisme”. Qu’il n’y a pas de fait ni de phénomène moral, mais une interprétation morale des phénomènes. »2 Le terme perspectivisme prend d’autant plus de force dans l’accumulation de maximes qui caractérise cette littérature et qui permet le jeu des antinomies, des figures de style, des contradictions. Il ne s’agit pas ici d’inachèvement (les pensées de Pascal renvoient au contraire à l’infini qu’est Dieu, qui est achèvement sans commencement ni fin, même s’il tente de définir, et c’est tout l’intérêt des Pensées, la façon dont l’homme se positionne, inachevé qu’il est, face à cet achèvement divin), bien plutôt de penser une forme qui permet au tout de se donner sous les multiples facettes qui le caractérisent (fragment(s)), selon une perspective (pour utiliser ce terme dans son sens le plus esthétique). Pascal, avec ses Pensées, a montré que même si une telle forme n’était pas consciemment voulue par lui, elle était des plus pertinentes pour servir son dessein, au point que les Pensées de Pascal reste le livre du philosophe. En ce sens, nous pouvons donc faire de Pascal un moraliste, au même titre que La Rochefoucauld qui a, à la même époque, totalement assumé cette forme pour exprimer un contenu que l’on définira sans peine comme perspectiviste3. 1 C. Andler, Les Précurseurs de Nietzsche, op. cit., p. 119. Andler cite le § 19 du Gai savoir. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris : PUF, 1962, p. 103. Sur l’importance du perspectivisme dans la méthode nietzschéenne, cf., dans notre annexe ex corpore thesis, le fragment(s) ‘1887, GM [Troisième dissertation Que signifient les idéaux ascétiques ?, 12] — VII, p. 309’, p. CXXIX. 3 Ce faisant, nous rejoignons B. Parmentier qui démontre que les Pensées n’auraient pu être autrement que dans la forme qu’on leur connaît : « la force des Pensées est précisément de contraindre à abandonner une attention exclusive à l’intention de l’auteur, qui séparerait rigoureusement un contenu intellectuel de sa forme et des conditions de sa production. » (B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 83). « L’intention de Pascal, impossible à déterminer, ne peut faire loi. Aucune édition n’est donc définitive. Les Pensées se démultiplient en 2 97 2.3.2 La Rochefoucauld : la maxime comme fragment structuraliste de l’archétype du moraliste Des liens entre Nietzsche et La Rochefoucauld, Andler dit ceci : « Aucun parallèle n’a peutêtre été fait de meilleure heure que celui qui rapproche Nietzsche et La Rochefoucauld. Jacob Burckhardt déjà, pour complimenter son collègue après la publication des Opinions diverses par lesquelles s’ouvre la seconde moitié des Choses humaines, trop humaines, imaginait un dialogue des morts entre moralistes anciens, où la Rochefoucauld, devant La Bruyère et Vauvenargues ravis, se déclarerait jaloux de plus d’un aphorisme de Nietzsche. »1 Andler une série de textes aussi divers que les projets de leurs éditeurs. Elles ne sont pas un livre, mais plusieurs […] » (Ibid., p. 95). Elle insiste sur « l’importance accordée par Pascal à la rhétorique » (Ibid., p. 104), et pose que « Celui-là même qui écrit les Pensées n’est pas maître des pensées qui le traversent. » (Ibid.). Si Les Pensées posent la question de l’ordre, ce n’est pas au sens de Kaplan ou de Le Guern : « Les Pensées présentent donc une réflexion extrêmement riche sur la question de l’ordre, directement héritée de Montaigne : le refus de l’ordre systématique répond à la fois à la position mobile du sujet de connaissance, à la variété insaisissable des objets à connaître, et à la nécessité de s’adapter, pour le vaincre, à l’inconstance des choses humaines. […] il s’agit pour lui, par l’écriture, de se lancer dans un combat contre le désordre. Le désordre du monde humain ne peut être rectifié par un ordre humain, car le seul ordre est en Dieu, mais il peut être contré par le désordre même. » (Ibid., p. 105). Ainsi explique-t-elle le fragment 373 Brunschvicg (« J’écrirai mes pensées sans ordre et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c’est le véritable ordre. ») : « le sens de ce fragment programmatique (“J’écrirai ici”) est sans ambiguïté ; il exprime la volonté, non pas de décrire ni de prouver le désordre du monde humain qui est “son objet”, mais de le montrer par une stratégie mimétique, de rivaliser par une imitation intentionnelle avec le désordre accidentel du monde. Le désordre ne peut être combattu de front, mais seulement montré, exhibé, dans un texte à la mesure de son objet informe. Ainsi, si la présentation de son ouvrage sous forme de “pensées détachées” n’a pas été précisément voulue par l’auteur, il a bien cherché à rompre non seulement avec l’ordre scolastique, mais même avec toute mise en ordre. » (Ibid.). Si la question de l’ordre se pose pour Pascal de façon métaphysique (l’ordre du monde), elle se pose aussi au niveau de l’ordre du langage : citant les fragments 23 et 283 sur le sens et le cœur (Cf. p. 85 de la présente première partie de la présente thèse), Parmentier affirme que « Les questions d’ordre sont d’autant plus importantes pour Pascal qu’il s’est interrogé, parallèlement, sur l’ordonnancement du langage comme producteur de sens. » (B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 108). « Ainsi ce ne sont pas les idées en elles-mêmes qui font sens ; il n’y a que des effets de sens, qui varient au fil des structures formelles qui les expriment, de l’ordre des mots et des phrases » (Ibid., p. 108). « C’est dire que le sens ne préexiste pas au langage, qu’il ne s’établit que dans les circonstances de l’énonciation et dans la forme du discours. » (Ibid.). Elle en arrive donc à la conclusion que la forme fragmentaire procède d’une interrogation fondamentale de Pascal : « Pascal avait donc lui-même réfléchi avec acuité sur les questions de l’ordre du discours […] Il semble décidément impossible de réduire la forme fragmentaire des Pensées à une simple contingence. » (Ibid., p. 109). « […] Il n’y a nul hasard dans la conservation de ces fragments. […] La “droite méthode” consiste à partir d’un plan, bien déterminé, à poser d’abord le général, en descendant progressivement dans le particulier, par succession syllogistique ou au moins selon un plan rigoureusement élaboré ; c’est ainsi que devaient procéder tout apologète, philosophe, théologien. Or Pascal a engagé sa réflexion sans plan préalable. » (Ibid., p. 110). Pascal a donc suivi une méthode originale. « On voit que la forme fragmentaire des Pensées n’est pas seulement conjoncturelle ; certes, Pascal aurait pu donner à son ouvrage la forme d’essais à la manière de Montaigne, souples et digressifs, mais en quelque manière achevés, en tout cas publiables tels quels. » (Ibid.). Et de conclure : « Peut-être l’essai d’apologie, ou l’apologie par essais, qu’avait imaginé Pascal, était-il une entreprise inachevable. » (Ibid., p. 111) Les Pensées sont donc un écrit de moraliste : « Ainsi ce ne sont pas seulement les Pensées qui relèvent de la forme fragmentaire, mais l’“Apologie” elle-même. L’exception des Pensées ne réside pas dans l’arbitraire conjoncturel de leur inachèvement ; mais dans la démarche qui a présidé à leur rédaction, et dans le choix de la publication, effectué par ses proches. » (Ibid.). Autrement dit, il était nécessaire que les Pensées de Pascal soient telles qu’elles sont, en fragment(s) (ce qui, pour un apologue de la religion chrétienne est en effet bien dur à tenir) – même s’il s’agit, bien entendu, également d’une interprétation. 1 C. Andler, Les Précurseurs de Nietzsche, op. cit., p. 129. Andler cite une lettre de Burckhardt à Nietzsche du 6 avril 1879 (lettre n° 1176) : « Que penseraient La Rochefoucauld, La Bruyère et Vauvenargues s’ils pouvaient lire votre livre [Opinions et sentences mêlées] aux enfers ? Et que dirait le vieux Montaigne ? En attendant, je 98 décrit lesdits aphorismes de Nietzsche dans Humain, trop humain qui rappellent ceux de La Rochefoucauld : « Sa virtuosité d’archer cruel qui, à chaque trait, touche un point vulnérable du cœur, lui arrache, avec de l’admiration, des cris de douleur aussi. »1 Mais si Nietzsche utilise, consciemment, la forme aphoristique des moralistes français, il reste plus circonspect face au contenu des Réflexions ou sentences et maximes morales de La Rochefoucauld, comme le fait justement remarquer Andler : « Si la méthode de La Rochefoucauld est excellente, son jugement, à l’inverse de ce que pensait Rohde, demeure “contaminé de morale”. Il se fait complice de la grande calomnie chrétienne. »2 Mais il faut être plus subtil sur l’aspect potentiellement immoraliste de La Rochefoucauld que tente de saisir Nietzsche3 – Ainsi, citant la maxime 185 des Réflexions et sentences ou maximes morales (« Il y a des héros en mal comme en bien ») Andler affirme : « Il y a donc déjà une appréciation “immoraliste” dans ce jugement où La Rochefoucauld trouve le vice moins opposé à la vertu que la faiblesse, sous prétexte que la faiblesse qui tient à la nature ne se corrige point. »4 Mais il s’agit là d’une question de contenu (en ce que La Rochefoucauld serait plus ou moins moral) bien difficile à trancher sans tomber dans un procès d’intention en moralisme ou en immoralisme. Aussi déplacerons-nous la question et la poserons-nous, conscient qu’une telle formulation est certes par trop simpliste (mais assumant cette position pour l’instant), ainsi : « le moralisme français, tel que La Rochefoucauld en est le plus pur représentant, se définit-il par sa forme ou par son contenu ? »5 Répondons-y aussi abruptement : « le moralisme serait, avant tout, une question de forme ». Prenons un premier axe de réponse, à savoir le rapport nouveau qui s’établit, avec l’écriture que lesdits moralistes inventent au XVIIe siècle, entre l’auteur, l’œuvre et son lecteur : Pascal, en écrivant son Apologie, aurait pu, s’il l’avait achevée (s’il avait eu la volonté – consciente ou inconsciente – de l’achever), en faire le type de livre apologétique dont Jean Lafond, éditeur des Moralistes français du XVIIe siècle dans la collection « Bouquins », dit que « La finalité de toute apologie étant la conversion de l’incrédule, l’auteur, qui détient la Vérité et entend la faire partager, semble ne pouvoir que se placer en situation d’autorité et de supériorité à l’égard d’un lecteur censé ne pas savoir, ou savoir mal, où est et ce qu’est la Vérité. Or l’originalité de Pascal est de refuser ce type de discours […] »6 Ce qui sous-entend que, même si Pascal n’a pas fini son Apologie, son rapport au lecteur potentiel était donc, déjà, différent de celui qui aurait pu être attendu d’un tel type de livre. Nous avons vu plus haut que c’est la raison pour laquelle nous avons rangé Pascal du côté des moralistes français en ce que ces derniers, comme lui, mettent dans une position nouvelle le lecteur qui « doit être traité en sujet majeur, qui ne reçoit d’autres vérités que celles auxquelles il est capable d’adhérer. L’apologétique ne peut être d’abord qu’une connais un certain nombre de maximes que La Rochefoucauld, par exemple, pourrait sérieusement vous envier. » (F. Nietzsche, Correspondance tome III, op. cit., p. 565 note 3 de la lettre 835). 1 C. Andler, Les Précurseurs de Nietzsche, op. cit., p. 129. 2 Ibid., p. 130. 3 Sur cette question de la morale de La Rochefoucauld telle que la décrit Nietzsche, cf. p. 330 de la troisième partie de la présente thèse. 4 C. Andler, Les Précurseurs de Nietzsche, op. cit., p. 132-133. 5 Nous distinguons ici la forme (la façon dont un dit se dit) du contenu (ce qui est dit). Nous pourrions en effet parler de sujet de l’énoncé et de sujet de l’énonciation, d’expression et de contenu, de signifiant et de signifié. Nous reviendrons plus loin sur ces termes issus de la linguistique (cf., dans la deuxième partie de la présente thèse, le Chapitre 1) Du sujet structuraliste au processus de subjectivation (au fragment(s) subjectif)), mais retenons pour l’instant les termes forme et continu dans leur sens le plus vulgaire et le plus habituel. 6 Jean Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, Paris : Robert Laffont, coll. Bouquins, 1992, p. XV. Nous noterons, ce qui entame la crédibilité de sa préface par ailleurs remarquable, que le même J. Lafond, revendiquant l’intérêt de Nietzsche pour les moralistes français du XVIIe siècle, ne cite jamais celui-ci de première main et affirme même que Nietzsche « n’aime ni Vauvenargues ni Chamfort » (Ibid., p. XXXV) ! Il suffit de lire le paragraphe 95 du deuxième livre du Gai savoir pour se convaincre du contraire (cf. le fragment(s) ‘1882, GS [Livre deuxième, 95] — V, p. 119-120’ p. 399 de la troisième partie de la présente thèse). 99 maïeutique. »1 En effet, « Les moralistes favorables à la forme brève ne peuvent […] qu’appeler le lecteur à prendre une part active à la production du sens. La compréhension “achève” le sens, pour reprendre une expression de Mme de Sablé [à propos de La Rochefoucauld]. »2 Nous reviendrons plus loin sur cette dimension du sens en analysant comment Roland Barthes fait de la maxime larochefoucaldienne le paradigme de la structure (en ce qu’elle actualise l’homme – auteur/lecteur – dans l’interprétation qu’il fait du monde – et de l’œuvre –), mais l’on peut d’ores et déjà indexer le moralisme à cette liberté nouvelle laissée au lecteur (même si elle reste, comme nous allons le voir, ambiguë), liberté qui serait donc déjà présente chez Pascal. Ce serait cette particularité qui ferait de lui un moraliste3, comme le prouve ce que dit Gilbert, évêque de Comenge, qui écrit dans les nombreuses approbations de la première édition des Pensées : « Ce ne sont que des semences ; mais elles produisent leurs fruits en mesme temps qu’elles sont répanduës. L’on achève naturellement ce que ce savant homme avoit eu dessein de composer ; & les lecteurs deviennent eux mesmes autheurs en un moment pour peu d’application qu’ils ayent. »4 Nous avons donc affaire à un nouveau rapport au savoir qui, avec les moralistes, s’installe au XVIIe siècle – à une nouvelle relation entre l’auteur, son œuvre et son lecteur. Si, donc, le moralisme français du XVIIe siècle est une question de nouveau rapport au savoir, peut-on considérer, vu que Pascal n’a pas voulu – consciemment tout au moins – la forme qu’ont prise les Pensées, qu’il est vraiment un moraliste (entendu au sens qu’il s’inscrirait dans ce rapport nouveau au lecteur, qu’il se démarquerait du savoir religieux séculaire) ? Rien n’est moins sûr : selon L. Brunschvicg (éditeur de l’édition canonique des Pensées en 1897 chez Hachette), il lui manque justement, pour une telle qualification, la forme : « Pascal n’est pas à proprement parler un moraliste » car il lui manque ce qui caractérise les moralistes français, à savoir « ce souci du style, cette recherche des pointes et des mots d’auteur, cette affectation de raffinement psychologique, ce goût du paradoxe et de la satyre, cette apparence perpétuelle de supériorité sur le lecteur, qui rendent tout à la fois charmante et stérile l’œuvre des moralistes français. »5 Autrement dit, pour Brunschvicg, Pascal ne saurait être considéré comme un moraliste car, même s’il en emprunte apparemment la forme, celleci n’est pas, a priori, voulue par lui au point qu’il en adopte tout le style (que représenterait la totalité de la forme moraliste classique)6. Revenons à la question que nous posions à l’instant, simpliste avons-nous dit, à laquelle nous avons proposé une réponse, tout aussi simpliste, indexant la définition du courant moraliste non pas tant à une question de contenu (l’aspect plus ou moins moral de ce qui est dit) qu’à une question de forme (la façon dont cela est dit). Ce qui est en faveur d’une telle saisie du moralisme du côté de sa forme et non de son contenu 1 J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XVI. Ibid., p. XIII. 3 « La brièveté, la concision apparaissent donc comme l’instrument d’une sorte de liberté de penser et de créer ; elles sont un appel à l’autonomie intellectuelle et morale du lecteur ; mais cette liberté est aussitôt pensée comme liberté feinte, fiction séductrice d’une liberté factice. » (B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 231). B. Parmentier en fait une caractéristique d’épistémè : « C’est dans cette convergence de la liberté de juger avec un principe de séduction et de feinte que se marque le mieux la spécificité des formes brèves du XVIIe siècle. Cette spécificité correspond à un contexte historique déterminé. » (Ibid., p. 232). Sur la maxime comme potentiel « mot d’ordre », cf. Ibid., p. 233. 4 B. Pascal, Pensées de M. Pascal sur la religion et quelques autres sujets, op. cit. Notons que les éditeurs de la première édition des Pensées se sont réclamés des Maximes de La Rochefoucauld. 5 Léon Brunschvicg, « Introduction à Pascal », in B. Pascal, Pensées et opuscules, op. cit., p. 291-292. 6 Brunschvicg rejoint ainsi Ribeyran, archidiacre de Comenge, un des approbateurs de l’édition dite de Port Royal des Pensées qui voit l’inachèvement de l’Apologie comme un don du ciel : « Et tant s’en faut que nous devions regretter qu’il n’ait pas achevé son ouvrage, que nous devons remercier au contraire la Providence divine de ce qu’elle l’a permis ainsi. » (B. Pascal, Pensées de M. Pascal sur la religion et quelques autres sujets, op. cit.). 2 100 tient bien entendu au relativisme moral dans lequel nous baignons, au moins depuis Nietzsche et sa généalogie de la morale, qui nous interdit de considérer qu’il existerait une véritable morale absolue et intemporelle, et que chacun d’entre nous qui nous exprimons dans une épistémè donnée, sommes autant de représentants d’autant de morales. De plus, en faveur de la définition indexée à la forme plutôt qu’au contenu, la grande majorité des spécialistes du XVIIe siècle, nous allons le voir, affirme que s’y impose une forme littéraire nouvelle qui définit le moralisme français du XVIIe siècle – ce qui permet, par exemple, à un Brunschvicg de mettre Pascal à part. Mais nous ne lâcherons pas ainsi notre question car il est sensible que le mouvement que l’on a appelé, a posteriori, « moraliste », et dont La Rochefoucauld est le meilleur représentant, se définit également par son contenu, et cela de plusieurs manières : la rupture avec la scolastique et les lieux officiels du savoir (religieux et universitaires de l’époque)1, la tendance augustiniste dont le jansénisme sera la manifestation la plus rigoureuse, etc.2 Les limites de cette saisie, par le contenu, fait bien entendu courir, comme nous venons de le dire, le risque d’anachronisme, ce que fait justement remarquer B. Parmentier qui pose une question des plus pertinentes : « L’auteur des Maximes est-il catholique orthodoxe ou janséniste, esprit fort athée, penseur pré-nietzschéen, “théoricien de l’honnêteté”, défenseur pragmatique de la prudence et de l’habileté ? »3 C’est pour éviter de telles stériles querelles de contenu que nous avons tranché le nœud gordien en nous polarisant uniquement, dans un premier temps, sur la forme que prennent les écrits moralistes classiques, forme qui « […] tient en effet d’abord à la rupture qu’ils consomment, après Montaigne, avec la tradition multiséculaire du traité en forme. »4 Mais nous verrons en fin de compte que cette posture que nous prenons est plus fine qu’on pourrait le croire, puisque cette distinction par trop dialogique que nous avons – à la hache – affirmée (d’un côté la forme, de l’autre le contenu), disparaît dans le fait que la rupture avec la forme classique des traités scolastiques proposée par les moralistes français du XVIIe siècle entre évidemment en résonance avec la rupture des instances classiques du savoir5 – et donc avec un certain type de contenu. La Rochefoucauld, en intitulant son recueil Réflexions ou sentences et maximes morales, montre d’ailleurs le passage de sens (terme entendu tout autant comme forme que comme contenu) qui s’opère, à son époque, entre ces différentes notions – réflexion, sentence, maxime – qui définissent les formes brèves. Autrement dit, nous pouvons 1 « L’époque des “moralistes” est celle d’un transfert des instances de la culture, de l’institution scolaire vers les cercles de la société cultivée. » ; les normes du goût « semblent en revanche échapper aux “doctes” qui, enfermés dans leur savoir scolaire, sont presque universellement moqués. Cette transformation des institutions du savoir bouleverse le rapport entre les auteurs de morale et leur “public” ; elle conduit à un assouplissement de la dogmatique dont l’“école” était la garante. […] L’influence prépondérante des “mondains” contribue à détacher la morale du domaine de la scolastique. […] La forme du “traité” scolastique, qui s’articulait sur l’autorité doublement irrécusable d’un philosophe antique, Aristote, et d’un père de l’Église, Thomas d’Aquin, était liée à la certitude d’un monde bien ordonné. » (B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 10-11). 2 « La croyance, au XVIIe siècle, est d’abord affaire de religion. Les “moralistes” écrivent en un temps où le christianisme, sa morale et ses valeurs sont encore omniprésents dans la vie quotidienne des hommes, et ne sont contestés que par un petit nombre d’individus, “esprits forts” ou “libertins”. » Mais, sur le terrain où poussent Pascal et La Rochefoucauld, « dans la théologie elle-même, on voit revenir en force au XVIIe siècle la pensée de saint Augustin, qui postule la séparation radicale du monde divin et du monde humain. L’augustinisme est une théologie de la défiance, qui invite à l’examen critique des croyances admises. […] Malgré leur ambivalence, on peut lire les Maximes de La Rochefoucauld dans la fidélité à la pensée de saint Augustin. » (Ibid., p. 9). 3 Ibid., p. 65. Ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de donner une réponse à cette question (« les maximes sont plus augustiniennes que chrétiennes. » (Ibid., p. 70)) et même d’en faire la raison de l’aspect subversif de La Rochefoucauld (« On peut donc dire que la pensée de La Rochefoucauld est “dangereuse” ou, en termes modernes, subversive, dans la mesure même ou elle est augustinienne. » (Ibid., p. 72)). 4 J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. III. 5 Le monde moraliste français se veut comme un lieu où « les exposés linéaires et méthodiques ne sont en effet pas du “bon air”, [puisqu’ils sentent l’École et le pédant. » (Ibid., p. III). 101 à présent prendre du champ par rapport à notre question (« le moralisme est-il une question de forme ou de contenu ? ») et affirmer que ce qu’inventent les moralistes français, c’est un nouveau rapport du contenu à la forme, celle-ci tentant de s’adapter (en inventant d’inédits regroupements de mots et de phrases, en inventant un nouveau type de livres) à celui-là : s’invente donc avec ce mouvement un nouveau rapport formes/contenus qui prendra le nom de sentences puis de maximes – avant de s’ouvrir à l’indistinction expression/contenu que représente le fragment(s). C’est cette histoire que nous allons à présent raconter. 2.3.2.1 De la sentence à la maxime Aristote, dans la Rhétorique, définit la sentence (gnômé) comme « une affirmation portant non pas sur des faits particuliers […] mais sur des généralités »1 Elle s’oppose à l’exemple qui est un récit tiré du général (d’un événement historique par exemple). J. Lafond, dans son introduction, fait à juste titre le rapprochement avec Benveniste et explique ce fait que, dans le type de texte « continu » qu’est le roman, la sentence sert habituellement à introduire la narration, puisque « la sentence énonce dans ce cas la loi d’une aventure, d’une histoire, que le récit a pour finalité d’illustrer. »2 Mais, avant d’avoir cette fonction moderne qu’utilisera le roman, la sentence avait plutôt autrefois le sens que l’on donne aujourd’hui au proverbe (tel qu’on le rencontre dans la Bible par exemple). Autrement dit, sentence et proverbe renvoyaient au même type de phrase servant à exprimer une sagesse la plupart du temps populaire : « sous le terme de “proverbe”, le Moyen-Âge entend indistinctement la sentence et le proverbe, comme il en est encore lorsqu’on parle des Proverbes de Salomon. »3 Expression d’une certaine sagesse, les sentences servent en fait à composer, au Moyen-Âge et pendant la Renaissance, c’est-à-dire jusqu’aux moralistes du XVIIe siècle, des réservoirs, des collections, dans lesquels le lettré pioche pour parsemer le texte qu’il écrit : ces réservoirs sont ce que l’on appelle alors les « Florilèges et Polyanthea en latin [qui] supposent, est-il besoin de le rappeler, un lecteur latiniste, celui même que forment les collèges du temps, […] cette production éditoriale répond à la demande des maîtres et de leurs élèves, qui, devenus adultes, auront besoin d’enrichir de sentences leurs discours et de les orner de fleurs de rhétorique. »4 Ce n’est que plus tard, avec les moralistes du XVIIe siècle, que la sentence va se différencier du proverbe, pour devenir l’apanage des gens lettrés, laissant le proverbe dans le domaine du vulgaire (ainsi que l’explicite, en 1687, le Père Bouhours, « Les sentences communes & autorisées de l’approbation publique […] ont la vérité des proverbes sans en avoir la bassesse. Par éxemple celles-cy : Un homme de bien n’est étranger nulle part. C’est estre heureux que d’estre content de sa fortune. La bonne fortune est plus difficile à porter que la mauvaise. Les sentences sont les proverbes des honnestes gens, comme les proverbes sont les sentences du peuple »5). Un nouveau changement s’opère, qui commence à s’intéresser à la sentence en elle-même, pour sa brièveté, et non en ce qu’elle va servir à orner un traité classique. Cette brièveté (ou atticisme), intéresse pour lui-même. Comme le dit J. Lafond, 1 Aristote, Rhétorique, Livre II, Chap. XXI. J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. VIII. 3 Ibid., p. IV. 4 Ibid., p. V. « Dès la classe de troisième, on impose à l’élève de constituer trois cahiers : le premier, liber styli ou liber argumentorum rassemblera les sujets dictés par le régent, avec leurs corrigés ; le second, loci communes sermonis seu phraseon, servira à consigner les tours élégants que l’élève rencontre dans ses lectures ; le troisième, liber locorum sententiarum (ou rerum) est destiné aux histoires, fables, exemples et sentences que l’enfant a notés pendant la semaine et qu’il reportera généralement en fin de semaine sur ce cahier, en les répartissant selon diverses rubriques. » (Ibid., p. V-VI). 5 Père Dominique Bouhours, La Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit, Paris : chez la Veuve de Sébastien Mabre-Cramoisy, 1687, p. 59. 2 102 « de Montaigne à Pascal, mais également à La Rochefoucauld et à La Bruyère, cet atticisme, qui privilégie la forme brève, marque la revanche des “choses” (res), idées et réflexions personnelles, sur les “mots” (verba). »1 Autrement dit, et c’est la première définition (par différenciation d’avec la sentence) que nous lui donnerons, les maximes ne constituent pas un réservoir dans lequel on pioche, et s’opposent ainsi à la collection de sentences : c’est « dans la mouvance de la sentence, mais contre la profusion et l’anonymat des “amas de sentences” que sont pour Sorel les florilèges, que s’invente la maxime. »2 La sentence, le proverbe des lettrés, va devenir maxime. B. Parmentier explique ainsi que « La sentence s’oppose en ce sens au genre de la maxime, qui devient au cours du XVIIe siècle une proposition autonome, indépendante de tout discours continu. »3 La maxime se construit par l’individualisation de chacune des sentences que l’écrivain va utiliser, pour elle-même, sans chercher à ce qu’elle soit la pierre saillante du traité classique. La maxime est donc autonome, existe pour ellemême (ou en lien avec les autres unités autonomes que sont les autres maximes d’un recueil de maximes), au contraire de la sentence qui n’existe qu’en lien – potentiel ou avéré, comme citation (entre guillemets ou non) – avec le reste du texte dans lequel elle est inscrite. Il est classique d’affirmer que la maxime naît des jeux de salons en vogue auprès des nobles du XVIIe siècle et serait donc issue d’une expérience collective d’énonciation où le bel esprit faisait loi. Le premier texte de La Rochefoucauld est un autoportrait rédigé pour un recueil composé par les participants d’une société galante réunie autour de Mlle de Montpensier4. Le jeu sur le statut d’auteur est ici d’importance car si, comme nous l’avons vu, un nouveau rapport au lecteur s’instaure (qui remet en question son côté passif soumis au savoir scolastique), c’est surtout un rapport nouveau de l’auteur à l’œuvre qui se fabrique alors : « Le statut de l’auteur est toujours problématique : anonymat, auteur collectif, refus de l’édition imprimée. Nous sommes, semble-t-il, au plus loin de ce que nous avons pris l’habitude d’appeler “littérature”. »5 Ce mouvement va donc se saisir d’une classique façon d’écrire – qui utilisait la sentence comme objet à mettre dans un texte dit « continu »6 afin, ainsi serti, de faire briller ici ou là certaines de ses parties – pour la transformer en autre chose : la maxime. C’était déjà dans ces milieux riches et cultivés que s’était opéré l’anoblissement de la sentence, l’exhaussement qui l’avait opposée au proverbe dont nous avons vu que le MoyenÂge faisait un synonyme7. C’est donc à partir de ces jeux collectifs de cour que la maxime va 1 J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. VII. « Terme rhétorique au départ, le style attique (qui porte le nom de la région où se trouve la cité d’Athènes) se caractérise par la sobriété, la simplicité et la brièveté ; il s’oppose à l’asianisme. Cependant, le terme d’atticisme désigne de manière privilégiée des styles qui ne sont pas rhétoriques, mais philosophiques et historiques, comme ceux de Sénèque et de Tacite. Au XVIIe siècle, le goût pour l’atticisme est renouvelé par les principes de la conversation mondaine. » (B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 333). Le style laconique, lui, s’oppose à la brève formule atticiste (attribué à Athènes, ville d’Attique) en ce qu’il renvoie au caractère rigide et strict du style spartiate (Sparte était en Laconie) où « l’acte prime sur le discours, [qui le fait tendre] vers le silence ; ce n’est plus même un art de parler, mais un art de se taire. » (Ibid., p. 212). 2 J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. VII. 3 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 341. 4 Ibid., p. 48. « Le portrait, la maxime ont d’abord été des jeux collectifs dans les salons mondains, avant d’être réinventés par l’écriture des “moralistes”. » (Ibid., p. 12). J. Lafond, citant H. Grubbs et M. Kruse, s’inscrivent en faux face à une telle assertion (J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. X). 5 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 49. 6 Nous reviendrons plus loin sur ce discutable terme « continu » largement utilisé par les spécialistes de la littérature des XVIe et XVIIe siècles pour qualifier les traités et livres classiques en opposition aux ouvrages composés de maximes tels que les inventent les moralistes (qu’ils qualifient alors de « discontinus ») : cf. p. 109 sq. de la présente première partie de la présente thèse. Acceptons-le pour le moment tel quel. 7 « La sentence est assimilée à un proverbe qui ne serait pas populaire, “bas”. » (J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XI). 103 s’individualiser, allant, comme nous l’avons vu, jusqu’à faire disparaître le terme sentence peu apte à laisser la fameuse liberté au lecteur que demande le siècle : « la sentence, en se donnant pour assertion et réponse définitive, absolue, s’impose au lecteur, [alors que] la maxime se fait agréer, veut plaire, ironise, et, à la bien prendre, pose question. »1 C’est parce que la sentence avait le sens, jusqu’au XVIIe siècle, d’une vérité universelle, la renvoyant explicitement au dogme, que l’auteur en parsemait ses écrits afin d’étayer son discours et de le rendre indiscutable et conforme aux canons dogmatiques de l’époque (Les Essais de Montaigne sont un excellent exemple de cet exercice). Or, c’est justement la position dogmatique de l’auteur sur son lecteur que les moralistes tentent d’éviter par-dessus tout. Le terme maxime va, pour ce faire, s’imposer naturellement. La maxime, jusqu’au XVIIe siècle, « était comprise, selon l’étymologie du terme, comme maxima sententia, sentence majeure, sentence importante. Elle était définie comme “règle de conduite”, “maxime d’action”. »2 La maxime est donc à l’origine une sentence particulière, maximale, ce qui lui donne une certaine importance par rapport aux autres. Le glissement du terme sentence (qui s’est déjà différencié de celui de proverbe suivant la ligne de fracture noble/vulgaire) vers le terme maxime (glissement dont le titre du livre de La Rochefoucauld est l’exemple le plus flagrant : Réflexions et Sentences ou maximes morales) dérive de ce statut particulier (superlatif, en latin : maximum) de la maxime. Indiscutable moralement, mais pourtant multiple (il peut y avoir, pour un même sujet moral, deux maximes contradictoires qui pourtant ne peuvent pas s’annuler l’une l’autre puisqu’elles sont, par définition, autonomes), la maxime prend un sens nouveau, qui l’oppose à la sentence entendue comme vérité générale : « le terme [maxime] connote [alors] la diversité des principes, et leur caractère toujours contestable (par opposition au dogme, unique et incontestable) »3 Ce n’est pas un hasard si les maximes sont à l’époque utilisées dans le champ du discours politique (par exemple chez Machiavel) comme autant de propositions (presque des axiomes) à partir desquelles un raisonnement ou une théorie politiques, peuvent être tenus. Dès lors, « le principal trait définitoire des “maximes”, dans cette acception nouvelle, c’est d’être plurielles, et toujours réfutables ; contrairement au dogme, elles ne renvoient pas à une vérité absolue, mais à une opinion particulière. »4 La maxime est donc l’unité discursive idéale pour exprimer cette rupture avec la dogmatique scolastique et pour permettre le perspectivisme dont nous avons dit, suivant Andler dans son analyse de l’influence des moralistes sur Nietzsche, qu’elle était l’un des traits caractéristiques de la littérature des moralistes français du XVIIe et du XVIIIe siècles. Elle permet de tenir des principes de morale, au bout du compte essentiels, mais qui sont pluriels, principes qui peuvent être regardés selon plusieurs angles – exactement comme le tableau de peinture qui, depuis la révolution de la Renaissance, joue, alors qu’il est unique, sur la vision du spectateur par la perspective qu’il instruit. C’est ainsi que peuvent être repérées des bonnes ou des mauvaises (dangereuses) maximes, ceci à cause, suivant la terminologie proposée par B. Parmentier, d’une sécularisation des maximes qui prennent leur acception moderne – celle qu’utilisera Nietzsche – et qui peuvent ainsi se définir : « des pensées singulières et personnelles, qui ne visent pas à la prescription, mais à la description et à l’analyse raffinée des phénomènes psychologiques et moraux. »5 Maximes se met donc forcément au pluriel en 1 Ibid., p. XII. B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 57. 3 Ibid., p. 338. 4 Ibid., p. 59. 5 Ibid., p. 61. Les maximes deviennent ainsi réellement perspectivistes en ce sens non pas de l’affirmation d’un savoir mais d’une remise en cause de tous les savoirs : « Le texte des Maximes se contente de traquer les lacunes et les failles de la connaissance ; conséquent avec lui-même, La Rochefoucauld ne propose pas de doctrine 2 104 ce que chacune s’associe – même si, et surtout parce que, elle est autonome – avec une autre, comme chaque pensée s’associe aux autres dans l’esprit humain. Plus descriptive que prescriptive, la maxime ne lâche pas pour autant l’idée de la vérité, même si elle la diffuse dans le nombre infiniment extensible de formes qu’elle peut prendre1. Autrement dit, la maxime ne déconstruit pas la vérité, elle devient un nouveau moyen d’exposition de celle-ci : « Pour les “moralistes”, comme pour la plupart des philosophes de la tradition, l’écriture brève offre d’abord une meilleure voie d’accès à la vérité, par sa simplicité. »2 La maxime est, sous l’aspect philosophique de la vérité, un tout en elle-même ; et ce n’est pas un hasard si, sous le frontispice de l’édition originale (1665) des Réflexions ou Sentences et maximes morales, on voit L’amour de la vérité ôter son masque au stoïcien Sénèque. 2.3.2.2 La Rochefoucauld : découvreur de la maxime Avec ce mouvement d’individualisation de la maxime, qui existe alors pour elle-même et non dans un rapport au texte dit « continu », c’est nécessairement un nouveau type de livres qui, avec les moralistes français, va se fabriquer – livres que B. Parmentier appelle, à la suite de Roland Barthes, « discontinus » – nous allons revenir sur cette qualification selon nous inadéquate. Mais, pour le moment, acceptons ce terme : « discontinu » peut en effet sembler un mot correct pour qualifier cette forme littéraire, la particularité de ces livres consistant effectivement en formules brèves – nous allons également revenir sur le nom à leur donner : réflexion, sentence, maxime ou aphorisme – qui ne sont pas à proprement parler unies ou liées comme dans le modèle classique du livre (dit « continu ») constitué de phrases reliées entre elles de façon logique, selon un jeu de cause à effet, au sein de chapitres, de parties où de paragraphes qui permettent de suivre un raisonnement. Nous pouvons d’ailleurs remarquer que la séparation des différents fragments est variable dans ces livres dits « discontinus », « allant du simple signe typographique, chez Pascal et La Bruyère, aux blancs qui constituent la maxime en isolat indépendant chez La Rochefoucauld. »3 Dressons, pour comprendre cela, l’histoire éditoriale des Réflexions ou sentences et maximes morales : si l’on en croit B. Parmentier, comme nous l’avons déjà noté en les mettant en lien direct avec les jeux de salons, « les maximes sont issues d’une procédure d’écriture collective ; réunies en recueil, elles ont d’abord connu une circulation manuscrite ; puis elles ont fait l’objet d’une publication imprimée, sans pour autant atteindre d’emblée leur état définitif, puisque leur auteur les a remaniées pendant près de quinze ans. »4 La Rochefoucauld contribuait activement, autour de 1660, au salon de Mme de Sablé où les participants « jouaient à échanger des maximes qu’ils rédigeaient tour à tour, ensemble, concurrente, qui tomberait aussitôt sous le coup de sa propre critique : dans la succession des Maximes se lit moins un savoir qu’une mise en cause du savoir. » (Ibid., p. 75). 1 « On peut considérer que les Maximes tendent vers un “suspens de l’éthique elle-même” [l’expression est de Jean Starobinski] ; du moins relèguent-elles la vérité et la vertu dans un espace idéal auquel la vérité ne correspond jamais. » (Ibid., p. 76). 2 Ibid., p. 215. La forme brève « […] favorise la proposition d’énoncés non justifiés, imposés sans argumentation. […] Le “moi” est totalement absent des Maximes. Ce qui s’y énonce semble une vérité sans lieu ni auteur, une vérité venant de nulle part, détachée de toutes les contingences d’une énonciation particulière. La frappe est d’autant plus violente qu’elle émane d’une voix non située : elle apparaît indéterminée, donc absolue. Il y a une tyrannie de la voix du moraliste, qui ne juge pas nécessaire d’exposer les fondements de sa réflexion. » (Ibid., p. 235). 3 J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. II. 4 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 49. 105 séparément, les uns pour les autres. »1 Ce point nous intéresse particulièrement car il met en lumière que les maximes des moralistes français, au moins en ce qui concerne celles de La Rochefoucauld, s’inscrivent dans un jeu collectif où l’individualité de l’auteur explose, tout à fait concrètement, au profit du groupe auquel il appartient. Dans les premières éditions des Maximes de La Rochefoucauld, certaines sont ainsi d’attribution incertaine, tout autant en ce qui concerne l’idée originale qui préside à leur création qu’à la forme utilisée pour les modeler. Certaines sont donc attribuables à Jacques Esprit (maxime 4) ou même à Mme de Lafayette (maxime 378)2. Mais cette expérience collective ne dure qu’un temps (le temps de la circulation assurée par Mme de Sablé, d’un recueil de maximes sous forme manuscrite et anonyme qui servira de base au célèbre livre), et, au fur et à mesure des éditions successives, La Rochefoucauld éliminera les maximes dont il n’est pas l’auteur en les remaniant profondément – par exemple, la maxime 4 de la première édition, attribuée à J. Esprit, disparaîtra dès la deuxième édition. Une opération d’individualisation de l’auteur s’effectue alors. Il nous faut préciser un point biographique qui est d’importance dans ce mouvement : François de La Rochefoucauld, né en 1613, ne se met à écrire qu’à l’âge de qaurante ans ; il n’est pas, de profession, écrivain, mais soldat ; issu de la grande noblesse, duc et pair de France, guerrier émérite et héros (il obtient le commandement d’un régiment à l’âge de seize ans), acteur dans les épisodes de la Fronde (1648-1653), alternant période de disgrâce et d’exil, emprisonné à la Bastille, il ne commencera son activité d’écrivain qu’en se saisissant de l’opportunité donnée par les salons mondains (nous avons vu que Pascal y participait également) et publiera, donc, les Réflexions ou Sentences et maximes morales en 1665 – il a cinquante-deux ans. Nous comprenons donc l’importance, pour quelqu’un qui a vécu la vie d’un héros de roman, que prend cette activité littéraire collective qui lui permettra d’en arriver à une écriture individuelle. La première édition de l’unique ouvrage de La Rochefoucauld date en réalité de 1664 : elle a lieu en Hollande, est anonyme et se fait sans qu’il puisse en revoir le manuscrit. Cet épisode éditorial indélicat le motive pour publier, à Paris, la première édition des maximes, en 1665 donc, mais toujours sous couvert d’anonymat. Et même s’il est parfaitement connu qu’il est l’auteur dudit livre, cela montre toute la précaution que La Rochefoucauld prend avec ce statut d’écrivain qui va l’inscrire dans la postérité. La raison pour laquelle, au début de cette histoire éditoriale, il tient cette posture anonyme peut également se comprendre à la lumière de ce que nous disions plus haut du rapport nouveau au lecteur que le moraliste invente : « Ce refus de l’identité d’auteur n’est pas sans rapport avec les choix formels des maximes : une “autorité” dissimulée par l’écrivain, qui n’emploie jamais la première personne ; une écriture sans structure contraignante, qui évite les signes distinctifs de l’apprentissage scolaire. »3 Avec la littérature moraliste, c’est donc autant le statut de l’auteur qui est réinterrogé que celui du lecteur : c’est d’ailleurs un fait que La Rochefoucauld sait, exprime et revendique. Mais il ne s’agit là que d’une étape car, très rapidement, La Rochefoucauld va s’attacher à son livre et ne cesser de le modifier, de le retravailler – c’est d’ailleurs cette modalité de travail qui le rapproche, pour de nombreux spécialistes de la littérature des XVIe et XVIIe siècles, de Montaigne et de son rapport aux Essais. Cinq éditions se succèderont ainsi de 1665 à 1678 (sans compter le manuscrit et l’édition hollandaise par indiscrétion). De 318 maximes, le livre passera à 450 avec essentiellement des rajouts de maximes, mais aussi quelques retraits, et surtout de nombreux remaniements au sein même de celles-ci. S’ajoutent à cela les fameuses maximes posthumes 1 Ibid. Cette thèse est sujette à discussion de spécialistes, cf. note 4, p. 103 de la présente première partie de la présente thèse. 2 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 50. La numérotation est celle de la première édition des maximes (qui changera dès la seconde). 3 Ibid., p. 52. 106 ou maximes écartées (ainsi nommées par les éditions posthumes) qu’il a écrites sans les insérer dans son livre et que les éditeurs ultérieurs incluerons dans l’ouvrage. Le rapport de La Rochefoucauld à son livre est donc des plus complexes, et renvoie directement à la question de l’inachèvement : dans une lettre de 1664, au moment de l’édition hollandaise, La Rochefoucauld réagit fortement en écrivant ceci : « C’est un malheur qu’elles aient paru sans être achevées et sans l’ordre qu’elles devaient avoir. »1 Ce n’est pourtant pas de l’ordre qu’il va mettre à son ouvrage pendant ces treize années de remaniement, puisqu’il laissera la structure du livre telle quelle. Ainsi, La Rochefoucauld, tout en devenant l’auteur unique, individualisé des Réflexions ou Sentences et maximes morales2, gardera de l’expérience collective qui a présidé à la naissance de l’ouvrage l’aspect « discontinu » qui l’exposera à tant de critiques – et en fera le chef de file du moralisme français. Citons par exemple Boileau qui, même s’il estimait La Rochefoucauld, « […] lui reprochait de s’être épargné le travail difficile des transitions » ou encore, en juin 1693, le Mercure galant (mouvement intellectuel du XVIIe siècle, ancêtre du Mercure de France, rangé du côté des modernes contre les anciens) qui dit ceci des Caractères de La Bruyère (critique qui résume remarquablement celles faites à La Rochefoucauld) : « L’ouvrage de M. de la Bruyère ne peut être appelé livre que parce qu’il a une couverture et qu’il est relié comme les autres livres. Ce n’est qu’un amas de pièces détachées, qui ne peut faire connaître si celui qui les a faites aurait assez de génie et de lumières pour bien conduire un ouvrage qui soit suivi. »3 On conçoit à ce type de réaction l’ampleur de la nouveauté, difficilement compréhensible par les chiens de garde de l’époque, que proposait les écrits des moralistes français. Mais, loin d’être pour ces écrivains un défaut, c’est précisément cet aspect rompu du texte qui les intéresse – notamment en ce qu’il s’oppose au système qu’organisent les livres dits « continus » : « Le choix des formes brèves, pour les moralistes, est donc d’une portée considérable. Il peut s’interpréter comme une décision de nature épistémologique, liée à un rapport nouveau au savoir et à l’expérience, qui interdit toute totalisation systématique. »4 Ainsi ces livres nouveaux s’inscrivent-ils en droite ligne des Essais de Montaigne (essai est un terme réutilisé par Bacon), livres dans lesquels « l’aphorisme et l’essai tiennent […] leur supériorité du fait qu’ils donnent un savoir fragmenté, inachevé, et qu’ils incitent par là les lecteurs à chercher, à penser par eux-mêmes, alors que les méthodes font croire aux hommes qu’ils ont atteint le sommet du savoir. »5 Ce nouveau type de livre, indexé à une nouvelle façon d’écrire, est admirablement résumé par Pascal, auteur lui aussi, à son insu peut-être, d’un livre de moraliste français du XVIIe siècle : « La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie, est la plus d’usage, qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie. »6 Mais tout est une question de volonté – de volonté de faire de tels livres. Car La Rochefoucauld, à la différence de Pascal, fabrique son livre consciemment (malgré même cette initiale dénégation au Père T. Esprit). Autrement dit, il conçoit la création de son livre comme un programme. Comme l’explique Lafond très justement, « la réunion de pièces 1 Lettre au père Thomas Esprit (frère de J. Esprit) du 6 février 1664. Cité par B Parmentier. Ibid., p. 55. S’il s’agit du titre complet du livre de La Rochefoucauld, la première version manuscrite s’intitulait Sentences et maximes morales. 3 Le Mercure galant, juin 1693, p. 271-272. Cité par J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XXVI. Précisons que La Bruyère éreintait ledit Mercure galant dans ses Caractères. 4 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 19. 5 J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XXVII. 6 B. Pascal, pensée 18 (Brunschvicg). 2 107 détachées – réflexions, “remarques” et caractères – est cette fois systématique […] »1. Nous pouvons même affirmer que c’est la construction et l’application de ce programme qui va permettre la transformation de la sentence en maxime que nous décrivions plus haut : « Montaigne, qui se souvient de l’épître sénéquienne et de la dissertation de Plutarque, invente l’essai, le mot et la chose tout à la fois. La Rochefoucauld et ses amis ne s’en tiennent pas au mot de sentence et lui préfèrent bientôt le mot maxime. »2 Pour La Rochefoucauld, l’éditeur actuel n’a certes pas d’édifice à reconstruire, l’histoire éditoriale des Réflexions ou Sentences et maximes morales étant beaucoup plus simple que celle des Pensées : nous avons vu que La Rochefoucauld a toute sa vie durant affiné, sans fin, son ouvrage. C’est pour cette raison que nous parlons de programme en ce que La Rochefoucauld a lui-même construit, et affiné (sans fin), la forme de son livre. Les Réflexions, sentences ou maximes morales peuvent donc être considérées comme un texte finalisé3… mais qui n’en finit jamais de l’être… Il est clair, comme le dit B. Parmentier, que le livre moraliste français du XVIIe siècle « […] est d’abord un ouvrage qui refuse de jouer le jeu du continu, de porter la fiction d’une cohérence organique du discours. »4 La tentative assumée est, comme nous venons de le voir, de construire un nouveau type d’émission du savoir – et ceci en jouant tout autant sur la forme que sur le contenu. Détournant l’utilisation première de la sentence (un bijou issu d’une collection et servant à orner un texte), et inventant la maxime (qui, on l’aura d’ores et déjà compris, peut se définir comme « fermée sur elle-même comme un hérisson » pour paraphraser L’Athenæum), ce type de littérature s’expose à ouvrir le champ d’une écriture en fragment(s). Or, nous posons qu’il s’agit d’un champ que La Rochefoucauld (que nous considérons comme tête de file des moralistes français du XVIIe siècle, plus même, nous venons de le dire en note, que La Bruyère) va, peut-être à son corps défendant, s’évertuer à aussitôt refermer. C’est d’ailleurs bien ce que comprend un lecteur de l’époque des Réflexions ou sentences et maximes morales qui affirme qu’« on y remarque de belles pierres, j’en demeure d’accord, mais [qu’] on ne saurait disconvenir qu’il ne s’y trouve aussi du moellon et beaucoup de plâtras, qui sont si mal joints ensemble qu’il est impossible qu’ils puissent faire corps ni liaison, et par conséquent que l’ouvrage puisse subsister. »5 Ce lecteur insiste sur l’unité du livre, sur la nécessité du ciment pour joindre les différentes pièces, joint qui est, selon lui, de mauvaise qualité. Nous retrouvons, dans cette citation, la première acception du fragment que nous avons dégagée plus haut : la maxime est un morceau qui constitue en luimême un tout, morceau qu’on peut poser à côté d’autres morceaux avec plus ou moins de liant, de moellon6. Avec la remarque de ce lecteur s’exprime la réaction, somme toute assez logique pour l’époque, à l’exposition, telle quelle, des fragments, surtout lorsque ceux-ci se posent comme de purs et simples morceaux détachés qui ne renvoient même plus à un édifice antique à reconstruire7. Une telle démarche d’exposition pourrait rappeler les modalités 1 J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XXVIII. Lafond parle en réalité, en disant cela, de La Bruyère qui, selon Pascal Quignard, et même si « l’organisation du livre en chapitres n’est qu’un palliatif à l’éclatement généralisé du discours », serait le premier « livre fragmentaire ». C’est justement cette organisation (de forme) qui nous a fait exclure La Bruyère de notre champ d’étude. Mais, au-delà de savoir qui est le premier, nous appliquons cette remarque de J. Lafond, plus encore qu’à La Bruyère, à La Rochefoucauld. 2 Ibid., p. XXIX. 3 Au sens où nous définissons ce syntagme p. 45 de la présente première partie de la présente thèse. 4 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 200. 5 Cité par B. Parmentier, Ibid. 6 Cf. p. 43 de la présente première partie de la présente thèse : Le fragment comme « pur et simple morceau détaché ». 7 La réaction de Pierre Nicole à la lecture de la première édition des Pensées de Pascal est en ce sens, et même si Parmentier la met sur le même pied que celle du lecteur de La Rochefoucauld, différente : « J’y ai trouvé un 108 contemporaines d’écriture (dites « fragmentaires »), dont La Rochefoucauld pourrait même être considéré comme l’avant-garde dès le XVIIe siècle. Mais il ne faut pas s’y tromper : l’ambition de La Rochefoucauld et des autres moralistes français du XVIIe siècle n’est pas de composer une écriture en fragment(s), mais bien « […] d’inviter le lecteur à visiter non un temple, un bâtiment achevé, mais un chantier de construction. » Cette remarque de B. Parmentier est essentielle car elle montre parfaitement qu’il n’est nullement question, pour les moralistes du XVIIe siècle, d’abandonner l’unité de l’œuvre à venir, mais bien d’en montrer les fondations. Autrement dit, si la forme de leurs écrits réinterrogent l’œuvre, elle ne la remet nullement, sur le fond, en question. Expliquons-nous : nous avons dit que, suivant R. Barthes, B. Parmentier (comme P. Lafond et bien d’autres d’ailleurs) qualifiait cette modalité d’énonciation de « discontinue ». La raison en est on ne peut plus compréhensible : Parmentier fait allusion à la forme qu’ont prise ces livres qui sont composés de maximes séparées par des signes (fussent-ils des espaces, des « blancs ») intercalaires. Mais nous pensons pour notre part que le terme est inadéquat, car le contenu, si l’on en reste à cette bipartition forme/contenu, lui, reste continu. Le terme « discontinu » nous semblerait adapté si le contenu était voulu ainsi, comme « discontinu », si chaque fragment qui composait les Réflexions ou sentences et maximes morales, était, en luimême, « discontinu ». En ce sens le « discontinu » de la forme renverrait à un discontinu du contenu – et nous pourrions, alors, à juste droit parler de « littérature discontinue ». Or, nous allons voir que c’est exactement le contraire : c’est ce qu’a d’ailleurs parfaitement saisi R. Barthes, qui fait de la maxime le modèle de la structure dans ce qu’elle a de plus totalisant et de « continu ». Il nous semble que La Rochefoucauld n’est pas, sur ce point, en rupture avec son époque et situer avec lui et les moralistes une rupture épistémologique nous semble une erreur : l’art de la rhétorique, tel qu’il est affirmé de Platon à Aristote, de Sénèque à Quintilien, et jusqu’à Longin traduit par Boileau, définit de façon très claire ce qu’est une sentence : à savoir un élément qui, s’il peut signer un « style rompu » (si l’énoncé court peut être mis en lien avec d’autres – l’amenant à se transformer finalement en maxime –), n’a pas d’autre but que le texte finalisé1. Et, quand bien même les moralistes ont la modernité de grand nombre de pierres assez bien taillées et capables d’orner un grand bâtiment, mais le reste ne m’a paru que des matériaux confus, sans que je visse assez l’usage qu’il en voulait faire. » (Cité par B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 201). Le rapport est ici au fragment tel que nous le définissons comme la pièce permettant de recomposer l’édifice antique (deuxième acception : cf. p. 43 de la présente première partie de la présente thèse). 1 Même si l’image des membres d’un corps est utilisée par tous ces auteurs pour qualifier la sentence, la phrase, le mot, ces parties sont toujours renvoyées à l’unité du corps, comme le fait justement remarquer B. Parmentier (Ibid., p. 214 sq.). Socrate explique à Phèdre : « Au moins tu conviendras, je pense que tout discours doit être composé comme un être vivant ; avoir un corps qui lui soit propre, une tête et des pieds, un milieu et des extrémités proportionnées entre elles et avec l’ensemble ? » (Platon, Phèdre, 264c, trad. Victor Cousin). Aristote explique que, « quant à la poésie narrative et traitée en hexamètres, il faut évidemment constituer des fables dramatiques comme dans la tragédie, et les faire rouler sur une action unique, entière et complète, ayant un commencement, un milieu et une fin, pour que, semblable à un animal unique et entier, elle cause un plaisir qui lui soit propre. » (Aristote, Poétique, 1459 A 20). « Au reste il en est de même des discours que des corps, qui doivent ordinairement leur principale excellence à l’assemblage, & à la juste proportion de leurs membres : de sorte mesme qu’encore qu’un membre séparé de l’autre n’ait rien en soi de remarquable, tous ensemble ne laissent pas de faire un corps parfait. » (Pseudo-Longin, Traité du sublime, in « Œuvres diverses du Sieur D*** », op. cit., p. 80-81 (trad. de Boileau)). Suétone, parlant de Caligula, dit qu’il « méprisait tellement le style élégant et orné, qu’il appelait les ouvrages de Sénèque, l’auteur alors le plus en vogue, des amplifications scolastiques, et les comparait à du sable sans ciment (arena sine calce) » (Suétone, Vie de Caligula, 53, trad. M. Cabaret-Dupaty). Quintilien, dans le livre VIII des Institutions oratoires, critique les orateurs qui « n’aiment que ce qui est uni, bas et commun » et qui craignent les sentences (Nisard traduit pensées) qu’ils fuient et redoutent « comme une amorce dangereuse », et valorise ceux qui osent utiliser les sentences pour en parsemer leur œuvres oratoires, à condition de rester dans une certaine mesure : « Pour moi, je regarde ces traits lumineux du 109 déplacer les sentences en n’usant pas de leur emploi habituel (en leur refusant le statut de pierre précieuse et en les mettant toutes sur un pied d’égalité, c’est-à-dire en les transformant en maximes), ils ne remettent nullement en question leur soubassement, qui veut que « Les amas de sentences & d’exemples sont des corps sans pieds et sans teste, lesquels ne sont bons qu’aux Gens qui s’en servent comme de matériaux pour bastir. »1 Ainsi donc, même s’il existe forcément de la « discontinuité » à l’exposition de ces fragments bruts destinés à la construction d’un édifice, et si effectivement « le livre discontinu est inachevé par hypothèse, comme un chantier de construction, comme un chaos en attente de l’acte créateur », il est plus hasardeux d’affirmer que « cet inachèvement fondamental est reconnu, et librement assumé. »2 Ne serait-ce que parce que nous pourrions avoir affaire, comme dans le cas de Léonard de Vinci, à une incapacité à achever (un non finito3) qui pourrait également trouver de savantes explications psychologiques (ne serait-ce que l’inadéquation d’une forme effectivement « discontinue » à un fond toujours dogmatique). Qualifierait-on pour autant les œuvres de Léonard de Vinci de « discontinues » ? Le terme adéquat pour qualifier l’ouvrage de La Rochefoucauld ne serait-il pas plutôt : inachevé ? Il nous semble néanmoins que, dans le cas des moralistes français du XVIIe siècle, nous n’avons pas plus affaire à de l’inachevé qu’à du « discontinu », mais que nous sommes face à autre chose. Résumons-nous : il ne saurait y avoir de « discontinuité » théorisable, même « par hypothèse », dans les pièces en attente d’être organisées de façon « continue », sauf à affirmer une évidence, une lapalissade : celle de considérer que le chaos, qui serait le réservoir de tels objets en attente d’être organisés, est lui-même « discontinu » ; en effet, une telle affirmation est forcément vraie, d’un point de vue littéraire, si l’on suppose une telle utilité au chaos, comme cela est vrai pour toute œuvre à un moment donné de sa composition. Auquel cas, le terme « discontinu » pourrait s’appliquer à toute œuvre qui n’est pas encore achevée, mais qui est en voie de l’être. Autrement dit « discontinu » serait synonyme d’inachevé. Et, de même, considérer le moment t d’une construction comme un inachèvement n’a de sens que si la construction est définitivement abandonnée (ce qui, pour La Rochefoucauld est bien difficilement soutenable, au vu de son acharnement à poursuivre la construction – tout au moins jusqu’à sa mort, que l’on peut imaginer non voulue par lui). Une telle substitution de concept est, au bout du compte, la thèse habituelle pour se saisir de l’œuvre des moralistes français des XVIe et XVIIe siècles (Pascal et ses Pensées inachevées, La Rochefoucauld et Montaigne modifiant jusqu’à ce que la mort les arrête – c’est-à-dire : empêche son achèvement – leur livre4). Mais cette thèse est par trop simpliste en ce qu’elle n’en reste qu’à la forme – simpliste comme la bipartition de laquelle nous sommes partis pour nous saisir des moralistes français du XVIIe siècle. Car, en ce qui concerne le contenu, nous allons montrer, nous étayant sur R. Barthes, qu’il ne saurait être question de dégager une quelconque spécificité de « discontinuité » chez les auteurs dont La Rochefoucauld est le chef style comme les yeux de l’éloquence ; mais je ne veux pas que le corps soit tout couvert d’yeux au détriment des autres membres. » (Quintilien, Institutions oratoires, Paris : Dubochet, 1842, trad. Nisard, p. 306 (livre VIII, chap. 5, 33)). 1 Charles Sorel, De la connaissance des bons livres ou Examen de plusieurs auteurs, Paris : André Pralard, 1671, p. 58. B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 202. 3 Cf. p. 30 de la présente première partie de la présente thèse. 4 « La “discontinuité” ne s’inscrit pas seulement dans la forme du livre ; elle marque aussi bien le temps de l’écriture. Montaigne, La Bruyère, La Rochefoucauld, Pascal n’ont cessé qu’avec la mort de remanier leurs textes, de les biffer, de les corriger, de les compléter. Les ouvrages des “moralistes” sont tous des livres qui n’ont pris fin qu’avec la mort de leur auteur. » (B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 18). Nous voyons ici clairement toute l’ambiguïté quant à l’utilisation du terme « discontinu » lorsqu’il renvoie à celui d’inachevé. 110 de file. Le « discontinu » est un terme bien peu pertinent s’il se limite à s’indexer au « continu » en tant qu’il serait l’inachèvement de ce dernier1 - autrement dit si l’on considère l’œuvre finalisée comme l’horizon indépassable de l’activité littéraire. En faisant du « discontinu » le procédé qui consiste à ne pas mettre de liant entre les différentes sentences, les transformant ainsi en maximes, (« cette écriture, qui refuse le liant, qui coagule constamment en énoncés brefs et pleins de force, conduit droit au décousu et au discontinu. »2), Parmentier renvoie la maxime à une modalité fragmentaire telle que nous la donnions dans sa deuxième acception – même s’il ne s’agit pas, en définissant ainsi la maxime, de recomposer un édifice perdu, elle n’existe que parce qu’elle est l’une des innombrables pierres, en vrac dans l’atelier, en attente d’être utilisée pour composer l’édifice à venir3. La question restant de savoir quel doit être cet édifice – nous allons voir que, si ce ne peut être l’œuvre, ce devra être l’auteur. Quoi qu’il en soit, on ne peut donc pas considérer la maxime comme une révolution, au sens philologique du terme (une rupture qui serait le premier symptôme de la modernité littéraire). Bien au contraire puisque la maxime, telle qu’ainsi définie, n’est rien d’autre qu’une tentative de mettre de la « continuité » là où les outrages du temps, l’imperfection humaine entraîne de la « discontinuité » – tâche dont la maxime s’acquitte en exposant le chantier de cette continuité, chantier forcément « discontinu ». Tâche que se sont assignés tous les philologues depuis le Moyen-Âge pour tous les textes antiques. Allons plus loin et finissons-en avec ces termes continu et discontinu : nous pensons donc qu’avec cette notion de « discontinu », un faux sens se fait jour : le risque de confondre inachèvement et « discontinuité ». Et l’erreur de B. Parmentier, que ne fera pas, pour des raisons que nous allons voir, R. Barthes, consiste à mélanger les deux – et donc de voir une nouveauté littéraire là où se joue le classicisme le plus éculé. Ainsi lorsqu’elle affirme que « L’atticisme mondain [propre à cette littérature moraliste] fournit donc une justification à l’inachèvement que la rhétorique bannissait au nom de la perfection du “corps” du discours »4, elle confond le fait qu’un livre écrit en maximes, s’il est « discontinu » dans sa forme (par rapport à un livre classique), est en fait tout à fait achevé (« continu ») au niveau du contenu qu’il exprime : outre le fait qu’il renvoie, comme fragment, à une œuvre achevée jamais remise en question (quand bien même cette œuvre est en cours d’achèvement, elle existe dans la tête de l’auteur en tant que moteur de son action, assignant à ce dernier un but, une volonté d’achèvement), nous allons montrer que la maxime, en elle-même, est un tout, une 1 Ainsi, même un La Rochefoucauld n’échappe pas, dans une telle définition, à la règle rhétorique qui veut que « Les sentences étaient donc doublement dépendantes d’un discours continu : le discontinu soustrait à un texte continu était appelé à prendre place dans un autre texte continu. » ; et ceci même si « la sentence tend à se constituer en un discours qui se suffit à lui-même [et qu’]en termes rhétoriques, les maximes de La Rochefoucauld, les remarques de La Bruyère, les pensées de Pascal, sont des sentences devenues autonomes : les “yeux” sont désormais plus importants que le corps. » (Ibid., p. 206-207 & 208). En effet, le corps reste, toujours, l’horizon de l’écriture. 2 Ibid., p. 211. 3 Cf. p. 43 de la présente première partie de la présente thèse. 4 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 227. Elle voit même dans le renoncement « à manifester l’excellence d’une technique dans la perfection d’une œuvre achevée […] un déplacement fondamental des valeurs de l’écriture […] qui conduit vers ce que nous appelons littérature. » (Ibid., p. 237). Nous pensons qu’il s’agit là d’une interprétation faussée par l’indistinction entre les termes « discontinu » et « inachèvement » : la « littérature », si elle est liée à une réinterrogation des « valeurs de l’écriture » ne saurait se résumer à un changement de forme. La maxime maintient, malgré la forme qu’elle prend, une totalité qui n’ouvre en rien le roman moderne, au contraire de la forme et du contenu (à priori « continus ») que prend Don Quichotte à la même époque (le livre ressemble à un livre de chevalerie, tout autant dans sa forme que dans son fond), mais qui renvoie à une disjonction forme/contenu – à une certaine « discontinuité ». 111 vérité, qui ne laisse là encore aucun doute sur son achèvement. Ce que reconnaît d’ailleurs Parmentier lorsqu’elle affirme, à propos des Pensées de Pascal, que « le texte fragmentaire n’évoque une présence que dans l’horizon de la mort : il éveille la mémoire du vivant en même temps qu’il porte inscrite, dans son inachèvement même, la trace d’une perte. »1 Il s’agit bien entendu de la perte de l’œuvre « continue », finalisée, achevée. Et si ce n’est pas l’œuvre qui se donne dans sa totalité (parce que son auteur décédé ne pourra jamais la reconstruire), ce sera alors l’auteur qui devra porter cet achèvement : « Les Pensées sont bien une figure de Pascal : elles rendent l’auteur présent en manifestant son absence. »2 Le fragment est ici renvoyé à l’unité (la « continuité ») d’une individualité qui, si elle ne peut effectivement pas se donner dans l’œuvre finalisée, se donnera, de façon quasi-mystique, dans « l’individu sacralisé dans sa finitude même »3 : le « discontinu » n’existe alors que parce qu’il garde comme horizon le « continu », ce qui, pour nous, revient à dire qu’il n’existe pas : le « discontinu » ne saurait être la qualification de l’ébauche de l’œuvre totale, sauf à être le synonyme de la manifestation terrestre (finie) d’un monde divin (infini) – une telle vision reste terriblement augustinienne (et B. Parmentier se montre en ce sens-là particulièrement inspirée par les moralistes dont elle est une formidable spécialiste). Nous allons donc plus loin encore et affirmons que, si le type de discours inventé par les moralistes français du XVIIe siècle est « discontinu » dans la forme, c’est à cause d’une certaine impuissance (assumée) : celle qui consiste, parce qu’ils n’avaient pas, encore, trouvé la forme littéraire capable de n’être point dogmatique, à poursuivre dans ledit dogmatisme (en inventant la maxime). Autrement dit, même s’il était pris dans une épistémè marquée par la mort de Dieu, La Rochefoucauld n’a en rien pris acte d’un tel événement et s’est contenté d’exposer le chantier de l’œuvre, là où un Chamfort, et plus encore un Joubert, prendra réellement acte de la portée de cet événement capital – la mort de Dieu – en inventant le fragment(s). 2.3.2.3 La maxime comme modèle de la structure selon Barthes La notion de « discontinuité » développée par B. Parmentier réfère donc à une théorie individualisée – structurale – du sujet. Renvoyant la maxime au hérisson de L’Athenæum, une telle position structurale interprète l’expérience littéraire des moralistes français du XVIIe siècle d’un point de vue subjectif, comme « Le surgissement d’un sujet – dispersé, inconséquent, [qui] reste cependant le seul point de référence qui subsiste dans la déroute de l’œuvre. »4 L’unité, selon elle inévitable, faisant défaut à l’œuvre (parce qu’elle est inachevée, « en chantier »), elle doit se donner dans le sujet-auteur. En ce sens, Parmentier s’inscrit dans une tradition structuraliste classique, dans le procès de la subjectivité structuraliste, telle que G. Deleuze la définit, en affirmant que « le structuralisme n’est pas du tout une pensée qui supprime le sujet, mais une pensée qui l’émiette et le distribue systématiquement, qui conteste 1 Ibid., p. 258. Ibid. B. Parmentier fait d’ailleurs selon nous un contresens en liant cette acception du fragment à l’expérience littéraire des romantiques, lorsqu’elle affirme que « Les approbations des Pensées contiennent – “en germe”, précisément – les bases de la problématique du fragment qu’ont élaborée vers 1800 les romantiques d’Iéna, Novalis et les frères Schlegel, et qui résonne encore dans la littérature de notre siècle. » (Ibid., p. 259). Ce n’est pas par hasard que l’Athenæum se dit beaucoup plus inspirés par Chamfort que par La Rochefoucauld (nous analyserons cela plus loin en parlant de Chamfort). Elle justifie d’ailleurs l’utilisation du terme « discontinu » pour différencier les moralistes des romantiques : « Le trait commun des ouvrages des “moralistes”, c’est une écriture fiable, une écriture qui se fait et se défait par pièces et morceaux. On les appellera “discontinus” : ce terme permet à la fois d’éviter une référence incertaine à la théorisation romantique du “fragment” […] » (Ibid., p. 17). Démarche singulière, puisqu’il s’agit, au bout du compte, de les superposer. 3 Ibid, p. 258. 4 Ibid., p. 311. 2 112 l’identité du sujet, qui le dissipe et le fait passer de place en place, sujet toujours nomade, fait d’individuations, mais impersonnelles, ou de singularités, mais pré-individuelles. »1 Parmentier, pour étayer cette théorie du sujet qu’elle utilise pour comprendre la littérature moraliste française du XVIIe siècle, se réfère explicitement à Barthes : après s’être rendue compte de l’impuissance qui sous-tend ce qu’elle appelle la « discontinuité » (« La discontinuité répond à une procédure d’analyse, de décomposition ; elle marque l’impossibilité d’une morale de bâtisseur »), elle renvoie distinctement à une manière structuraliste d’envisager la question : « La forme brève se referme sur elle-même, se clôt peut-être dans la fascination de son propre brillant ; c’est en un sens, selon l’expression de Roland Barthes, “un petit continu tout plein, l’affirmation théâtrale que le vide est impossible”. »2 Analysons justement ce que dit Roland Barthes de La Rochefoucauld. Force est de remarquer qu’une analyse stylistique, pour qui veut se prêter à ce jeu, des Réflexions ou sentences et maximes morales ressemble à l’inspection d’une mine d’or. Avec La Rochefoucauld, le rôle accordé au style est immense, « presque démesuré », comme si la forme prenait presque exclusivement le pas sur le contenu (ce sera d’ailleurs le reproche principal fait à cette littérature3). Nous avons relevé plus haut, lorsque nous nous sommes intéressés au fragment héraclitéen, l’importance des figures de style qui s’imposaient dans le style oraculaire, comme signe d’une volonté supposée d’Héraclite à faire fragment(s). Nous affirmions que l’abondance de ces figures de style, plus qu’une volonté de jouer de la complexité ou de l’obscurité, est un trait commun aux écritures en fragment(s) – c’est-à-dire la seule façon possible de transcrire, littérairement, une certaine conception du monde4. Cette surexposition de la forme au profit du contenu explique probablement le glissement de sens propre à l’utilisation du terme « discontinu » que nous venons d’analyser. Peut-on pour autant dire, comme nous l’avons fait, que la fréquente utilisation des figures de style signe la volonté de fragment(s), notamment chez un La Rochefoucauld ? Si l’on en croit R. Barthes, c’est plutôt l’inverse – la figure de style construisant un hérisson beaucoup plus qu’un fragment oraculaire5. Barthes remarque, dans son article titré « Réflexions ou Sentences et maximes » qu’il existe une figure de style caractéristique de la maxime larochefoucaldienne, ce qu’il appelle « la relation d’identité déceptive » marquée par l’utilisation de la copule restrictive n’est que. S’il y voit une forme explicative du côté pessimiste, bien souvent commenté, de La Rochefoucauld, il remarque surtout qu’il s’agit d’une figure qui montre que « la vision de La Rochefoucauld n’est pas dialectique, et [que] c’est en cela qu’elle est désespérée ; mais elle G. Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », op. cit., p. 331. Sur cette question cf. la note 3, p. 73 de la présente première partie de la présente thèse. 2 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 291. 3 « C’est à lui [le style] de manifester le désordre du monde, montré par la structure du texte plus encore qu’il n’est dit : c’est à lui de marquer dans le texte la présence de l’auteur ; c’est à lui enfin de séduire et de conquérir. Dans les siècles qui suivent, le reproche d’afféterie stylistique, de réduction de la pensée au jeu de mots ou au jeu des mots, sera constamment adressé aux “moralistes”. » (Ibid., p. 19). 4 Cf. p. 63 de la présente première partie de la présente thèse. 5 B. Parmentier disjoint d’ailleurs complètement la modalité d’écriture de La Rochefoucauld de celle d’Héraclite et de Char (et donc, au bout du compte, de la conceptualisation de Blanchot telle que nous la développerons plus loin – cf., dans la deuxième partie de la présente thèse, 3.1. Blanchot : le fragment(s) comme rencontre au seuil du désastre). Citant le célèbre fragment de La Rochefoucauld (« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement » (Max. 26)) souvent comparé à celui de Char (« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » (Feuillets d’Hypnos, 1946) et à celui d’Héraclite (« Le soleil a la largeur d’un pied d’homme » fragment non indexé par Diels-Krank car découvert dans les années 1980 : Héraclite, Fragments, édition Pradeau, op. cit., p. 146), elle affirme qu’« il s’agit d’un cas unique, sans équivalent chez La Rochefoucauld ni chez les autres “moralistes”, et somme toute peu représentatif. Par-delà les “moralistes”, en effet, Char fait directement retour à la parole “oraculaire” d’Héraclite » (Ibid., p. 315). Parole oraculaire qu’elle ne prête donc pas auxdits « moralistes ». 1 113 est rationnelle, et c’est en cela, comme toute philosophie de la clarté, qu’elle est progressive […] le pessimisme de La Rochefoucauld n’est qu’un rationalisme incomplet. »1 Le modèle de la maxime est donc : « A (idéal) n’est que B (réel) » ; l’utilisation du n’est que permet de passer d’un premier terme, « idéal », à un second terme, « réel », mais en laissant sousentendre que cette seconde acception réelle n’est pas à la hauteur de ce que l’on serait en droit d’attendre d’une telle opération (le lecteur se dit : « Ah bon !, ce n’est que cela »). Autrement dit la maxime, dont cette figure de style est le « modèle même », a comme finalité de ramener, si on en croit Barthes, à une réalité qui n’est que la réalité. Cette fine analyse permet de comprendre la maxime comme modalité d’impuissance : celle de ne pouvoir changer le Réel, alors même qu’on s’évertue à y ramener tous les termes que l’on rencontre. Voilà donc ce qui intéresse Barthes dans la maxime : elle est l’opération qui donne le Réel en lui-même, une opération qui décompose une certaine réalité, qui l’idéalise, et qui la recompose en une autre. En ce sens la maxime est bien le modèle même de la structure tel que la définit Barthes dans son célèbre article sur L’activité structuraliste : « Le but de toute activité structuraliste, qu’elle soit réflexive ou poétique, est de reconstituer un “objet”, de façon à manifester dans cette reconstitution les règles de fonctionnement (les “fonctions”) de cet objet. La structure est donc en fait un simulacre de l’objet, mais un simulacre dirigé, intéressé, puisque l’objet imité fait apparaître quelque chose qui restait invisible, ou si l’on préfère, inintelligible dans l’objet naturel. »2 Tentons de mieux comprendre en quoi la maxime peut servir de modèle pour comprendre ce qu’est une structure. Nous pouvons tout d’abord dire que la maxime est une structure en ce qu’elle rend intelligible les fonctions (le n’est que en est une) et permet à celui qui l’émet de donner le Réel, de se poser comme « l’homme structural [qui] prend le réel, le décompose, puis le recompose. »3 Le moment structural, construit par l’homme structural, consiste en cette opération qui permet de copier, pour ainsi dire, le Réel, et de le composer par là même. S’il s’agit d’une mimesis, celle-ci n’est pas analogique, car il n’est nullement question ici de recopier ou de donner un réel qui préexisterait à l’opération de la donnée (ce qui serait dans ce cas-là uniquement une activité maïeutique qui permettrait l’accouchement de l’Idée prisonnière de son monde et inaccessible, telle quelle, à l’intelligible4). Cette opération n’a pas comme but de dévoiler le Réel, mais plutôt de créer l’intelligible « car entre les deux objets, ou les deux temps de l’activité structuraliste, il se produit du nouveau, et ce nouveau n’est rien de moins que l’intelligible général […] cette addition a une valeur anthropologique, en ceci qu’elle est l’homme même, son histoire, sa situation, sa liberté et la résistance même que la nature oppose à son esprit. »5 Pour le mouvement structuraliste, l’homme n’existe que dans cette opération (qui « met en plein jour le procès proprement humain par lequel les hommes donnent du sens aux choses. »6), et peu importe de quoi il part et où il arrive : « Que le premier objet soumis à l’activité de simulacre soit donné par le monde d’une façon déjà rassemblée (dans le cas de l’analyse structurale qui s’exerce sur une langue, une société ou une œuvre constituées) ou encore éparse (dans le cas de la 1 Roland Barthes, « “Réflexions ou Sentence et maximes” », in Le Degré zéro de l’écriture et nouveaux essais critiques, Paris : Éditions du Seuil, coll. Points, 1972, p. 78. Cet article était la préface au livre de La Rochefoucauld paru au Club français du livre en 1961. 2 Roland Barthes, « L’Activité structuraliste », in Essais critiques, Paris : Éditions du Seuil, coll. Points, 1964, p. 222-223. 3 Ibid., p. 223. 4 « Le simulacre ainsi édifié, il ne rend pas le monde tel qu’il l’a pris, et c’est en cela que le structuralisme est important. » (Ibid., p. 226). 5 Ibid., p. 223. 6 Ibid., p. 226. Barthes parle d’« Homo significans ». 114 “composition structurale”), que cet objet premier soit prélevé dans le réel social ou le réel imaginaire, cela importe peu : ce n’est pas la nature de l’objet copié qui définit un art (préjugé cependant tenace de tous les réalismes), c’est ce que l’homme y ajoute en le reconstituant. »1 Barthes définit l’activité structuraliste, dont la finalité est donc l’homme même, par deux opérations : 1) la première consiste en un prélèvement de Réel, à savoir un découpage de ce Réel (quel qu’il soit : par exemple, pour La Rochefoucauld, les vertus telles qu’elles sont données par la société chrétienne dans laquelle il baigne) : autrement dit, cette première opération consiste en une fragmentation. C’est à partir de ces fragments que l’homme structuraliste va travailler. Il faut comprendre que « le fragment n’a pas de sens en soi, mais [qu’]il est cependant tel que la moindre variation apportée à sa configuration produit un changement de l’ensemble. »2 Le fragment est donc, dans la pensée structuraliste, l’unité de base qu’il faudra (c’est la seconde opération) agencer. Mais, avant de voir quel est ce second temps de l’agencement, il est essentiel de préciser à nouveau quel statut a ce fragment structuraliste : s’il n’a pas de sens en soi, il en prend dans l’articulation qu’il a avec les autres unités que sont les autres fragments prélevés – il est en ce sens l’unité de base de la structure. Tout peut-il faire fragment ? Non répond Barthes, car il lui faut certaines caractéristiques, dites paradigmatiques (le terme vient de la linguistique), à savoir qu’il faut à ces unités un « certain rapport d’affinité et de dissemblance ». Il faut de la ressemblance à ces fragments « pour que la différence qui les sépare ait l’évidence d’un éclat. »3 L’exemple bien connu de R. Barthes est le s et le z qui ont un trait phonologique commun (la dentalité) et une différence de taille à savoir que l’un est sonore et l’autre silencieux. L’homme structural fragmente ainsi le Réel en unités absolument identiques mais capables d’une dissemblance toute aussi absolue. 2) La seconde opération va consister à agencer lesdits fragments mais selon certaines règles – et pas du tout au hasard puisque cette opération est même « […] une sorte de combat contre le hasard ». Comme la caractéristique paradigmatique confère aux unités de bases (les fragments prélevés) un « rapport d’affinité et de dissemblance », de la même manière ces unités ainsi définies ne vont pas s’agencer n’importe comment, et leurs associations possibles vont dépendre de contraintes prédéterminées qu’il nomme, empruntant encore un terme à la linguistique, la forme : « La forme, a-t-on dit, c’est ce qui permet à la contiguïté des unités de ne point apparaître comme un pur effet du hasard. »4 De ces opérations subtiles peut alors apparaître, non seulement le sens, mais aussi l’« Homo Significans » qui se donne en donnant du sens. Revenons à présent à La Rochefoucauld et à la façon dont Barthes interprète la maxime dont il est le meilleur représentant. On aura compris qu’elle est pour lui le lieu où se déroulent ces opérations (dont la relation d’identité déceptive, le n’est que, est la formalisation séméiologique). Le faiseur de maxime se donne comme « homme structural » à travers la structure qu’est la maxime, pour peu que « l’on accepte un instant d’en psychanalyser la structure (sic) » : « comme un Dieu, l’auteur des maximes soupèse les objets [première opération] et il nous dit la vérité des tares [deuxième opération] ; peser est en effet une activité divine […] mais La Rochefoucauld n’est pas un Dieu […] c’est un chimiste, non un prêtre [l’Homo Significans]. »5 L’opération qu’effectue la maxime est décrite en détail par Barthes : le premier terme, qu’il s’agit de fragmenter (l’idéal donc), c’est celui de l’apparence, 1 Ibid., p. 223-224. Ibid., p. 224. 3 Ibid., p. 224-225. 4 Ibid., p. 225. 5 Roland Barthes, « “Réflexions ou Sentence et maximes” », op. cit., p. 76. 2 115 en l’occurrence des « vertus [qui] sont donc, si l’on veut, des irrealia, des objets vains, des apparences dont il faut retrouver la réalité ». Les opérations se jouant au sein de la maxime vont permettre de passer de la classe des irrealia à « la classe des realia, des objets réels, qui composent le monde dont les vertus ne sont que les songes. »1 Ces realia sont par exemple les passions humaines, les mouvements du cœur, ou encore les effets du sort, ce qu’on appelait à l’époque classique les contingences (l’heur, bon ou mal). On le voit, le structuralisme renverse ici la modalité philosophique classique telle que l’a inaugurée Platon : la vérité ne serait plus, avec Barthes interprétant La Rochefoucauld, du côté d’un monde dit des Idées ; l’interprétation structurale rompt avec une vérité qu’il faudrait retrouver en ne se laissant pas posséder par le malin génie du monde des apparences : le structuralisme nous enseigne que toute vérité est à chercher du côté du Réel des phénomènes (les realia) qui doivent s’imposer face aux Idées (irrealia). Mais, malgré cette promesse structuraliste d’abandonner le monde des Idées, c’est néanmoins toujours bien d’une opération de dévoilement de la vérité dont il est ici question car il s’agit encore et toujours d’opposer aux apparences (fussent-elles à présent du côté de l’Idéal), une réalité vraie (qui se retrouve donc du côté des apparences)2. L’intérêt de La Rochefoucauld, selon Barthes, c’est de nous donner un parfait exemple de ce type d’opération, proprement structural, en découvrant la maxime. Barthes, dans cette « psychanalyse », précise qu’il existe une classe d’objets réels qui, plus subtile que celle des realia qui s’imposent grâce à la maxime aux irrealia, donne à voir la structure elle-même. Ces objets, s’ils peuvent être le deuxième terme de la maxime (et sont donc à ranger du côté des realia), n’ont pour autant pas l’évidence de la passion ou de la contingence (les deux formes habituelles des realia qui prennent la place des irrealia que sont les vertus) : ces termes qui donnent le Réel sont des mots généraux, qui renvoient à de grandes notions théoriques et ne prêtent pas grand sens dans la maxime, et « on pourrait reconnaître en eux des mots mana, forts par la place qu’ils occupent dans la structure de la maxime mais vides – ou presque – de sens. »3 Nous insistons sur eux car ils sont, comme le montre Deleuze, la modalité la plus caractéristique du fonctionnement de la structure4. L’opération peut substituer à un irrealia même trompeur mais qui prête sens, un realia qui n’en n’a aucun, qui se définit par son absence ! Nous voyons ici l’incroyable construction structuraliste dans laquelle, comme le dit Barthes, c’est l’opération qui compte, c’est la fonction qui fait l’homme, et non le monde tel qu’il serait dévoilé par cette opération. Nous comprenons maintenant en quoi la maxime, qui est le lieu des opérations de fragmentation et d’agencement, est un modèle de structure. Revenons à présent à la notion que nous avons dite inadéquate pour qualifier la littérature moraliste française du XVIIe siècle : le « discontinu ». Nous disions plus haut qu’il ne suffisait pas qu’un livre ait une forme « discontinue » pour qu’une « discontinuité » de contenu soit à l’œuvre. Posons-nous la question : à la lumière de la façon dont Barthes se saisit de la maxime, peut-on l’indexer, dans sa conceptualisation comme structure, à une quelconque « discontinuité » ? Voyons ce qu’il en dit : « […] dans le recueil de maximes, le discours cassé reste un discours enfermé […] le fruit même du discontinu et du désordre de l’œuvre, c’est que chaque maxime est, en quelque sorte, l’archétype de toutes les maximes ; il y a une structure à la fois unique et variée […] c’est toujours à la maxime, et non aux maximes qu’il 1 Ibid., p. 81. « Au seul niveau des vertus, c’est-à-dire des apparences, aucune structure n’est possible, puisque la structure provient précisément d’un rapport de vérité entre le manifeste et le caché. » (Ibid., p. 83). 3 Ibid., p. 82. 4 Cf. note 3, p. 73 de la présente première partie de la présente thèse. 2 116 faut revenir. »1 Il utilise, pour la qualifier, autant d’images de fermeture qu’on peut en imaginer : « La maxime est un objet dur, luisant – et fragile – comme le corselet d’un insecte »2 ; « la maxime est un bloc général composé de blocs particuliers. »3 La question est donc : la maxime, en tant qu’elle est le lieu de ces opérations, lieu fermé sur lui-même, estelle en elle-même « continue » ou « discontinue » ? Tentons de répondre : si la maxime, comme structure, est le lieu où s’opère une fragmentation pour que se jouent sans cesse des agencements déterminés entre ces fragments structuraux, on pourrait alors parler d’une certaine « discontinuité » nécessaire à ces opérations – c’est le sens que lui donne Barthes – ; mais si la maxime est structure en ce que les opérations en question (fragmentations/agencements) sont toujours les mêmes (la même) et qu’elles ne sont en fait que des glissements constants et infinis d’unités identiques les unes par rapport aux autres (leur « dissemblance » ne se donnant que dans ce mouvement infini de glissement), alors le mouvement en question peut tout à fait être qualifié de « continu » – comme un filet d’eau est « continu ». Nous aboutissons ici au point ultime de la théorie structuraliste, à savoir que la réponse à une telle question est indécidable. Car si « […] la maxime est une proposition coupée du discours [et qu’]à l’intérieur de cette proposition même, règne encore un discontinu plus subtil »4, ce « discontinu » n’est rien d’autre que le mouvement éternel desdites opérations au sein même de la structure. Si la maxime existe en elle-même, pour ellemême, et si elle est une structure fermée, comme un hérisson, c’est parce que ce qui la définit est le mouvement, sans commencement ni fin, qui se déroule en son sein : celui de fragments paradigmatiques qui s’associent selon des formes qui ne laissent rien au hasard. C’est pourquoi un tel mouvement peut tout autant être qualifié de « discontinu » que de « continu ». Dans un article titré Littérature et discontinu, où Barthes analyse le livre de Michel Butor, Mobiles5, il exhausse les livres dits « fragmentaires », comme celui de Butor donc, qui rompent avec « Le Livre (traditionnel) [qui] est un objet qui enchaîne, développe, file et coule, bref a la plus profonde horreur du vide. »6 Voilà la grande prétention du structuralisme – et voilà où se représente (comme au théâtre) le point d’indécidabilité (nous pourrions même dire : d’indiscernabilité) que nous venons de souligner. Cette prétention est celle d’assumer le vide, et de reprocher à la quasi-totalité des autres grands « -ismes » de ne le point faire. Ce que Barthes aime chez Butor, et chez La Rochefoucauld, c’est qu’ils rompent avec cette tradition qui veut que « écrire, c’est couler des mots à l’intérieur de cette grande catégorie du continu qu’est le récit. »7 Ce qui fait tripper R. Barthes, et ce qui anime aussi B. Parmentier, c’est cette capacité de faire du « discontinu ». Mais la « continuité » qu’ils critiquent et qu’ils mettent en rapport avec un texte qui « coule », ils la déplacent à leur insu au sein même de l’unité de base qu’ils construisent, à savoir, en ce qui concerne La Rochefoucauld, la maxime. Faible concept qu’une « continuité » qui ne se voit plus dans le livre parce qu’elle se cache un peu partout dans les unités qui le composent ! Et l’appeler « discontinuité » ne change évidemment rien à l’affaire. Autrement dit, pour paraphraser Molière, nous aurions envie de prêter aux structuralistes la devise suivante : « cachez cette continuité que je ne saurais voir ». Pourquoi tant d’énergie pour la cacher ainsi ? À cause d’une phobie : la peur du vide. Car 1 R. Barthes, « “Réflexions ou Sentence et maximes” », op. cit., p. 71. Ibid., p. 72. 3 Ibid., p. 73. 4 Ibid. 5 Michel Butor, Mobiles, étude pour une représentation des États-Unis, Paris : Gallimard, 1962. 6 Roland Barthes, « Littérature et discontinu », in Essais critiques, Paris : Éditions du Seuil, coll. Points, 1964, p. 183. 7 Ibid. Barthes poursuit : « Le Livre doit couler, parce qu’au fond, en dépit de siècles d’intellectualisme, la critique veut que la littérature soit toujours une activité spontanée, gracieuse, octroyée par un dieu, une muse, et si la muse ou le dieu sont un peu réticents, il faut au moins “cacher son travail”. » 2 117 Barthes, comme les structuralistes, et malgré le fait qu’il affirme ne pas être sujet au vertige, ne pas avoir peur du néant, au point qu’il pose comme un fait d’arme de le placer au centre même de la structure, Barthes donc ne fait rien d’autre que de l’enfouir, ce vide (à l’image des autruches qui se cachent la tête dans le sable au moindre danger, pensant ainsi résoudre leur problème). Ainsi, décrivant la maxime comme structure, nous montre-t-il à quel point ce néant est au centre de tout (l’objet=x que décrit Deleuze) : « On le voit, il y a dans cet édifice profond un vertige du néant »1 affirme-t-il. Et quand bien même le terme utilisé pour parler de ce néant est mana ou encore neutre2, il reste bien que c’est de vide dont il est question – et, c’est le courage (mais jusqu’à un certain point seulement) du structuralisme que de l’assumer. Jusqu’à un certain point seulement… car, lorsqu’il s’agit de l’exposer au grand jour (dans la classique littérature dite « continue »), alors l’angoisse réapparaît. Pour le dire autrement, le « continu » semble l’abîme auquel refuse de se confronter le structuraliste. « Cachez donc ce vide que je ne saurais voir » serait une plus juste devise encore. La « psychanalyse » structurale que Barthes propose de Mobiles de Butor permet de saisir ce que nous voulons dire : dans cette analyse, Barthes décrit le « discontinu » comme une « variété purement combinatoire » d’éléments mobiles, les unités du livre (en l’occurrence chaque État des ÉtatsUnis qui correspond à chaque unité de Mobiles)3. La structure, dont la maxime de La Rochefoucauld était un modèle, a maintenant changé d’échelle : la structure se donne dans le livre entier de Butor. Mais le principe reste le même : la « discontinuité » tient à l’agencement « des cellules inaltérables [qui] sont infiniment combinées, sans qu’il y ait transformation interne des éléments. »4 Les mouvements infinis (« continus » ou « discontinus », cela est indécidable) se jouent à l’intérieur de l’immense structure que représente Mobiles. Le livre de butor dans son ensemble est donc pour Barthes un autre modèle de la structure en ce qu’il est le lieu où et par lequel se jouent les opérations entre chacune des unités (des fragments structuraux que sont chaque expérience de Butor de chacun des États américains du nord), opérations proprement structuralistiques que nous avons décrites plus haut (fragmentations/agencements) : « Le continu de Mobiles répète, mais combine différemment ce qu’il répète. […] c’est, si l’on veut, un continu fugué, dans lequel des fragments identifiables rentrent sans cesse dans la course. »5 Plus de doute : après avoir, à partir du modèle de la structure qu’est la maxime de La Rochefoucauld, parlé de « discontinu plus subtil » pour qualifier la structure, Barthes affirme clairement (à partir du modèle de la structure qu’est le « livre fragmentaire » de Butor) ici que la structure est définie par du « continu ». Résumons-nous : 1) le « discontinu » tiendrait à la discrétion des fragments, des unités, qui circulent sans cesse au sein de la structure (appelons-les maintenant par leur véritable nom, tel que le définit le structuralisme, à savoir les signes structuraux – et, pour confirmer ce 1 R. Barthes, « “Réflexions ou Sentence et maximes” », op. cit., p. 85. « […] Notre société a toujours donné un privilège exorbitant aux signes pleins et confond grossièrement le degré zéro des choses avec leur négation : chez nous, il y a peu de place et de considération pour le neutre, qui est toujours senti moralement comme une impuissance à être ou à détruire. On a pu cependant considérer la notion de mana comme un degré zéro de la signification, et c’est assez dire l’importance du neutre dans une partie de la pensée humaine. » (R. Barthes, « Littérature et discontinu », op. cit., p. 186). Nous nous inscrivons en faux avec cette analyse de Barthes, et pensons au contraire que c’est de différence de potentiel, fut-elle en terme négatif, bref de combat, que manque cruellement « notre société » qui, dans un démocratisme mou, privilégie au contraire jusqu’à l’écœurement le concept de « neutre ». 3 Ibid., p. 191. 4 Ibid., p. 190. 5 Ibid., p. 191. 2 118 caractère, Barthes affirme qu’« il n’y a jamais de signes que discrets. »1 –) ; 2) le « continu » serait la caractéristique même de la structure (eût-elle la taille d’une maxime ou d’un livre entier). Dès lors 3) la question se pose de savoir comment, dans le « continu » de la structure, peut se jouer le mouvement « discontinu » des signes. La réponse est simple : il faut du vide entre chaque signe, entre chaque unité, entre chaque fragment structural. Voilà où fait retour le vide si fascinant, si ouvertement assumé, et pourtant si craint. Ainsi Barthes peut-il affirmer, pour défendre le structuralisme contre ses détracteurs : « Toute la suspicion attachée à la critique thématique ou structurale vient de là : diviser, c’est disséquer, c’est détruire, c’est profaner le “mystère” du libre, c’est-à-dire son continu. […] Ceci explique que le discontinu n’est toléré que dans des emplois bien réservés : soit comme recueil de fragments (Héraclite, Pascal), le caractère inachevé de l’œuvre (mais s’agit-il au fond d’œuvres inachevées ?) corroborant en somme a contrario l’excellence du continu, hors duquel il y a quelquefois ébauche, mais jamais perfection ; soit comme recueil d’aphorismes, car l’aphorisme est un petit continu tout plein, l’affirmation théâtrale que le vide est horrible. »2 Le « petit continu tout plein » se pense en lien avec la notion de « discontinuité », grâce au vide qui permet le mouvement, « continu », au sein de la structure. Autrement dit, le vide n’est pas assumé par les structuralistes parce qu’ils le veulent parce qu’ils en ont besoin : il est ce liant, dont parle Quintilien3, sans lequel le fragment, pour les structuralistes, est impossible à penser – la chaux (calce) nécessaire au sable (arena). Le tour de passe-passe étant d’utiliser comme mastic, comme mortier, comme liant, du vide. Barthes est, comme le dit Nietzsche, de ces puritains qui préfèrent rendre l’âme couchés sur un néant indubitable que sur une réalité mal assurée4. Notre ambition est infiniment plus grande : elle est de penser le « discontinu » sans le « continu ». Et d’inviter le vide non parce que nous en avons besoin pour colmater notre plein, mais parce que nous le savons, ce vide, plein – plein de rien, plein de néant. Ce que nous ferons, plus loin, avec la lecture de Joubert par Blanchot5. 2.3.2.4 La Rochefoucauld : un découvreur (comme Montaigne), pas un inventeur ! Nous avons donc montré que La Rochefoucauld est bien le paradigme du moralisme français qui donne le tout en une maxime, en exhaussant le discours bref qui, comme le dit Quintilien, « dit beaucoup en peu de mots »6 : « Comme c’est le caractère des grands esprits de faire entendre en peu de paroles beaucoup de choses, les petits esprits au contraire ont le don de beaucoup parler, et de ne rien dire. »7 C’est cette totalité de la maxime qu’a utilisé Barthes pour faire de La Rochefoucauld un structuraliste avant l’heure. Nous avons également vu, à la suite de la proposition de Andler, que le moralisme renvoyait au perspectivisme (et donc que La Rochefoucauld participait au premier titre de ce 1 Ibid. Ibid., p. 184. 3 Le « arena sine calce » (cf. note 1 p. 109 de la présente première partie de la présente thèse). 4 Cf., dans notre annexe ex corpore thesis, le fragment(s) ‘1886, PBM [Des préjugés des philosophes, 10] — VII, p. 28’ p. CXXXII. Ces puritains sont les représentants de l’idéal ascétique que Nietzsche épingle dans la troisième dissertation de La Généalogie de la morale (cf., dans notre annexe ex corpore thesis, le fragment(s) ‘1887, GM [Troisième dissertation, 1] — VII, p. 288’ p. LXXII). C’est sur cette idée que Nietzsche termine d’ailleurs cette dissertation (cf., dans notre annexe ex corpore thesis, le fragment(s) ‘GM [Troisième dissertation, 28] — VII, p. 346-347’ p. LXXIII). 5 Cf. p. 149 sq. de la présente première partie de la présente thèse. 6 « Plura paucis complectimur » (Quintilien, L’Institution oratoire, op. cit., p. 206 (Livre VIII, chap. 3, 82)). 7 François de La Rochefoucauld, « Réflexions ou sentences et maximes morales », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. 147 (Maxime 142). 2 119 perspectivisme). Mais il nous faut être à présent plus précis quant à ce terme perspectivisme : Lafond, dans sa préface aux Moralistes français du XVIIe siècle donne une piste intéressante pour se saisir de ces moralistes. Il explique ainsi que ces derniers s’inscrivent dans une conception essentialiste de l’homme, qu’ils ne remettent, selon lui, nullement en question : « Ce qu’ils ont en commun […] est dans la conception de la nature humaine à laquelle ils souscrivent tous. Une nature fixe, un état, qui, quelle que soit sa diversité, renvoie à une essence qu’on peut définir et qu’on peut expliquer par le rapport des causes, fussent-elles complexes, aux effets. »1 Dès lors, l’originalité des moralistes serait dans la façon de se saisir de cette essence, de la sonder (les fameux « coups de sonde » selon le mot de Andler pour Nietzsche2 ou de Camus pour Chamfort3). Ici s’inscrirait une vision perspectiviste du monde en ce sens non pas d’une réinterrogation radicale de la nature, de la réalité (une construction – le perspectivisme s’oppose en effet au constructivisme –), mais dans un changement de point de vue de cette réalité. On comprend dès lors que les théories constructivistes ou même déconstructivistes aient du mal à se saisir des maximes, dans le rejet radical qu’elles opèrent de l’essentialisme ou du déterminisme. Dire d’ailleurs, avec Andler, que Nietzsche s’est branché sur l’aspect perspectivisme des moralistes français, est selon nous justifié : Nietzsche définit le perspectivisme, dans sa préface à Par-delà bien et mal comme nous l’avons fait4 ; et, lorsque il expose dans La Généalogie de la morale les conditions nécessaires à un généalogiste pour appliquer la bonne méthode, il indexe même ce perspectivisme nécessaire au fait d’assumer des sentiments, sa subjectivité, pour atteindre à une objectivité nouvelle5. La Rochefoucauld est bien le paradigme du moralisme ainsi défini, tel que Barthes nous invite à le lire, dans l’universalité (la structure) qu’est la maxime qu’il découvre. Il nous invite à modifier nos perspectives face à la nature humaine, mais sans jamais remettre celle-ci, essentiellement, en question. Et même si, comme le dit Montaigne, « Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu'à interpreter les choses »6 et que, comme le dit B. Parmentier, « le discours des “moralistes” n’est pas prescriptif, mais critique »7, si donc nous voyons nous aussi une remise en question relativiste (perspectiviste ?) du monde dans la méthode que découvrent les moralistes du XVIIe siècle, il est remarquable qu’il y manque la radicale réinterrogation de l’ordre chrétien telle qu’il aurait pu commencer à s’imposer alors que Dieu était encore, un peu, vivant (quasiment mort). Autrement dit, même si « leur propos n’admet pas la systématisation dogmatique du “traité” »8, même s’ils ont certes réinterrogé la forme, ils ont laissé quasiment intact un contenu probablement encore, à l’époque comme de nos jours, difficilement interrogeable (qui entend(ait) le fou qui crie dans les rues : « Dieu est mort ! » ?). Dans une époque où, déjà, Dieu est mort, mais dans laquelle il n’en finit pas de mourir et d’être encore vivant pour la plupart, « pour dire ce monde où la transcendance échappe, où l’homme, livré à lui-même, fuit dans un tourbillon d’apparences contradictoires, il faudrait, écrit Montaigne, “inventer un nouveau langage” (II, 12). »9 Ce que les moralistes 1 J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, Ibid., p. XXX. Cf. p. 85 de la présente première partie de la présente thèse. 3 Cf. p. 136 de la deuxième partie de la présente thèse. 4 Cf., dans notre annexe ex corpore thesis, le fragment(s) ‘1885, PBM [Préface] — VII, p. 18’ p. XXIV. 5 Cf., dans notre annexe ex corpore thesis, le fragment(s) ‘GM [troisième dissertation, 12] — VII, p. 309’ p. CLXXX. Ce qui ne l’empêche nullement de définir plus loin le généalogiste comme devant s’affranchir de tout perspectivisme (cf., dans notre annexe ex corpore thesis, le fragment(s) ‘GM [Troisième dissertation, 28] — VII, p. 346-347’ p. LXXIII) – contradiction du texte nietzschéen… 6 Michel de Montaigne, Les Essais, Paris : Le Club français du livre, 1962, p. 1156 (Livre 3, Chap. XIII). 7 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 14. 8 Ibid., p. 15. 9 Ibid. Montaigne dit ainsi : « Nous sommes tous des lopins et d’une contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque momant, faict son jeu. Et se trouve autant de différence de nous à nous mesmes, que de nous à 2 120 français du XVIIe siècle ont découvert (n’allant guère plus loin que ce que Montaigne, au XVIe siècle, avait déjà découvert), ceux des siècles suivants, vont l’inventer – autrement dit : le construire. 2.3.3 Les moralistes du XVIIIe siècle : « sous la maxime, c’est l’aphorisme qui affleure, et sous l’aphorisme c’est le fragment(s) qui parle » Au XVIIIe siècle, nombre d’écrivains français vont se saisir de la forme découverte par les moralistes du XVIIe siècle, avec un bonheur plus ou moins égal. La plupart de ceux que l’on peut appeler les moralistes du XVIIIe siècle, à l’instar de la grande majorité de ceux du XVIIe siècle, ne se contenteront que d’utiliser la forme des maximes pour placer ici un bon mot, là une expérience censée être édifiante – bref pour ne rien faire d’autre que poursuivre, avec une forme « discontinue », un contenu « continu ». Nous ne discuterons pas ici, ce serait hors notre thèse, de ce qui constitue, ou non, la lignée des moralistes – où s’arrêtent-ils, quel est leur fondateur ? Et l’affirmation d’un Sainte-Beuve, circonscrivant ce qu’est le moralisme français, restera étrangère à notre méthode : « Nul livre, en résumé, ne couronnerait mieux que celui de M. Joubert cette série française, ouverte aux Maximes de La Rochefoucauld, continuée par Pascal, La Bruyère, Vauvenargues, et qui se rejoint, par cent détours, à Montaigne. »1 Néanmoins, nous allons tout de même nous intéresser à 4 moralistes, tels qu’ils sont inscrits dans le champ délimité par Sainte-Beuve, car ils vont nous amener, progressivement, de la découverte de la maxime à l’invention du fragment(s) (et nous verrons ainsi qu’ils sont bien mal à l’aise dans un tel territoire) : il s’agit de Vauvenargues (17151747), Rivarol (1753-1801), Chamfort (1740-1794), et surtout Joubert (1754-1824) – le point commun à ces trois derniers, qui signe cette « exigence fragmentaire » pour reprendre le autruy. » (M. de Montaigne, Les Essais, op. cit., 1962, p. 371 (livre II, chap. I) – nous utilisons l’édition basée sur la quatrième et dernière édition de 1588 faite du vivant de Montaigne). Si nous n’avons pas outre mesure parlé de Montaigne dans cette thèse, alors que Nietzsche exprime lui-même la dette qu’il ressent envers celui qu’il est coutume de voir comme l’ancêtre (le premier) des moralistes (cf. le fragment(s) ‘1876, WB [3] — II**, p. 110’, p. 398 de la troisième partie de la présente thèse), c’est principalement pour une raison de forme dont nous pouvons maintenant nous expliquer. Les Essais, quand bien même les sujets traités sont extrêmement variés, restent construit comme un livre où la « continuité » du raisonnement de chaque chapitre est évidente – la forme y est, sans aucun doute possible, encore « continue ». Les sentences dont Montaigne les alimente sont bien loin des maximes. Nous ne suivons donc pas B Parmentier lorsqu’elle affirme que la « surcharge de digressions hypertrophiées, comme les Essais » est une preuve que Montaigne fait partie des moralistes qui ont « renoncé à écrire ces “traités” continus et bien ordonnés dont la philosophie scolaire leur offrait le modèle » (B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, op. cit., p.17) – même si, bien entendu, il serait absurde de ranger Montaigne du côté d’une classique scolastique. Prenons l’exemple de l’extrait que nous venons de citer, auquel Montaigne ajoute une citation de Sénèque « Magnam rem puta unum hominem agere » (« Dis-moi que c’est une grande affaire que de rester le même homme » (Sénèque, Épîtres, 120) – nous avons ici affaire à une sentence. Précisons que ce rajout correspond au troisième état des Essais (le premier état correspond à la première édition, en deux livres, de 1580 – les deux éditions suivantes, 1582 et 1587, ne diffèrent que peu de la première - ; le deuxième état correspond à l’édition de 1588 – cinquième édition alors que nous n’en connaissons pas de quatrième – où s’ajoute un livre et plus de 600 additions ; le troisième état est celui du projet d’une autre édition prévue par Montaigne : nous avons, dans l’exemplaire dit « de Bordeaux », qui est annoté de la main de Montaigne, de très nombreux ajouts. Par là nous voyons que l’écriture des Essais procède une fois de plus de l’inachevé – ce qui ramènerait, quelque peu, Montaigne du côté des moralistes). Quoi qu’il en soit, dans ce même chapitre I du livre II, où Montaigne semble poser l’homme comme en lopins, en fragment(s), il précise un point qui est fondamental dans les Essais : « À qui n’a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulières ; Il est impossible de renger les pieces, à qui n’a une forme du total en sa teste. » (M. de Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 371). Montaigne, nous le mettons donc… à part. 1 Charles Augustin Sainte-Beuve, Portraits littéraires tome II, Paris : Librairie Garnier Frères, nouvelle édition de 1926, p. 310 & 325, cité par Jean-Paul Corsetti, in J. Joubert, Carnets Tome I, op. cit., p. 9. 121 terme de Blanchot sur lequel nous reviendrons, étant d’avoir laissé à la postérité une œuvre posthume. 2.3.3.1 Vauvenargues : la dernière expression de la maxime Nous n’incluons pas Vauvenargues dans l’écriture en fragment(s) (syntagme que nous opposons, en ce sens, à l’écriture en maximes telle que nous l’avons, à partir de Barthes et de Parmentier, développée) que nous traquons ; mais parmi de nombreux autres que nous aurions aussi pu choisir (La Baumelle et son livre, Mes pensées, ou le Qu’en dira-t-on (1751), accablé des sarcasmes par Voltaire, et qui « ambitionnait “un calcul de l’homme” et la réduction de la politique en maximes. »1 ; le duc de Lévis qui est l’auteur, dans les Maximes et réflexions sur divers sujets de morale et politiques (1807), de la célèbre maxime « Noblesse oblige »), nous plaçons Vauvenargues en premier de ce tour d’horizon à quatre voix du XVIIIe siècle, car il nous semble représenter une sorte de nec plus ultra après lequel il n’y aura plus de place (ou d’absence de place) que pour l’océan fragmentaire. En quoi Vauvenargues peut-il être considéré comme un nec plus ultra (au sens, donc, de la fin du voyage d’Hercule), du moralisme français ? Pour une question de fond, de contenu, tout d’abord : moraliste, assurément Vauvenargues l’est. Mais si, nous allons le voir, il emprunte à ses aînés – partiellement en tout cas – la forme qu’ils ont découverte, il se montre extrêmement critique quant au contenu de leurs maximes. Critiquant le pessimisme de La Rochefoucauld (le « n’est que » que relevait Barthes) qu’il indexe à une tentative de mettre la raison dans un au-delà des passions, il exhausse au contraire les mouvements du cœur : au siècle des Lumières où la raison fait loi, il réhabilite les passions (« Les maximes des hommes décèlent leur cœur. »2 ; « Les grandes pensées viennent du cœur. »3 ; « La raison ne connaît pas les intérêts du cœur. »4 ; « La raison nous trompe plus souvent que la nature. »5 ; « Le bon instinct n’a pas besoin de la raison, mais il la donne. »6). Jean Dagen (éditeur d’un choix de textes de Vauvenargues chez Desjonquères) affirme à juste titre que « […] Vauvenargues a raison de ne pas vouloir se trouver confondu avec les “moralistes classiques”. »7 Vauvenargues ne se confond pas avec les moralistes français du XVIIe siècle, tout autant par la virulence avec laquelle il traite La Rochefoucauld ou La Bruyère (« La Bruyère était un grand peintre et n’était pas peut-être un grand philosophe ; le duc de La Rochefoucauld était philosophe mais n’était pas peintre. »8) que par le ton qu’il utilise et le rapport aux Lumières qu’il instaure dès ce début de XVIIIe siècle. Et même s’il laisse pressentir, dans son rapport au contrat social issu des Lumières, un Rousseau, on découvre déjà, chez lui, des accents nietzschéens qui renvoient ledit contrat social à une illusion pauvre au regard du vitalisme des lois de la 1 François Dufay, Maximes et autres pensées remarquables des Moralistes français, Paris : J.C. Lattès, 1998, p. 143. Cette anthologie, précédée d’une préface savante, est intéressante quant à son choix de textes ; nous citons l’avertissement de l’agenceur : « N’y sont recueillis que des textes […] conçus comme des maximes, aphorismes, réflexions et fragments par leur auteur, ou du moins laissés sous cette forme à leur mort. Autrement dit, aucune pensée n’a été détachée arbitrairement d’un texte cursif, roman ou autres. » (Ibid., p. 29). Nous voyons ici en pleine lumière ce qui, dans la tradition littéraire, définit le moralisme français, à savoir la volonté d’être tel. 2 Vauvenargues, « Réflexions et Maximes », in Œuvres complètes, Paris : Éditions Alive, 2000 (texte établi par Jean-Pierre Jackson), p. 332 (Maxime 107). 3 Ibid., p. 333 (Maxime 127). 4 Ibid. (Maxime 124). 5 Ibid. (Maxime 123). 6 Ibid. Maxime 128. 7 Jean Dagen, « Présentation », in Vauvenargues Les Lois de l’Esprit, florilège philosophique, Paris : Édition Desjonquères, 1997, p. 9. 8 Vauvenargues, « Réflexions et Maximes posthumes, in Œuvres complètes, op. cit., p. 368 (Maxime 337). 122 nature : « Il est faux que l’égalité soit une loi de la nature. La nature n’a rien fait d’égal. Sa loi souveraine est la subordination et la dépendance. »1 Mais il ne faut pas s’y tromper : nietzschéen, assurément Vauvenargues ne l’est pas – si tant est que le terme nietzschéen veuille dire quelque chose. Expliquons-nous : il est vrai que Vauvenargues, explicitement, tente de rompre avec ce qui était soutenu par La Rochefoucauld et ses suiveurs (« Si l’illustre auteur des Maximes eût été tel qu’il a tâché de peindre tous les hommes, mériterait-il nos hommages et le culte idolâtre de ses prosélytes. »2 ; « Ce qui fait que la plupart des livres de morale sont si insipides, est que leurs auteurs ne sont pas sincères, c’est que, faibles échos les uns des autres, ils n’oseraient produire leurs propres maximes et leurs secrets sentiments. »3), qu’il tente, donc, de se démarquer des moralistes en ce qu’ils ne peuvent s’empêcher, selon lui, d’affirmer une morale, pessimiste, qui n’est que de peu d’efficace en réalité, et qui en reste donc à un idéal stérile : ce que Lafond résume parfaitement lorsqu’il affirme que « Vauvenargues s’en prend aux “faux philosophes” qui prétendent découvrir en l’homme “des contrariétés et des difficultés qu’ils forment eux-mêmes” : “Ceux qui nouent ainsi les choses, pour avoir le mérite de les dénoncer, sont les charlatans de la morale” (max. 288). »4 Autrement dit, il est pertinent, comme le fait Dagen, de pointer que « c’est une psychologie du ressentiment qui se dessine ici [avec l’analyse que Vauvenargues propose des moralistes français qui l’ont précédé] : comme Nietzsche, Vauvenargues stigmatise ces pensées “réactives” que traduisent l’incapacité d’aimer et d’admirer, la passivité revendicative, la frustration et l’esprit de vengeance. »5 Mais si Vauvenargues peut être perçu comme un immoraliste traquant le ressentiment idéaliste et lui substituant les mouvements du cœur et des passions comme base d’une éthique (Dagen a également raison d’affirmer que Vauvenargues est avant tout un lecteur de l’œuvre de Spinoza dont la traduction française date de la fin du XVIIe siècle, à l’aube de la naissance de Vauvenargues6), il n’en reste pas moins que, non content de ne pas franchement rompre avec la forme découverte par les moralistes français du XVIIe siècle, il va leur surajouter un élément systématique (hégélien suggère encore justement Dagen7) qui l’éloigne de cette dynamique, que nous disons en fragment(s), de Nietzsche. Nous voulons dire par là que Vauvenargues, même s’il n’en a pas encore les moyens, cherche à construire un système, à quoi s’oppose le concept même de fragment(s) (« La plupart des grands politiques ont un système, comme tous les grands philosophes ; cela fait qu’ils sont soutenus dans leur conduite et qu’ils vont constamment vers un même but. »8). Aussi comprend-on pourquoi nous ne posons pas Vauvenargues comme une rupture au même titre que Rivarol ou Chamfort. On le comprend en analysant le prolongement, dans la forme, de ce que nous venons de pointer pour le contenu : à savoir que Vauvenargues n’invente aucunement une forme nouvelle mais raffine celle des moralistes jusqu’à l’extrême. Son livre, Introduction à la connaissance de l’Esprit humain, écrit en 1746, est un ouvrage achevé (la première édition a lieu de son vivant, un an avant sa mort, et la seconde, remodelée par lui notamment sur les conseils de Voltaire, paraît de façon posthume quelques mois après sa mort, en 1747), mais qui a la particularité d’être triple : la première partie, que Parmentier 1 Ibid., p. 348 (Maxime 227). Ibid., p. 362 (Maxime 299). 3 Ibid., p. 362-363 (Maxime 300). 4 J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XXXI. 5 J. Dagen, « Présentation », in Vauvenargues Les Lois de l’Esprit, florilège philosophique, op. cit., p. 11. 6 Ibid., p. 8. 7 « […] En termes hégéliens […] Vauvenargues a compris, lui aussi, que l’activité de l’esprit singulier constitue la voie concrète et la seule voie d’accès à l’universel. » (Ibid., p. 23). 8 Vauvenargues, « Réflexions et Maximes posthumes », in Œuvres complètes, op. cit., p. 380 (Maxime 407). 2 123 dirait « continue », est en 3 livres, divisés en chapitres, et précédée d’un « Discours préliminaire »1. La seconde est titrée « Réflexions et Maximes » dans la première édition (1746) puis « Fragments » dans la seconde (1747), mais n’est paradoxalement pas composée de maximes au sens du livre de La Rochefoucauld, et encore moins de fragments, puisqu’il consiste en de courts chapitres, d’une ou deux pages, sur tel ou tel sujet2. Ce n’est que dans la troisième partie, que Parmentier dirait cette fois-ci « discontinue », que le livre ressemble à celui de La Rochefoucauld ou de La Bruyère : il s’agit des « Paradoxes, mêlés de Réflexions et de Maximes » (qui deviendront, dans la deuxième édition, « Réflexions et Maximes »)3. Ainsi Vauvenargues, s’il place dans son œuvre principale un livre en maximes, n’en fait pas la forme exclusive de son ouvrage. Comment comprendre cela ? Mort à 31 ans, défiguré par une petite vérole et marqué par des années militaires difficiles (il participa à la retraite de Prague pendant l’hiver 1742-17434), nous pourrions une fois de plus voir dans ces événements de vie les raisons historiques, ou psychologiques, qui expliqueraient que Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, eut quand même la volonté, peu ou prou, de s’inscrire dans le mouvement moraliste, de s’inscrire, d’une manière ou d’une autre, dans un mouvement littéraire alors en vogue. Mais il nous semble que la raison pour laquelle il est un moraliste français, et pour laquelle il est le dernier des moralistes français, tient à tout autre chose, à savoir au statut, poussé à l’extrême, qu’il donne à la maxime. S’il est possible, comme nous l’avons vu, de le considérer comme un « immoraliste » au sens nietzschéen du terme (l’indexation de la morale aux passions étant un premier pas vers une morale par-delà bien et mal – Burckhardt ne met-il pas Vauvenargues, aux côtés de La Bruyère et de La Rochefoucauld dans le dialogue des morts qu’il invente pour inscrire Nietzsche dans la lignée des moralistes français ?5), il retient selon nous de la maxime la caractéristique qui la différencie le plus du fragment(s) : il pousse jusqu’au bout la logique de la maxime entendue comme la forme brève (structuraliste) qui dit le tout en quelques mots, qui est fermée sur ellemême comme un hérisson. Il le fait en assumant que la maxime est le vecteur indiscutable de la vérité (« Une maxime qui a besoin de preuves, n’est pas bien rendue. »6), ce qui rend la maxime, en tant que vérité, fragile comme l’est cette dernière (« Les bonnes maximes sont sujettes à devenir triviales »7 ; « Les esprits faux changent souvent de maximes. »8). Il dit, certes, que « peu de maximes sont vraies à tous égards »9, mais ce n’est pas parce qu’il lui enlève un statut de vérité absolue, ce n’est pas parce qu’il essaye de la déplier comme, avec des gants, on tenterait de déplier un hérisson. Non ! Il s’agit pour lui de dire qu’une maxime, seule, ne donne qu’une partie de la vérité ou, plus exactement, qu’une face de la vérité qui, elle, est unique10. En somme, il pose la maxime comme une face, indiscutable, d’une vérité absolue tout aussi indiscutable ; et c’est en ce sens qu’il est systématique, en ce qu’il indexe la 1 Vauvenargues, Œuvres complètes, Ibid., p. 7-59. Ibid., p. 60-104. J.-P. Jackson le titre « Réflexions sur divers sujets » selon les indications de l’édition des Œuvres complètes posthumes, qui est l’édition de référence, faites par Gilbert en 1857. 3 Ibid., p. 320-367. Suivent dans cette édition des Œuvres complètes publiées par Gilbert, les « Réflexions et Maximes posthumes ». 4 Dagen cite d’ailleurs une lettre écrite à son ami Saint-Vincens, peu de temps après la si violente retraite de Prague, où il lui dit : « Je me porte à merveille ; j’ai n’ai jamais été aussi bien. » ! (J. Dagen, « Présentation », in Vauvenargues, Les Lois de l’Esprit, florilège philosophique, op. cit., p. 22). 5 Cf., note 1 p. 98 de la présente première partie de la présente thèse. 6 Vauvenargues, « Réflexions et Maximes posthumes », in Œuvres complètes, op. cit., p. 401 (Maxime 603). 7 Ibid., p. 383 (Maxime 423). 8 Ibid., p. 332 (Maxime 108). 9 Ibid. (Maxime 111). 10 « Il n’y a guère d’esprits qui soient capables d’embrasser à la fois toutes les faces de chaque sujet, et c’est là, à ce qu’il me semble, la source la plus ordinaire des erreurs des hommes. » (Ibid., p. 363 (Maxime 301)). 2 124 vérité à un système qui est censé au mieux la découvrir, au pire la protéger1. Dagen explique ainsi que « Telle est bien, en effet, la volonté de Vauvenargues : “réunir” les points de vue différents, “rapprocher [les] maximes éparses”, “pour en former un système raisonnable”. »2 L’ambition de Vauvenargues est en effet de constituer, bien plus qu’un traité, une encyclopédie (en ce sens, Dagen a raison d’affirmer qu’il ouvre les Lumières), « […] mais une Encyclopédie systématique et ramassée, toute vouée aux certitudes. »3 Il montre ainsi la limite de la maxime, en ce qu’elle ne constitue pas, dans son contenu, une rupture si massive que l’affirme Parmentier et la grande majorité des spécialistes du siècle des moralistes français. Elle aboutit même, sans trop de difficulté, à la réorganisation systématique, certes plus du tout scolastique, mais néanmoins toujours dogmatique, « continue ». Vauvenargues ouvre ainsi son Introduction à la connaissance de l’esprit humain par une citation de Pascal qui affirme l’ininterrogeabilité de la bonne maxime, tout en affirmant la nécessité de la multiplicité de celles-ci : « Toutes les bonnes maximes sont dans le monde, dit Pascal, il ne faut que les appliquer ; mais cela est très difficile. Ces maximes n’étant pas l’ouvrage d’un seul homme mais d’une infinité d’hommes différents qui envisageaient les choses par divers côtés, peu de gens ont l’esprit assez profond pour concilier tant de vérités et les dépouiller des erreurs dont elles sont mêlées. Au lieu de songer à réunir ces divers points de vue, nous nous amusons à discourir des opinions des philosophes, et nous les opposons les uns aux autres, trop faibles pour rapprocher ces maximes éparses et pour en former un système raisonnable. »4 Vauvenargues veut fabriquer un livre qui serait une Encyclopédie de toutes les maximes, celles-ci étant, dans leur totalité, le monde entier — et le seul moyen qu’il trouve pour le faire est d’écrire un traité au sens le plus classique du terme. Nous avons vu que même si elles sont agencées sous la forme d’un recueil (La Rochefoucauld), chaque maxime renvoie fatalement à l’achèvement qui la caractérise, à sa totalité de hérisson roulé en boule, au « petit continu tout plein »5 qu’elle est. Dagen, dans son introduction, ne cesse de poser Vauvenargues comme foncièrement différent de La Rochefoucauld, en critiquant le dogmatisme de la maxime de celui-ci au profit de la forme ouverte de la littérature de celui-là. Mais il s’agit là d’une opposition facile. Il est en effet difficile de souscrire à la remarque de Dagen qui dit des maximes de Vauvenargues qu’« […] elles méritent rarement l’épithète dont Barthes affuble celles de La Rochefoucauld : elles sont aussi peu que possible “castratrices”. » Même s’il est vrai qu’« au lieu de se donner comme objets pleins et durs, bijoux parfaits, elles apparaissent comme les vestiges d’une intuition ou d’une argumentation effacées, ou comme les prémisses d’un raisonnement en puissance [, qu’] elles préservent leur nécessaire relation avec un discours au moins virtuel »6, il faut surtout affirmer qu’elles retiennent de la maxime la caractéristique qui a permi à Barthes de la définir et qui la différencie du fragment(s) tel que nous sommes en train de voir ce concept apparaître (le concept d’agencement collectif d’énonciation à l’aune de l’éternel retour), à savoir : l’organisation d’un tout fermé sur lui-même (quand bien même ce tout prend la taille d’un livre – L’Introduction à la connaissance humaine de Vauvenargues serait, dans cette mesure, comme le Mobiles de Butor tel que décrit par Barthes), d’un dispositif qui empêche toute fuite 1 Nombre de maximes ont comme sujet la vérité. Par exemple : « Rien ne dure que la vérité » (Ibid., p. 387 (Maxime 466)). Voir également les maximes 465 à 473. 2 J. Dagen, « Présentation », in Vauvenargues, Les Lois de l’Esprit, florilège philosophique, op. cit., p. 15. 3 Ibid. 4 Vauvenargues, « Introduction à la connaissance humaine », in Œuvres complètes, op. cit., p. 7. La citation exacte de Pascal, extraite du Discours sur les passions de l’amour (1652-1653), est « Toutes les bonnes maximes sont dans le monde, on ne manque qu’à les appliquer. » (Blaise Pascal, Discours sur les passions de l’amour, Paris : Mille et une nuits, 1998). 5 R. Barthes, « Littérature et discontinu », op. cit., p. 184. 6 J. Dagen, « Présentation », in Vauvenargues, Les Lois de l’Esprit, florilège philosophique,, op. cit., p. 12. 125 (tout devenir)1. De Vauvenargues on peut donc dire que sa volonté de s’inscrire dans la coulée moraliste (quand bien même il explore – comme immoraliste – le contenu dit par la forme de la maxime), l’empêche de réinterroger radicalement ladite forme et le rend même prisonnier de la maxime. Découvrant toutes les facettes des maximes, il découvre qu’un hérisson peut être fait de matières variées, qu’il peut prendre la forme d’un livre entier (c’est ce que l’on appelle une Encyclopédie) – un livre possible –, mais, ce faisant, il n’invente nullement une nouvelle modalité d’écriture et reste le « plus grand moraliste du XVIIIe siècle, selon les canons de la critique classique. »2 2.3.3.2 Rivarol : l’invention de l’aphorisme Avec Rivarol, par contre, va s’ouvrir le champ littéraire du livre impossible – prémices d’une écriture en fragment(s) telle qu’exhaussée par Blanchot. Rivarol est connu comme celui qui n’a pu devenir l’écrivain reconnu que son précoce talent lui promettait pourtant. Contemporain de Chamfort, il ne réussira pas, comme ce dernier, à avoir les charges institutionnelles qu’il espérait – conditions nécessaires, pour lui, à l’écriture du Livre qu’il voulait faire. On pourra, c’est souvent fait, expliquer l’impossibilité de Rivarol à faire œuvre à cause de la Révolution Française à laquelle il a pris une part particulière : violemment antirévolutionnaire – il participe, au journal Actes des Apôtres (1789-1791) connu pour sa virulence, et écrit anonymement, l’année suivante, un Petit dictionnaire des grands hommes de la Révolution qu’il signe « un citoyen actif, ci-devant Rien »3 –, il va vivre l’exil, d’où il publiera nombre de conseils aux aristocrates français restés sur le territoire national, via la Belgique, la Hollande, l’Angleterre puis l’Allemagne où il mourra à l’âge de quarante-huit ans, en 1801. Cette raison historique est certes probable4, mais une autre, qui nous intéresse beaucoup plus, est liée aux intentions, à la volonté de Rivarol. Son ambition était de faire des 1 J. Dagen confirme d’ailleurs cette hypothèse : « La forme est relativement brève, mais non pour enclore une proposition absolue dans une structure verbale bloquée, non pour délimiter l’espace de jeu de l’esprit, pour l’engager dans le va-et-vient d’oppositions insolubles entre des notions figées (passions, vertus, cœur, fortune), mais parce qu’elle rassemble en quelques lignes la puissance d’expansion virtuelle d’une vérité synthétique. » (Ibid., p. 13). Cette « virtualité » n’est pas virtuelle en ce qu’elle donne, de façon actuelle, la totalité dans le livre construit. 2 F. Dufay, Maximes et autres pensées remarquables des Moralistes français, op. cit., p. 127. 3 Il s’agit d’une présentation, extrêmement ironique, des bienfaits de la Révolution : « Le pair de France, sans crédits, s’est joint au savetier sans pratique, pour sauver la patrie en danger ; le guerrier mécontent a rassuré le timide badaud, en le mettant sous ses ordres & l’écrivain malheureux, de concert avec l’écrivain public, a chanté nos victoires ; c’est sans doute à cet heureux amalgame que nous devons notre incroyable liberté. C’est par un accord parfait entre le rebut de la cour & le rebut de la fortune, que nous sommes parvenus à cette misère générale qui atteste seule notre égalité. Quoi de plus injuste, en effet, que cette inégale distribution des biens, qui forçoit le pauvre à travailler pour le riche, ce qui donnoit à l’argent une circulation mal entendue, & à la terre une fertilité dangereuse ! Grâces au ciel, tout est rétabli dans l’état sauvage où vivoient les premiers hommes » (Rivarol, Petit dictionnaire des grands hommes de la Révolution par un citoyen actif, ci-devant Rien, Paris : Au Palais Royal, 1790, p. VII). 4 « Un événement majeur domine la vie de Rivarol : la Révolution française. Quand elle éclate, il a trente-six ans, il est célèbre, mais son œuvre n’est pas faite. Les douze années qui lui restent à vivre sont englouties par l’agitation politique et les errances de l’émigration. » (Sylvain Ménant, « Préface », in Rivarol, Pensées diverses, Paris : Éditions Desjonquères, 1998, p. 8). Ménant fait remarquer que Chamfort, « de treize ans son aîné, a eu le temps d’entrer à l’Académie française, avec une honorable réputation d’auteur dramatique et de poète. » Si cette explication est convaincante, il faut la relativiser, notamment en prenant l’exemple de Joubert – sur lequel nous allons revenir – qui a utilisé les soubresauts de la Révolution pour faire une œuvre d’introspection – certes jamais publiée, mais qui n’avait pas l’ambition de l’être : « […] devant le déferlement chaotique et sanglant de la terreur […] c’est tout naturellement que Joubert devait choisir le repliement sur soi, et accorder toute son énergie intellectuelle à l’écriture diarique. » (J.-P. Corsetti, « Préface », in J. Joubert, Carnet Tome I, op. cit., p. 19.) 126 œuvres classiques, « continues » au sens de Parmentier et de Barthes, cela est certain : « Des carnets de notes qu’il a laissés le prouvent : il se prépare méthodiquement à devenir un écrivain moderne en lisant la plume à la main les auteurs réputés du passé lointain et proche, tout spécialement ceux que chacun, vers 1780, se doit d’admirer. […] S’il retient des anecdotes, des mots qu’il a lancés en société, c’est pour en faire les matériaux d’une œuvre unifiée et personnelle, à la poursuite de laquelle il a vieilli en vain. D’opuscule en fragment, il a vécu dans la nostalgie des grandes œuvres systématiques, ou d’allure systématique, qui ont marqué le siècle des Lumières. »1 Dès lors, au contraire de Vauvenargues, Rivarol n’ambitionne nullement de proposer à la publication un ouvrage « discontinu ». Il a d’ailleurs publié nombre de choses (toutes très courtes) de son vivant. Mais qu’il s’agisse de la Lettre sur le globe aérostatique, sur les têtes parlantes, et sur l’état présent de l’opinion publique à Paris publiée anonymement en 1783 – qui est donc une lettre ouverte comme il s’en écrivait beaucoup à cette époque –, ou encore du Discours sur l’universalité de la langue française, répondant à un concours de l’Académie de Berlin publié un an plus tard et qui est une dissertation au sens le plus classique du terme, il ne s’agit toujours que d’œuvres modestes, denses et riches certes, mais bien loin de l’ambition littéraire et philosophique dévorante de cet homme des Lumières – et plus loin encore de la forme des livres écrits par les moralistes français du XVIIe siècle, ou même des Réflexions ou Maximes de Vauvenargues : « Et lorsqu’il forme lui-même des projets, il leur donne l’ampleur et l’ambition totalisante des plus grandes entreprises de son siècle : il fera – à lui tout seul – un “Nouveau Dictionnaire de la langue française”, il écrira, comme Buffon, un “Traité de l’homme”, il construira, comme Montesquieu, une “Théorie du corps politique”, il racontera l’“Histoire de la Révolution”. Du dictionnaire il n’aura écrit qu’un morceau de la préface, qui constitue en même temps l’essentiel de ce que nous avons du “Traité de l’homme” ; la théorie du corps politique reste à l’état d’ébauche, et l’Histoire de la Révolution s’arrête à la fin de 1790. »2 Serions-nous face à un non finito3, que nous pourrions expliquer par des raisons psychologiques (les raisons historiques ayant déjà été envoyées) ? Ménant, quant à lui, explique cette incapacité à faire œuvre systématique de deux manières : 1) La première tient à l’époque : Rivarol ne lâche pas l’idée qu’il faut, pour écrire, faire une œuvre au sens classique du terme, de grands essais exhaustifs et savants – et il rompt par là avec la tradition, nous permettant également de la quitter, des moralistes français. Ceux qui lui servent de modèle, les encyclopédistes, si l’on s’en tient à la forme pour les définir, meurent tous à l’époque où Rivarol commence à écrire : Diderot (†1784), Rousseau (†1778), Voltaire (†1778). Aussi accumule-t-il, pendant des années, notes, anecdotes, fiches de lectures, pour ces grands projets qui feront son Œuvre, qui le mettront à la hauteur, comme tout écrivain de cette époque qui se respecte, de ces géants. 2) Mais il ne fera pas une telle Œuvre, et c’est la seconde raison qui sous-tend l’explication de Ménant, à cause de sa paresse : « Mais par bonheur Rivarol était paresseux. Que d’œuvres plates et d’accablants volumes nous ont valu l’ardeur au travail, la régularité, la détermination des gens de lettres à écrire des livres complets ! La paresse, chez Rivarol, est une vertu méditée, nullement un vice honteux ! »4 En lisant une telle remarque, on ne peut pas ne pas penser à ce que disait l’archidiacre de Comenge des Pensées de Pascal que « la Providence » a empêché d’achever en Apologie pour nous laisser son livre posthume5. Ici la Providence divine est remplacée par un péché mortel exhaussé au rang de qualité 1 S. Ménant, « Préface », in Rivarol, Pensées diverses, op. cit., p. 10 & 11. Ibid., p. 11. 3 Tel que nous l’avons défini p. 30 de la présente première partie de la présente thèse. 4 Ibid., p. 12. 5 Cf. note 6, p. 100 de la présente première partie de la présente thèse. 2 127 littéraire : la paresse. Ménant propose une interprétation psychologique à l’aspect inachevé de ce travail (la paresse est entendue comme une caractéristique psychologique), ce qui lui permet de ranger Rivarol du côté de Pascal. « Et sans doute Rivarol n’a-t-il jamais songé à faire œuvre de moraliste, à laisser des pensées comme Pascal, des maximes comme La Rochefoucauld, des caractères comme La Bruyère. »1 Les célèbres Pensées de Rivarol sont en effet une entreprise posthume, un recueil de ses notes compilées sept ans à peine après sa mort sous le titre L’Esprit de Rivarol (1808), puis, par les soins de son frère, en 1836 sous le titre Pensées inédites de Rivarol (qui est la source de toutes les éditions ultérieures jusqu’à celle, récente, qui nous sert présentement, et qui en revient aux manuscrits originaux). Le projet éditorial est bien entendu soutenu par sa grande potentialité de réussite liée à la célébrité de Rivarol – bien connu à l’époque pour son bel esprit et ses réparties (« Ce qui nous reste des maximes de Rivarol suffirait à justifier sa réputation de causeur le plus étincelant de son temps » dit encore aujourd’hui François Dufay2). Nous pouvons dire que ce sont pour ces deux raisons qu’il se retrouve, sans même l’avoir voulu, rangé parmi les moralistes français et pouvons faire ici un parallèle éditorial avec Leopardi et son célèbre Zibaldone (qui est le nom de son gigantesque carnet de bord, une suite de notes de lectures, de réflexions diverses et variées, plus ou moins intempestives)3. Mais Rivarol, l’enfant des Lumières, n’est pas Leopardi, fils du Romantisme ; et, même s’ils 1 S. Ménant, « Préface », in Rivarol, Pensées diverses, op. cit., p. 12. La remarque concernant Pascal est des plus étranges, Pascal n’ayant en rien voulu « laisser » ses pensées sous cette forme ! Ménant poursuit ainsi, différenciant là encore abruptement Rivarol de Chamfort, en affirmant que « Sans doute son dessein est-il moins conscient que celui de son contemporain Chamfort. » 2 F. Dufay, Maximes et autres pensées remarquables des Moralistes français, op. cit., p. 175. 3 Le Zibaldone est présenté, dans la préface à sa récente édition, in extenso, en français, comme « une suite de Montaigne ou Pascal, une annonce de Schopenhauer et Nietzsche » (Bertrand Schefer, « La chambre noire de l’esprit », in Giacomo Leopardi, Zibaldone, Paris : Éditions Allia, 2003, p. VII). Les zibaldoni est un genre courant en Italie à partir de la Renaissance, qui mêlait le journal au répertoire. Schefer fait remarquer, à juste titre, que le Zibaldone de Leopardi est difficilement assimilable à ce genre car il ne possède quasiment rien du journal (« le je y est rarement narratif, et les quelques indications actuelles sont données de manière incidente, après la date. » (Ibid., p. IX)). Il s’agit en effet d’un cahier de notes (dont le fil rouge est le questionnement philologique que Leopardi décline sous toutes ses formes), notes écrites, sur un carnet composé de feuilles pliées, sur une période courant de l’été 1817 à décembre 1832 (le Zibaldone fait 4000 pages en 1824, la majeure partie étant rédigée entre 1821 et 1823). Bien sûr non destiné à être publié tel quel, le Zibaldone est à l’origine un recueil personnel de notes pour un projet d’écrit philosophique qui n’a jamais vu le jour. Il a été ainsi nommé de façon posthume à cause d’un index proposé par Leopardi, en 1827, lorsqu’il essayait de mettre de l’ordre dans lesdites notes (« Index de mon Zibaldone de Pensées »). Il ne sera publié en Italie qu’en 1898 (et en France, sous sa forme complète, en 2003 !, les versions française précédentes étant des florilèges). Dans l’édition française, un point éditorial important est précisé, qui correspond à la façon dont notre époque se saisit des manuscrits : « La datation des pensées interdit toute possibilité de “coupure” ou de découpage arbitraire ou thématique, à l’instar des “papiers” de pascal, en vue d’une réorganisation future des pensées isolées. » (Ibid., p. XXXI). Ainsi est justifiée la nécessité éditoriale d’une publication in extenso. L’autre raison qui explique que le Zibaldone se présente comme un carnet gigantesque tiendrait à la volonté même de Leopardi, telle qu’elle est parfaitement résumée dans la même préface : « Ce système auto-référencé se mue bientôt en un système autoengendré […] Incité par son éditeur Fortunato Stella à livrer son manuscrit philosophique, Leopardi répond qu’il n’y a le plus souvent qu’une matière où le style “manque complètement”, une matière “jetée sur le papier en mots et phrases à peine intelligibles, sauf pour moi seul.” » (Ibid., p. XXXI et XXXII). Mais cette seconde explication doit être relativisée, car il est certain qu’il serait tout à fait trouvable dans les remarques qu’a faites Leopardi sur son Zibaldone (lettres, notes, etc.) des justificatifs d’une autre procédure éditoriale. Quoi qu’il en soit, force est de remarquer qu’il est difficile d’en isoler une sentence qui pourrait, agencée à d’autres, donner un livre de maximes. La force du Zibaldone, ce « système auto-engendré », est de résister à se laisser fragmenter, même s’il n’est fait que de fragments. Ce qui est également sa faiblesse : car il reste ainsi un carnet de notes éparses – certes parsemés de pépites, mais sans nécessité (volonté) interne. Nous verrons plus loin qu’il en est de même des Sudelbücher (livres brouillard) de Lichtenberg abusivement appelés « recueil d’aphorismes » (sur celui-ci, cf. p. 321 de la troisième partie de la présente thèse). 128 sont presque contemporains, les logiques éditoriales, en ce début du XIXe siècle, sont bien différentes en France et en Italie (où l’on ne songe même pas à éditer les notes de Leopardi, celui-ci étant, à l’époque et dans son pays, considéré comme un poète et non comme un moraliste). On comprend que l’indexation de Rivarol à Vauvenargues et à La Rochefoucauld, était, d’un point de vue éditorial, facile et d’une potentielle efficace d’un point de vue lucratif. Au XVIIIe siècle, les livres de maximes, pour la plupart académiques et au bout du compte assez pauvres, étaient devenus un genre déjà traditionnel et facilement lisible – d’une certaine « continuité » pourrait-on dire. Et même si nombre des fragments de Rivarol se présentent comme des maximes, nous devons quand même considérer ces morceaux comme des fragments – dans le sens où nous avons également nommé les pensées de Pascal des fragments, terme ici entendu comme se situant entre nos deux premières définitions : des morceaux indépendants les uns des autres, mais qui renvoient à une œuvre que l’auteur voulait voir exister (voulait achever) mais qui n’a jamais vu le jour1 : les fragments de Rivarol sont les matériaux, laissés tels quels, d’une construction, d’un ouvrage que la paresse et les soubresauts de l’Histoire, ont empêché de s’édifier. Les carnets de Rivarol (« conservés avec des papiers de famille dans une belle armoire ancienne, à la Bibliothèque municipale de Bagnols-sur-Cèze, ville natale de Rivarol. »2), ces papiers constituent les notes en vue d’un projet – d’où le parallèle que nous proposons avec Pascal – qui ne verra pas le jour – comme la plupart des matériaux de Leopardi sont restés des éléments de l’œuvre monumentale de la littérature italienne qu’est devenu le Zibaldone. Nous dirons donc que le livre le plus célèbre de Rivarol, ses Pensées diverses, construit à partir des fragments d’une œuvre à jamais à venir, rendue impossible de par les hasards de l’histoire et la personnalité de leur auteur, n’est pas tant un recueil de maximes qu’un recueil, pour utiliser un terme que nous allons à présent définir, d’aphorismes. Si nous avons défini la sentence et la maxime, nous n’avons pas vraiment encore défini l’aphorisme. Nous dirons tout d’abord qu’il s’oppose à la maxime en ce qu’il n’adopte pas la structure de celle-ci3. En effet, l’aphorisme se distingue, selon nous, par l’indistinction qu’il présente. L’aphorisme, tel que nous l’entendons, est sujet à interprétation. Nietzsche le construit en tout cas ainsi dans la troisième dissertation de La Généalogie de la morale4 : il y explique que ladite dissertation (« Que signifient les idéaux ascétiques ? ») est l’interprétation, le commentaire d’une citation d’Ainsi parlait Zarathoustra5. Autrement dit, un aphorisme est une porte ouverte, au moins potentiellement ouverte, sur un sens à trouver qu’il contient – la question restant celle de la méthode que l’on met en place pour trouver ce sens. Le terme aphorisme est plus ancien que celui de maxime. Il est utilisé, classiquement, dans le domaine de la médecine : chez Hippocrate ou Galien il s’agit d’une définition (le mot grec signifie délimitation), d’une évidence qui permet au praticien, en en pénétrant les méandres, d’apprendre et d’améliorer son art. Ainsi ce dernier (et plus célèbre) aphorisme d’Hippocrate : « Ce que les médicaments ne guérissent pas, le fer le guérit ; ce que le fer ne 1 Cf. p. 43 de la présente première partie de la présente thèse. S. Ménant, « Préface », in Rivarol, Pensées diverses, op. cit., p. 12. Il s’agit de 5 carnets, difficilement datables, mais dont on suppose la fin en 1796. 3 Il est à noter que dans son glossaire, B. Parmentier n’inclut pas le terme aphorisme (Le Siècle des moralistes, op. cit., p. 333-342). Ce qui montre qu’il n’est pas du tout indexé à la grande époque du moralisme français, dont le maître mot reste la maxime. 4 Sur cet aphorisme et la troisième dissertation, cf. le fragment(s) ‘1887, GM [Avant-propos, 8] —VII, p. 222’, p. 392 de la troisième partie de la présente thèse ; cf. également ce qu’en dit Deleuze p. 474 de la présente troisième partie de la présente thèse. 5 Cf. le fragment(s) ‘1887, GM [troisième dissertation] — VII, p. 288’, p. 414 de la troisième partie de la présente thèse. 2 129 guérit pas, le feu le guérit ; ce que le feu ne guérit pas doit être regardé comme incurable. »1 C’est le sens classique que donne le dictionnaire Furetière (1619-1688) qui définit l’aphorisme comme « maxime ou règle générale d’une science [qui] ne se dit guère qu’en médecine ou jurisprudence. »2 Mais le Grand Dictionnaire Universel Larousse du XIXe siècle fournit une précision sur ce point, qui ramène l’aphorisme du côté de la définition que nous lui donnons : « Selon plusieurs lexicographes, ce mot ne s’emploie guère qu’en médecine et en droit, observation qui manque de justesse aujourd’hui, comme le prouvent les exemples suivants : La plupart des proverbes de Salomon sont des APHORISMES. (Villem.) La raison se rit des APHORISMES de la politique. (Proudh.) Dis-moi comment tu te masques, je te dirai qui tu es ! voilà l’APHORISME des peuples. (L. Ulbach). »3 Larousse montre que le sens du terme aphorisme renvoie en fait, même s’il est utilisé par les sciences (médicales ou juridiques), à l’énoncé succinct d’une vérité banale de la vie quotidienne. Autrement dit, l’aphorisme est clairement indexé au proverbe4. Nous trouvons donc dans Le Grand Dictionnaire Universel Larousse du XIXe siècle, la définition générale suivante : « Sentence, maxime générale, proposition qui présente succinctement ce qu’il y a de plus essentiel à connaître sur une chose. »5 Le lien avec la maxime est ici évident mais nous montre que l’aphorisme tire à nouveau la maxime du côté de ses origines, à savoir la sentence, le proverbe. Le terme aphorisme est donc très général est peut être considéré comme la matrice d’où émerge la maxime. Mais, si l’aphorisme se retrouve chez un moraliste tardif comme Rivarol, venant après l’expérience classique de la maxime, c’est aussi parce que l’aphorisme est la limite de la maxime qui lui fait perdre ce statut de hérisson fermé sur lui-même. Nous rejoignons, avec ce statut limite de l’aphorisme, ce que nous avons vu plus haut avec J.-L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe qui posaient que « Lorsque F. Schlegel note “Les aphorismes sont des fragments cohérents”, il indique bien une propriété du fragment dans un manque d’unité et de complétude. »6 L’aphorisme est ici défini par eux comme lié à la maxime (l’unité, la complétude, la cohérence), mais, en même temps, tirant déjà du côté du fragment(s), qui se définit par le manque d’unité, de complétude, par l’incohérence. Jean Onimus, cité par J. Lafond, résume bien ce rapport de l’aphorisme à la maxime tel que nous le suggérons : « Jugée “irrémédiablement usée et abstraite”, la maxime ne serait que “la version académique du véritable mode aphoristique qui, lui, est de style oraculaire”. L’aphorisme ouvert, “suscite des pensées, tandis que la maxime, étant pensée parfaite, met un point final à la réflexion”. “D’un côté, une graine vivante, de l’autre une structure ; d’un côté la polysémie de l’implicite, de l’autre la clarté sèche d’un signifiant définitif.” »7 Mais l’aphorisme, s’il n’est déjà plus la maxime, n’est pas encore le fragment(s). Ce sur quoi insiste Blanchot, à propos de Char, lorsqu’il critique fermement l’aphorisme au profit de ce 1 Hippocrate, « Aphorismes », in Œuvres complètes Tome I, Paris : Union littéraire et artistique, 1955, p. 214. Traduction de Littré. Il s’agit de la réédition, revue et corrigée, de l’édition de 1839 à 1861 en X tomes dans la collection dite « Nisard » des classiques grecs et latins. C’est évidemment Littré qui le place comme dernier aphorisme du recueil, respectant le classement de Galien. 2 Antoine Furetière, Essais d’un dictionnaire universel, sl, 1684, p. 9. 3 P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXème siècle, op. cit., Tome 1, p. 473. 4 Ce qui est, selon Lafond, la définition qu’en donne François de Sales (1567-1622), dès la fin du XVIe siècle donc (J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XXXV). Le Furetière précise d’ailleurs qu’aphorisme « se dit quelquefois figurément de ce qu’on veut faire passer pour un principe certain. Je tiens cela pour un aphorisme. » (A. Furetière, Essais d’un dictionnaire universel, op. cit., p. 9). 5 P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXème siècle, op. cit., Tome 1, p. 473. 6 J.-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 63. Cf. note 6, p. 44 de la présente première partie de la présente thèse. 7 J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XXXIV. Lafond critique ces positions qui ne sont que « des simplifications [qui] supposent une conception aussi manichéenne qu’anachronique de la littérature. » (Ibid.). Nous ne le suivons bien évidemment pas dans cette critique. 130 qu’il appelle le fragment : « Ainsi dit-on de René Char qu’il emploie “la forme aphoristique”. Étrange malentendu. L’aphorisme est fermé et borné : l’horizontal de tout horizon. »1 Blanchot renvoie ici l’aphorisme du côté de la maxime tel que nous l’avons, avec Barthes, définie. Il oppose donc l’aphorisme au « fragment » qu’il voit émerger chez René Char : « Les “phrases” de René Char, îles de sens, sont, plutôt que coordonnées, posées les unes auprès des autres : d’une puissante stabilité, comme les grandes pierres des temples égyptiens qui tiennent debout sans lien, d’une compacité extrême et toutefois capables d’une dérive infinie, délivrant une possibilité fugace, destinant le plus lourd au plus léger, le plus abrupt au plus tendre, comme le plus abstrait au plus vivace. »2 Le fragment tel que le définit Blanchot s’oppose à l’aphorisme qu’il conçoit comme la brique de base de l’édifice qu’est le livre d’aphorismes. Blanchot semble faire de l’aphorisme et de la maxime des synonymes ; en quoi il est, comme on l’a vu, dans une tradition qui montre que l’aphorisme est la matrice originelle de la maxime. Mais il manque, en ce sens, la richesse potentielle de l’aphorisme qui ne saurait être résumé à la maxime et qui, s’il en est la matrice, en est aussi la limite. Nous analyserons le statut de l’aphorisme chez Blanchot plus en détail plus loin3, et modulerons ce que nous affirmons présentement, mais retenons pour l’instant, afin de donner une définition de l’aphorisme qui nous permette de poursuivre notre cheminement, qu’il est la matrice d’où émerge la maxime, mais aussi la limite qui lui fait perdre ce statut de hérisson fermé sur luimême. Disons de l’aphorisme qu’il a ce statut de l’entre-deux. Ce statut, Rivarol s’en est saisi à bras le corps. Nous avons dit plus haut que c’était à cause des hasards de l’histoire et de sa paresse que Rivarol nous avait laissé un livre en aphorismes. Mais nous contenterons-nous de parler de hasard là où, pour les auteurs précédents que nous avons utilisés, nous avons cherché une nécessité interne à leur position littéraire et philosophique ? Autrement dit, comme Pascal, Rivarol n’est-il pas, en fin de compte, un moraliste, et des plus précieux – un moraliste d’autant plus vrai qu’il l’ignorait lui-même ? Comme Pascal, nous présentons maintenant deux raisons, de forme et de contenu, qui nous laissent à penser que, justement parce qu’il en prend la forme et le contenu, Rivarol, à force d’être un moraliste, n’en est déjà plus un – c’est ici qu’il se distingue fondamentalement de Pascal. Deux raisons qui sont les deux éléments qui nous ont servi à définir les moralistes français du XVIIe siècle et que Rivarol, parce qu’il va les explorer jusqu’au bout, va dépasser pour inventer autre chose, à savoir : 1) qu’il va excéder la forme particulière qu’est la maxime en inventant l’aphorisme ; 2) que sa position philosophique perspectiviste, va l’ouvrir à l’immoralisme tel que défini par Nietzsche : 1) Si, comme nous venons de le dire, la maxime est essentiellement étrangère à Rivarol (déjà parce qu’il n’a jamais composé de livres en maximes et parce qu’il rêvait de la grande œuvre systématique), force est de remarquer que nombre de ses pensées seraient analysables par Barthes comme des maximes au sens le plus larochefoucaldien qui soit : prenons deux exemples d’utilisation du n’est que de Barthes : « prendre du tabac, c’est mettre le siège devant son entendement »4 (= « prendre du tabac ce n’est que mettre le siège devant son entendement ») ; ou encore : « Le malheur du monde est qu’on ne met pas autant d’esprit à ses actions qu’à ses paroles »5 (= « le malheur du monde n’est que le fait qu’on ne met pas autant d’esprit à ses actions qu’à ses paroles »). Mais ces exemples ne sont pas si fréquents dans les Pensées diverses, et bien plus, Rivarol, dans 1 M. Blanchot, « Parole de fragment », in L’Entretien infini, op. cit., p. 452. Ibid., p. 453. 3 Cf. p. 266 de la deuxième partie de la présente thèse. 4 Rivarol, Pensées diverses, op. cit., p. 48. 5 Ibid., p. 55. 2 131 les fragments qu’il nous a laissés, montre la circonspection qui le traverse quant à toute systématisation, y compris celle que sous-tend la forme des maximes. Nietzsche l’a bien compris qui, lorsqu’il tente de comprendre la forme d’un roman d’Astolphe de Custine (1790-1857), le met en lien avec le style particulier de Rivarol qu’il définit par ce qu’il appelle la petite phrase coupée (en français dans le texte)1 Si les aphorismes de Rivarol rappellent par bien des côtés les maximes de La Rochefoucauld par l’incise, le tour d’esprit, la netteté, la brièveté et l’efficacité de leur forme et de leur contenu (voire même, plus rarement par la structure qu’elles représentent), elles les excèdent constamment – d’où le terme aphorisme, en tant qu’entre-deux, que nous utilisons pour les qualifier. La « petite phrase coupée » de Rivarol laisse en effet un goût d’inachèvement, de fuite que la maxime s’empresse, chez La Rochefoucauld par exemple, de colmater. Ceci s’explique aisément : il est sensible que Rivarol lui-même, malgré cette volonté d’œuvre dont parle Ménant, cherche les différents éléments littéraires qu’exploraient les premiers moralistes du XVIIe siècle (« Il y a quelques fois de la résolution à ne rien résoudre. »2 écrit-il) ; et c’est cette recherche qui l’amène à la limite de la maxime, qui le pousse à prendre conscience de son origine, d’où elle vient, ce qu’elle fut – ce qu’elle est toujours sous la plume des moralistes médiocres de son époque –, à savoir : une citation (une sentence qui, si elle a perdu l’unicité de la pierre précieuse qui sertit un texte, s’est refermée sur elle-même comme hérisson). Rivarol perçoit parfaitement que la maxime, si elle est séduisante, comporte avant tout un risque, celui de fort mal s’agencer avec sa haute ambition littéraire : « Les citations [latines en l’occurrence] rendent le talent paresseux et chargent notre mémoire d’une foule de formes de style parfaites, mais étrangères au génie de notre propre langue, et en nous accoutumant à ne pas oser ni les traduire ni à dire l’équivalent en français, elles nous font penser dans une langue étrangère. »3 Ce qu’il dit des citations latines rappelle le statut, scolastique, des sentences, collections pour esprit endormis qui veulent rehausser leur œuvre terne. Sentences dont nous avons dit qu’elles étaient le creuset d’où la maxime s’était individualisée. Rivarol voit, sous la soi-disant ouverture que propose la maxime, la refermeture effective de la sentence. Pour Rivarol, une maxime est une sentence sans appel, au sens le plus juridique du terme (comme la sentence amenant à la guillotine pendant la Révolution française). Ainsi n’a-t-il pas d’autre choix que de se tourner vers une autre modalité d’écriture, encyclopédique avons-nous dit. Mais celle-ci n’est pas non plus sans lui poser de problèmes – et il s’en montre tout aussi incapable, et ceci, nous allons le voir, pour des raisons de contenu. Disons-le clairement : Rivarol est un explorateur des limites du langage. Il pousse celles de l’écrit comme vecteur de l’idée jusqu’au bout de ce qu’il peut et, ce faisant, sent bien que la Grande Œuvre répondrait mal à ses desseins (et ceci même s’il est le père de la célèbre dissertation sur L’Universalité de la langue française qui porte des accents d’impérialisme sonnant bien mal à nos oreilles de démocrates post-colonialistes) : « Langue. “Moi, Monsieur, je sais quatre langues…” “Et bien, vous avez quatre mots contre une idée. »4 affirme-t-il. C’est en poussant les limites de la maxime jusqu’à faire apparaître l’aphorisme (et laisser affleurer le fragment(s)), c’est en percevant celles de la grande œuvre encyclopédique, que l’explorateur devient progressivement l’inventeur. En somme, inventer une écriture qui n’existe pas, comme les moralistes ont tenté de le faire mais n’y sont pas parvenus, c’est la prétention, ouverte, de Rivarol (« Je vise, dans ce que j’écris, à une perfection qui 1 Cf. le fragment(s) ‘1884, 25 [32] — X, p. 30’, p. 395 de la troisième partie de la présente thèse. Rivarol, Pensées diverses, op. cit., p. 36. 3 Ibid., p. 63. 4 Ibid., p. 43. 2 132 fait que je n’influe pas sur mon siècle. »1) Il ne veut plus se contenter d’explorer ce qui a été découvert par d’autres. Et c’est parce qu’il prend l’origine de ce qui fait le moralisme, la maxime, et parce qu’il en explore les limites, qu’il réinvente un nouveau sens à l’aphorisme, la « petite phrase coupée » dont parle Nietzsche. Il veut maintenant inventer un nouveau monde – littéraire, c’est-à-dire réel. En ce sens, Rivarol est encore un moraliste – et n’en est déjà plus un. 2) La deuxième raison pour laquelle nous pourrions, comme tout le monde, faire de Rivarol un moraliste est qu’il s’inscrit très clairement dans ce que nous avons appelé le perspectivisme. Voici un aphorisme qui le montre de façon évidente : « Quoi qu’un homme éloigné paraisse petit, il y a pourtant de la différence entre un homme éloigné et un petit homme. Perspective. »2 Mais, là encore, Rivarol excède le perspectivisme tel que nous l’avons décrit à propos de La Rochefoucauld. Dépassant même Vauvenargues, il exhausse plus et plus encore les passions, les inscrivant explicitement comme étant les seules garantes de la raison : « Les lois de la nature sont admirables, mais elles écrasent beaucoup d’insectes dans leurs rouages. »3 Nous entendons Nietzsche, encore, dans cet aphorisme, extrait d’une myriade d’autres « Si on dit les vertus chrétiennes, il faut dire aussi les horreurs chrétiennes, etc. »4 Rivarol ne lâche pas la vérité et les valeurs – ce que nous pouvons dire en termes plus « Lumières » encore : il est un enfant de son siècle, un enfant de la raison – et, en ce sens il reste un moraliste. Mais il va plus loin et perçoit que la raison n’est pas qu’une question de forme révolutionnaire ou de contenu raisonnable. La raison excède la raison, comme les passions s’excèdent elles-mêmes. Dès lors, la seule 1 Ibid., p. 61. Ibid., p. 100. 3 Ibid., p. 41. Plus explicite : « Ce monde est un grand banquet où la nature convie tous les êtres vivants, à condition que les convives se mangeront les uns les autres. » (Ibid., p. 52). Ou encore : « L’animal à qui la nature a laissé le plus à faire, c’est l’homme ; c’est aussi celui qui a reçu le plus d’intelligence ; il en résulte que c’est aussi de tous les animaux celui qui, connaissant le mieux les lois de la nature, doit le moins compter sur elle comme Providence, l’imiter ou l’implorer, et recourir le plus à l’art, puisqu’elle nous a évidemment faits pour inventer les arts. Grand principe d’opposition avec J.-J. Rousseau et tous les philosophes modernes qui ne s’entendaient que sur ce point de nous renvoyer toujours à la nature. » (Ibid., p. 50). 4 Ibid., p. 44. Ne sont-ce point des accents nietzschéens qui se font entendre dans ce fragment qui ne dépareillerait pas au milieu des autres composant Par-delà bien et mal : « Juifs. L’idée que Dieu punit les enfants des crimes ou des fautes de leur père n’est vraie que lorsque ces enfants s’obstinent à vouloir toujours porter le même nom, comme les Parsis et les Juifs ; car si ces peuples, renonçant à leurs lois religieuses au moment où ils perdirent la société et ne formèrent plus de corps politique, se fussent mêlées, comme toutes les nations l’ont fait, avec leurs vainqueurs, il n’en eût plus été question à la seconde génération, et aujourd’hui sous le nom de Germains ou de Français ou de Turcs ils ignoreraient s’il fut des Juifs, ou en parleraient sans intérêt. » (Ibid., p. 46-47). Où l’on pense, par exemple, au fragment(s) ‘VII, p. 170-171 — PBM [Peuples et patries, 251])’, p. 464-465 de la troisième partie de la présente thèse. Cette différence de potentiel au sein de la nature et de l’homme que Nietzsche comme Rivarol pointent en opposant le pôle juif au pôle nation, ils l’articulent aussi tous les deux avec le couple homme/femme : « Dans l’état sauvage, les espèces sont belles, parce que c’est toujours le mâle le plus fort qui chasse les autres et jouit de la femelle. » (Rivarol, Pensées diverses, op. cit., p. 86). Nietzsche ne semble-t-il pas lui répondre, comme en écho, avec le fragment(s) ‘1887, PBM [Nos vertus, 238], VII, p. 154’ (p. XLVIII de notre annexe ex corpore thesis) ? Tout comme il est vain de faire à Nietzsche un procès en antisémitisme (surtout en invoquant son anti-antisémitisme) – cf., dans la troisième partie de la présente thèse, 3.4. Post-traumatisme : Si Nietzsche n’est pas nazi, est-il pour autant démocrate ? – le lui faire, à lui ou à Rivarol (ou encore à Chamfort dont Camus dit, dans la préface à l’édition en poche de ses œuvres, de façon toute aussi démocratiquement molle que sotte : « il est bien difficile aussi d’entrer avec Chamfort dans un des sentiments les plus communs et les plus sots qui soient au monde, je veux dire le mépris des femmes en général. » - comme s’il était question de généralité… (Albert Camus, « Préface », in Chamfort, Maximes et pensées, Caractères et anecdotes, Paris : Gallimard Folio Classiques,1965, p. 5)), est tout aussi ridicule que vain. Laissons le dernier mot de cette note de bas de page à Rivarol (à moins qu’il ne soit de Nietzsche ou de Chamfort) : « Règle pratique : ne jamais prêter de livres aux femmes à moins qu’elles ne soient enfermées. » (Rivarol, Pensées diverses, op. cit., 1998, p. 100). 2 133 position possible pour un philosophe, c’est de devenir ce qu’il est : un immoraliste, au sens nietzschéen du concept, un homme qui attribue des valeurs, et assume de le faire : « Je ne vois pas venir mes idées, mais une fois venues j’en suis le maître. Je vois venir mes passions et c’est alors que je suis maître ; mais une fois venues, je ne puis ni les chasser ni les prolonger. Metus gravi… »1 « Il faut que la vérité arrive nue à son but ; et pour qu’elle arrive nue, il faut qu’elle laisse tomber ses voiles en chemin, et ses voiles sont les in-folio. »2. Voilà un aphorisme qui résume bien la tâche que s’impose Rivarol : il se doit d’inventer un nouveau type de livre reliant différemment les feuilles (folio). Ce livre, il ne le publiera pas. Ainsi donc, Rivarol comme Pascal n’avait-il pas le choix (même si, à la différence de Pascal, Rivarol voulait cette absence de choix) : il était, à son corps défendant, un moraliste, mais un moraliste qui ne se voulait pas comme tel, qui laissait déjà affleurer, au-delà de l’aphorisme dont on peut dire que les Pensées diverses en sont un recueil (d’aphorismes), le fragment(s). Pourquoi, donc, Rivarol, fait-il des recueils d’aphorisme ? Pour les deux raisons que nous avons citées plus haut, et qui renvoient à ce statut d’entre-deux de l’aphorisme. S’il prend à son compte la maxime c’est, comme nous l’avons vu, pour mieux en explorer la forme, l’origine (celle de la sentence, du proverbe), et pour la mettre à l’épreuve d’un désir encyclopédique. Autrement dit, il dévoile le manque de pertinence des concepts de « discontinu » et de « continu » pour proposer autre chose, qu’il n’arrive pas à construire, et, découvrant l’origine de la maxime, il invente l’aphorisme qui affleurait à sa surface, aphorisme sous lequel commence déjà à parler le fragment(s). 2.3.3.3 Chamfort : le fragment(s) qui parle Chamfort a une place à part dans notre galerie de portraits et ceci pour deux raisons. La première est le traitement particulier que Nietzsche lui consacrant dans tout le paragraphe 95 du Livre deuxième de GS4. L’autre raison est la place également particulière que lui donne Schlegel, surnommé le Chamfortierende, et à travers lui L’Athenæum5, Chamfort étant le moraliste français dont se sont inspirés « Les Romantiques allemands du Cercle d’Iéna 1 Ibid., p. 65. Ibid., p. 96. 4 Cf. le fragment(s) ‘1882, GS [Livre deuxième, 95] — V, p. 119-120’ p. 399 de la troisième partie de la présente thèse. Voir aussi le fragment(s) ‘1881, 15 [22] — V, p. 519’, p. 399 de la même troisième partie de la présente thèse. 5 « Chamfort était ce que Rousseau aurait bien voulu paraître : un authentique cynique, au sens antique, plus philosophe que toute une légion d’universitaires desséchés. Bien qu’il se soit d’abord commis avec les Grands, il vécut libre, tout comme il mourut libre et digne, et dédaigna la gloire mineure de grand écrivain. Il fut l’ami de Mirabeau. Son œuvre posthume la plus délectable, ce sont ses Pensées et remarques en vue de la sagesse pratique ; un livre plein de Witz vierge, de Sens profond, de sensibilité délicate, de raison mûre et de virilité ferme, ainsi que des intéressantes traces du caractère le plus passionné ; et de plus un livre choisi, et d’une expression parfaite ; sans comparaison, le plus grand et le premier de son espèce. » (Friedrich Schlegel, « Fragments critiques », in J.-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 95). Nous verrons que, à travers le fragment, c’est le mot d’esprit (le Witz) contenu dans la forme épigrammatique qu’ils prêtent à Chamfort, qui intéressent les romantiques de Iéna. 2 134 […] pour donner un statut littéraire au fragment. »1 Chamfort est donc le moraliste dont la postérité aura retenu le fragment, et non la maxime – nous allons y revenir. C’est dire qu’avec Chamfort, la rupture avec les moralistes français classiques est consommée et qu’il fait donc figure à part. Chamfort est d’ailleurs d’une dureté remarquable à l’égard d’un genre qu’il décrit comme en délitement, ce que note très justement Lafond : « L’abondance d’une littérature sans originalité explique l’irritation d’un Chamfort et ce rejet, qui n’a jamais empêché Chamfort lui-même de composer des “maximes et pensées” et de laisser une œuvre qui, par les Schlegel et le cercle d’Iéna, aura, dans l’Allemagne des années 1800, la vertu séminale de produire toute une littérature de l’aphorisme et du fragment. »2 Là encore, c’est Chamfort qui est placé comme le chaînon manquant entre les moralistes français et L’Athenæum, et parmi les termes qui lui sont accolés nous retrouvons, à nouveau, le fragment. Il y a donc une raison de forme et de contenu pour expliquer que Chamfort occupe une telle place. Mais il y a aussi une raison beaucoup plus romantique, qui tient à sa vie même. Car la vie de Chamfort est un roman – nous allons voir que c’est même la thèse d’Albert Camus. Sébastien-Roch Nicolas n’est pas un noble : né en 1740, il est un enfant illégitime, d’origine auvergnate, et ce sont ses talents d’écrivain qui le porteront à Paris où il acquerra une certaine notoriété, ce qui est sensible, jusqu’à la fin du XIXe siècle, par le fait que son Éloge de La Fontaine est longtemps resté au programme des écoles3. Protégé par la noblesse (il devient secrétaire du Prince de Condé et lecteur de la sœur du roi), il devient membre de l’Académie française en 1781 (ce qui ne l’empêchera nullement de lutter pour la suppression de ladite Académie). Malgré ces premières expériences dans le milieu de la noblesse, il s’engage à corps perdu, suivant son ami Mirabeau (dont il écrivait anonymement le journal, ainsi que des discours – il fut aussi le nègre de Talleyrand –), dans la Révolution où il est tour à tour jacobin puis girondin avant de devenir bibliothécaire de la Bibliothèque nationale. Dénoncé par un employé de la bibliothèque pour s’être réjoui de la mort de Marat, il est arrêté et mis sous surveillance. À nouveau menacé d’arrestation le 14 novembre 1793, il se suicide, dans un tableau grandguignolesque rendu célèbre par le récit qu’en fait son ami Guinguené, auteur de sa biographie : persuadé qu’un gendarme était venu pour l’emprisonner, « sous prétexte de faire ses préparatifs il se retira dans son cabinet, au bout de la galerie où était sa bibliothèque ; il s’y enferme, charge un pistolet, veut le tirer sur son front, se fracasse le haut du nez et s’enfonce l’œil droit. Étonné de vivre et résolu de mourir, il saisit un rasoir, essaie de se couper la gorge, y revient à plusieurs fois et se met en lambeaux toutes les chairs ; l’impuissance de sa main ne change rien aux résolutions de son âme ; il se porte plusieurs coups vers le cœur, et commençant à défaillir, il tâche, par un dernier effort, de se couper les deux jarrets et de s’ouvrir toutes les veines. Le sang coulait à flots sous la porte. Sa gouvernante entend ce cri, voit ce sang ; elle appelle, on vient, elle frappe à coups redoublés ; on enfonce la porte ; le spectacle qui s’offre aux yeux interdit toute question. »4 Il meurt quelques mois plus tard, le 13 avril 1795, après bien des souffrances, des suites de ses blessures. Cet épisode, qui comporte quelques accents sadiens, n’est probablement pas pour rien dans la notoriété posthume donnée à Chamfort, en ce qu’il a vécu, dans son corps pourrait-on dire, ce 1 F. Dufay, Maximes et autres pensées remarquables des Moralistes français, op. cit., p. 158. « Quant au “fragment”, il est déjà cultivé comme tel par La Bruyère et Vauvenargues ; c’est à partir de la lecture de Chamfort que les Romantiques allemands du cercle d’Iéna lui donnent un statut littéraire. » (Ibid., p. 17). 2 J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XXXI. 3 Félix Duloup, « Avertissement », in Chamfort, Œuvres, op. cit., p. I. 4 Pierre-Louis Guinguené, « Vie de Chamfort », in Chamfort, Œuvres, op. cit., p. XXV-XXVI. 135 qu’il jetait sur ses feuilles de papier1. Car, en effet, Chamfort, nous allons le voir, insiste constamment sur l’expérimentation, sur l’inutilité d’écrire des généralités, et sur la seule nécessité d’écrire qui soit : celle qui renvoie à sa propre singularité – à une modalité subjective donc. Le livre qui a donné la célébrité posthume à Chamfort n’a pas été voulu par lui sous cette forme – nous retrouvons ici Pascal et surtout Rivarol. François Rastier, dans une étude sur le paradoxe chez Chamfort, le dit admirablement : « Il fut illustre pour des œuvres oubliées, mais reste connu pour un recueil posthume dont nous restent les pages que la police politique a omis de détruire. »2 Guinguené, qui a édité les Maximes et Pensées. Caractères et anecdotes en 1795, décrit ainsi l’état des manuscrits à la mort de Chamfort : « Chamfort était, depuis longtemps, en usage d’écrire chaque jour sur de petits carrés de papier, les résultats de ses réflexions, rédigés en maximes, les Anecdotes qu’il avait apprises, les faits servant à l’histoire des mœurs, dont il avait été témoin dans le monde ; enfin, les mots piquants et les reparties ingénieuses qu’il avait entendus ou qui étaient échappés à lui-même. Tous ces petits papiers, il les jetait pêle-mêle dans des cartons. Il ne s’était ouvert à personne sur ce qu’il avait dessein d’en faire. Lorsqu’il est mort, ces cartons étaient en assez grand nombre, et presque tous remplis ; mais la plus grande partie fut vidée et enlevée, sans doute avant l’apposition des scellés. Le Juge de paix renferma dans deux portefeuilles, ce qu’il y trouva de reste. C’est du choix très scrupuleux fait parmi cette espèce de débris, que j’ai tiré ce qui compose ce volume. »3 L’édition du livre de Chamfort ne pose actuellement pas de problèmes « étant donné la disparition des manuscrits de Chamfort depuis 3/4 de siècle »4 et se base donc sur le seul matériel que l’on ait en notre possession, à savoir l’édition de Guinguené un an après la mort de Chamfort. L’organisation du livre fut faite par Guinguené à partir du plan d’un ouvrage que Chamfort prévoyait à un moment de formaliser, plan qu’il avait écrit sur un des nombreux morceaux de papier (on ne connaît évidemment pas la date de ce plan) : « Produits de la Civilisation Perfectionnée. 1ère partie. Maximes et Pensée ; 2ème partie. Caractères ; 3ème partie. Anecdotes ». Un tel plan est une aubaine pour Guinguené qui y voit l’organisation d’un livre de maximes, de pensées ou d’aphorismes. Or, et c’est un point essentiel, la plus grande partie de ces fragments ne correspond en rien à ce que nous avons pu définir, à partir de La Rochefoucauld et Barthes, comme des maximes : Albert Camus explique ainsi que « l’intérêt de Chamfort est qu’il n’écrit pas des maximes, à quelques exceptions près » parce qu’ « il n’a rien généralisé. Si l’on regarde de près ce qu’il est convenu d’appeler ses pensées, on verra aisément qu’elles ne cultivent ni l’antithèse ni la forme »5. Ainsi, Chamfort s’exprime « […] non par maximes, mais par remarques qui pourraient aussi bien entrer dans le cours d’un récit. Ce sont des traits, des coups de sonde, des éclairages brusques, ce ne sont pas des lois. »6 Camus indexe ici la maxime à la totalité, à la loi prescrite, à la généralité – termes différents mais renvoyant au même sens que nous lisions sous la plume du structuraliste Barthes. Or, nous allons le voir, Camus dément que Chamfort possède de tels traits, ce qui fait selon lui le grand intérêt de celui-ci. Il est vrai que 1 Ici encore, comme pour Rivarol, la Révolution française peut servir de grille d’analyse à l’œuvre : inscrire la littérature de Chamfort dans la Révolution française est d’ailleurs la thèse de l’article qui lui est consacré par Georges Poulet dans le premier tome de ses célèbres Études sur le temps humain : posant que « C’est qu’en effet Chamfort inaugure la Révolution extérieure par une révolution privée et intime. », l’article tente de s’interroger sur ce « en quoi consiste cette Révolution intérieure, cette Terreur que Chamfort installe au fond de son esprit, avec ses piques et sa guillotine ? » (Georges Poulet, Études sur le temps humain 2, la distance intérieure, Paris, Plon, 1952, édition courante de poche Pocket, p. 60). 2 François Rastier, « Chamfort : le sens du paradoxe », in Le Paradoxe en linguistique et en littérature, Ronald Landheer et Paul J. Smith dir., Genève : Droz, 1996, p. 118. 3 P.-L. Guinguené, « Vie de Chamfort », in Chamfort, Œuvres, op. cit., p. XXXIV. 4 F. Duloup, « Avertissement », in Chamfort, Œuvres, op. cit., p. II. 5 A. Camus, « Préface », in Chamfort, Maximes et pensées, Caractères et anecdotes, op. cit., p. 7. 6 Ibid. 136 Chamfort, comme Rivarol, critique la maxime, mais au contraire de ce dernier parce qu’elle est source de paresse : « Les Maximes, les Axiomes, sont, ainsi que les Abrégés, l’ouvrage des gens d’esprits, qui ont travaillé, ce semble, à l’usage des esprits médiocres ou paresseux. Le paresseux s’accommode d’une Maxime qui le dispense de faire lui-même les observations qui ont mené l’Auteur de la Maxime au résultat dont il fait part à son Lecteur. Le paresseux et l’homme médiocre se croient dispensés d’aller au-delà, et donnent à la Maxime une généralité que l’Auteur, à moins qu’il ne soit lui-même médiocre, ce qui arrive quelquefois, n’a pas prétendu lui donner. »1 Nous avons dans ce fragment(s) que Guiguené a mis en tête des Maximes et pensées, un magnifique résumé de ce qu’est une maxime et du fait que, pour Chamfort, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire. Chamfort, donc, n’écrit pas en maxime. On ne peut donc que donner raison à Camus et s’apercevoir, à la lecture des fragments compilés par Guinguené, que peu d’entre eux possèdent la structure, en hérisson, qui nous a servi à la définir. Tout comme force est de constater – nous allons le voir – qu’ils ne sont pas non plus des aphorismes (au sens de la limite de la maxime) comme ceux que nous avons repérés chez Rivarol. C’est d’ailleurs, pour Camus, un compliment que de ne pas écrire en maxime : « Mais, en vérité, j’aime mieux cette amertume [qu’il repère dans les écrits de Chamfort] tout entière éclairée par une grande idée de l’homme que la philosophie sèche du grand seigneur qui a écrit cette maxime impardonnable : “Le travail du corps délivre des peines de l’esprit et c’est ce qui rend les pauvres heureux.” »2 Mais, dès lors, s’ils ne sont pas des maximes, ni même des aphorismes, comment caractériser les fragments de Chamfort ? Nous allons suivre la thèse du célèbre linguiste, spécialiste de sémantique et élève de Greimas, François Rastier, qui, en les référant à l’épigramme et surtout au paradoxe, va nous aider à comprendre en quoi ces fragments sont, avant tout, une nouvelle modalité de lier forme et contenu en intégrant la dimension subjective – des fragment(s). En effet, selon lui, il faut partir de la vie de Chamfort qui est remplie de paradoxes, pour voir qu’en réalité c’est dans ses écrits, bien plus que dans sa vie romancée (romantisée), que se jouent lesdits paradoxes : « En faisant de Chamfort un paradoxe vivant, la critique suit ses éducateurs […] Prenons plutôt pour hypothèse que le paradoxe est une forme primordiale de son œuvre, et que le beuvisme latent de la critique reverse à son caractère ce que nous entendons décrire dans son œuvre. »3 Il propose donc, et c’est en ce sens que sa démarche nous intéresse (et nous plaît), de sortir de l’interprétation psychologique de base (SainteBeuve) pour expliquer les fragments de Chamfort ; c’est bien plus la forme qu’ils prennent, ainsi que leur contenu, qui intéressent Rastier, « même si on sait que les faits de style ne se limitent pas aux rapports entre le contenu et l’expression, mais intéressent aussi les relations internes à ces deux plans »4. Sa méthode consiste à repérer les caractéristiques linguistiques desdits fragments « qui peuvent servir à caractériser le style de Chamfort ». Il prend d’abord acte de la renommée littéraire posthume de Chamfort, notamment avec Schlegel et L’Athenæum, qui retiennent de lui l’épigramme : « En tant que maxime, la pensée que le sage doit toujours être vis-à-vis du destin en état d’épigramme est belle et d’un authentique cynisme. »5 De même pour l’Athenæum : « La patience, disait S., est à l’état d’épigramme de 1 Chamfort, Œuvres, op. cit., p. 5. Ou le fragment suivant : « La plupart des faiseurs de recueils de vers ou de bons mots ressemblent à ceux qui mangent des cerises ou des huîtres, choisissant d’abord les meilleures et finissant par tout manger. » (Ibid., p. 6). 2 A. Camus, « Préface », in Chamfort, Maximes et pensées, Caractères et anecdotes, Ibid., p. 15. La maxime est, bien entendu… de Maxime de La Rochefoucauld. 3 F. Rastier, Chamfort : le sens du paradoxe, op. cit., p. 118. 4 Ibid., note 3. 5 F. Schlegel, « Fragments critiques », in J.-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 88. 137 Chamfort ce que la religion est à la philosophie. »1 L’épigramme est à l’origine une inscription en vers ou en prose gravée sur un monument dans l’antiquité (généralement funéraire). L’épigramme va prendre, classiquement, un sens qui renvoie à la sentence (et donc à la maxime), même si elle ne recoupe pas ce terme, notamment parce qu’elle se donne sous une toute autre forme. Le dictionnaire Furetière (1619-1688) donne comme définition : « Espèce de poésie courte qui finit par quelque pointe ou pensée subtile […] Ce mot vient d’épigramma, d’epigraphein en Grec, faire une inscription. ». Il s’agit donc, à la période classique, d’un petit poème satirique se terminant par un trait d'esprit, et qui est censé édifier le lecteur, comme la maxime. Rapidement, c’est le style épigrammatique qui va remplacer la forme stricte du petit poème, et ce terme sera utilisé pour qualifier une forme courte, littéraire, qui se termine par une pointe, un mot d’esprit : « Ce mot, qui a aujourd’hui [1876] le sens de trait piquant, satirique, signifiait proprement inscription, [et] a signifié chez nous, jusqu’au XVIIe siècle, Petite pièce de vers. »2 Autrement dit une épigramme se caractérise par la perte de toute forme fermée (c’est la raison pour laquelle elle se différencie radicalement de la maxime), et, grâce au saisissement de la forme la plus classique qui soit (funéraire et monumentale), ne laisse plus la place qu’au mot d’esprit qui la caractérise. Le style épigrammatique aura son heure de gloire, notamment avec Lessing, en ce que, comme Schlegel l’a parfaitement compris, elle est la forme parfaite du mot d’esprit – qui manie, nous allons le voir, le paradoxe. De Chamfort est donc retenue par la postérité l’épigramme (le mot d’esprit), alors que, à proprement parler, ses épigrammes (autre nom que nous donnons temporairement à ses fragments) ne prennent guère fréquemment la forme poétique classique. Et cela nous intéresse grandement car, par là même, ce qui est pressenti par ces admirateurs posthumes de Chamfort c’est, qu’avec ses écrits, nous ne sommes déjà plus du tout dans la maxime, ni même dans l’aphorisme qui représente sa limite avons nous dit – comme luimême, nous l’avons vu, l’exprime haut et fort. Revenons à la thèse de Rastier : ce qui l’intéresse dans les fragments de Chamfort, et donc dans leur aspect épigrammatique, c’est leur caractère paradoxal : « Ce n’est donc pas son talent épigrammatique qui nous retiendra, mais simplement la sémantique du paradoxe dans Produits de la civilisation perfectionnée. »3 Selon lui, le propre du style de Chamfort est d’être dans le paradoxe. Sans rentrer en détail dans son difficile article linguistique nous pouvons, dans les grandes lignes, en dire ceci : selon lui, les taxèmes (le taxème est, dans la linguistique sémantique, une classe lexicale minimale qui correspond à la manifestation verbale des taxa – le taxon est une entité conceptuelle qui est censée regrouper tous objets ou organismes possédant en commun certains caractères taxinomiques ou diagnostiques bien définis – : ce sont donc les verbalisations d’une classe d’objet physique), les taxèmes donc sont classables dans des zones qu’il dit doxales ou paradoxales en fonction des seuils d’acceptabilité qu’ils représentent, seuils à mettre en rapport avec une norme donnée. Prenons un exemple : soient les taxèmes ‘brûlant’, ‘chaud’, ‘tiède’, ‘frais’, ‘froid’, ‘glacial’. Il existe un seuil d’acceptabilité différent en fonction du contexte dans lequel est utilisé l’un ou l’autre de ces taxèmes. Pour un bain, par exemple, le seuil d’acceptabilité sera entre ‘brûlant’ d’un côté et ‘froid’ de l’autre. La zone doxale comprend donc ‘chaud’, ‘tiède’ et ‘frais’ (c’est ce que l’on attend d’un bain), et les deux zones paradoxales qui la limitent sont ‘brûlant’ d’un côté et ‘froid’ et ‘glacial’ de l’autre (ce pour quoi on dira d’un bain qu’il n’est pas à la bonne température). Mais si nous prenons maintenant le cas d’une bière, alors la zone doxale comprend ‘frais’ et ‘froid’ (les deux qualités d’une bonne bière), et les deux zones paradoxales comprennent d’un côté 1 Fragments de L’Athenæum, Ibid., p. 103. P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXème siècle, op. cit., Tome 7, p. 711. 3 F. Rastier, Chamfort : le sens du paradoxe, op. cit., p. 118-119. 2 138 ‘chaud’ et ‘tiède’, et de l’autre ‘glacial’ (deux zones paradoxales où la bière sera imbuvable)1. Une telle analyse linguistique introduit bien entendu la notion d’évaluation (et donc la question du contenu) au sein même de la forme. Selon Rastier, le paradoxe se définit par la rencontre des deux zones paradoxales au sein d’un même énoncé. Il s’agit donc bien, avec la figure qu’est le paradoxe, de définir un parcours qui inverse les évaluations dans un champ doxal donné. Selon Rastier, « chez Chamfort, un parcours fréquent consiste à inverser les évaluations, la zone paradoxale haute (péjorative) devenant positive, et la zone doxale devenant négative. »2 Ce parcours est pour lui spécifique à Chamfort et ne se retrouve pas, par exemple, chez La Rochefoucauld. Il prend deux exemples : un fragment de Chamfort : « Amour, folie aimable ; ambition, sottise sérieuse »3 et une maxime de La Rochefoucauld. À partir de ces deux exemples, il donne l’explication suivante : « Détaillons ce point. L’opposition entre la zone doxale et la zone paradoxale haute apparaît clairement dans l’opposition entre ‘sottise’ (évaluation négative) et ‘folie’ (évaluation positive). On objectera que cette dernière opposition appartient à la topique du genre [le moralisme français définit par la maxime], ou du moins qu’elle n’est pas spécifique à Chamfort. Par exemple, La Rochefoucauld notait : “Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il le croit.” Mais dans cette phrase la zone doxale, celle de la sagesse, reste valorisée, alors que dans celle de Chamfort les éléments de la zone doxale sont dévalorisés : la sottise est le contraire de la folie (qui prend alors la place de la sagesse, son antonyme traditionnel). »4 Rastier, citant F. Schlegel, relie cette forme particulière du style de Chamfort, à l’épigramme : « L’épigramme, et avec lui le paradoxe qui en est une forme ordinaire, devient ainsi un moyen de se dresser contre l’humaine condition, alors que la mort se trouve dans le camp de la doxa, avec les universitaires desséchés. »5 La doxa étant bien entendu l’équivalent philosophique de la zone doxale linguistique que Rastier situe entre les deux seuils d’acceptabilité. Rastier parle, dans ce mécanisme qui différencie le fragment chamfortien de la maxime larochefoucaldienne, de « parcours subversif »6 - donnant là une bonne définition de la subversion qui serait un changement d’évaluation de la doxa. Nous n’avons fait que résumer la recherche linguistique de Rastier (et donc la simplifier à l’extrême), mais nous l’utilisons pour affirmer que Chamfort invente, par rapport à la maxime, un nouveau rapport entre l’expression et le contenu – qu’avec Rastier nous disons provisoirement être le paradoxe –, qui disjoint l’unité structurale dont la maxime est, selon Barthes, le paradigme : « Retenons que le paradoxe, en tant que forme sémantique, n’est pas lié au genre de la maxime, mais sans doute à une structure idéologique qui apparaît dans divers genres textuels. »7 Une question se pose : comment Chamfort arrive-t-il à un tel déplacement qui remet en question le rapport forme/contenu ? Grâce, notamment, à des moyens que nous allons dire subjectifs, rejoignant encore Rastier lorsqu’il écrit : « Sans conclure – ce serait simplifier – que le paradoxe transforme la sentence de proverbe en mot d’esprit [place de l’épigramme], retenons que 1 Ibid., p. 119-122. Ibid., p. 125. 3 Chamfort, Œuvres, op. cit., p. 40. 4 F. Rastier, Chamfort : le sens du paradoxe, op. cit., p. 125-126. 5 Ibid. p. 143. 6 Il reste néanmoins lucide et affirme : « Ne surestimons pas cependant les régularités, surtout chez un auteur étranger à l’esprit de système. Les analyses qui précèdent doivent donc être nuancées, pour ne pas tomber d’une mystique de l’auteur dans une obsession de son système stylistique. […] Quand Chamfort écrit : “Il y a plus de fous que de sages, et, dans le sage même, il y a plus de folie que de sagesse” (149), il inverse les évaluations ordinaires chez lui, pour revenir à l’opinion jugée commune. » (Ibid., p. 140-141). Fragment de Chamfort, Œuvres, op. cit., p. 39. 7 François Rastier, Chamfort : le sens du paradoxe, op. cit., p. 143. 2 139 l’évolution de la maxime chez Chamfort contribue au mouvement général de subjectivation des formes artistiques qui caractérise encore notre modernité. »1 Alors : Chamfort… Des maximes ? Nous venons de voir que non, la rupture avec les moralistes hérissons étant, avec lui, consommée. La comparaison d’un fragment de Chamfort et d’une maxime de La Rochefoucauld, à l’aide des outils que nous fournit Rastier, vient de nous montrer que ce dernier continuait à valoriser la zone doxale. Ce que nous traduirons, en termes philosophiques, ainsi : la maxime, valorisant la zone doxale, en reste à la doxa – et aboutit toujours au système. C’est en ce sens qu’elle reste fermée sur elle-même. Des aphorismes ? Non plus, en ce qu’ils sont, comme nous l’avons vu avec Rivarol, les limites des maximes – et en ce que Chamfort a excédé ces limites. Rastier comparant le style de Chamfort à celui de Rivarol, et analysant un aphorisme de ce dernier (« La plupart de nos impies ne sont que des dévots révoltés »), affirme que si ce dernier « conserve le patron phraséologique traditionnel que l’on trouve aussi chez Chamfort », « là où Chamfort dévalue la zone doxale, et a fortiori la zone paradoxale basse, Rivarol réévalue la zone paradoxale basse (celle de l’impiété) pour la faire équivaloir à la zone doxale (où se trouvent les dévots) […] En général, Rivarol dévalue également les zones paradoxales, décrites comme excès (zone haute) ou manque (zone basse), et il valorise la zone doxale. »2 Valorisant la zone doxale, il en reste à la même dynamique que La Rochefoucauld (nous venons de définir la maxime comme le procédé sémantique qui maintient une valorisation de la zone doxale), même s’il change les évaluations des zones paradoxales hautes et surtout basses – ce dernier mouvement étant le propre de l’aphorisme qui travaille sur les limites de la maximes (qui modifie les valeurs des zones paradoxales mais sans affecter la zone doxale). Une forme épigrammatique ? nous venons de voir avec Rastier que l’épigramme était la forme extraordinaire du paradoxe, le mot d’esprit (Witz) poussé à son extrême. Des paradoxes ? Certes, ce serait le terme a priori le plus adapté (si nous suivons, et c’est ce que nous faisons, les pistes que nous empruntons à Rastier). Mais nous lui préférons un autre terme, car le terme paradoxe, par le champ d’indistinction qu’il ouvre – avec les sciences de la logique qui se veulent néanmoins philosophiques – nous semble difficilement utilisable : à la suite de Deleuze-Guattari qui, reprochant à la logique de pervertir le concept propre à la philosophie en instruisant une indifférenciation coupable avec le fonctif définissant la science (le transformant en ce qu’ils nomment un prospect), affirment que « La logique est toujours vaincue par elle-même, c’est-à-dire par l’insignifiance des cas dont elle se nourrit. »3, nous mêmes affirmons donc que, Chamfort, c’est avant tout… 1 Ibid., p. 137. Ibid., p. 142. 3 Gilles Deleuze & Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris : Éditions de Minuit, 1991, p. 132. Cf., sur la transformation du concept en prospect, tout le chapitre 6 (Ibid., p. 128-153). Voir aussi p. 201 de la deuxième partie de la présente thèse. C’est cette absence de rigueur qui fait que la logique nous livre les paradoxes comme des « […] récréations [parce qu’elle] les considère comme des initiatives de la pensée. » (Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 92). Alors que la philosophie nous permet de comprendre que « Le paradoxe s’oppose à la doxa, aux deux aspects de la doxa, bon sens et sens commun » (Ibid., p. 93), faisant du paradoxe « l’affirmation des deux sens à la fois. » (Ibid., p. 9). Les analyse de Deleuze rejoignent, avec Logique du sens, celle de Rastier, ce dernier, scientifique, faisant du paradoxe un fonctif, et ce premier, philosophe, faisant du paradoxe un concept. 2 140 Des fragments – ou plutôt un fragment(s). Nous faisons de fragment(s) un concept que nous tenterons de circonscrire plus loin1. Mais, pour l’instant, contentons-nous de cette définition provisoire : le fragment(s) est cette réinterrogation de l’expression (terme que nous mettons en place de celui de forme) et du contenu, qui se manifeste comme une indifférenciation entre l’expression et le contenu, par le biais d’une expérience subjective. Chamfort pousse la position de Rivarol plus loin encore et, s’il affirme qu’il faut vivre ce que l’on écrit (principal reproche fait aux moralistes qui en restent aux généralités2), il faut surtout à l’écrivain être soi dans ses écrits tout comme il faut à l’écrit être soi-même l’écrivain. Il ne s’agit pas tant de parler de soi, mais de faire du fragment(s) un fragment subjectif. Là est l’essentiel : abandonner le caractère général pour aller vers la singularité. Autrement dit, affirmer que la condition de l’objectivité, c’est la subjectivité. Il y a beaucoup de je dans les fragments de Chamfort. Nous avons vu que Camus remarquait qu’il y avait peu de maximes, en tant que telles, dans le livre de Chamfort, d’autant que nombre de fragments qui pourraient être pris pour des maximes ont une dimension subjective normalement interdite à cet exercice (par exemple : « J’ai détruit mes passions, à peu près comme un homme violent tue son cheval, ne pouvant le gouverner. »3). Nous avons compris que Camus définit la maxime comme déliée de toute subjectivité, du particulier, toute entière vouée au général : « Qu’est-ce que la maxime en effet ? On peut dire en simplifiant que c’est une équation où les signes du premier terme se retrouvent exactement dans le second, mais avec un ordre différent. C’est pour cela que la maxime idéale peut toujours être retournée. Toute sa vérité est en elle-même et pas plus que la formule algébrique, elle n’a de correspondant dans l’expérience. On peut en faire ce que l’on veut jusqu’à épuisement des combinaisons possibles entre les termes donnés dans l’énoncé, que ces termes soient amour, haine, intérêt ou pitié, liberté ou justice. On peut même, et toujours comme en algèbre, tirer de l’une de ces combinaisons un pressentiment à l’égard de l’expérience. Mais rien de cela n’est réel parce que tout y est général. »4 Avec Chamfort, c’est parce qu’il est un processus de subjectivation que le fragment(s) déplace plus encore l’aphorisme que nous avons vu n’être déjà plus tout à fait une maxime (il est le hérisson qui se déploie) : le fragment(s) n’est en effet lui-même déjà plus un aphorisme en ce qu’il assume la subjectivité inhérente à celui qui l’énonce. C’est la thèse principale de Camus, qui parle de « nos vrais moralistes », auxquels appartient notamment Chamfort (et, bien évidemment pas La Rochefoucauld), comme de ceux qui abandonnent la maxime au profit de la subjectivité romanesque. « Nos vrais moralistes n’ont pas fait de phrases, ils ont regardé et se sont regardés. Ils n’ont pas légiféré, ils ont peint. […] Nos plus grands moralistes ne sont pas des faiseurs de maximes, ce sont des romanciers. »5 Il oppose, dans sa préface aux Maximes et pensées, Caractères et anecdotes de Chamfort, le général, qui renvoie à l’objectivité froide disjointe de l’expérience (et dont la maxime est selon lui la forme la plus pure), et le particulier qui, tout entier basé sur l’expérience singulière de celui 1 Cf., dans la deuxième partie de la présente thèse, 3.3. Le fragment(s) : une rencontre, au seuil de l’éternel retour, d’individus qui se perdent. 2 « Il y a deux classes de Moralistes et de Politiques : ceux qui n’ont vu la nature humaine que du côté odieux ou ridicule, et c’est le plus grand nombre : Lucien, Montaigne, Labruyère [sic], Larochefoucauld [sic], Swift, Mandeville, Helvétius, etc. Ceux qui ne l’ont vue que du beau côté et dans ses perfections : tels sont Shaftersbury et quelques autres. Les premiers ne connaissent pas le palais dont ils n’ont vu que les latrines. Les seconds sont des enthousiastes qui détournent leurs yeux loin de ce qui les offense et qui n’en existe pas moins. Est in medio verum. » (Chamfort, Œuvres, op. cit., p. 9.) 3 Ibid., p. 84. 4 A. Camus, « Préface », in Chamfort, Maximes et pensées, Caractères et anecdotes, op. cit., p. 6-7. 5 Ibid., op. cit., p. 5 & 6. 141 qui écrit, s’inscrit dans un processus de subjectivation qui peut, néanmoins, parler à tous, qui possède une certaine universalité (nous retrouvons ici le côté humaniste de Camus). Cette dynamique est caractéristique, pour Camus, du roman (« C’est que le roman seul est fidèle au particulier. »1), d’où que, devant le constat que nous avons fait que le fragment(s) de Chamfort n’est ni une maxime ni même un aphorisme en ce qu’il devient une expérience de la subjectivité, la thèse de l’article de Camus consiste à faire de Chamfort un romancier : « Il est possible sans paradoxe de parler de Chamfort comme d’un romancier. Car mille traits du même goût finissent par composer chez lui une sorte de roman inorganisé, une chronique collective qui est ici versée tout entière dans les commentaires qu’elle suscite chez un homme. »2 Le livre de Chamfort (la compilation, faite par son meilleur ami, des fragments laissés par la police après sa perquisition) est en fait la somme des matériaux d’une œuvre déjà là, d’un roman auquel il suffit, pour le faire apparaître, de rendre sa consistance, sa cohérence, en réorganisant lesdits fragments. Camus propose donc de joindre les Anecdotes aux Maximes pour disposer « […] des matériaux complets, personnages et commentaires, d’une sorte de grande “comédie mondaine” où il est possible, nous le verrons, de distinguer une histoire et un héros. Il suffirait de lui restituer la cohérence que l’auteur n’a pas voulu lui donner et l’on obtiendrait une œuvre bien supérieure au recueil de pensées qu’elle paraît être, le livre vrai d’une expérience humaine. »3 Le point de méthode est ici capital : pour Camus, chaque fragment de Chamfort répond à la deuxième définition que nous en avons donné – le fragment comme ruine d’un monument – mais, comme dans le cas de Pascal et Rivarol, Camus insiste, plus que sur l’existence d’un monument passé, sur l’édifice à venir4. Mais, et c’est le premier commentateur d’un moraliste que nous rencontrons qui tienne une telle position, Camus affirme que la recomposition de l’œuvre doit être du fait de la volonté de quelqu’un d’autre que de l’auteur qui, lui, n’a pas « voulu » lui donner cette forme. Camus pousse l’idée qu’il a du roman jusqu’au bout – c’est son honneur éthique – et accepte que l’on puisse faire des Maximes et Pensée, Caractères et Anecdotes et Produits de la civilisation perfectionnée un roman – dont on peut imaginer qu’il reviendrait à l’agenceur de lui trouver le nom, le titre. Camus va très loin sur cette piste et analyse même la technique de Chamfort qui « […] est celle du roman et même du roman moderne. »5 ; et, s’il faut un héros à ce roman, « Au milieu de tous ces personnages, le héros du roman, c’est Chamfort lui-même. »6 Camus aurait pu considérer que ces fragments de Chamfort composaient un journal, mais ç’aurait été, pour le romancier existentialiste et humaniste du milieu du XXe siècle qu’il est, ne pas aller assez loin – Camus garde en vue, progrès oblige, l’horizon d’une forme libératrice où le singulier rejoint l’universel (cette forme c’est évidemment pour lui le roman) – : le journal n’est pas, pour Camus, aussi fort que le roman (il n’en est probablement pour lui, comme les fragments de Chamfort, qu’une ébauche). Mais, si nous ne le suivons pas dans cette démarche idéaliste, nous retenons avec lui que le statut donné par Chamfort au fragment pousse l’indistinction entre l’expression et le contenu jusqu’à autoriser le lecteur pris dans cet agencement à composer quelque chose qui a été fait par l’auteur même s’il n’a pas été voulu, consciemment en tout cas, par lui (et nous laissons à Camus l’idée que ce quelque chose soit un roman). Cette position peut sembler extrême, et même décontenancer un vrai 1 Ibid., p. 6. Ibid., p. 8. 3 Ibid., p. 8. 4 Cf. p. 43 de la présente première partie de la présente thèse. 5 A. Camus, « Préface », in Chamfort, Maximes et pensées, Caractères et anecdotes, op. cit., p. 10. 6 Ibid. 2 142 philologue sérieux. Nous la trouvons puissante1. Nous nous devons, tout de même, de noter qu’il est plus que probable qu’une telle position vis-à-vis des fragments de Chamfort tient essentiellement au fait que nous n’avons plus les manuscrits originaux de Chamfort, que nous n’avons qu’une compilation établie une fois pour toutes. État de fait qui évite aux philologues trop sérieux, par l’exercice trop zélé de leur métier d’archiviste, d’empêcher les philosophes de faire le leur. Roman ou journal, peu importe donc. Car, comme les notations journalières d’un journal sont les fragments de la vie de celui qui la vit (et comme le journal participe de l’œuvre littéraire, et pas seulement comme ébauche de celle-ci – cf. ce que nous disions plus haut de Kafka et de Soares2 –), Chamfort et ses fragment(s), quelle que soit la façon dont on les compile, ouvrent ensemble, s’indistinguant les uns l’autre, la piste d’un autre type de livre, dont Joubert sera pour nous le prototype – un livre à venir. 2.3.3.4 Joubert : l’écriture en fragment(s) Les carnets, où « Joubert lit, butine, juxtapose des idées et, ce faisant, mesure la relativité de tout discours philosophique “continu” »3, s’étalent des années 1775 jusqu’à peu avant sa mort (la dernière date inscrite sur les carnets est le 22 mars 1823 – Joubert meurt le 4 mai 1824). Précisons d’emblée que si le rapprochement de ces Carnets avec un journal est, après l’édition donnée par Beaunier en 1938, maintenant courant, Joubert tenait également un journal au sens le plus habituel du mot (et ceci dès les années 1790 – il naît le 7 mai 1754 –). C’est Chateaubriand, dont il était l’ami (comme il était, plus jeune, disciple d’une autre célébrité, Diderot), qui le premier regroupera dans un livre, qu’il éditera en 1838 (hors commerce et à petit tirage), un choix restreint de passages des carnets sous le titre des Pensées de Joubert. Nous avons en notre possession 250 carnets ainsi que quelques feuilles éparses et, après plusieurs éditions plus ou moins complètes, présentées ou non sous forme thématique (citons en particulier l’édition de Louis de Raynal, en 1862, qui a longtemps été l’édition de référence), l’édition courante est celle qu’a faite André Beaunier, en 1938 à la NRF, qui consiste en la publication intégrale, et chronologique, des carnets. Car il faut préciser, ce point est essentiel pour comprendre pourquoi les Carnets de Joubert peuvent être considérés comme un journal (Corsetti parle d’une « somme diarique »4), que chaque fragment des carnets est daté – ce qui autorise une publication des fragments in extenso et dans l’ordre chronologique. Cette nouvelle référence n’est pas anodine car c’est sur elle que s’appuient deux interprétations importantes de l’œuvre de Joubert, celle de Georges Poulet et celle de Maurice Blanchot (nous les détaillerons plus loin). La veuve d’André Beaunier précise ainsi que « pour excuser le premier éditeur, il faut bien dire qu’il y a un siècle ou à peu près, on n’avait pas, comme on l’a maintenant, le souci de la vérité littéraire. On arrangeait les choses, on maquillait les âmes : nous en sommes revenus ! [néanmoins,] il est dommage que pendant si longtemps on se soit habitué à juger Joubert sur des textes qui, n’étant pas les véritables, ne le montrent pas dans tout le rayonnement de sa finesse et la radieuse bonhomie qui sont le 1 Même si nous minorons notre admiration du texte de Camus sur Chamfort par les remarques par trop humanophiles que nous avons relevées plus haut (cf. note 4, p. 133 de la présente première partie de la présente thèse) et qui rejoignent nos présentes remarques sur son idéalisme. 2 Cf., dans la présente première partie de la présente thèse, 1.2. L’inachèvement foncier de Kafka et l’intranquillité de Soares. 3 J.-P. Corsetti, « Préface », in J. Joubert, Carnet Tome I, op. cit., p. 18. En 1994, Corsetti a assuré la réédition, toujours chez Gallimard, de l’édition Beaunier de 1938. 4 Ibid., p. 9. 143 propre de lui-même. »1 Nous reviendrons longuement, à propos des éditions des écrits de Nietzsche, sur cet idéal philologique ici naïvement présenté, mais précisons qu’une édition, fut-elle un fac-similé des autographes d’un écrivain, ne saurait en rien être garante d’une objectivité qui laisserait l’éditeur en dehors de quelconques « arrangement », « maquillage » ou manipulations. Le point est d’importance car si Corsetti, dans sa préface à la réédition intégrale des carnets chez Gallimard en 1994 (sur la base de l’édition de 1938), expédie directement l’idée que Joubert puisse être un moraliste au même titre que La Rochefoucauld, et que nous le suivons dans cette démarche, il faut tout de même préciser que cette position n’est en rien un progrès mais est plutôt le fruit de plus de 50 années d’études joubertiennes qui ont travaillé – comme nous-mêmes l’avons fait – à partir des Carnets (le Journal) de Joubert et non pas sur les recueils de pensées ou maximes tels qu’ils étaient édités avant 1938, dans la plus pure tradition des moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles2. On peut, outre l’explication éditoriale, attribuer cette taxinomisation abusive (qui fait de Joubert un moraliste), comme Corsetti le fait à juste titre, à Sainte Beuve3 : critiquant la position simpliste de celui-ci, et citant Blanchot4, il affirme que pourtant, même à l’époque de Sainte Beuve, « les Pensées n’étaient plus réductibles à un recueil de maximes ou d’adages moraux produits par un dilettante et un psychologue du goût [et qu’]elles constituaient aussi un “journal” aux multiples entrées, un espace-temps de réflexion engagé dans une Histoire et où, sous l’apparente préciosité de la forme, se révélait un réel regard, une véritable pensée. »5 Nous considérerons donc, en accord avec la critique actuelle, que les Carnets de Joubert constituent un journal. Nous faisons notre ces propos de Blanchot lorsqu’il écrit que les pensées de Joubert, de par leur « […] caractère journalier, [sont] quotidiennes qui touchent encore à la vie du jour, s’en dégagent et en dégagent un autre jour, une autre clarté qui transparaît de-ci de-là. »6 ; remarque lui permettant de considérer ces notations journalières comme composant un journal (« “Journal intime de Joubert”, ce sous-titre donné aux Carnets n’est pas trompeur, même s’il nous abuse. »), ne serait-ce que parce qu’il y a, « dans ce journal, peu de détails touchant ce que nous appelons vie intime ou vie publique […] »7. Précisons que ce sous-titre, donné à la première édition des Carnets de 1938 n’est pas repris dans l’actuelle réédition de 1994. Bien entendu, indexer ainsi les fragments de Joubert au genre du journal n’est pas sans poser question. Dufay ne dit-il pas que le journal (comme les autres formes littéraires contemporaines) a entièrement noyé au XIXe et XXe siècles, la coulée moraliste qui « étouffe à l’ombre du roman-roi, du drame en majesté, du sacro-saint journal intime (genre mitoyen, dont les “pensées” se distinguent notamment en ce que leur auteur étend à l’humanité l’examen qu’il fait de soi) »8 ? 1 Mme André Beaunier, « Joseph Joubert, Étude biographique et bibliographique », in J. Joubert, Carnet Tome I, op. cit., p. 61-62. 2 Citons, entre autres éditions : Joseph Joubert, Recueil des pensées de M. Joubert, Paris : Le Normant, 1838 (édition faite par Chateaubriand) ; Joseph Joubert, Pensées, essais, maximes et correspondances de J. Joubert, Paris : Le Normant, 1850 (édition faite par Paul Raynal) ; Joseph Joubert, Pensées, Paris : Bloud, 1909 (édition faite pas Victor Giraud). 3 Cf., dans la présente première partie de la présente thèse, p. 121. 4 « Joubert n’est ni Chamfort, ni Vauvenargues, ni La Rochefoucauld. Il ne fait pas des bons mots avec de courtes pensées. Il ne monnaye pas une philosophie. Il ne s’arroge pas, par des formules concises, ce pouvoir abrupt d’affirmer dont les moralistes hautains, sceptiques et amers, se servent pour rendre leur doute catégorique. » (Maurice Blanchot, « Joubert et l’espace », in Le Livre à venir, Paris : Gallimard, 1959, édition courante en poche Folio Essais, p. 72). Blanchot précise encore : « […] Il est si facile de le confondre avec l’un de ces faiseurs de maximes pour lesquels Nietzsche a aimé notre littérature. » (Ibid., p. 71). 5 J.-P. Corsetti, « Préface », in J. Joubert, Carnet Tome I, op. cit., p. 9-10. 6 M. Blanchot, « Joubert et l’espace », in Le Livre à venir, op. cit., p. 72. 7 Ibid., p. 72-73. 8 F. Dufay, Maximes et autres pensées célèbres des Moralistes français, op. cit., p. 14. 144 Il est vrai que, si les fragments de Joubert s’agencent en un journal, celui-ci est des plus atypiques : si nombre de fragments sont à la première personne du singulier, Joubert utilise le plus souvent il pour exprimer ses idées1. Les notations journalières sont beaucoup plus des réflexions philosophiques que des analyses psychologiques des faits quotidiens ou de la vie intime de Joubert. En ce sens, ses Carnets évoquent le Zibaldone de Leopardi. Mais il s’en différencie aussi fondamentalement en ce qu’il ne saurait être résumé à des notes préliminaires à un livre à venir, tout comme le journal, nous l’avons vu avec Kafka et Soares, n’est en rien préparatoire du livre, n’est pas un brouillon d’une littérature à venir, mais bien, pour antécéder sur ce que nous allons dire, avec Blanchot, la littérature elle-même, mais à venir. Ainsi s’arrête ici la comparaison avec le Zibaldone, car « le journal tenu par Joubert n’a pas pour objet d’éclairer une œuvre achevée ou publiée. Il se suffit à lui-même et diffère en ce sens du Zibaldone leopardien, des Carnets de Coleridge et autres “fragments” ou “confessions”, “Mémoires” rédigés à la même époque. »2 Tout comme à l’aube du XVIIe siècle, les pensées de Pascal dépassaient les notes préparatoires à son Apologie (pour ouvrir au recueil de moraliste qu’elles sont devenues), les pensées de Joubert ouvrent, à l’aube du XIXe siècle, ce que l’on appelle le journal – tel que nous l’avons défini avec Kafka et Soares. Le journal est composé de fragment(s) de la subjectivité de l’écrivain, indistinguant celle-ci de l’œuvre en cours. Avec Kafka lu par Deleuze-Guattari, nous avons placé le journal de Kafka non pas d’un côté ou d’un autre d’une supposée tripartition de l’œuvre kafkaïenne (lettres, nouvelles, roman), mais à une place tout en même temps centrale et périphérique – celle du rhizome. De même, avec Soares et sa lecture par Lourenço, avons-nous parlé, pour qualifier le journal, de limbes. Nous avons donc posé que le journal était un espace/temps à part, où les subjectivités dépassent les dualités habituelles (expression/contenu pour GuattariDeleuze, vie/mort ou sommeil/éveil pour Lourenço). Le journal est, nous le montrons en construisant le fragment(s) comme concept philosophique, un plan de consistance où la distinction entre sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé devient maximale au point qu’elle s’indistingue et que cette indistinction ne se disjoint même plus de l’œuvre. Nous en avons dit ceci : « Le journal est donc un modèle intéressant de la notion de fragment dans son rapport au tout, en ce sens que ce qui fait le tout dans un agencement de fragment(s), c’est la nouvelle subjectivité a-signifiante (par-delà expression et contenu, sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation) créée par l’organisation littéraire dudit tout dont le fragment(s), attrapable au vol, est le concept (Le Livre de l’intranquillité de Pessoa est, comme le Journal de Kafka, de ces ouvrages que l’on butine, picorant ça et là un mot, une idée, une phrase qui est, un jour, un joyau brillant de mille feux et, le lendemain, indiscernable dans la somme de signes qui composent le recueil) – le fragment(s) est donc le concept correspondant à une nouvelle modalité subjective indifférenciant auteur et œuvre »3. Il s’agit maintenant de décrire le livre 1 Poulet, par exemple, donne une citation fautive : il cite Joubert disant « Mon encre a les couleurs de l’arc-enciel » (Georges Poulet, Études sur le temps humain 4, Mesure de l’instant, Paris : Plon, 1964, édition courante de poche Pocket, p. 146). La notation exacte, du 21 janvier 1793, est « Son encre a les couleurs de l’arc-en-ciel. » (J. Joubert, Carnet Tome I , op. cit., p. 143). 2 J.-P. Corsetti, « Préface », in J. Joubert, Carnet Tome I, op. cit., p. 12. Blanchot exprime la même idée, qui s’oppose au type de saisie du journal de Kafka que propose Marthe Robert (cf. p. 37 de la présente première partie de la première thèse) : pour Blanchot, le journal n’est pas le signe d’une insuffisance d’écrire de la vraie littérature ; il est, lui-même, de la littérature : « On pourrait répondre qu’il [Joubert] est de ces écrivains que leur Journal stérilise en leur donnant le plaisir d’une fausse abondance et d’une apparence de paroles où ils se complaisent sans se maîtriser. Mais rien qui lui soit plus étranger. Son Journal, s’il est encore posé sur les jours, n’en est pas le reflet, est tendu vers autre chose qu’eux. » (M. Blanchot, « Joubert et l’espace », in Le Livre à venir, op. cit., p. 75). Ce que Blanchot dit de Joubert, nous le disions de Kafka et Soares. 3 Stéphane Nadaud, Lecture(s) de Nietzsche, théorie et pratique du fragment(s), thèse pour le doctorat de philosophie sous la direction d’Alain Brossat, Université de Paris 8, soutenue le 11/06/2009, p. 42. 145 que compose le journal de Joubert, lui-même composé de fragments qui sont édités actuellement sous le titre de Carnets. Posons la question ainsi : un journal peut-il, d’une manière générale, composer un livre ? Et celui de Joubert, en particulier, le fait-il ? Blanchot, quant à lui, pense que la force de Joubert est justement de n’avoir jamais écrit un livre : « Joubert eu ce don. Il n’écrivit jamais un livre. Il se prépara seulement à en écrire un, cherchant avec résolution les conditions justes qui lui permettraient de l’écrire. Puis il oublia même ce dessein. »1. Nous trouvons ici l’expression essentielle de ce qu’est la littérature pour Blanchot, à savoir le lieu, le temps, l’opération où elle inscrit sa propre fin (son propre désastre) sans néanmoins sombrer dans le vide – nous allons y revenir. Inscrivant Joubert dans cette dynamique, Blanchot en fait par là un écrivain moderne : il le pense porteur d’une intention (une volonté) inconsciente qui, par l’écriture, le pousse à ne pas écrire (« Il a été, par là, l’un des premiers écrivains tout modernes, préférant le centre à la sphère, sacrifiant les résultats à la découverte de leurs conditions et n’écrivant pas pour ajouter un livre à un autre, mais pour se rendre maître du point d’où lui semblaient sortir tous les livres et qui, une fois trouvé, le dispenserait d’en écrire. [Mais] on lui ferait tort cependant en lui prêtant, comme une intention claire et uniquement poursuivie une telle pensée […] »2). Nous nous saisissons de cette proposition qui vient comme en écho de la volonté d’inachèvement que nous avons développée plus haut. Blanchot explique l’aspect fragmentaire de l’œuvre de Joubert par cette volonté (tout comme celle-ci explique pourquoi la littérature, en général, ne peut être aujourd’hui que fragmentaire). Corsetti rejoint d’ailleurs Blanchot lorsqu’il explique que l’écriture en fragment(s) de Joubert renvoie à l’acception que les romantiques voulaient (sans y parvenir, sauf dans la première livraison de l’Athenæum) leur donner, c’est-à-dire à notre troisième acception qui dicte que le fragment se définit par l’intention (moderne) de l’auteur à faire inachevé3 - nous avons d’ailleurs fait remonter cette modernité jusqu’à Héraclite. Si Chamfort a aidé Schlegel à concevoir le fragment, c’est Joubert qui s’en est le mieux saisi dans sa machine d’écriture. Corsetti, dans ce sens, cite Novalis et ses célèbres remarques sur les fragments comme semences littéraires4, tout comme il cite les expériences des romantiques anglais (les Carnets de Coleridge5) : « […] À la manière de Coleridge cherchant à dégager les “pensées” du penser, ou rêvant encore à la somme improbable de sa Biographia Literaria, des Blüthenstaub de Novalis – conscient de produire, comme Joubert, des “semences littéraires” dont seulement quelques-unes pousseront – l’écrivain réduisait l’écart entre la figure souveraine de l’Homme de Lettres 1 M. Blanchot, » Joubert et l’espace », in Le Livre à venir, op. cit., p. 71. Ibid. 3 Cf. p. 44 de la présente première partie de la présente thèse : « Le fragment désigne l’exposé qui ne prétend pas à l’exhaustivité, et correspond à l’idée sans doute proprement moderne que l’inachevé peut, ou même doit, être publié (ou encore à l’idée que le publié n’est jamais achevé…). » (J.-L. Nancy & P. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 62). 4 Corsetti fait allusion aux fragments écrits à l’époque de L’Athenæum (1798) par Novalis et collationnés au sein d’un groupement poétique nommé Pollens (Blüthenstaub) – il s’agit de sa première œuvre en tant qu’auteur individualisé. Le fragment 114, qui ferme le recueil, donne ceci : « L’art d’écrire des livres n’est point encore inventé. Mais il est sur le point de l’être. Des fragments de ce genre-ci sont des semences littéraires : il se peut, certes, qu’il y ait dans leur nombre beaucoup de grains stériles, mais qu’importe, s’il y en a seulement quelquesuns qui poussent ! » (Novalis, Œuvres complètes Tome I, Paris : Gallimard, 1975, p. 378 (trad. Armel Guerne)). 5 Samuel Taylor Coleridge, Carnets, Paris : Belin, coll. « Littérature et politique », 1987 (trad. Pierre Leyris). Coleridge a tenu ses carnets (« les Confidents qui ne m’ont point trahi, les Amis dont le silence n’était point Détraction, et les Compagnons devant lesquels je n’avais pas honte de me plaindre, de me languir, de pleurer – ou même de prier », cité par P. Leyris, Ibid., p. 7) de l’âge de 22 ans (1794) jusqu’à la veille de sa mort, 40 ans plus tard. 2 146 telle que l’Encyclopédie l’avait exaltée, et le sujet écrivant. Joubert dévoilait du même coup les “dessous” de l’œuvre sans cesse différée, sa nature fragmentaire profonde […] »1. Corsetti, dans sa préface, poursuit cette idée d’une écriture en fragment(s), et tente de la conceptualiser. Le point remarquable de son raisonnement est que, alors qu’il suit la thèse de Blanchot (que nous allons développer plus loin), il en revient à une opposition que nous avons déjà rencontrée, à propos de l’écriture des moralistes français du XVIIe siècle, et que nous avons critiquée comme étant peu pertinente : nous parlons bien sûr de l’opposition « continu »/« discontinu ». Citant Joubert qui écrit, le 14 janvier 1808, « Je suis comme Montaigne : “impropre au discours continu” »2, il décrit l’écriture des carnets comme « discontinue ». Il fait même du « discours discontinu » de Joubert la condition qui lui permet de « défier toute velléité de système »3. On trouvera sans problème, dans les Carnets de Joubert, une assertion démontrant le dégoût qu’inspire toute idée de système à Joubert, comme par exemple cette notation du 20 avril 1812 : « Tout systhème est un artifice, une fabrique qui m’intéresse peu. J’examine quelles richesses naturelles il contient ; et je ne prends garde qu’au thrésor. D’autres, au contraire, ne se soucient que du coffre. »4. Nous précisons ici, avant de continuer, un point de méthode essentiel : les différents commentateurs de Joubert ne cessent de renvoyer, pour analyser son œuvre et étayer leur thèse, à des citations soigneusement choisies dans l’immense contenu des Carnets. Nous ne le ferons pas, et en resteront à la thèse des commentateurs, sans justifier ou critiquer leur position en nous appuyant nous-mêmes sur les dires de Joubert, mais au contraire en justifiant ou critiquant leur position en tant que telle. Nous argumenterons donc Joubert sans citer Joubert (nous nous contenterons de renvoyer à l’édition actuelle des Carnets les citations que font lesdits commentateurs). Mais revenons à la thèse de Corsetti : pour lui, chaque fragment est le signe de ce discours « discontinu », en ce qu’il est séparé du fragment suivant ou précédant, « comme un suite presque musicale de microcosmes en devenir, ouverts sur une spéculation plus vaste, et susceptibles de libérer ce que l’auteur nomme ses “rayons”. »5 Il rejoint le fond de l’analyse de Georges Poulet, qui décrit le temps chez Joubert comme la tentative de faire du « continu » (temporel) avec du « discontinu » (spatial) : parlant de Joubert, de ses pensées et de leur contenu, Poulet explique ainsi que « tout cela, par son flux incessant, forme, si l’on veut, une espèce de continuité, mais une continuité monotone, faite d’éléments radicalement 1 J.-P. Corsetti, « Préface », in J. Joubert, Carnet Tome I, op. cit., p. 11-12. Georges Poulet, sur lequel s’appuie Corsetti, indexe également Joubert aux romantiques allemands, mais en faisant de l’idéal d’une totalité perdue à retrouver leur point commun : « Le rêve de Joubert est donc le même que celui de Novalis et des penseurs de la Renaissance. Il consiste à vouloir restituer au moment sensible cette vertu d’association spontanée qui liait tous les êtres avant la Chute. » (G. Poulet, Études sur le temps humain 2, la distance intérieure, op. cit., p. 83). Cette tendance idéaliste de Georges Poulet quant à l’œuvre de Joubert est patente dans ses deux articles qui lui sont consacrés, nous allons y revenir. 2 J. Joubert, Carnets Tome II, op. cit., p. 240. Dans cette idée, Poulet donne une notation du 14 août 1804 : « Le style continu (ou la succession didactique et non interrompue des phrases et des expressions) n’est naturel qu’à l’homme qui tient la plume et qui écrit pour les autres. Tout est jet, tout est coupure, dans l’âme. Elle s’entend à demi-mot. » (J. Joubert, Carnets Tome I, op. cit., p. 647). La citation de Poulet est particulièrement fautive et singulièrement amputée (« Le style continu n’est naturel qu’à l’homme qui écrit pour les autres. Tout est jet et coupure dans l’âme. » donne-t-il (G. Poulet, Études sur le temps humain 4, la mesure de l’instant, op. cit., p. 147). Nous voyons que dans cette notation, s’il est question de littérature, il est avant tout question d’écriture, au sens de tenir un stylo (ou de taper sur un clavier) pour aligner des mots et des phrases qui se succèdent. Elle est citée de façon non fautive dans G. Poulet, Études sur le temps humain 2, la distance intérieure, op. cit., p. 108. 3 J.-P. Corsetti, « Préface », in J. Joubert, Carnet Tome I, op. cit., p. 13. 4 J. Joubert, Carnets Tome II, op. cit., p. 343. 5 J.-P. Corsetti, « Préface », in J. Joubert, Carnet Tome I, op. cit., p. 13. 147 dissemblables. »1 Corsetti, dans une direction sensiblement identique, décrit ces fragments comme autant d’unités « discontinues » qui tentent, malgré tout, d’affirmer une « continuité » : il considère ainsi cette écriture « discontinue » comme un « surprenant retour à l’unité par le biais du discontinu, du fragment et de la dissémination […] »2. Nous faisons évidemment ici, comme nous l’avons fait dans la longue note consacrée à la lecture de Joubert par Georges Poulet, le lien avec le système fermé, comme un hérisson, que le fragment romantique n’a pas réussi à éviter, et que Barthes décrit, lorsqu’il se saisit de la maxime de La Rochefoucauld, comme le modèle de la structure. Et nous renvoyons par là Corsetti à une incohérence qui est celle de sortir Joubert du camp des moralistes français en expédiant Sainte-Beuve au profit de Blanchot, pour le réintégrer tout aussitôt dans ce camp en analysant le fragment joubertien comme le fait Barthes de la maxime larouchefoucaldienne, et en le ramenant à une caractéristique proprement structurale. Car, évidemment, tout la question du « discontinu », une fois définies les unités de bases qui en constituent le socle, reste de savoir 1 G. Poulet, Études sur le temps humain 2, la distance intérieure, op. cit., p. 86. La thèse de Poulet, développée dans deux articles (celui-ci, de 1952, et l’article sur Joubert dans Études sur le temps humain 4, Mesure de l’instant, op. cit. de 1964 – nous citons la coll. courante de poche Pocket – qui est, globalement, un condensé du premier), est celle-ci : il pose que Joubert a pris conscience de deux états du monde, deux états indexés « ou bien à la conscience du plein, ou bien à la conscience du vide » (Études… 2, p. 95). Il soutient de plus, dans Études… 4 (p. 143), que ces deux mondes sont celui, sensible, du corps, et celui, éthéré, de l’âme (il insiste dans ce second article sur le fait que Joubert est un penseur néoplatonicien). C’est dans cette opposition de deux mondes que se joue, selon lui, la « discontinuité » fondamentale propre à Joubert – « Discontinuité première dont Joubert, plus qu’aucun autre, si ce n’est Maine de Biran, a eu la conscience douloureuse. » : il cite alors le célèbre passage sur Montaigne et l’incapacité de Joubert à réussir du discours « continu » et précise que « tout ne consiste chez Joubert qu’en phrases détachées, mots isolés, perles défilées » (Études… 2, p. 107 & 108). Pour Poulet, toute la littérature de Joubert vise à une réconciliation de ces deux mondes, réconciliation qui passe par l’invention d’un lieu vacant, que Joubert appelle dans ses Carnets « l’espace » : « si, au lieu de s’enfermer tour à tour dans la conscience de l’un ou de l’autre de ces deux mondes, l’on essaie de les mettre en rapport ; si au lieu de nier l’un par l’autre (comme le fera Mallarmé), l’on s’efforce de situer l’un dans l’autre, alors tout change, tout devient facile, tout est sauvé. » (Études… 2, p. 96) ; ce qui, dit en termes platoniciens 12 ans plus tard, devient : « L’art de Joubert est donc essentiellement métaphorique. Il consiste, par l’entremise des images, à “rendre sensible et palpable ce qui est abstrait”. » (Études… 4, p. 145). Ainsi, la littérature de Joubert consisterait-elle, selon Poulet, à créer le vide nécessaire à l’articulation d’un monde que Poulet n’hésite pas à qualifier d’imaginaire avec la réalité du monde sensible (réel), fabriquant ainsi du « continu » : « L’âme, c’est donc un vide, une pure capacité, où peuvent habiter les formes de nos pensées. » (Études… 2, p. 105). Dans Études… 4, Poulet utilise pour qualifier les fragments de Joubert un terme qui n’apparaît pas du tout 12 ans plus tôt, dans Études… 2, à savoir : celui de maxime ! Il utilise la caractéristique « de perfection » de celle-ci, et même s’il la différencie de la maxime de La Rochefoucauld, il n’en reste pas moins que, pour lui, « Én un mot, la maxime joubertienne existe à la fois en soi, dans la rigueur de son contenu, et dans l’entre-suite qui la lie à une vaste indétermination environnante. » (Études… 4, p. 147). Poulet se montre donc dans ces articles sous un jour profondément structuraliste et place l’espace de Joubert comme le vide nécessaire aux glissements spatiaux et temporels inhérents à la structure (« Si donc d’un côté le temps, c’est de la continuité, c’est-à-dire au fond, de l’espace, de l’autre, le temps, c’est encore tout ce qui s’inscrit et se succède dans cette continuité, c’est-à-dire le contraire même de l’espace. […] Temps comparable, non plus à l’espace, mais à la multiplicité des figures qui peuvent partiellement l’occuper. » (Études… 2, p. 109). La case vide (l’objet=x de Deleuze), ce serait donc pour Joubert, selon Poulet, « L’espace alternativement garni d’éléments qui l’affirment ou qui “le nient”, se révèle comme le lieu où les pensées ont lieu. » (Études… 4, p. 149). Poulet donne ainsi une bonne définition du temps structuraliste en expliquant que « Le temps humain véritable serait, non une continuité dans le plein, mais une continuité dans et par le vide ; non un enchaînement mais un raison de rapports. » (Études… 2, p. 117). Blanchot, dans son article sur Joubert, cite celui de Poulet (celui de 1952, Études… 2), mais tentera de développer l’espace autrement que comme une case vide à remplir – nous allons y revenir – ; mais reconnaissons, par honnêteté intellectuelle, que Poulet est à deux doigts d’un tel développement : lorsque par exemple il dit de l’espace qu’« il contient déjà tout le reste. », il n’en fait plus une case vide, et le considère comme du virtuel ; mais il ne peut s’empêcher de rabattre cette découverte en affirmant, la phrase d’après, que « Sans espace il est impossible à celle-ci [la pensée] de se déplacer. (Études 4…, p. 154). 2 J.-P. Corsetti, « Préface », in J. Joubert, Carnet Tome I, op. cit., p. 13. 148 quel est le liant, « le lien fluide qui les tient »1. Et, fatalement, Corsetti répondra, comme Barthes – mais en se revendiquant de Blanchot, ce qui est, selon nous, un contre sens de la thèse de ce dernier – que ce liant ne peut être que le vide. Il lie clairement la « discontinuité » au manque (celui-ci étant entendu comme une case vide, alors que pour Blanchot, le manque est excès2), seule condition pour permettre aux unités que seraient les fragments de Joubert, de se lier les uns aux autres. Il décrit ce mouvement en deux moments, jouant sur deux forces contradictoires « […] qui structurent le point de vue autour duquel s’organise le discours discontinu »3 : le premier est centrifuge et correspond à un éclatement de la pensée (« La première est une force d’expansion qui conduit la pensée à se fragmenter, à s’éparpiller […] »4) ; le second consiste en une force centripète qui « […] tend à se rapprocher du centre. Elle procède par rétention et épuration, elle concentre. Après l’expérience des germes, des gouttes, des évaporations et des pellicules, il s’agit à présent de travailler à la reconquête de l’unité. »5). Et c’est ce second mouvement qui permet la liaison entre les fragments dispersés, qui instruit le mécanisme de la structure articulée à la case vide : « La dissémination précède le retour vers le centre, c’est-à-dire vers le repos, le vide. ». Corsetti revendique cette théorisation de Blanchot (lui indexant le terme repos), mais en arrive, en fin de compte, à la vision structuraliste classique puisqu’il explique que ce centre, ce repos, ce vide sont l’équivalent de la case vide dans la construction structuraliste : les Carnets de Joubert montreraient ainsi « […] une certaine pratique de l’écriture asymptotique qui, plutôt que de se sédentariser dans un système, un opus, se présente plus volontiers comme un espace vacant que viendraient occuper des instants de lucidité, des germes de centre. »6 Nous retrouvons, avec cette analyse de Corsetti des Carnets de Joubert, la définition structuraliste de la nécessité du vide comme condition au mouvement de l’objet=x décrit par Deleuze que nous avons développé plus haut pour définir, avec Barthes, la maxime comme structure7. Finalement, il reprend à son compte la thèse de Poulet, et en arrive aux mêmes impasses. Corsetti, comme Poulet et comme Barthes, invite le vide parce qu’il en a besoin (pour colmater le plein) – et peut être ainsi rangé parmi ceux que nous avons appelés, avec Nietzsche, les puritains qui préfèrent rendre l’âme couchés sur un néant indubitable que sur une réalité mal assurée8. Ces puritains qui en restent à cette position alors que nous tentons de le conceptualiser, ce vide, comme plein – plein de rien, plein de néant. Nous avions opposé plus haut à Barthes l’idée d’un vide qui ne serait pas entre chaque unité pleine. C’est la raison pour laquelle nous avions abandonné le couple « continu »/« discontinu », parce qu’il en revenait toujours, en fin de compte, à du « continu ». Notre ambition, avons-nous dit plus haut, est infiniment plus grande. Et c’est grâce à Blanchot que nous allons tenter de l’exposer. Blanchot se confronte à Barthes dans Le livre à venir. Cet agôn s’orchestre autour de mots communs à eux deux, comme neutre ou zéro. Dans ce chapitre, intitulé « où va la littérature ? » Blanchot reconnaît à Barthes d’avoir écrit, avec Le degré zéro de l’écriture, 1 Ibid. Sur cette question, cf. Sophie Lemaître & Frédéric Céladon, « Le Sujet, entre risque et transgression », revue Chimères n° 65 « Anti ! », été 2007, p. 102-118. 3 J.-P. Corsetti, « Préface », in J. Joubert, Carnet Tome I, op. cit., p. 14. 4 Ibid. 5 Ibid. 6 Ibid., p. 15. 7 Cf., dans la présente première partie de la présente thèse, 2.3.2.3. La maxime comme modèle de la structure selon Barthes. Sur l’objet=x de Deleuze, cf. note 3, p. 73 de l’idem présente première partie de l’itou présente thèse. 8 Cf. la note 4, p. 119 de la présente première partie de la présente thèse. 2 149 « […] l’un des rares livres où s’inscrit l’avenir des lettres […] »1. Pour Blanchot, le livre de Barthes a donc perçu dans quelle direction pouvait aller la littérature. Mais cette introduction élogieuse ne doit pas nous tromper, car c’est bien de conceptualiser un lieu extrêmement complexe, un ring sur lequel se joue une joute serrée et violente, qu’il s’agit : ce lieu, c’est précisément celui du manque. Nous avons déjà longuement développé ce qu’en faisait Barthes, et comment il le pensait, ce manque, comme case vide nécessaire au bon fonctionnement de la structure, comment il convoquait, dans ce cadre, le neutre2. Blanchot explique ce que Barthes nomme le degré zéro ainsi : dès lors qu’on a pris acte de « […] la perte d’unité dont souffre ou s’enorgueillit la littérature présente […] c’est une nécessité pour chacun de chercher à se dégager de ce monde et c’est une tentation pour tous de le ruiner, afin de le reconstruire pur de tout usage antérieur, ou mieux encore de laisser la place vide. »3 Autrement dit, Barthes et Blanchot parlent du même lieu (sont sur le même ring), ils partent du constat que la littérature est (devenue) le lieu impossible d’une unité, comme l’endroit et le moment où se joue cette impossibilité. Cette tentation face à ce que Blanchot nomme le désastre (et qui n’est pas, seulement, lié à Auschwitz ; le désastre est, avant tout, le monde après que Dieu est mort), tentation à laquelle il tente de ne pas succomber – il lutte contre la tendance à faire de ce désastre un moment nihiliste qui consiste à reconstruire l’unité perdue sur du néant4 – , c’est donc cette tentation qui emporte Barthes lorsqu’il invite à mettre en lieu et place de cette absence d’unité systémique (conséquence de la mort de Dieu) une place vide, de faire du manque le manque négatif de quelque chose : « Écrire sans “écriture”, amener la littérature à ce point d’absence où elle disparaît […] c’est là le “degré zéro de l’écriture”, la neutralité que tout écrivain recherche délibérément ou à son insu et qui conduit quelques uns au silence. »5 Mettre ainsi le manque du côté du vide, c’est, pour Blanchot, condamner la littérature à ne pas avoir d’avenir (ni même de présent). Blanchot s’oppose à cette vision de l’avenir qui indexerait la littérature au vide – Blanchot qui, s’il tente de l’inscrire également dans le manque, fait de ce manque quelque chose qui n’est pas négatif. Après avoir décrit le ring de la joute qu’il instruit avec Barthes (« En nous orientant, par une réflexion importante, vers ce qu’il a appelé le zéro de l’écriture, Roland Barthes a peut-être désigné aussi le moment où la littérature pourrait se saisir »6), Blanchot se démarque de son adversaire en imaginant un autre issue au combat : « Mais c’est qu’en ce point elle ne serait pas seulement une écriture blanche, absente et neutre, elle serait l’expérience même de la “neutralité”, que jamais l’on entend, car quand la neutralité parle, seul celui qui lui impose le silence prépare les conditions de l’entente, et cependant ce qu’il y a à entendre, c’est cette parole neutre, ce qui a toujours été dit, ne peut cesser de se dire et ne peut être entendu […] »7. Blanchot indexe ici le neutre non pas au vide, à l’absence (au négatif – fut-il, par son absence même, dit neutre), mais à l’indéterminé, à un plein virtuel, à un positif qu’il appelle le manque, et dont la littérature se doit de faire quelque chose. Dans son article sur Joubert, Blanchot développe ce qu’il entend par manque en utilisant ce que Joubert appelle l’espace. 1 M. Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 279. Cf. note 2, p. 118 de la présente première partie de la présente thèse. 3 M. Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 281-282. 4 Si « le fragmentaire, plus que l’instabilité (la non-fixation), promet le désarroi, le désarrangement […] j’appelle désastre ce qui n’a pas l’ultime pour limite : ce qui entraîne l’ultime dans le désastre. […] Quand tout est dit, ce qui reste à dire est le désastre, ruine de parole, défaillance par l’écriture, rumeur qui murmure ce qui reste sans reste (le fragmentaire). » (M. Blanchot, L’Écriture du désastre, op. cit., p. 17, 49 & 58). 5 M. Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., 282. 6 Ibid., p. 285. 7 Ibid. 2 150 Joubert, selon Blanchot, cherche à fabriquer un « ouvrage dont le sujet soit tout autre que le sujet manifeste, qui ne doive s’achever ni ne puisse commencer, ouvrage qui soit comme en défaut par rapport à lui-même […] »1 Joubert est le prototype de l’auteur qui cherche (trouve) le livre à venir, un livre qui ne s’inscrit pas tant dans le futur que dans le présent. Œuvre impossible donc, qui tente de se situer au cœur même du ring que nous avons tout à l’heure circonscrit. Citant une notation de Joubert du 17 juin 1812 (« N’ayant rien trouvé qui valût mieux que le vuide, il laisse l’espace vacant. »2), Blanchot explique que l’écrivain est obligé d’inventer un espace où un tel projet pourra se jouer : « L’espace, voilà, en effet, le cœur de son expérience, ce qu’il trouve dès qu’il pense à écrire et auprès de toute écriture », un espace qui est « […] cette réserve d’aisance et d’indétermination […] »3 nécessaire à une telle entreprise. Blanchot voit en Joubert un auteur qui, comme Barthes, comme lui-même (et comme nous), situons le cœur de la joute en un tel lieu, un lieu où l’écriture, impossible, devient possible dans cette impossibilité4. Joubert est de ces auteurs qui tentent de le décrire, cet espace, d’en dresser un plan. Joubert, pour ce faire, doit se laisser inspirer par cet espace, c’est pourquoi il doit être un « […] instrument qui a toute l’étendue et la continuité du grand espace, mais musique faite de sons toujours discontinus, désunis et déliés. » Blanchot cite ici une notation de Joubert du 31 octobre 1818 (« Je suis une harpe éolienne. Aucun vent n’a soufflé sur moi »5), et reprend à son compte les termes « continu » et « discontinu », ce qui pourrait nous perdre, à ce moment de notre cheminement. Blanchot en reviendrait-il à cette dualité que nous avons qualifiée de pauvre ? Il nous semble que non car, en prenant l’image de l’instrument de musique, si Blanchot tente de relier, poétiquement, la « discontinuité » des notes avec la « continuité » de la musique, bien plus il essaye de penser la continuité entre l’auteur et son œuvre. Là où nous épinglions une distinction inefficiente qui aboutit à disjoindre plus encore l’expression (soi-disant « discontinue » chez La Rochefoucauld) et le contenu (qui resterait, lui, « continu »), Blanchot va plus loin et dépasse la « discontinuité » de l’expression et du contenu pour penser la « continuité » entre l’auteur et l’œuvre : il précise en effet que si l’auteur doit être l’instrument de musique, il est avant tout la musique elle-même (« […] l’espace lui-même qui se ferait instrument de musique […] »6). Joubert n’écrit-il pas lui-même, alors qu’il se dit harpe éolienne, qu’« aucun vent n’a soufflé sur moi » ? Aussi ne s’agit-il pas, pour Blanchot, d’articuler le « continu » au « discontinu » au sein de l’expression (ce qui reviendrait à affirmer que l’impossibilité de la littérature est une impossibilité de faire de la littérature, ce qui n’est en rien la thèse de Blanchot), mais il est plutôt question pour lui de dépasser cette opposition en créant un espace d’attente indéterminé, espace qui est la condition de l’indistinction entre l’auteur et son œuvre, espace où cette dualité entre l’auteur et l’œuvre perd son sens : « Joubert est donc là dans l’attente, attendant du temps le passage à l’espace, et attendant du temps encore la concentration de l’espace en pur moment essentiel, en cette goutte de lumière qui se fera mot […] »7. Joubert, lui aussi, exprime ses questions grâce aux termes « continu » et « discontinu », mais il ne le 1 M. Blanchot, « Joubert et l’espace », in Le Livre à venir, op. cit., p. 77. J. Joubert, Carnets Tome II, op. cit., p. 355. 3 M. Blanchot, « Joubert et l’espace », in Le Livre à venir, op. cit., p. 78. 4 « Ne pas écrire – quel long chemin avant d’y parvenir, et cela n’est jamais sûr , ce n’est ni une récompense ni un châtiment, il faut seulement écrire dans l’incertitude et la nécessité. […] Que d’efforts pour ne pas écrire, pour que, écrivant, je n’écrive pas, malgré tout – et finalement je cesse d’écrire, dans le moment ultime de la concession ; non pas dans le désespoir, mais comme l’inespéré : la faveur du désastre. […] Rien de négatif dans “ne pas écrire”, l’intensité sans maîtrise, sans souveraineté, l’obsession du tout à fait passif. » (M. Blanchot, L’Écriture du désastre, op. cit., p. 23). 5 J. Joubert, Carnets Tome II, op. cit., p. 570. Il précise également : « Les sons de la harpe (ou lyre) éoliennes. Ils ne sont pas liés, mais ils sont ravissants. » (Ibid.). 6 M. Blanchot, « Joubert et l’espace », in Le Livre à venir, op. cit., p. 88. 7 Ibid., p. 89. 2 151 fait pas pour savoir comment l’un et l’autre s’articulent au sein de l’expression (peu lui importe, comme à Blanchot, la question de savoir comment des mots, a priori construits comme discrets et donc signes d’une « discontinuité », s’agencent dans un discours « continu » qui est la langue), plutôt pour savoir quel est ce lieu, cet espace, où il est comme un prisonnier en attente de quelque chose à venir (qui ne viendra pas dans le futur, chronologiquement s’entend, mais qui peut venir, dans l’éclatement de l’instant) – quelque chose qui n’est pas tant son œuvre que lui-même : « Lorsqu’il [Joubert] découvre que, dans la littérature, toutes choses se disent, se font voir et se révèlent avec leur vraie figure et leur secrète mesure, dès qu’elles s’éloignent, s’espacent, s’atténuent et finalement se déplient dans le vide incirconscrit et indéterminé dont l’imagination est l’une des clés, il en conclut hardiment que ce vide et cette absence sont le fond même des réalités les plus matérielles, au point, dit-il, que si l’on pressait le monde pour en faire sortir le vide, il ne remplirait pas la main. »1 Cet espace d’attente dans lequel, à chaque instant, l’auteur et l’œuvre s’indistinguent, cet espace donc est la véritable matière du monde (quelle que soit la façon dont on définit celui-ci), car cette matière (le stuff dont parle Shakespeare2) comporte, déjà, tout ce qui peut être (son indétermination n’est pas tant absence de détermination que virtualité de toutes les déterminations possibles). C’est pourquoi ce lieu ne peut pas être vide : car il est déjà plein de cette attente, de tous les possibles qui naissent de cette attente, de cette indistinction entre l’auteur et son œuvre, entre l’œuvre et son auteur. Pour Blanchot, une telle position d’attente est la raison de la forme diarique (journal) que prend la littérature de Joubert : « […] voilà ce qui l’a conduit à ne penser que dans le cadre d’un journal, en s’appuyant sur le mouvement des jours et en demandant à ce mouvement le passage de lui-même à lui-même – à l’expression de lui-même – dont il est l’attente patiente, souvent déçue, de même que la harpe est l’attente silencieuse du vent »3 – du vent qui ne viendra jamais, puisqu’il est déjà virtuellement là. Si Joubert attend, dans cet espace, le mot – celui qui sera le seul nécessaire, qui est le fragment(s) où auteur et œuvre se confondent et se différencient –, nous pourrions tout autant dire que c’est le mot qui attend Joubert… Et ce mot à venir, cet auteur à venir (ce livre à venir), contrairement à ce que pense Barthes, n’est pas neutre au sens d’une place vide en attente d’être remplie par un fragment structural. Il est neutre en ce qu’il peut sembler, vu dans son ensemble, unifié à cause de toutes les virtualités positives et négatives qui s’équilibrent – comme les vagues à la surface de la mer. Cet espace, c’est ce que nous nommons le fragment(s) : « Le mot ne nie pas, mais consent, et s’il apparaît parfois complice du néant, ce “néant” dit Joubert, n’est rien d’autre que “la plénitude invisible du monde”, dont il revient à la parole de mettre au jour l’évidence, vide qui ne se fait pas voir, mais est présence lumineuse, fissure par où s’épanouit l’invisibilité. »4 En somme, et c’est sur ce point que Blanchot déplace la joute vers une piste qui nous intéresse, ce qui ce passe à un tel point (l’espace, le manque, le neutre, le désastre – le fragment(s) –), c’est bien un processus particulier de subjectivation où l’auteur attend de devenir l’œuvre, et vice versa – précisons à nouveau que cet auteur & cette œuvre à venir expérimentent une telle attente dans l’instant, cet à venir ne s’inscrivant pas dans un futur entendu au sens chronologique du terme. C’est « l’intermittence dont il fait bien le fond continu de l’âme », qui caractérise le processus de subjectivation qui se joue dans chacun des fragments de son journal, à chaque instant où se donne le fragment(s). Ainsi disons-nous, à partir de notre lecture de Blanchot présentant sa lecture de Joubert, que l’espace n’est pas le vide nécessaire aux fragments pour circuler, mais 1 Ibid., p. 81. « We are such stuff as dreams are made on, And our little life is rounded with a sleep… » (« Nous somme d’une matière telle que les rêves, et notre si courte vie s’enroule sur elle-même, dans un somme… » (Shakespeare, La Tempête, Acte IV, Scène 1.) 3 M. Blanchot, « Joubert et l’espace », in Le Livre à venir, op. cit., p. 88. 4 Ibid., p. 82. 2 152 plutôt que le fragment(s) est l’autre nom de cet espace, plein de l’attente de ce qui peut venir dans un présent qui éclate (Benjamin), qui permet à cet espace de se recomposer sans cesse, à chaque instant, espace qui contient tout autant l’auteur à venir que l’œuvre à venir, fragment(s) où ils sont, auteur et œuvre, indistingués. Nous faisons certes dire à Blanchot ce qu’il n’écrit peut-être pas. Car, comme nous avons plus haut tenté d’être honnête avec Georges Poulet, nous nous devons de l’être avec Blanchot (et peut-être, finalement, avec Joubert lui-même). Prêter à Blanchot le fait que l’espace de Joubert soit en rapport avec un processus de subjectivation, c’est le tirer du côté de conceptualisations qui lui sont probablement étrangères. C’est l’amener sur les terres de Deleuze-Guattari, qui feraient sûrement de cet espace joubertien un chaos (qui se définit, nous allons le voir, moins par sa désorganisation que par la virtualité qui le caractérise), un plan de consistance d’où peut émerger un concept, un affect ou un fonctif1. Mais assumons cette distorsion et affirmons, une nouvelle fois, avec Joubert lu par Blanchot, que nous ne considérons pas l’espace comme un vide qui permet aux fragments de s’agencer les uns avec les autres, prenant chacun leur tour une place dans la case vide que cet espace serait censé être. Nous pensons, bien au contraire, que l’espace n’est pas vide mais qu’il est plein – plein de vide, plein comme l’est une virtualité pleine de virtualités. Il ne saurait laisser de place à un quelconque fragment, puisqu’il est, lui-même, fragment(s). Là où pour Barthes, par nous interprété (distordu, injustement sûrement, avec raison passions plus sûrement encore), le manque se lit en termes négatifs – fut-il qualifié de neutre – en ce qu’il est nécessaire pour que les unités paradigmatiques circulent2, pour Blanchot, par nous interprété (idem), l’espace se lit en termes positifs, en ce qu’il est quelque chose qui ne laisse la place à rien d’autre qu’à tous les devenirs possibles : il est un fragment(s). 1 Cf., dans la deuxième partie de la présente thèse, le Chapitre 2) Le concept comme fragment(s) philosophique. Nous ne disons pas que, pour Barthes, la littérature est le vide, mais que celui-ci est nécessaire pour qu’elle puisse être envisagée. 2 153 154 Chapitre 3) Où voulons-nous en venir ? Nulle part. Car il n’était pas question pour nous, en prenant ces trois acceptions du fragment par l’exemple, de dresser une histoire qui aboutirait à la véritable définition du fragment, nous ne voulions pas arriver quelque part. Il n’existe pas d’évolutivité naturelle du concept de fragment (au sens d’une histoire naturelle) qui nous amènerait d’une préhistoire de la littérature ou de la philosophie où le fragment ne serait qu’un morceau existant en soi (définition 1), puis deviendrait un élément à mettre en rapport avec d’autres pour (re)composer un œuvre passée et détruite ou à venir et à faire (définition 2), et exprimerait enfin une volonté, plus ou moins consciente, de procéder à un tel exercice en assumant l’inachèvement (définition 3), troisième définition inscrite dans le présent de notre époque où l’achèvement, mort de Dieu oblige, ne serait plus possible. Ne nous méprenons pas : ce n’est pas parce que nous avons analysé le fragment avec les termes contenu et forme (contenu et expression) et que nous avons proposé de voir… • Les Pensées de Pascal comme un contenu chrétien, apologétique mais tirant vers une écriture, de fait, fragmentaire, • La maxime de la Rochefoucauld (dans ses Réflexions ou Sentences et maximes morales) comme le prototype de la forme structuraliste (la maxime), • Vauvernargues et ses Réflexions et Maximes comme un déplacement de cette tendance fragmentaire vers l’aphorisme, • Rivarol (et ses Pensées diverses) ou encore Chamfort (et ses Produits de la Civilisation Perfectionnée) comme des immoralistes laissant affleurer le fragment(s), • et Joubert et son Journal comme les prototypes d’une indistinction expression/contenu, auteur/œuvre, qui nous a permis de définir le fragment(s) comme un processus particulier de subjectivation, que nous avions déjà élaboré avec Kafka ou Soares et leur Journal, et que nous allons maintenant conceptualiser, … ce n’est pas parce que nous avons suivi ce fil historique, que nous croyons qu’il s’agit là d’une histoire. Ou plutôt, s’il s’agit d’une histoire, elle est de celles que l’on raconte aux enfants, pas de celles qui dressent les grandes thèses historiques qui n’amènent nulle part qu’au néant. Nous avons donc raconté l’histoire du fragment, nous en avons fait sa généalogie, en analysant des couches que nous avions trouvées, soit parce que nous les cherchions (c’est le travail nécessaire à une thèse), soit parce que nous les avons rencontrées, par hasard, lors de nos recherches. Et l’histoire que nous avons raconté se finit ainsi (il y a toujours une fin à une histoire, ce qui ne signifie nullement que le champ qu’elle ouvre soit fini – nous préférons le terme terme), elle se termine ainsi : nous avons fini par saisir Héraclite et les moralistes tardifs que sont Chamfort et Joubert la main dans le sac. Le premier a été pris en flagrant délit de construction volontaire (consciente ou non, peu nous importe) du fragment(s) alors qu’il vivait il y maintenant à peu près 2550 années, et les seconds ont tellement réinterrogé « la proposition universelle qu’est la maxime »1, qu’ils en ont rejoint, aux tous premiers rayons de l’aube du XXe siècle qui est maintenant derrière nous, le premier dans le présent de la phrase qu’ici nous achevons en lui mettant un point. 1 J. Lafond, « Préface », in Les Moralistes du XVIIe siècle, op. cit., p. XXXI. 155 Sont-ils les seuls ? Bien sûr que non et, déjà, nous pourrions ajouter les têtes d’un Montaigne ou d’un Nietzsche à notre tableau de chasse. D’un Cioran aussi, et d’autres encore… morts, pas encore nés, ou vivants. Tous ne se valent pas, et si certains de ces individus sont ceux que nous nommons, avec Nietzsche, les hommes supérieurs (ceux qui se laissent prendre, la main dans le sac avons-nous dit, la subjectivité dans le fragment(s) disons-nous et qui, s’ils s’approchent du surhomme en restent profondément éloignés – cf. tout le IVeme livre d’Ainsi parlait Zarathoustra –), plus nombreux sont ceux qui nous font croire qu’ils en sont. Or, ce ne sont pas les pseudo-hommes culpabilisés de n’être que des hommes qui nous intéressent, ce sont plutôt ces coupables pris la main dans le sac et qui assument leur crime avec qui nous voulons nous confronter (jouter) : car ne nous intéresse que ce qui fait agencement collectif d’énonciation, le reste, qui n’est que taxinomie, nous le laissons aux puritains. « Les Maximes, les Axiomes, sont, ainsi que les Abrégés, l’ouvrage des gens d’esprits, qui ont travaillé, ce semble, à l’usage des esprits médiocres ou paresseux. Le paresseux s’accommode d’une Maxime qui le dispense de faire lui-même les observations qui ont mené l’Auteur de la Maxime au résultat dont il fait part à son Lecteur. Le paresseux et l’homme médiocre se croient dispensés d’aller au-delà, et donnent à la Maxime une généralité que l’Auteur, à moins qu’il ne soit lui-même médiocre, ce qui arrive quelquefois, n’a pas prétendu lui donner. L’homme supérieur saisit tout d’un coup les ressemblances, les différences qui font que la Maxime est plus ou moins applicable à tel ou tel cas, ou ne l’est pas du tout. Il en est de cela comme de l’Histoire naturelle, où le désir de simplifier a imaginé les classes et les divisions. Il a fallut avoir de l’esprit pour les faire. Car il a fallu avoir de l’esprit pour les faire. Car il a fallu rapprocher et observer des rapports. Mais le grand Naturaliste, l’homme de génie voit que la Nature prodigue des êtres individuellement différents, et voit l’insuffisance des divisions et des classes qui sont d’un si grand usage aux esprits médiocres ou paresseux ; on peut les associer : c’est souvent la même chose, c’est souvent la cause et l’effet. »1 Nous avons dit que sous la maxime, c’est l’aphorisme qui affleure, et sous l’aphorisme c’est le fragment(s) qui parle. Mais cela est, maintenant, trop simpliste. Car le fragment(s) ne parle pas seulement sous, mais aussi dessus, dedans, dehors, à côté d’une expression qui se prend à mal se distinguer d’un contenu, d’une œuvre qui se confond avec son auteur. C’est toute une façon de concevoir les organismes, que des siècles de philosophie et des années d’éducation nous ont appris à différencier (l’œuvre comme organisme d’un côté, l’auteur comme organisme de l’autre), qu’il nous faut ici, à l’aune du fragment(s), entièrement revoir. Nietzsche sera celui (nous le montrerons dans la troisième partie de cette thèse) qui, entre la maxime, l’aphorisme et le fragment(s), ne cessera de réinterroger les limites que découvrent (et, plus encore, inventent) ce troisième, limites entre la structure de cette première et le processus de subjectivation collective de ce deuxième. « Entendre avec les yeux, voir avec les oreilles, représenter avec de l’air, circonscrire dans peu d’espace et de grands vides ou de grands pleins, que dis-je ? l’immensité même et la matière toute entière, telles sont les merveilles incontestables et faciles à vérifier qui s’opèrent perpétuellement par la parole et l’écriture. »2 1 2 Chamfort, Œuvres, op. cit., p. 5-6. J. Joubert, Carnets Tome I, op. cit., p. 392 (Notation du 8 mars 1799). 156 Comment cela est-il possible ? Grâce à 3 éléments, qui nous ont permis de sortir de notre taxinomie du fragment en 3 définitions, et qui se sont dégagés d’eux-mêmes comme les 3 caractéristiques d’où nous sommes partis pour construire notre concept de fragment(s) : 1) Le fragment(s) est la condition de l’indistinction expression/contenu. Il est un processus de subjectivation où les limites entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation sont réinterrogées. C’est une question linguistique qui renvoie à une conception pragmatique du langage. Nous ouvrirons donc la deuxième partie de la présente thèse en tentant le passage d’une subjectivité conçue par la linguistique structurale comme individualisée, à l’agencement collectif d’énonciation qui est un processus de subjectivation conceptualisé par la linguistique pragmatique de Guattari-Deleuze qui ouvre à la production de subjectivités collectives. 2) Le fragment(s) est l’espace conçu comme plan de consistance positif, vide plein de vide, plan d’où il émerge lui-même. Il est un processus de subjectivation où l’émergence du sujet est moins celle d’une entité personnologique, individuée, que la naissance d’un concept, voire de personnages conceptuels. Cette question philosophique, qui fait du fragment(s) un concept tel que le définissent Deleuze-Guattari, sera développée dans un second temps. 3) Après ces deux premiers temps, qui reviennent à circonscrire la philosophie telle que la construisent Guattari-Deleuze (de L’Anti-Œdipe à Qu’est-ce que la philosophie ? en passant par Mille plateaux), nous en arriverons à notre concept. Pour nous, le fragment(s) est donc un processus où auteur, œuvre et lecteur s’indistinguent. Les fragments ne se réduisent pas à des briques pleines qui tiennent ensemble dans un espace vide : le fragment(s) est un processus de subjectivation dont le modèle littéraire est le journal (ou, si Camus y tient, et nous sommes d’accord pour être d’accord avec lui : le roman), ou même le cinéma. Il est une expérience de la rencontre d’individus qui, se rencontrant au seuil de l’éternel retour, se perdent comme individus. C’est une question esth-éthique, que nous traiterons en conclusion de notre deuxième partie, en nous appuyant sur Blanchot et Eisenstein. 157 158 Deuxième partie Le fragment(s) comme concept d’une rencontre subjective collective au seuil de l’éternel retour 159 160 Chapitre 1) Du sujet structuraliste subjectivation (au fragment(s) subjectif) au processus de 1.1 La linguistique structuraliste « traditionnelle » (Saussure) et ses postulats. 1.1.1 Les quatre postulats de la linguistique saussurienne Il est classique d’affirmer que la linguistique, entendue comme la science fondée par Ferdinand de Saussure, se soutient de quatre postulats. 1) Le premier de ces postulats – celui qui a la vie la plus dure et que l’on retrouve dans tous les mouvements linguistiques modernes – est la dichotomie langue/parole. La parole est un acte individuel, qui correspond à une activité « psycho-physique »1, processus incluant les formations de la psyché, le cerveau et les organes de la phonation comme le larynx. La langue, quant à elle, « est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d’un ensemble d’individus ; car la langue n’est complète dans aucun, elle n’existe parfaitement que dans la masse. »2 La langue est donc du côté du social, et la linguistique – la science inaugurée par Saussure – se doit de ne poursuivre qu’un seul objectif, celui de s’occuper de la langue (c’est-à-dire du langage, comme fonction de l’institution sociale) ainsi opposée à la parole qui en est la réalisation concrète et individuelle. La linguistique, de par ce premier postulat, se présente donc à la modernité comme une science sociologique. 2) Le second postulat tient à la constitution même de la science linguistique saussurienne. Si, au XIXe siècle, la linguistique traitait de l’évolution, de la transformation – et du progrès – des langues (la découverte du Sanskrit permettant de repérer les langues dites indoeuropéennes dans une histoire générale des langues), Saussure tente de rompre avec cette démarche historiciste, et pour cela pose un second postulat qui est la distinction synchronie/diachronie : « l’opposition entre les deux points de vue – synchronique et diachronique – est absolue et ne souffre pas de compromis »3 affirme-t-il. Le point de vue diachronique concerne « tout ce qui a trait à l’évolution »4 : c’est par exemple grâce à son côté diachronique que la linguistique peut expliquer les variations d’une langue dans le temps (comment « castel » devient, en français, « château »…). Selon Saussure, « tout ce qui est diachronique dans la langue ne l’est que par la parole »5, et c’est un point essentiel pour comprendre comment ce second postulat s’articule avec le premier : si l’on veut concevoir, avec Saussure et plus tard avec les penseurs structuralistes, l’idée d’une quelconque transformation, évolution ou modification du langage, on ne peut le faire qu’en distinguant bien d’un côté ce que l’individu fait d’un savoir qui lui échappe (et qu’il protège, « comme un trésor » dit Saussure) – c’est-à-dire la façon dont, par l’utilisation concrète de la langue (la parole), il la transforme –, et de l’autre la langue « en elle-même et pour elle-même » qui n’est concevable que comme entité construite sur certaines lois et donnée une fois pour toutes – cette dernière conception de la linguistique 1 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 37. Ibid. 3 Ibid., p. 119. 4 Ibid., p. 117. 5 Ibid., p. 138. 2 161 étant dite linguistique synchronique. En l’occurrence, dans cette conception, l’aspect évolutif est du côté individuel : c’est par la façon dont chaque individu, par la parole, s’approprie la langue qu’il y a transformation et évolution de celle-ci. Le point de vue synchronique conçoit au contraire la langue comme un état stable, dégagée qu’elle est de toute perspective historique : « est synchronique tout ce qui se rapporte à l’aspect statique de notre science. »1 C’est à partir de ce postulat que la langue peut alors être conçue comme un système. 3) Le système en question est parfaitement circonscrit par Saussure. Sa clef de voûte reposant dans le troisième postulat, celui du concept de dualité du signe (signifiant/signifié) : « nous appelons signe la combinaison du concept et de l’image acoustique [cf. le célèbre dessin représentant un cercle séparé en deux par un trait horizontal avec dans la partie haute un dessin : ( ) – la face signifiée – et dans la partie du bas un mot : (arbor) – la face signifiante –] […] Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant. »2 Il est essentiel de comprendre que ces deux faces du signe, le signifié (qui correspondrait au concept) et le signifiant (qui correspondrait à l’image acoustique) ne sont pas exactement, pour le signifié, l’objet (le concret, le sensible des stoïciens) et pour le signifiant, la façon de le concevoir. Le signe qui articule le signifié et le signifiant est plutôt à entendre, comme le dit Deleuze, « sous forme d’une antinomie : deux séries étant données, l’une signifiante et l’autre signifiée, l’une présente un excès, l’autre un défaut, par lesquels elles se rapportent l’une à l’autre en éternel déséquilibre, en perpétuel déplacement. »3 Si l’on pense indépendamment l’un de l’autre le signifiant et le signifié, le signe en tant qu’unité de base de la langue ne veut plus rien dire : « la langue est encore comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso. »4 4) Car, en fait, le quatrième et dernier postulat définit la construction même de la langue comme système, c’est-à-dire de la langue conçue 1) comme opposée à la parole, 2) dans une perspective synchronique, et 3) avec comme élément de base le signe à double face. Il s’agit de la primauté du système sur l’élément : Danièle Manesse, dans son article sur la linguistique dans l’Histoire de la philosophie de Châtelet, explique que « les éléments de la langue ne sont décrits que les uns par rapport aux autres ; ils n’ont pas de valeur intrinsèque. »5 Et Benveniste expose ainsi le concept de système développé par Saussure, terme qu’il associe à celui de structure : « et surtout, Saussure énonce la primauté du système sur les éléments qui le composent : “C’est une grande illusion de considérer un terme simplement comme l’union d’un certain son avec un certain concept. Le définir ainsi, ce serait l’isoler du système dont il fait partie ; ce serait croire qu’on peut commencer par les termes et construire le système en en faisant la somme, alors qu’au contraire c’est du tout solidaire qu’il faut partir pour obtenir par analyse les éléments qu’il renferme” (Cours de linguistique générale, p. 157). Cette dernière phrase contient 1 Ibid., p. 117. Ibid., p. 99. 3 G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 63. 4 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 157. D’où le génie de Borges qui conçoit un livre au contenu infini parce que composé d’un nombre infini de pages, livre qui n’est concevable que si ses pages sont infiniment minces (« le maniement de ce soyeux vademecum ne serait pas aisé : chaque feuille apparente se dédoublerait en d’autres ; l’inconcevable page centrale n’aurait pas d’envers ». (Jorge Luis Borges, « La Bibliothèque de Babel, in “Fictions” », in Œuvres complètes tome I, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993, p. 498). 5 Danielle Manesse, « La Linguistique », in F. Châtelet, Histoire de la philosophie, TomeVII, op. cit., p. 306. 2 162 en germe tout l’essentiel de la conception structurale. Mais c’est toujours au système que Saussure se réfère »1. Le système n’est pas la somme des éléments qui le constitueraient. Il est le monde en tant qu’envisagé comme l’articulation irréductible entre l’universel et le singulier, la langue et la parole. Labov, fondateur de la sociolinguistique2, fait de ce dernier postulat le trait essentiel du concept de structure qu’il relève dans « l’excellente définition du Webster’s New International Dictionary (deuxième édition) : “Structure : l’interrelation des parties en tant qu’elles sont dominées par le caractère général du tout”. »3 1.1.2 Importance de la distinction langue/parole dans les grands mouvements linguistiques Les différents courants linguistiques, s’ils mettent à l’épreuve les différents concepts saussuriens, restent d’une infaillible fidélité au père de la linguistique, et surtout à la distinction langue/parole qu’il a opérée. 1.1.2.1 Troubestkoï et l’école phonologique Le cercle de Prague (dite école phonologique dont l’un des chefs de fil, Nicolaï Troubetskoï, inspirera entre autres Roman Jakobson et Benveniste) critiquera ainsi l’opposition systématique synchronie/diachronie : ses membres conçoivent la possibilité d’une étude diachronique structurale par le fait de poser que deux stades différents d’une même langue (à deux époques) sont en réalité deux structures successives dont on peut étudier les relations en cherchant ce qui, dans la structure initiale, était prédisposé au changement qui a permis d’aboutir à la seconde. Mais lorsqu’il s’agit de concevoir la distinction langue/parole, le postulat saussurien s’impose : pour l’école phonologique, l’essentiel du travail de la linguistique est l’étude de la face signifiante du signe. Les réalisations concrètes en œuvre dans la parole par les individus, c’est-à-dire les sons, seront étudiées par la phonétique et non par la linguistique : c’est à ce niveau qu’on retrouve la distinction saussurienne, les sons renvoyant à la parole. La langue qui, elle, est universelle et sociale, sera analysée en fonction des unités de base que sont les phonèmes : c’est l’objet de la phonologie. Le phonème correspond à la face signifiante du signe ; ils sont en nombre fixe dans chaque langue : on dira de deux sons, dans une langue donnée, qu’ils sont des phonèmes si, de leur substitution l’un à l’autre dans un même contexte, résulte une différence de signification (/b/ et /p/ sont ainsi deux phonèmes du français car, s’ils commutent dans un même contexte, ils représentent deux signes différents : bus et puce par exemple). La phonologie, comme science d’étude des phonèmes, se centre donc sur la notion d’universaux qui sont situés du côté de la langue (et non de la parole puisque la phonétique ne s’occupe que de faits individuels organiques) – et poursuit en cela l’idéal saussurien d’une science linguistique. 1.1.2.2 Chomsky et la grammaire générative Nous retrouvons également cette non remise en question de la différence langue/parole tout autant dans le structuralisme américain que dans la grammaire générative. La force de ce 1 Émile Benveniste, « Structures et analyse », in Problèmes de linguistique générale, Paris : Éditions Gallimard, 1966, p. 92. 2 Cf., dans la présente seconde partie de la présente thèse, 1.1.3. La sociolinguistique (Labov et Bakhtine). 3 William Labov, Sociolinguistique, Paris : Éditions de Minuit, 1976, p. 171-172. 163 postulat pourrait se résumer ainsi : la linguistique s’occupe de la langue, pas de la parole ; c’est-à-dire de l’universel et pas de l’individuel. Noam Chomsky (chef de file du courant linguistique appelé grammaire générative) différencie ainsi la compétence de la performance. La compétence désigne les moyens mis à la disposition du sujet parlant pour s’exprimer. Ils peuvent être dits, ces moyens, communs et universaux pour chaque sujet parlant qui les a en sa possession dès sa naissance, ce qui explique que, chez Chomsky, la compétence peut renvoyer à la langue chez Saussure. Il faut néanmoins mettre un bémol à cette affirmation : Chomsky reconnaît en effet à chaque individu la possibilité de juger de la pertinence d’une phrase donnée et donc d’effectuer des actes de création dans la façon qu’il a de gérer cette compétence (gestion qui, du certaine manière, consiste en une recréation constante de celle-ci), or nous avons vu que, dans une conception synchronique de la langue, celle-ci ne pouvait évoluer sans « l’aide », diachronique, de la parole. On peut dire que, d’une certaine manière, pour Chomsky le sujet possède une certaine conscience de la langue qui l’habite, et agit donc sur elle dans chaque acte de langage. Ce n’est évidemment pas le cas pour Saussure puisque l’individu, pour lui, n’a aucune prise sur le système auquel il appartient. Selon Chomsky, l’enfant possède, de façon innée, des universaux linguistiques qui sont indépendants de la langue qu’il parlera, et qui lui permettent de traiter les informations linguistiques d’une façon adéquate, c’est-à-dire par exemple de reconnaître si une phrase est possible ou non. C’est à partir de là que Chomsky conçoit l’idée d’une grammaire universelle qui serait valable pour tout être humain parlant. Quant à la performance, si elle est la réalisation concrète de la compétence (au même titre que la parole chez Saussure), elle est par contre exclusivement fonction de données extra-linguistiques – psychologiques (mémoire, émotion), physiques (organes de la voix), etc. L’objet de la linguistique est bien évidemment, pour la grammaire générative, du côté de la compétence : ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les individus, mais c’est la recherche de la grammaire universelle et idéale de la langue, elle-même conçue comme un système idéal et universel. 1.1.2.3 Hjelmslev et la glossématique De même, Hjelmslev se positionne dans la lignée du fondateur de la linguistique moderne et va pousser ce postulat de la distinction langue/parole jusqu’à un extrême dont DeleuzeGuattari, nous allons le voir, vont se saisir : « un seul théoricien mérite d’être cité comme un devancier indiscutable : le suisse Ferdinand de Saussure » affirme ainsi en préliminaire de son œuvre Hjelmslev. L’important, pour le linguiste danois, c’est l’analyse de la structure de la langue, c’est-à-dire l’analyse de sa forme. La science qu’il fonde, la glossématique, est une linguistique qui « ne saurait être ni une simple science auxiliaire, ni une science dérivée. Elle doit chercher à saisir le langage non comme un conglomérat de faits non linguistiques (physiques, physiologiques, psychologiques, logiques, sociologiques), mais comme un tout qui se suffit à lui-même, une structure sui generis. »1 C’est une fois de plus la langue qu’il s’agit de différencier de la parole, celle-ci n’étant saisissable par aucune étude scientifique, celle-là étant une structure que l’on peut analyser scientifiquement. Il définit ainsi une unité de base à la langue, la fonction sémiotique qui articule le plan de l’expression (ce qui est exprimé, c’est à dire énoncé) et le plan du contenu (ce qui est interne, c’est-à-dire le contenu de ce qui est énoncé) — si l’on doit faire un rapprochement avec le signe saussurien, l’expression correspondrait au signifiant et le contenu au signifié. « Il existe une relation entre la corrélation de l’expression et la corrélation du contenu. Cette relation est la conséquence 1 Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris : Éditions de Minuit, 1968-1971, p. 12 & 13. 164 immédiate de la fonction sémiotique, de la solidarité entre la forme de l’expression et la forme du contenu. »1 La théorie du signe comme clef de voûte de la langue est ici poussée à son extrême. Nous allons insister sur sa description, ne serait-ce que parce que nous utilisons nous-mêmes, à la suite de Guattari-Deleuze qui l’emprunte à Hjelmslev, cette distinction expression/contenu. Le concept de fonction sémiotique de Hjelmslev intéressera en effet grandement DeleuzeGuattari en ce sens qu’il est justement une « fonction » où contenu et expression ne sont pas seulement deux faces posées une fois pour toutes (comme les deux faces signifiant/signifié qui constituent le signe linguistique) mais une substance ou une matière sans cesse en devenir, prenant telle ou telle forme selon tel ou tel état de la fonction sémiotique (expression et contenu seront envisagés par Hjelmslev comme des « plans », des « lignes », des « formes », etc.) : Hjelmslev affirme comme postulat à la glossématique le fait que « la première articulation du système de la langue conduira à établir ses deux paradigmes les plus larges : la face de l’expression et la face du contenu. Pour désigner par un même terme d’une part la ligne de l’expression et la face de l’expression, et d’autre part la ligne du contenu et la face du contenu, nous avons choisi respectivement les termes de plan d’expression et de plan du contenu. »2 Comme le disent Guattari-Deleuze, « c’est que la force de Hjelmslev est d’avoir conçu la forme d’expression et la forme de contenu comme deux variables tout à fait relatives, sur un même plan, comme “les fonctifs d’une même fonction”. »3 Deleuze-Guattari, nous allons le voir plus loin, distinguent radicalement la fonction sémiotique à deux plans (contenu/expression) du signe linguistique saussurien à deux faces (signifié/signifiant)4. Quoi qu’il en soit, et même si Guattari-Deleuze opéreront une critique systématique de ce qu’ils nomment « Les postulats de la linguistique », notamment de cette fameuse distinction langue/parole, ce dernier postulat se retrouve de toute évidence dans la glossématique de Hjelmslev —la glossématique cherchant à saisir le langage comme « une structure sui generis ». Ce qui n’empêchera pas de suivre les deux amis dans la différence qu’ils opèreront entre la fonction sémiotique à deux plans et le signe linguistique à deux faces… Mais il s’agira d’une certaine lecture (distordue, injustement sûrement, avec raison passions plus sûrement encore) de Hjelmslev sur laquelle nous reviendrons plus loin5. 1.1.3 La sociolinguistique (Labov et Bakhtine), une tentative de sortie de la linguistique structuraliste Le problème théorique est en effet le suivant : différencier ainsi la langue de la parole permet certes de construire une science de la langue qui s’affranchit de données subjectives en les rejetant du côté de la parole ; mais du même coup, la langue ne saurait être considérée comme objet concret et ne peut dès lors que se donner au travers de la parole. Autrement dit, la linguistique pose le langage comme immanent mais à la condition d’un élément transcendantal, la langue. Ce paradoxe complexe est relevé par Deleuze-Guattari qui, s’étayant sur le fondateur de la sociolinguistique William Labov, l’exposent ainsi : « on 1 Ibid., p. 85. Ibid., p. 78. 3 Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux, Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 116. 4 Cf., dans la présente deuxième partie de la présente thèse, 1.2.3.1. De la dyade hjelmslevienne contenu/expression aux agencements machinique et collectif d’énonciation. 5 « Hjelmslev, malgré ses propres réserves et ses hésitations, nous semble le seul linguiste qui rompe réellement avec le signifiant et le signifié. Beaucoup plus que d’autres linguistes qui semblent faire cette rupture délibérément, sans réserve, mais en gardant les présupposés implicites du signifiant. » (G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 85) 2 165 définit la langue comme “la partie sociale” du langage, on renvoie la parole aux variations individuelles ; mais la partie sociale étant fermée sur soi, il en découle nécessairement qu’un seul individu témoignera en droit pour la langue, indépendamment de toute donnée extérieure, tandis que la parole ne se découvrira que dans un contexte social. De Saussure à Chomsky, c’est le même paradoxe. »1 Une observation scientifique directe de la langue, objective et transcendante, étant impossible, l’objet de la linguistique sera un objet construit à partir de l’observation des phénomènes que représente la parole, sachant que celle-ci n’est, a priori, pas du champ de la linguistique – nous retrouvons ici une caractéristique commune des sciences humaines actuelles qui ne semblent pouvoir trouver leurs racines que dans la pensée structuraliste ou phénoménologique. La force d’une linguistique pragmatique, et c’est en cela que nous suivons Guattari-Deleuze, reposerait dans une critique sévère de cette distinction langue/parole : affirmer, contre toute orthodoxie saussurienne, qu’il y a du social dans la parole… et que la langue n’est pas le seul objet de la science linguistique, science qui n’envisage la parole que comme la clef, impure au point d’être exclue de son champ, permettant d’accéder à ce « trésor » qu’est la langue ; affirmer que c’est la construction d’une indistinction langue/parole qui est le véritable objet de la linguistique qui devient pragmatique lorsque cette indistinction devient celle du signifiant et du signifié, de l’expression et du contenu. Dans cet ordre d’idées, Marina Yaguello, traductrice et commentatrice du livre majeur de M. Bakhtine, Le Marxisme et la philosophie du langage, note que « par sa critique de Saussure – représentant le plus éminent de ce que Bakhtine nomme l’objectivisme abstrait – et des excès du structuralisme naissant, il précède de près de cinquante ans les orientations de la linguistique moderne [la sociolinguistique en l’occurrence]. »2 La sociolinguistique opère en effet une dissolution de cette distinction langue/parole pour affirmer que, « en réalité, l’acte de parole, ou, plus exactement son produit, l’énonciation, ne peut nullement être considéré comme individuel au sens étroit de ce terme ; il ne peut être expliqué par référence aux conditions psychophysiologiques du sujet parlant. L’énonciation est de nature sociale. »3 Le paradoxe que nous avons relevé plus haut sert de base à la construction d’une sociolinguistique qui tente de rompre avec « l’orientation fondamentale et la plus répandue de l’analyse structurale du langage [qui] prend sa source dans les idées exprimées par Ferdinand de Saussure au début du siècle. » Voilà comment Labov expose cet « étrange paradoxe : si chacun détient la connaissance de la structure de la langue, si celle-ci est bien “un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau” (Saussure, Cours de linguistique générale, p. 30), on devrait pouvoir s’appuyer sur le témoignage du premier venu, soi-même y compris. Mais, d’autre part, les faits de parole ne peuvent s’observer qu’en examinant le comportement des individus au moment où ils emploient la langue. D’où le paradoxe saussurien : l’aspect social de la langue s’étudie sur n’importe quel individu, mais l’aspect individuel ne s’observe que dans le contexte social. La science de la parole ne s’est jamais développée, mais celle de la langue, ainsi conçue, a remporté de nombreux succès depuis un demi-siècle. L’étude de cette “langue” abstraite – la connaissance dont dispose tout locuteur natif – a pris un nouvel élan lorsque Chomsky a encore souligné la dichotomie 1 Ibid., p. 99. Marina Yaguello, « Introduction », in Mikhaïl Bakhtine, Le Marxisme et la philosophie du langage – essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris : Éditions de Minuit, 1971, p. 12. 3 Mikhaïl Bakhtine, Le Marxisme et la philosophie du langage – essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Ibid., p. 119. 2 166 saussurienne en opposant la compétence, connaissance abstraite des règles de la langue, à la performance, choix et mise en œuvre de ces règles. »1 Si la sociolinguistique procède dans sa démarche à une remise en question de ce postulat d’une dichotomie langue/parole, c’est sûrement parce que, penchant plutôt du côté de la sociologie que de la psychologie, les sociolinguistes envisagent les individus plutôt dans leurs rapports sociaux concrets que dans leur rapport à une structure abstraite. Car, en fin de compte, en posant ce postulat, la linguistique issue de Saussure donne une définition structurale du sujet, à savoir que le sujet, dans l’énonciation (dans la production de sa parole) est un, et que son rapport à l’universel est régi par une loi, celle du symbolique, qui garantit toute la structure : le sujet n’existe que par la place qu’il occupe dans l’édifice. Nous avons rencontré cette conception du sujet chez Barthes lorsqu’il explique la maxime de La Rochefoucauld comme la structure2, et nous la retrouvons de Saussure à Lacan, et même jusque chez un Badiou qui pose l’absence de Dieu comme un postulat et non comme une pragmatique, autrement dit qui convoque la structure en place de l’Un : « posons nos propres axiomes. Il n’y a nul Dieu. Ce qui se dira aussi : l’Un n’est pas. Le multiple “sans un” – tout multiple n’étant à son tour que multiple de multiples – est la loi de l’être. Le seul point d’arrêt est le vide. »3 Ce qui s’entend donc ainsi : la structure prend la place de l’Un – de Dieu – en organisant les différentes positions, multiples et infinies, que peut occuper le sujet, toujours singulier, qui reste éternellement « barré à lui-même » comme le dirait Lacan parce que la place, toujours unique, qui lui est assignée ne cesse de se déplacer au fur et à mesure qu’il la remplit. Tout comme Barthes nous explique le jeu infini du fragment structural, l’objet=x que reconnaît Deleuze, au sein de la structure, ces penseurs post-saussuriens, qui poursuivent à leur insu la distinction langue/parole (universel/singulier), font l’économie de la mort de Dieu en la remplaçant par une négation de ce Dernier, tout simplement. Nous avons vu que de tels puritains, pour reprendre le terme de Nietzsche4, nous exposent à voir cet Un, chassé par la porte, revenir par la fenêtre ! La sociolinguistique permet-elle de sortir de cette impasse ? Selon nous, pas vraiment car, même si elle propose une dissolution de ce paradoxe « langue/parole » qui est le préalable à la construction d’une autre linguistique (philosophie), nous avons vu qu’elle le fait uniquement parce qu’elle considère le sujet avant tout comme un individu inscrit dans le champ social. Mais que l’on envisage le sujet ontologiquement comme inclus dans une structure régie par « la loi de l’être » - la pensée structurale qui nous rappelle, dans la parabole du Procès de Kafka, « l’homme de la campagne » toujours en attente devant les portes de cette Loi et à jamais extérieur à Elle5 –, ou qu’il soit conçu sociologiquement, comme un individu lié aux autres individus dans un ensemble – conception sociologique propre par exemple à la sociolinguistique –, ce sujet reste toujours individualisé et unique et sa multiplicité n’est pensée que par l’articulation avec d’autres sujets tout aussi individualisés et uniques. Pour ces penseurs, si multiplicité il y a, elle n’est toujours qu’extérieure au sujet et n’est jamais au cœur de son fondement. Elle sera ainsi pensée, pour les linguistes structuralistes (pour tous les penseurs structuralistes en fait), dans la multitude des positions que prend la place unique que cherche à occuper ce sujet singulier, et, pour les 1 W. Labov, Sociolinguistique, op. cit., p. 259-260. Sur Chomsky et la grammaire générative cf. p. 164 de la présente deuxième partie de la présente thèse. 2 Cf., dans la première partie de la présente thèse, 2.3.2.3. La maxime comme modèle de la structure selon Barthes. 3 Alain Badiou, L’Éthique, Paris : Hatier, 1993, p. 25. 4 Cf. la note 4, p. 119 de la première partie de la présente thèse. 5 Franz Kafka, « Le Procès », in Œuvres complètes Tome I, Paris : Gallimard, coll. Pléiade, 1976, p. 453-5. Cf. S. Nadaud, Homoparentalité hors-la-loi, op. cit, p. 80-84. 167 sociolinguistes, dans la définition même du tissu social qui s’entend comme multiplicité d’individus. On comprend donc pourquoi le postulat « langue/parole » est indispensable à des structuralistes et pourquoi cette distinction n’est d’aucune utilité à des sociologues. Oswald Ducrot, un linguiste français, tente selon nous de s’attaquer à ce paradoxe autrement, tout en restant néanmoins centré sur la question du sujet. Il introduit la multiplicité au cœur même du processus d’énonciation, et propose par là une critique du sujet unique qui fonde la linguistique classique. 1.1.4 Plusieurs sujets pour un énoncé : « polyphonique » des actes de langage d’Oswald Ducrot l’aspect Ducrot se pose d’emblée, dans un article important (Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation1), comme un opposant à cette théorie de l’unicité du sujet linguistique : « l’objectif de ce chapitre est de contester – et, si possible, de remplacer – un postulat qui me paraît un préalable (généralement implicite) de tout ce qu’on appelle actuellement la “linguistique moderne”, terme qui recouvre à la fois le comparatisme, le structuralisme et la grammaire générative. Ce préalable, c’est l’unicité du sujet parlant. Il me semble en effet que les recherches sur le langage, depuis au moins deux siècles, prennent comme allant de soi – sans même songer à formuler l’idée, tant elle semble évidente – que chaque énoncé possède un et un seul auteur. »2 C’est ainsi qu’il développe une conception qu’il nomme « polyphonique » des actes du langage, conception qu’il qualifie également, on verra pourquoi, de « théâtrale »3. Mais, avant de développer ses thèses, il convient de revenir un instant sur la notion d’unicité du sujet dans la linguistique qu’il qualifie de « moderne » et que nous dirons traditionnelle. 1.1.4.1 La tradition structuraliste : un sujet unique qui peut être « d’énoncé » ou « d’énonciation » La question qui se pose peut se formuler ainsi : « qui parle ? ». La réponse à une telle question repose, pour tous les courants de la linguistique moderne, dans le concept de sujet consistant. Quel que soit le discours produit, il existe un vrai sujet du discours, c’est-à-dire un sujet qui est le véritable producteur du discours. C’est tout le travail de la linguistique comme science que de démontrer que ce n’est pas forcément parce que quelqu’un parle (utilise sa voix ou son corps, fait un geste ou émet un son pour produire un énoncé) que c’est vraiment lui qui parle : le sujet de l’énoncé (celui qui parle, qui utilise le je) n’est pas forcément le sujet de l’énonciation (le vrai représentant de la langue). Mais qu’il soit d’énoncé ou d’énonciation, ce sujet de la linguistique moderne possède toujours une consistance qui le définit, consistance assurée par une irréductible différenciation qui le pose comme corps énonçant à côté des autres corps énonçants ; cette conception consistante du sujet permet sa singularisation et assure son unicité de sujet énonçant. Un tel sujet ainsi produit est garanti par ce préalable de différenciation. On pourra appeler cela le tour de la question : un territoire déterminé, reconnaissable tout autant par celui qui l’habite – ou plutôt qui l’est – que par les 1 Oswald Ducrot, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », in Le Dire et le dit, Paris : Éditions de Minuit, 1984, p. 171-233. Voir aussi, Oswald Ducrot et al., Les Mots du discours, Paris : Éditions de minuit, 1980 ; notamment le sixième et dernier chapitre (« D’ailleurs ou la logique du camelot ») et la note finale (« note sur la polyphonie »), p. 193-236. 2 Ibid., p.171. 3 Ibid., p. 231. 168 territoires qui lui sont extérieurs – les autres. Où qu’il se cache, quel qu’il soit, et quelles que soient les modalités de son énonciation, le sujet parlant n’existe que dans son unité. Ce dont il est question dans ce bref préambule, c’est de la place du sujet dans la langue, et donc, pour les pensées structuralistes, dans la structure – « [l’inconscient] est structuré comme un langage : – ce qui est pléonasme nécessité pour me faire entendre, puisque langage est structure »1 selon le célèbre mot de J. Lacan. Autrement dit, ce dont il est question, c’est du processus de subjectivation qui fait advenir le sujet par le langage. Toujours Lacan dans ce bref résumé qu’il a offert à la radio : « le désir est proprement la passion du signifiant sur l’animal qu’il marque et dont la pratique du langage fait surgir un sujet – un sujet non pas simplement décentré, mais voué à ne se soutenir que d’un signifiant qui se répète, c’est-à-dire comme divisé. »2 C’est dans ce procès de subjectivation (le surgissement du sujet) qu’il faut comprendre l’enjeu de la différence que pose Lacan entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation, ce dernier étant le seul vrai représentant de l’inconscient (– du langage, et donc de la structure –), le seul garant du désir. Lacan, à la suite des linguistes structuralistes, est attaché à cette idée que ce n’est pas forcément celui qui parle qui parle : un sujet qui utilise son corps – sa voix, etc. – pour émettre un énoncé n’est pas nécessairement sujet de la langue qu’il parle. Il est sujet de sa parole mais pas forcément de la langue (cf. le concept lacanien de lalangue). Pour le structuraliste Lacan, seul le sujet de l’énonciation est réellement sujet de l’inconscient et cela parce qu’il est le vrai garant du désir qui fonde l’homme dans la langue3. D’où l’importance de la distinction langue/parole dans la linguistique structuraliste : ce 1 Jacques Lacan, « Petit discours à l’O.R.T.F. », Recherches n° 3-4, avril 1966, p. 7. Ibid. 3 Il ne s’agit évidemment pas ici de dire que Lacan n’est qu’un structuraliste même si pour lui, « l’objet de la psychanalyse est le sujet, non pas pris comme objet en face d’un observateur neutre mais comme ne pouvait faire l’objet d’un travail que dans un rapport, une structure dans laquelle l’analyste est partie prenante » (Bertrand Ogilvie, Lacan, la formation du concept de sujet : 1932-1949, Paris : PUF, 2005, p. 37). Lacan est tout à fait conscient du jeu structuraliste dans lequel il est pris (il ressemble en cela à Foucault), et assume constamment les « risques du structuralisme » pour reprendre les termes d’Ogilvie. Il est vrai que l’approche structuraliste, comme base de la théorie du sujet de Lacan, comme « assise rationaliste entrant bien, comme on va le voir, dans le cadre de ce qu’on pu appeler un certain “structuralisme”, qui n’est peut-être qu’un nouveau mécanisme, ne suffit justement pas à Lacan » (Ibid., p. 40 et sq.). Néanmoins, du structuralisme, Lacan va surtout retenir le fonctionnement articulé à la case vide : sur les rapports de Lacan à la question structuraliste, et notamment sur sa lecture anthropo-psychanalytique des complexes familiaux à partir des théories de LéviStrauss, Ogilvie articule la question du sujet à l’individu en terme de négativité : « d’une réflexion sur la formation de l’individu comme complexe d’éléments physiologiques et psychologiques se dégage [pour Lacan] une réflexion sur le sujet comme instance du “je” qui se constitue comme le négatif de cette autre formation qu’est l’insertion de l’individu dans un système de comportements sociaux. L’idée qui va dominer est donc celle d’une négativité […] c’est à l’occasion d’un vide qu’un plein se constitue » (Ibid., p. 93). Et c’est bien la place vide, l’objet=x de Deleuze, qui apparaît alors comme clef de voûte de la structure : « ainsi la mort est introduite dans le sujet, bien avant de faire l’objet d’une pensée explicite, sous la forme de cette “onde de renoncement” que l’on retrouve à tous les étages : une série de manques s’enchaînent et se relaient ; c’est d’un manque dans le réel que la culture humaine tient sa place, c’est d’un manque à nouveau par rapport au langage (structure fondamentale de la culture) que le sujet psychique tient sa place de sujet divisé entre son avènement et son altération fondamentale, d’où vient que la plus grande part de ses pensées sont de l’ordre de l’inconscient. » (Ibid., p. 115). À propos de la théorie du sujet, il faut préciser un point d’importance qu’Ogilvie a su saisir puisque la force de son essai est de ne jamais quitter la clinique et de rappeler que « à la suite de Freud qui se défendait de vouloir “boucher les trous de l’univers”, Lacan souligne que la psychanalyse n’est pas une conception de l’univers et qu’elle n’a d’autre visée que “l’élaboration de la notion de sujet », élaboration qui s’interpréte dans le jeu de la rencontre de l’analysant et de l’analyste qui sont, pour les lacaniens, chacun un sujet « reconduit à “sa dépendance signifiante”, c’est-à-dire à son assujettissement déterminé par le fait du langage. » (Ibid., p.120) Quoi qu’il en soit, si nous insistons – de façon nécessairement partielle – sur cette facette de la théorie de Lacan, c’est que nous faisons comme Guattari lorsqu’il excède – au deux sens du terme – Lacan en se polarisant sur cet aspect structuraliste de sa théorie (notamment dans son article « Machine et Structure » sur lequel nous allons revenir dans quelques notes). 2 169 postulat assure l’opposition d’un sujet individuel qui est le sujet de la parole (celui qui parle, entendu au sens courant : qui émet les phrases) – autrement dit le sujet de l’énoncé – et d’un sujet de la langue (qui lui, est le « vrai » sujet, celui de la structure) – autrement dit le sujet de l’énonciation. La distinction langue/parole est indispensable pour que puisse s’opérer l’actualisation de la langue – universelle – dans la parole – singulière et individuelle –, processus d’actualisation garantissant le système – la structure – et assurant le surgissement d’un vrai sujet. Certes, Lacan, dans la lignée des penseurs structuralistes, pose un acte fort en affirmant que le sujet ne repose pas dans la conscience qu’il a de lui-même (s’opposant ainsi au geste cartésien1) : « qui, sinon nous, remettra en question le statut objectif de ce “je”, qu’une évolution historique propre à notre culture tend à confondre avec le sujet ? »2 Lacan a raison d’affirmer que ce n’est pas parce que j’ai parlé, que je a parlé. Mais, lorsqu’il évoque la question du sujet, Lacan ne convoque que le je. Et cela parce que cette actualisation de la langue dans la parole, ce point subtil où l’universel se noue avec le singulier, ne peut se concevoir, dans la théorie de la structure, que si le sujet est unique, individualisé. DeleuzeGuattari, eux, avancent l’idée que l’on peut travailler cette question – si ce n’est pas nécessairement celui qui parle qui parle, alors « qui parle ? » – qu’à la condition de penser la subjectivité de façon collective – c’est toujours un nous qui parle. Autrement dit, chercher un quelconque sujet de l’énonciation qui signerait le vrai sujet du désir (de l’inconscient, de la langue, c’est-à-dire de la structure) et l’opposer à un sujet plus superficiel de l’énoncé, ne fait qu’éloigner de la seule réalité qui vaille : c’est toujours un collectif qui parle3. Ducrot, dans une certaine mesure que nous allons analyser, remet également l’unicité du sujet linguistique en question. 1.1.4.2 Locuteurs et énonciateurs ; énoncé et énonciation Ducrot détermine que pour chaque énoncé – qu’il définit comme « la manifestation particulière, l’occurrence hic et nunc d’une phrase »4 – il est possible de différencier un ou 1 Ogilvie a raison d’affirmer que Lacan, dès sa thèse de médecine, « coupe » avec l’« origine phénoménologique » de la personnalité pour la réinscrire « […] dans un champ d’intelligibilité qui recouvre le système des relations humaines en tant que des significations subjectives y sont à l’œuvre de manière privilégiée et spécifique, au détriment d’un ordre de détermination physiologique exclusif. » (Ibid., p. 14) – n’est-ce pas dans la théorie structuraliste qu’il réussit à trouver les outils pour le faire ? Guattari va plus loin que Lacan dans cette critique phénoménologico-logique : « Illusion de la parole : “je parle, je suis seul à être sujet de l’énonciation” ; en fait, le cogito est personnologique, œdipien et narcissique. “Tu crois que tu parles”. Mais en fait tout est combiné d’avance, tout est briqueté en fonction d’une énonciation machinique aliénée » (Fonds Guattari, IMEC, GTR2. AN-03.12 daté du 23/03/1972). 2 Jacques Lacan, « L’Agressivité en psychanalyse », in Écrits (1966), Paris : Seuil, coll. Point, tome I, 1999, p. 117. 3 C’est autour de cette question que s’est notamment opérée une difficile rupture entre F. Guattari et son analyste, J. Lacan. J.-P. Faye se pose ainsi une question essentielle : « le texte, paru dans Change et qui portait sur Deleuze à la demande même de Lacan, fut la rupture éclair. Saura-t-on méditer sur l’acharnement guattarien à décrire des “agencements collectifs d’énonciation” —concept refusé âprement par Lacan ? Et comment surgit le langage commun de Deleuze-Guattari ? » (Jean-Pierre Faye, « Introduction », in Félix Guattari, « Journal », Nouvelle revue française, n°563, octobre 2002, p. 319. Le texte en question, Machine et structure, est essentiel dans la critique de la linguistique structuraliste et de l’unicité du sujet, ainsi que dans la genèse, avec Deleuze, du concept d’agencement collectif d’énonciation : Guattari critique l’aspect individuel du fantasme soutenu par la théorie structuraliste de Lacan autour de l’objet a (pour une compréhension critique de ce concept, cf. G. Deleuze, À quoi reconnaît-on le structuralisme ?, op. cit. et note 3, p. 73 de la première partie de la présente thèse) et l’oppose à un « fantasme de groupe » qui ébauche le concept à venir d’agencement collectif d’énonciation. Félix Guattari, « Machine et Structure », Change, n°12, septembre 1972, p. 54-55 repris in Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité, Paris : Maspero, 1972, p. 244-245. 4 O. Ducrot, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », op. cit., p. 174. 170 des locuteur(s) et un ou des énonciateur(s). Le locuteur est « un être qui, dans le sens même de l’énoncé, est présenté comme son responsable, c’est-à-dire comme quelqu’un à qui l’on doit imputer la responsabilité de cet énoncé. C’est à lui que réfèrent le pronom je et les autres marques de la première personne »1. Le locuteur recouvre en fait deux acceptions remarquables : 1) Il peut d’abord être le narrateur dans un roman (celui qui « habite » le je et qui raconte ce qu’il vit ou narre ses souvenirs) ; il est alors opposé à l’auteur en tant que ce dernier est le sujet parlant, empirique (de chair et d’os) qui produit un discours. 2) Dans une seconde acception, le locuteur est conçu comme un metteur en scène, comme l’entité qui prend la responsabilité du discours émis en assumant le je, dont le propre est de subordonner d’autres sujets, les énonciateurs ; Ducrot compare d’ailleurs le locuteur à l’auteur qui met en scène, par exemple dans une pièce de théâtre qu’il a écrit, des personnages (les équivalents des énonciateurs). D’où le terme théâtral pour qualifier la polyphonie. Les énonciateurs sont définis comme « ces êtres qui sont censés s’exprimer à travers l’énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots précis ; s’ils “parlent”, c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme, leurs paroles. »2 Les énonciateurs sont les entités conceptuelles qui se cachent derrière le locuteur, ceux qui sont mis en scène – avec, on le verra, plus ou moins de distanciation – par ce dernier. Il faut donc bien comprendre que, dans ce que propose Ducrot, les énonciateurs ne produisent pas d’énoncé : c’est même dans ce point que réside la différence essentielle entre ces derniers et le locuteur. Autrement dit, si le locuteur est du côté de l’énoncé (il en assume la responsabilité et est repéré comme son origine par l’utilisation, notamment, du je), les énonciateurs, eux, sont du côté de l’énonciation. Il est important d’insister ici sur ce que Ducrot entend par énonciation : elle est « l’événement constitué par l’apparition d’un énoncé. La réalisation d’un énoncé est en effet un événement historique. […] Je ne dis pas que l’énonciation, c’est l’acte de quelqu’un qui produit un énoncé : pour moi, c’est simplement le fait qu’un énoncé apparaisse. »3 Et c’est parce que l’énonciation est l’apparaître de l’énoncé que le sens – entendu comme l’interprétation que l’on donne à un énoncé – est une représentation de l’énonciation ; c’est même « l’objet propre d’une conception polyphonique du sens que de montrer comment l’énoncé signale, dans son énonciation, la superposition de plusieurs voix »4, en l’occurrence celles des énonciateurs, puisque ce sont eux qui soutiennent l’énonciation. 1.1.4.3 Deux traitements des paroles : le « primitif » et le « dérivé » C’est donc en se basant sur l’existence, au sein d’un seul et même énoncé, d’un ou plusieurs locuteur(s) (responsables(s) de l’émission de l’énoncé) et d’un ou plusieurs énonciateur(s) (qui est (sont) le(s) présupposition(s) de l’énonciation, c’est-à-dire de l’implicite de l’énoncé, en tant qu’il apparaît à un moment donné), que Ducrot remet en question l’unité du sujet dans les actes de langage. Il repère d’ailleurs deux façons différentes pour le locuteur de gérer l’énoncé en organisant la façon dont vont être traités les énonciateurs (deux manières de les « mettre en scène »). Autrement dit, les paroles émises par le locuteur dans son énoncé et qui donnent à apparaître, par le biais de l’énonciation, les énonciateurs qui le sous-tendent, peuvent être de deux types. 1 Ibid., p. 193. Ibid., p. 204. 3 Ibid., p. 179. 4 Ibid., p. 183. 2 171 1) Un premier traitement peut être dit direct : Ducrot le définit comme « primitif ». Il s’agit en effet pour le locuteur d’actualiser l’énonciateur en s’assimilant à lui. Par exemple, dans le Misanthrope de Molière, l’auteur de chair et de sang qu’est Molière s’assimile explicitement à Philinte pour exprimer son point de vue (il en fait son « porte-parole ») : de la même façon un locuteur peut actualiser n’importe quel énonciateur en s’assimilant à lui. 2) La seconde façon pour le locuteur de mettre en scène les énonciateurs, est plus indirecte. Ducrot la nomme « dérivée ». Dans ce traitement de la parole, le locuteur garde une distanciation avec les énonciateurs, ne s’assimilant jamais à eux, mais se contentant de les mettre en scène. Cela lui permet, notamment, de présenter un autre point de vue sans y adhérer (phénomène en jeu, par exemple, dans l’ironie). Reprenant l’exemple de Molière, Ducrot explique ainsi que, dans Don Juan, Molière utilise Sganarelle comme défenseur de la religion face aux impiétés de Don Juan, sans pour autant s’assimiler à un personnage aussi grotesque et irrévérencieux. À l’image de Molière mettant en scène, sans en faire ses porte-parole, Don Juan et Sganarelle, le locuteur peut mettre en scène les différents énonciateurs sans jamais les actualiser, en gardant une distance avec eux. Ducrot détermine donc une « distinction des actes primitifs (accomplis par assimilation du locuteur et de l’énonciateur) et des actes dérivés (que le locuteur accomplit par le fait qu’il met en scène des énonciateurs exprimant leur attitude propre). »1 Cette distinction, qui repose sur la pluralité des sujets dans un même énoncé, permet à Ducrot d’expliquer, par exemple, la notion d’acte illocutoire. Celui-ci, selon la classique définition d’Austin, est un « acte effectué en disant quelque chose, par opposition à l’acte de dire quelque chose. »2 Les actes illocutoires au sein d’un énoncé donnent une autre raison d’être à celui-ci que de faire passer une information de contenu ; leur motivation est d’entraîner un acte (répondre à une question lorsqu’un énoncé prend la forme d’une question). Ainsi, lorsque l’on demande à un buraliste : « Avez-vous Le Monde ? », l’énoncé peut signifier deux choses : de savoir si, oui ou non, le buraliste a Le Monde dans son étalage, et donc d’entraîner une réponse à cette question (« oui, j’ai Le Monde ») ; mais aussi de lui faire accomplir l’acte de le vendre. Cet énoncé peut donc être interprété de deux façons : d’une part, il est un contenu (donné sous la forme d’une question) qui demande à être éclairci (le buraliste a-t-il, oui ou non, Le Monde ?), et d’autre part, il est ce qu’Austin nomme un performatif (énoncé qui oblige l’allocutaire qu’est le buraliste à vendre son journal)3. Le traitement « primitif » explique cet énoncé sous son premier aspect (la question posée) : le locuteur qui demande Le Monde, s’assimile à l’énonciateur qui a un doute sur le fait que le marchand ait ou non Le Monde dans son magasin : autrement dit, cet énonciateur s’actualise dans la question qu’assume le locuteur en l’énonçant. L’aspect proprement « performatif » – même si Ducrot reste circonspect face au terme et lui met des guillemets –, à savoir de l’obliger à réaliser l’acte de vendre Le Monde au buraliste en lui posant la question « Avez-vous Le Monde ? », se comprend par un traitement « dérivé » des énonciateurs par le locuteur. Cette fois-ci le locuteur ne prend pas à son compte 1 Ibid., p. 229. John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Paris : Seuil, 1970, p. 113. 3 Les performatifs sont, pour Austin, des énonciations qui, abstraction faite de ce qu’elles sont vraies ou fausses, font quelque chose, et ne se contentent pas de la dire (Ibid., p. 39-42). Le but d’un énoncé performatif (qui véhicule donc une énonciation qui fait quelque chose) est d’entraîner un acte – le doyen qui pose : « l’université est ouverte », ouvrant ainsi, dans la réalité, l’université en question. Cette question des performatifs et des actes illocutoires a passionné les penseurs « vincennois » de Paris 8 : de Jean-François Lyotard (La Condition postmoderne, Paris : Éditions des Minuit, 1979, p. 20-24), qui, dans une perspective de compréhension du « postmoderne », analyse le langage comme « une agonistique générale », jusqu’à Guattari-Deleuze (Mille plateaux, op. cit., p. 95-109) qui développent le concept de mot d’ordre, le langage n’ayant qu’une seule finalité, « obéir et faire obéir ». 2 172 l’intention de l’énonciateur (savoir si Le Monde se trouve dans ce magasin) : le locuteur se contente de le mettre en scène (en posant la question) mais sans s’assimiler à lui ; cet énonciateur n’est pas actualisé mais, à travers l’énonciation, on suppose son existence. L’énoncé n’est plus à comprendre comme une question, et peut donc servir à un autre acte illocutoire, performatif dans cet exemple. Ainsi s’opère une différence de traitement des énonciateurs par le locuteur (qui choisit ses dires et les exprime). Prenons deux autres exemples pour comprendre ce phénomène que développe Ducrot : la négation et l’ironie. Dans la négation, ce double traitement du langage (« primitif » et « dérivé ») peut apparaître dans un même énoncé. On peut considérer une négation comme double : il existe un élément positif, qui affirme quelque chose, mais qui est implicite et n’est pas ouvertement dit (et n’est donc pas un énoncé, puisqu’il n’est pas émis avec des mots) ; un second élément – négatif –, cette fois-ci clairement exprimé dans la phrase – c’est même l’énoncé –, vient pour démentir le premier. Ainsi l’énoncé « Pierre n’est pas intelligent » sous-entend un premier élément (qui confirmerait l’intelligence de Pierre) et un second qui nie cette intelligence : « l’élément positif que je déclare sous-jacent à l’énoncé négatif n’est pas un énoncé (c’est-à-dire une suite de mots), imputable à un locuteur, mais une attitude, une position prise par un énonciateur vis-à-vis d’un certain contenu, c’est-à-dire d’une entité sémantique abstraite. »1 Ces deux éléments correspondent en fait aux deux traitements que le locuteur fait de ces différents énonciateurs. Soit le premier élément, positif : le locuteur se distancie de l’énonciateur (E1) qui émet une opinion positive sur Pierre (il est intelligent). Il se contente donc uniquement de le mettre en scène, sans l’actualiser (traitement « dérivé » de l’énonciateur par le locuteur) ; et, en même temps, le locuteur va s’assimiler à un second énonciateur E2, celui qui dément le premier énonciateur. Il va donc actualiser E2 en s’assimilant à lui (traitement « primitif »). Pour Ducrot, la compréhension du mécanisme de la négation passe par la conceptualisation d’une polarité de traitement qui « tient à la mise en scène par le locuteur d’un énonciateur E1 dont le locuteur se distancie, et qui accomplit un mouvement conclusif refusé par un énonciateur E2, auquel le locuteur s’assimile. »2 Dans l’ironie, au contraire, il n’y a pas cette double polarité, et le processus est uniquement de distanciation – « dérivé ». Le locuteur, s’il ouvre le champ à un énonciateur – le met en scène –, le fait avec l’intention de se moquer de lui. Il ne va donc pas s’assimiler à lui (pas d’actualisation de cet énonciateur), mais l’utiliser afin de pouvoir modifier son point de vue. Loin d’épouser ce point de vue (ce qu’une actualisation ne manquerait pas de faire), ce traitement « dérivé » de l’énonciateur lui permet l’ironie. « Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présenter l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas la responsabilité et, bien plus, qu’il la tient pour absurde. »3 1.1.4.4 Un linguiste structuraliste Pour Ducrot, le dit (c’est-à-dire le sens de l’énoncé) est donc un commentaire du dire (le mécanisme de l’énonciation). Il explique ce mécanisme par la coexistence de plusieurs sujets simultanément dans un même énoncé. Le locuteur lui-même, qui est le porteur de l’énoncé et le metteur en scène des multiples énonciateurs qu’il agence, est reconnu par Ducrot comme double (le locuteur L – « en tant que tel », c’est-à-dire responsable du traitement des énonciateurs et de la façon dont se présente l’énonciation, c’est-à-dire l’apparaître de 1 O. Ducrot, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », op. cit., p. 218. Ibid., p. 219. 3 Ibid., p. 211. 2 173 l’énoncé : c’est celui que l’on vient de décrire, le « metteur en scène » – et le locuteur λ – « en tant qu’être du monde », autrement dit le locuteur en tant que l’objet de l’énonciation, ce qui est dit de lui dans l’énoncé –)1. Ducrot précise cette pluralité des locuteurs : « si j’ai parlé de locuteurs —au pluriel—, ce n’est pas pour couvrir les cas où l’énoncé est rapporté à une voix collective (par exemple, lorsqu’un article a deux auteurs qui se désignent collectivement par un nous). Car, dans ces cas, les auteurs prétendent constituer une seule personne morale, parlant d’une seule voix : leur pluralité apparaît fondue dans un personnage unique qui englobe les différents individus. Ce qui motive mon pluriel, c’est l’existence, pour certains énoncés, d’une pluralité de responsables donnés pour distincts et irréductibles. »2 C’est dans la construction même de l’énoncé que Ducrot voit plusieurs sujets là où, classiquement, la linguistique n’en voit qu’un ; il n’en reste pas moins, nous allons le voir, que même dans cette conception polyphonique de l’énonciation, qu’il soit locuteur ou énonciateur, et quand bien même ils sont plusieurs locuteurs ou énonciateurs, chaque sujet est sujet en propre (« distinct et irréductible » à son voisin). Avec Ducrot, il s’agit toujours de concevoir un sujet individuel qui apparaît au terme d’un processus de subjectivation soutenu par le postulat d’une différenciation langue/parole. Tentons de comprendre cela : Reprenons le concept de « traitement primitif » : en revisitant les catégories de Ducrot, on dira qu’il s’agit de l’actualisation d’un énonciateur par une assimilation du locuteur (le je) à lui. Le locuteur est celui qui gère l’énoncé, autrement dit l’acte de parole. Les énonciateurs, eux, dans ce cas de figure du traitement dit « primitif », se situent clairement du côté de la langue. On peut donc considérer ce mode dans la droite ligne de la linguistique structurale « classique » soutenue par le postulat de la distinction langue/parole. Mais, avec Ducrot, le coté langue du signe (contenu) est conçu comme une multiplicité (les différents énonciateurs) qui s’actualise dans le côté parole (expression) que représente le locuteur. On pourrait voir dans le traitement dit « dérivé » une remise en question par Ducrot de ce processus d’actualisation de la langue en parole qui se soutient de l’unicité du sujet (le mécanisme décrit par Benveniste où, dans le passage de la langue à la parole, s’actualise un sujet – « la langue est actualisée en parole par un locuteur » –, ou encore le processus défini par Lacan qui, par « la passion du signifiant », « fait surgir le sujet »). Dans le traitement « dérivé » en effet, les énonciateurs peuvent « parler » sans prendre la parole. Soit par exemple l’explication « polyphonique » que Ducrot donne du on : celui-ci correspondrait au traitement « dérivé » des énonciateurs par le locuteur, c’est-à-dire sans assimilation de celui-ci à l’un de ceux-là, le locuteur en restant à une mise en scène des énonciateurs sans les actualiser. Un tel énoncé « laisse dans l’ombre l’origine de son énonciation »3. Autrement dit, le on est bien une voix collective qui, si elle est portée par un locuteur, signe en fait l’énonciation de plusieurs énonciateurs qui restent dans l’ombre. Un acte de langage peut donc faire parler des sujets sans leur donner la parole. Ducrot insiste d’ailleurs sans équivoque sur le fait que le processus d’actualisation (« primitif ») n’est pas le seul à avoir droit de cité dans les théories du langage : « en disant que le locuteur fait de son énonciation une sorte de représentation, où la parole est donnée à différents personnages, les énonciateurs, on élargit la notion d’acte de langage. Il n’y a plus aucune raison de privilégier ceux qui sont accomplis de façon “sérieuse” (par assimilation du locuteur à un énonciateur [acte “primitif”]), et on peut considérer comme tout aussi “normaux” ceux qui sont accomplis par le choix même des énonciateurs, ceux que l’on accomplit en tant que metteur 1 Nous ne développerons pas plus ces notions : Cf. Ibid., p. 199-203. Ibid., p. 193. 3 Ibid., p. 196. 2 174 en scène de la représentation énonciative [acte “dérivé”]. »1 La notion d’acte de langage semble s’élargir et nous pourrions être tentés de percevoir, dans cet acte « dérivé », une explication théorique qui semble enlever à la langue sa suprématie sur la parole ne faisant pas forcément de celle-ci, par l’actualisation de celle-là, le lieu d’émergence du sujet. Les sujets que sont les énonciateurs, et que l’on situait plus haut en analysant le traitement « primitif » du côté de la langue, semblent ici se donner sans passage par la parole, sans actualisation. Mais en réalité Ducrot conceptualise son système comme une structure, en ce qu’elle se soutient du postulat de la distinction langue/parole et de l’unicité du sujet. Car, quel que soit le traitement, il existe toujours pour lui une instance qui décide de la façon dont les énonciateurs font ou non acte de langage : c’est le locuteur. En somme, même s’il existe plusieurs sujets, un distributeur est toujours là pour leur donner à chacun une place. Plusieurs sujets, certes, mais toujours une et une seule place à prendre pour chacun (cette place fut-elle dans l’ombre, elle existe) ; une place unique qui s’articule dans la structure globale en fonction de l’acte de parole, de façon positive – lorsque un énonciateur prend la parole en s’actualisant dans le locuteur (traitement « primitif ») – ou de façon négative – quand l’énonciateur ne prend pas la parole (traitement « dérivé »). Avec l’exemple de Ducrot nous comprenons que, plus que l’unicité du sujet, ce qui fait la structure c’est l’unicité de la place qu’il occupe. Même si Ducrot conçoit plusieurs sujets à l’origine de l’énonciation, les différents modes de traitements qu’il imagine pour expliquer leur apparition dans cette énonciation (directement, de façon positive ou « primitive » ; indirectement, de façon négative ou « dérivée ») sont définis autour de l’unicité de la place qu’occupe ou que n’occupe pas chaque sujet. Si la langue est collective, l’énonciation, elle, ne l’est pas. En reprenant le sixième critère de À quoi reconnaît-on le structuralisme ? de Deleuze (« la case vide ») ainsi que ses derniers critères (du « sujet à la pratique »), l’importance d’un tel mécanisme dans la pensée structuraliste, à savoir que le sujet n’est concevable que par la place (unique) qu’il occupe dans la structure, devient aisée à comprendre. La case vide est la seule place de la structure qui « ne puisse ni ne doive être remplie [car] elle doit garder la perfection de son vide pour se déplacer par rapport à soi-même, et pour circuler à travers les éléments et les variétés de rapport ». C’est ainsi que « les places ne sont remplies ou occupées par des êtres réels que dans la mesure où la structure est “actualisée” », et que « le sujet est précisément l’instance qui suit la place vide : comme le dit Lacan, il est moins sujet qu’assujetti —assujetti à la case vide, assujetti au phallus et à ses déplacements. » Ce qui permet à Deleuze de positionner le structuralisme en ce qui concerne la question du sujet ainsi : « le structuralisme n’est pas du tout une pensée qui supprime le sujet, mais une pensée qui l’émiette et le distribue systématiquement, qui conteste l’identité du sujet, qui le dissipe et le fait passer de place en place, sujet toujours nomade, fait d’individuations, mais impersonnelles, ou de singularités, mais pré-individuelles. »2 Le structuralisme a besoin de cette mise à disposition d’une case vide sans cesse en voie d’être occupée mais qui se déplace constamment pour rester toujours désespérément vide, et qui laisse pour l’éternité un malheureux sujet barré à lui-même lui courir après et s’évertuer à exister pour une place qu’il ne pourra jamais habiter (le désir du manque…). Cette course absurde se retrouve dans ce qu’expose Ducrot : le locuteur joue le rôle du distributeur d’une case vide – qui ne sera bien entendu jamais remplie même si un énonciateur prend la parole (traitement dit « primitif ») puisque cette case vide se déplace sans cesse – en ayant la possibilité (le choix) soit 1 Ibid., p. 231. G. Deleuze, À quoi reconnaît-on le structuralisme ?, op. cit., p. 330-331. Cf. note 3, p. 73 de la première partie de la présente thèse. 2 175 d’actualiser tel ou tel locuteur (traitement « primitif »), soit au contraire de rester un metteur en scène d’entités définies comme n’ayant jamais, en propre, la parole (traitement « dérivé »). Il « attribue les rôles »1 et décide si la place du locuteur qu’il est, peut ou non être confondue avec un potentiel énonciateur (Ducrot parle à propos de ces énonciateurs virtuels, de présupposition) – et même lorsque le locuteur n’est pas confondu avec l’énonciateur (traitement « dérivé »), l’énonciateur se voit quand même assigné une place et une seule : celle de ne pas avoir la parole. En bref, si Ducrot imagine à l’origine des actes de langage une multiplicité de sujets, la structure ne fonctionne que parce que chaque sujet est défini dans son unicité et est autorisé, ou non, à prendre une place également unique qui, à peine en voie d’être occupée, se déplacera sans fin pour rester éternellement vide, en attendant qu’un autre de ces innombrables sujets vienne tenter de l’occuper dans un mouvement sans fin. En somme, au sein de cette multitude de sujets, chacun fonctionne de façon autonome et voit son existence subordonnée au fait qu’il est ou non représenté (de plusieurs manières : actualisation – acte « primitif » – ou mise en scène sans assimilation – acte « dérivé » –). Cette position de penseur structuraliste est d’ailleurs parfaitement assumée par Ducrot : à propos du mécanisme de l’interrogation éclairée par la théorie polyphonique, il affirme ainsi que « l’on reste donc bien dans le “structuralisme du discours idéal” : la valeur sémantique d’une entité linguistique est toujours définie par rapport à la suite qu’elle prétend se donner »2. Si le locuteur rappelle le sujet de l’énoncé – celui qui parle, qui dit je dans la phrase –, de même, les énonciateurs évoquent le sujet de l’énonciation, même s’il faut mettre, chez Ducrot, un pluriel : des sujets de l’énonciation. Pour Ducrot, comme pour les structuralistes, le sujet reste premier : il est virtuellement déjà là – même s’il est pluriel, il n’en est pas moins unique – mais n’existera – ne s’actualisera – que dans sa représentation – en fonction justement de l’actualisation de la structure – , représentation où s’organisent – se mettent en scène – des agencements plus ou moins complexes et plus ou moins possibles (pour Ducrot, ce sont les jeux entre le locuteur et les énonciateurs). Ces agencements sont donc seconds. Pour Guattari-Deleuze au contraire, comme nous allons le voir, « l’énoncé ne renvoie jamais à un sujet. Il ne renvoie pas d’avantage à un double, c’est-à-dire à deux sujets dont l’un agirait comme cause ou sujet d’énonciation, et l’autre comme fonction ou sujet d’énoncé. Il n’y a pas un sujet qui émet l’énoncé, ni un dont l’énoncé serait émis. […] nous ne croyons pas que l’énoncé puisse être rapporté à un sujet, dédoublé ou non, clivé ou non, réfléchi ou non »3 : s’il y a un sujet, celui-ci est toujours un produit qui vient après – qui est second – aux agencements (machiniques, collectifs d’énonciation) qui traitent la multitude: il est la machine abstraite qui apparaît après coup. Pour Deleuze-Guattari il n’y a pas plusieurs sujets qui s’agencent dans une représentation de leur pluralité, mais une multitude qui peut se machiner pour produire, dans nos sociétés capitalistes par exemple, un sujet. Ils proposent donc de dissoudre le postulat de la linguistique structurale (distinction « langue/parole ») en 1 O. Ducrot, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », op. cit., p. 230. Ibid., p. 229. 3 G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, op. cit., p. 149. Dans cet ordre d’idée, ce que Deleuze-Guattari disent de la « littérature mineure » de Kafka, nous le disions de celle de Soares/Pessoa. Or, la théorie de Ducrot serait loin de celle que nous proposions (nous prônions, en évoquant le journal de Soares, une indistinction œuvre/auteur), puisqu’elle expliquerait sûrement le cas des hétéronymes chez Pessoa bien autrement : s’il existe, pour Ducrot, une distinction entre le locuteur et l’énonciateur, Pessoa pourrait être considéré comme le premier, et Soares comme le deuxième. Le Livre de l’intranquillité serait donc l’actualisation, « primitive », de celui-là dans celuici. Et chaque hétéronyme une actualisation différente. Une telle théorisation sous-entendrait donc qu’il n’existe qu’une seule place garante de cette actualisation (une place vide), celle de l’unique auteur de l’œuvre – Pessoa (le locuteur) qui est, fatalement, en entête de tous les livres écrits par Soares et ses autres hétéronymes –, place successivement habitée par une multitude de sujets (énonciateurs) différents. 2 176 intégrant la multiplicité au cœur même du sujet, en concevant celui-ci comme un agencement. Ils ne parleront donc pas tant de sujet que de processus de subjectivation. 1.2 L’agencement deleuzo-guattarien comme processus de subjectivation 1.2.1 Une linguistique pragmatique Pour Guattari- Deleuze, le sujet ne préexiste pas aux agencements. S’ils rejoignent en cela l’idée structuraliste d’un sujet qui ne préexiste pas à la structure (le sujet « structural » advient dans le processus d’actualisation de la structure virtuelle, au moment où apparaît celui que Barthes appelle l’Homo Significans1), il n’existe pas pour eux, au contraire de ce qu’enseigne la théorie structuraliste, un système qui aurait comme finalité de produire un sujet : les agencements sont des multiplicités intensives qui peuvent éventuellement faire apparaître un sujet mais ce n’est pas du tout leur objectif. Les agencements n’ont pas de but, même celui de fabriquer du sujet, contrairement à la structure. C’est d’ailleurs la conception de ce mécanisme de subjectivation comme primitif (la structure qui n’existerait que pour créer un sujet) alors qu’il est en réalité secondaire (il n’y a pas de système voulant quoi que ce soit, et si un sujet apparaît, c’est par accident) qui expose à deux erreurs interprétatives : 1) soit on scotomise l’agencement, c’est-à-dire qu’on ne le voit pas, caché qu’il est derrière le sujet produit et qui semble un (c’est l’arbre qui cache la forêt) ; 2) soit on conçoit l’agencement mais on lui assigne un but et on conçoit du même coup le sujet comme la finalité de cet agencement. Ce sont dans ces pièges que sont tombées les pensées structuralistes. La leçon nietzschéenne de la volonté de puissance est pourtant ici bien utile : un agencement ne vaut que pour lui-même. Et que ce soit « un » auteur à deux têtes – deux noms : Gilles Deleuze et Félix Guattari – qui ait tenté de concevoir un tel agencement subjectif n’y est sûrement pas pour rien. C’est notamment dans Kafka, pour une littérature mineure et dans le quatrième plateau de Mille plateaux, 20 novembre 1923 – Postulats de la linguistique que Guattari-Deleuze poursuivent leur attaque de la conception structuraliste de la langue et du sujet. « Poursuivent » car, dans L’Anti-Œdipe, est déjà critiquée, dans la perspective d’une compréhension des modes de représentation du capitalisme, une linguistique dite « despotique » qui s’assoit sur le postulat du signe à double face signifié-signifiant. Ils développent donc, dès 1972, une linguistique qu’ils nomment alors « linguistique des flux » et qu’ils opposent à la « linguistique du signifiant », autre nom de la « linguistique saussurienne [qui, si elle] découvre bien un champ d’immanence constitué par la “valeur”, […] suppose encore la transcendance du signifiant ». Ils s’étayent sur la théorie linguistique de Hjelmslev qui, pour eux, « malgré certaines apparences, s’oppose profondément à l’entreprise saussurienne et post-saussurienne. Parce qu’elle abandonne toute référence privilégiée. Parce qu’elle décrit un champ pur d’immanence algébrique qui ne se laisse plus survoler par aucune instance transcendante, même en retrait. Parce qu’elle fait couler dans ce champ ses flux de forme et de substance, de contenu et d’expression. Parce qu’elle substitue au rapport de subordination signifiant-signifié le rapport de présupposition réciproque expressioncontenu. Parce que la double articulation ne se fait plus entre deux niveaux hiérarchisés de la langue, mais entre deux plans déterritorialisés convertibles, constitués par la relation entre la 1 Cf. p. 115 de la première partie de la présente thèse. 177 forme du contenu et la forme de l’expression. »1 Leur recherche est explicitement celle d’une théorie purement immanente du langage, loin de la « surdétermination du structuralisme ». Au statique signe saussurien à double face, Deleuze-Guattari s’échinent à substituer des agencements de flux sans cesse en variation – arpentant ainsi le chemin que Hjelmslev, nous l’avons vu, a déjà parcouru à la suite de Saussure lorsqu’il a substitué au signe linguistique saussurien à deux faces (signifié-signifiant) la fonction sémiotique à deux plans/formes (contenu-expression)2. Ce basculement d’une linguistique basée sur le concept de signe à une autre conçue autour du concept d’agencement abolit de fait le postulat de la distinction langue/parole (social/individuel) : celle-ci n’a d’importance que dans la première, à savoir la linguistique structuraliste. Guattari-Deleuze décrivent la linguistique pragmatique qu’ils construisent comme définie par l’« impossibilité de maintenir la distinction langue-parole »3. Cette distinction se dissout d’elle-même – et avec elle les trois autres postulats de la linguistique saussurienne4 – si est remis en question l’existence d’un sujet unique et premier : pas de sujet qui advient dans un processus d’actualisation d’une structure virtuelle (processus fondé sur l’aspect unifiant du signe – signifiant-signifié –) ; et donc pas d’actualisation de la langue – l’universel – en parole – le singulier. Mais au contraire un sujet qui, s’il peut éventuellement apparaître, ne le fait que secondairement puisqu’il est conçu comme agencement de flux qui se condensent et s’organisent – territorialisation paranoïaque –, qui se disloquent et se désorganisent – déterritorialisation schizophrénique –, agencement plus ou moins consistant qui n’a pas la staticité d’un signe à deux faces mais au contraire la dynamique d’une fonction à deux mouvements de flux – de contenu et d’expression (nous allons expliquer tous ces concepts bientôt). En bref cette distinction « langue/parole » perd tout sens dans une théorie linguistique dont la clef de voûte n’est pas le signe, mais au contraire « des non-signes, ou plutôt des signes non signifiants, des points-signes à plusieurs dimensions, des coupures de flux, des schizes qui forment des images par leur réunion dans un ensemble, mais qui ne gardent aucune identité d’un ensemble à un autre. »5 La linguistique pragmatique guattaro-deleuzienne tente d’échapper tout autant à une conception du langage comme théorie informative qui ne se préoccupe pas vraiment des processus de subjectivation (théorie où l’accent est mis sur les productions, circulations, transferts et devenirs des informations, c’est-à-dire sur la notion de signifiance, et donc sur l’énoncé), qu’à une approche communicationnelle de la langue (la langue comme moyen de communication intersubjective) ; car même si cette dernière approche permet d’intégrer à son champ d’étude la conception d’un processus de subjectivation, elle n’autorise en fait qu’à concevoir l’advenu d’un sujet unique, barré à luimême, et qui n’existe que pour « manquer à sa place », autrement dit le sujet du structuralisme contre lequel se battent Deleuze-Guattari : « la fonction-langage ainsi définie 1 G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 285-289. La lecture de Hjelmslev que proposent les deux amis est très « iconoclaste ». On a vu que Hjelsmlev s’inscrivait comme un « structuraliste » et tenait à l’opposition langue/parole (il le dit explicitement dans ses Prolégomènes à une théorie du langage). Cf., dans la présente deuxième partie de la présente thèse, 1.1.2.3. Hjelmslev et la glossématique. Une fois de plus, Deleuze-Guattari montrent qu’il ne s’agit pas d’être fidèle à la pensée d’un auteur, mais d’y puiser ce qui permet de construire ses propres concepts — quelle fidélité peut exister pour ce qui n’est qu’un agencement collectif d’énonciation auquel on participe forcément soi-même ? Leur lecture de Hjelmslev est en ce sens remarquable et poursuit le travail du génial linguiste. 3 G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 98. Cette linguistique suit, en les dépassant, les leçons d’un Bakhtine ou d’un Labov. Cf., dans la présente deuxième partie de la présente thèse, 1.1.3. La sociolinguistique (Labov et Bakhtine), une tentative de sortie de la linguistique structuraliste. 4 Cf., dans la présente deuxième partie de la présente thèse, 1.1.1. Les quatre postulats de la linguistique saussurienne. 5 G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 286. 2 178 n’est ni informative ni communicative ; elle ne renvoie ni à une information signifiante, ni à une communication intersubjective. Et il ne servirait à rien d’abstraire une signifiance hors information, ou une subjectivité hors communication. Car c’est le procès de subjectivation, et le mouvement de signifiance, qui renvoient à des régimes de signes ou agencements collectifs. »1 En somme, si comme le conçoivent Lacan ou Benveniste, la linguistique pose que le sujet advient dans la langue, ces penseurs structuralistes font de ce procès de subjectivation la finalité de la structure. Et même Ducrot, fort d’une conception polyphonique, continue dans cette voie (voix). Guattari-Deleuze tranchent franchement avec cette conception et posent qu’en réalité cette subjectivation particulière qu’on nomme « sujet » est non seulement seconde aux processus d’agencement mais n’en est même pas la finalité ; si le sujet apparaît, c’est par accident : « tant que la linguistique en reste à des constantes, phonologiques, morphologiques ou syntaxiques, elle rapporte l’énoncé à un signifiant et l’énonciation à un sujet, elle rate ainsi l’agencement, elle renvoie les circonstances à l’extérieur, ferme la langue sur soi, et fait de la pragmatique un résidu. »2 1.2.2 L’aspect collectif de l’agencement Nous ne comprendrons bien le concept d’agencement qu’à la lumière de la notion de collectif. Cela peut sembler un truisme de dire qu’il ne peut y avoir d’agencement que s’il y a multiplicité (il faut bien des choses à agencer). Mais il ne faut s’y tromper : l’aspect collectif de l’agencement ne consiste pas en une association – quel que soit le processus qui préside à ce mélange – d’éléments individuels3. Autrement dit, tout comme il ne suffit pas d’accoler les uns aux autres des éléments pour faire un tout, il ne suffit pas d’être poly-voques (au sens de plusieurs voix, chacune repérée comme différente de sa voisine) pour faire un agencement collectif d’énonciation4. Nous voyons en quoi cette question de l’agencement comme processus de subjectivation rejoint nos préoccupations sur ce que nous appelons le fragment(s). Un agencement n’est pas un nous qui subsumerait (Aufhebung) des je individuels. Il n’est pas non plus un sujet collectif. On comprend cela avec la conception que Deleuze-Guattari ont de ce qu’ils nomment la littérature mineure : « le troisième caractère [de la littérature mineure], c’est que tout prend une valeur collective. En effet, précisément parce que les talents n’abondent pas dans une littérature mineure, les conditions ne sont pas données d’une énonciation individuée, qui serait celle de tel ou tel “maître”, et pourrait être séparée de l’énonciation collective. […] L’énoncé ne renvoie pas à un sujet d’énonciation qui en serait la cause, pas plus qu’à un sujet d’énoncé qui en serait l’effet. […] Il n’y a pas de sujet, il n’y 1 G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 108. Ibid., p. 104. 3 Nous développerons longuement cette question dans le prochain deuxième chapitre de la présente deuxième partie de la présente thèse. Disons-en néanmoins rapidement quelques mots : il est question, dans la philosophie de Deleuze-Guattari, d’intensités en constante variation et par-là même imperceptibles et inconscientes (le « virtuel »). Les corps repérés comme individuels ne sont pensés que comme des moments suffisamment stables qui permettent de définir une zone statistique de stabilité qui peut être pensée, et donc conçue consciemment (l’« actuel »). Il s’agit de la théorie qui lie « l’actuel » et le « virtuel » que Deleuze a développé seul. Cf. notamment le petit écrit synthétique : Gilles Deleuze & Claire Parnet, « Annexe : V. Actuel et Virtuel », in Dialogues, Paris : Flammarion, coll. Champs Flammarion, 1996, p. 177-185. 4 Comme le dit Phlégias à Énée pour illustrer son incapacité à relater les supplices des damnés des enfers : « tous osèrent concevoir d’énormes crimes ; tous ont osé les accomplir. Non, si je possédais cent langues, cent bouches, si ma voix était de fer, je ne pourrais te peindre toutes les formes des crimes, ni trouver les noms de tous leurs supplices » (Virgile, L’Énéide, Livre V, 624-627). 2 179 a que des agencements collectifs d’énonciation. »1 Une énonciation peut sembler être produite par un agencement de corps (dans le cas de plusieurs individus qui parlent ensemble par exemple) ou même d’organes (pour un seul individu à qui ses différents organes de la phonation permettent de parler) ; mais ces individuïtés sont à tort appelés sujets, tout simplement parce que le sujet n’est pas encore produit. Par exemple, Félix Guattari et Gilles Deleuze ne sont pas deux sujets qui produisent ensemble L’Anti-Œdipe qui serait le fruit de leur énonciation collective – à deux. Mais ce qui est repéré comme Deleuze – le philosophe, l’homme etc. – et ce qui est repéré comme Guattari – le psychanalyste, également mâle, etc. – ne sont pas deux sujets au regard de ce qui est produit : L’Anti-Œdipe. Ils sont deux variations d’intensités suffisamment stables pour que soient repérés deux individus qui, en réalité, constituent plutôt le pôle d’un agencement (correspondant au plan de contenu de la fonction sémiotique de Hjelmslev) : le pôle « agencement machinique ». Le processus d’énonciation qui aboutit au fait qu’un énoncé est produit (le livre repéré comme L’Anti-Œdipe édité par les Éditions de Minuit, en mars 1972, comportant 465 pages et un nombre déterminé de signes imprimés) constitue l’autre pôle de cet agencement (le plan d’expression de Hjelmslev) : il s’agit du pôle « agencement collectif d’énonciation ». S’il y a un sujet qui est l’auteur de L’Anti-Œdipe (Guattari et Deleuze, Deleuze & Guattari, Guattari-Deleuze, DeleuzeGuattari, …), il ne vient qu’après, issu de la « synthèse conjonctive », comme « machine abstraite » : « il n’y a pas d’énonciation individuelle, ni même de sujet d’énonciation. […] Le caractère social n’est intrinsèquement fondé que si l’on arrive à montrer comment l’énonciation renvoie par elle-même à des agencements collectifs. Alors on voit bien qu’il n’y a d’individuation de l’énoncé, et de subjectivation de l’énonciation, que dans la mesure où l’agencement collectif impersonnel l’exige et le détermine. »2 Avant de présenter ce que sont la « synthèse conjonctive » et la « machine abstraite » qui permettent de comprendre comment Deleuze-Guattari conçoivent les processus de subjectivation, c’est ce complexe agencement – qui n’est pas un complexe, tout au moins au sens psychanalytique du terme – qu’il convient maintenant de décrire. 1.2.3 Le concept d’agencement 1.2.3.1 De la dyade hjelmslevienne contenu/expression aux agencements machinique et collectif d’énonciation De la fonction sémiotique de Hjelmslev, Guattari-Deleuze retiennent tout d’abord l’aspect fondamentalement indépendant et hétérogène de l’expression et du contenu. Ils retiennent ensuite le fait que l’« on ne peut pas poser un primat de l’expression sur le contenu, ou inversement. »3 Le contenu et l’expression sont donc dans un rapport d’altérité totale mais sans que l’un ne se subordonne jamais à l’autre. Si la linguistique classique (saussurienne), en élaborant sa théorie du langage, a conçu une combinaison du signifiant et du signifié – le signe linguistique –, elle a postulé une subordination du signifié au signifiant faisant de celuilà la condition de la représentation de celui-ci (la construction structuraliste fait advenir le sujet lors de l’actualisation de la structure, c’est-à-dire lors de la représentation du signifié qui se donne comme réel par l’intermédiaire du signifiant, ce processus étant dit symbolique : c’est l’apparition de l’homo significans) : c’est ce que Deleuze-Guattari nomment la « linguistique du signifiant ». Or, pour eux, la distinction que fait Hjelmslev entre expression et contenu n’est pas la même que celle qu’opère Saussure entre signifiant et signifié : « il me 1 G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, op. cit., p. 31-33. G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 101. 3 Ibid., p. 111. 2 180 semble que les linguistes ont assimilé hâtivement la distinction de Hjelmslev entre l’expression et le contenu avec celle de Saussure entre le signifiant et le signifié » explique Guattari1. Cette distinction lui permet de développer l’idée de « sémiotiques a-signifiantes [qui] doivent être distinguées des sémiologies signifiantes [et qui sont] en somme des sémiotiques post-signifiantes [qui n’impliquent] nullement un rapport de hiérarchisation et d’assujettissement »2. Mais comment penser une articulation entre le contenu et l’expression qui échapperait à cette hiérarchisation ? Guattari-Deleuze proposent une solution en incluant dans cette combinatoire (celle du contenu et de l’expression) un autre processus, celui de la déterritorialisation. En effet, Deleuze-Guattari n’abandonnent pas l’idée d’une combinatoire des formes de contenu et des formes d’expression. Mais, pour eux, il faut surtout tenter de concevoir la manière dont l’expression et le contenu prennent formes justement. C’est la leçon de Hjelmslev retenue par les deux amis : « c’est en vertu d’une fonction sémiotique, et seulement en vertu d’elle, qu’existent ces deux fonctifs que l’on peut maintenant désigner avec précision comme la forme de contenu et la forme d’expression. De même, c’est en vertu de la forme de contenu et de la forme de l’expression, et seulement en vertu d’elles, qu’existent la substance du contenu et la substance de l’expression qui apparaissent quand on projette la forme sur le sens, comme un filet tendu projette son ombre sur une face ininterrompue. »3 En élaborant le concept de fonction sémiotique Hjelmslev tente d’élargir la conception classique du signe : on peut comprendre le signe comme l’agencement du contenu et de l’expression en ce qu’ils prennent la forme, pour le contenu du « signifié », et pour l’expression du « signifiant ». Le signe est un moment (au sens non hégélien du terme – on pourrait dire : un état –) de ce processus et ne saurait donc le résumer : s’« il semble plus adéquat d’employer le mot signe pour désigner l’unité constituée par la forme du contenu et la forme de l’expression et établie par la solidarité que nous avons appelée fonction sémiotique […] [le signe est aussi] une grandeur à deux faces, une tête de Janus avec perspective des deux côtés, avec effet dans deux directions ; “à l’extérieur”, vers la substance de l’expression, “à l’intérieur”, vers la substance du contenu. »4 Ce processus est développé par Guattari-Deleuze à l’aide d’un concept qui leur est propre, celui de déterritorialisation. En fonction de l’état de déterritorialisation, l’expression et le contenu s’agencent de telle ou telle façon : « ce n’est pas en découvrant ou en représentant un contenu qu’une expression entre en rapport avec lui. C’est par conjugaison de leurs quanta de déterritorialisation relative que les formes d’expression et de contenu communiquent, les unes intervenant dans les autres, les autres procédant dans les unes. »5 Si l’agencement est un lieu et un moment où se combinent des formes de contenu et des formes d’expression, il est aussi le lieu et le moment (l’instant) où le contenu et l’expression prennent forme. Autrement dit, le contenu et l’expression n’ont pas de forme en eux-mêmes – ce qui ne les empêche pas d’avoir une substance – mais sont des variations de flux qui changent constamment de forme (comme le mythologique Protée) en fonction de leur « quanta de déterritorialisation ». Il n’y a pas, dans l’absolu, de formes de 1 Félix Guattari, « La Place du signifiant dans l’institution », in Gilles Deleuze & Félix Guattari, Politique et psychanalyse, Alençon : Des Mots Perdus éditeurs, 1977, np. Cette remarque se voit confirmée par la façon dont D. Manesse présente la glossématique de Hjelmslev : « pour la glossématique, le plan de l’expression (signifiant) et celui du contenu (signifié), présentent un parallélisme formel désigné plus tard par le nom d’isomorphisme » (D. Manesse, « Linguistique », in F. Châtelet, Histoire de la philosophie, op. cit., p. 321). 2 F. Guattari, « La Place du signifiant dans l’institution », op. cit.. Voir aussi Félix Guattari, « Sémiologies signifiantes et sémiologies a-signifiantes », in Armando Verdiglione et al., Psychanalyse et Sémiotique, Paris : Union Générale d’Édition, coll. 10-18, 1975, p. 151-163. 3 L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, op. cit., p. 75-76. 4 Ibid., p. 77. 5 G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 112. 181 contenu ni de formes d’expression – pas plus qu’il n’y a, dans l’absolu, de signifiant transcendant ou de signifiés soumis – : c’est en fonction des différents agencements qui se forment que se donne telle ou telle combinaison de formes de contenu et de formes d’expression. « Les formes, de contenu comme d’expression, d’expression comme de contenu, ne sont pas séparables d’un mouvement de déterritorialisation qui les emporte. »1 Ainsi, plutôt que de continuer à utiliser le terme contenu, Deleuze-Guattari parlent d’agencements qui ne cessent de se former et de se déformer : les agencements machiniques de corps. Et, de même, l’autre pôle n’est plus celui de l’expression mais celui des agencements collectifs d’énonciation également en constante variation. L’agencement est ainsi conçu autour de deux axes : « d’après un premier axe, horizontal, un agencement comporte deux segments, l’un de contenu, l’autre d’expression. D’une part, il est agencement machinique de corps, d’actions et de passions, mélange de corps réagissant les uns sur les autres ; d’autre part, agencement collectif d’énonciation, d’actes et d’énoncés, transformations incorporelles s’attribuant aux corps. »2 Et, justement parce que chaque pôle est en constante variation (se défait et se refait sans cesse), ces agencements – machinique et collectif d’énonciation – sont entraînés selon un second axe, vertical, qui les fait fuir dans deux directions : l’une de déterritorialisation (pôle schizophrénique de L’Anti-Œdipe) qui défait, démonte, molécularise l’agencement ; l’autre de reterritorialisation (pôle paranoïaque de L’Anti-Œdipe) qui fige, structure, rigidifie, molarise l’agencement (la mole, en chimie, est le regroupement des molécules). On peut proposer le schéma suivant de l’agencement : RETERRITORIALISATION axe vertical (paranoïaque) axe horizontal (expression comme substance ou forme) Agencement collectif d’énonciation Agencement machinique de corps Agencement machinique de corps (contenu comme substance ou forme) DÉTERRITORIALISATION (schizophrénique) 1 2 Ibid., p. 111. Ibid., p. 112. 182 1.2.3.2 Les agencements machiniques de corps et les agencements collectifs d’énonciation 1) Le pôle correspondant au plan de contenu dans la fonction sémiotique de Hjelmslev est ici appelé « agencement machinique de corps ». Guattari-Deleuze en disent ceci : « sous son aspect matériel ou machinique, un agencement ne nous semble pas renvoyer à une production de biens, mais à un état précis de mélange de corps dans une société, comprenant toutes les attractions et les répulsions, les sympathies et les antipathies, les altérations, les alliages, les pénétrations expansions qui affectent les corps de toutes sortes les uns par rapport aux autres. »1 On peut donc comprendre cet agencement de corps comme tous les rouages qui composent une machine. Le cinéma burlesque regorge de ces agencements (la maison de The Scarecrow (Keaton, 1920) ou celle de Three’s a crowd (Langdon, 1927), la poursuite-trajectoire de Sherlock Jr (Keaton, 1924) ou de The Big Mouth (Lewis, 1967)2). L’Anti-Œdipe : Félix qui écrit à Gilles par l’intermédiaire de Fanny/Lindon qui les articulent avec les Éditions de Minuit/un lecteur qui lit en 1972 le livre et y voit une apologie du L.S.D. qu’il vient de prendre… Mais, comme on le voit, il n’y a cet agencement machinique de corps que s’il y a aussi l’agencement collectif d’énonciation (dans cet exemple, le livre Anti-Œdipe), tout comme il n’y a d’agencement collectif d’énonciation que s’il y a agencement machinique de corps. Il n’y a certes pas besoin de plusieurs corps distincts (dans notre réalité subjective signifiante) pour faire agencement machinique : ce qui est habituellement repéré comme un même corps est déjà un agencement d’organes (constituant soit, dans un rabattement paranoïaque, un organisme organisé, soit, dans une fuite schizophrénique, un corps sans organes). Le corps (l’organe) main s’agence avec les organes (les corps) stylo et cahier ou clavier d’ordinateur… On comprend pourquoi 1) une multitude de voix existent dans une voix (et non pas au sens polyphonique de Ducrot : ces voix n’attendent pas le bon vouloir d’un locuteur…) : l’agencement « explique toutes les voix présentes dans une voix, les éclats de jeune fille dans un monologue de Charlus, les langues dans une langue, les mots d’ordre, dans un mot »3 ; et 2) comment il y a, en fin de compte, si peu de différence entre un livre écrit à deux mains ou à quatre mains, puisqu’ils sont toujours écrit à n mains, même s’il n’y a qu’un seul nom sur la première de couverture (chaque corps ainsi nommé étant supposé posséder deux mains). De même un énoncé est toujours produit par n voix (qui ne sont pas, nous insistons, plusieurs sujets), même s’il peut sembler qu’il n’y en ait qu’une qui le profère et que l’on nomme abusivement sujet. Les habitants de la Tlòn de Borges l’ont bien compris4. 2) Le pôle agencement collectif d’énonciation correspond au côté expression de la fonction sémiotique de Hjelmslev. Bien entendu les formes que prennent ces énonciations sont multiples et infinies. Autant d’expressions, autant de tons que d’agencements. Ces 1 Ibid., p. 114. Sur les agencements de corps du cinéma burlesque, cf. Emmanuel Dreux, Le Cinéma burlesque ou la subversion par le geste, Paris, L’Harmattan, 2007. 3 G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 101. 4 Même si les habitants de Tlòn préfèrent subsumer cette multitude sous un sujet unique, ce que ne proposent certes pas Deleuze-Guattari : « Dans les habitudes littéraires, l’idée d’un sujet unique est également toute puissante. Il est rare que les livres soient signés. La conception du plagiat n’existe pas : on a établi que toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul auteur, qui est intemporel et anonyme. La critique invente habituellement des auteurs ; elle choisit deux œuvres dissemblables – disons le Tao Te King et Les Mille et une nuits –, les attribue à un même écrivain, puis détermine en toute probité la psychologie de cet intéressant “homme de lettres”. » (Jorge Luis Borges, « Tlòn, Uqbar, Orbis Tertius in “Fictions” », in Œuvres complètes tome I, op. cit., p. 47172). 2 183 discours ne représentent pas les machines. Ils ne sont pas l’expression d’un contenu que seraient les agencements machiniques de corps ; par leur production ils procèdent aussi de la constitution de ces agencements machiniques et vice versa. Où comment Deleuze rencontre Guattari non pas pour produire une énonciation mais parce que l’énonciation les constitue comme Deleuze-Guattari. C’est que l’agencement conçu selon cet axe horizontal ne cesse de se transformer : il est tantôt une substance sans forme, tantôt assimilable à une forme, tantôt à une autre… Les agencements machiniques de corps ne cessent de fuir et l’on aurait du mal à leur déterminer une forme tant l’agencement qu’ils composent avec les agencements collectifs d’énonciation ne cesse de se déterritorialiser et de se reterritorialiser. C’est le processus (vertical dans le schéma) qui permet cette plasticité. 1) Ce processus peut tirer l’agencement vers une indifférenciation des deux plans (l’agencement collectif d’énonciation et l’agencement machinique de corps se confondant totalement), l’agencement devenant alors une machine désirante, assignifiante (volonté de puissance) : c’est la déterritorialisation. 2) Ce processus peut également aboutir à une sémiotique signifiante. Les deux plans, loin de fuir et de se confondre, se différencient alors complètement, sont reterritorialisés de façon paranoïaque, se referment sous une loi signifiante despotique. Les agencements machiniques de corps prennent alors la forme d’un contenu dit signifié. Les agencements collectifs d’énonciation forment une expression appelée signifiant (et sous ce dernier se rabattent les corps ainsi circonscrits et rigidifiés sous le terme signifiés). Ce processus de reterritorialisation installe une hiérarchie où les signifiés ne trouvent une existence que dans la représentation que leur offre le signifiant. Les agencements sont alors dans l’état que décrit la théorie structuraliste. On comprend dès lors que la théorie linguistique structurale inventée par Saussure n’est pas fausse en soi – son erreur est de postuler, alors qu’elle décrit un des états de territorialisation des agencements, que c’est le seul qui puisse être, qu’il est universel. Dans la machine que décrivent Guattari-Deleuze, toute sémiotique peut ainsi se rabattre sur une sémiotique signifiante (structurale) ou au contraire fuir sans fin dans des régions toujours plus asignifiantes1. 1.2.4 Où apparaît la question de la subjectivation Nous avons plusieurs fois insisté sur le fait que les agencements, dont nous venons de décrire comment Guattari-Deleuze les conceptualisent, n’ont pas de finalité. Et qu’ils se différencient de la structure en cela qu’ils n’ont, pas plus qu’un autre but, celui de créer un sujet. C’est en assignant un but, une finalité, aux agencements que la structure apparaît. En somme, nous pouvons dire que la structure est le rabattement signifiant, paranoïaque, de l’agencement. Interrogeons-nous maintenant, au sein de cette conceptualisation des agencements, sur la question des processus de subjectivation. Nous avons dit que le sujet y arrivait « par accident », secondairement ; et c’est ainsi que nous avons expliqué pourquoi DeleuzeGuattari préféraient au terme sujet celui de processus de subjectivation. Pour comprendre cela 1 D’où les dernières questions posées dans le Kafka : « Dans quelle mesure tel ou tel agencement peut-il se passer du mécanisme “loi transcendante” ? […] [Et] compte tenu de la nature de sa segmentarité et de la vitesse de ses segmentations, quelle est l’aptitude d’un agencement à déborder ses propres segments, c’est-àdire à s’engouffrer sur la ligne de fuite et à se répandre dans le champ d’immanence ? » (G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, op. cit., p. 155-156). 184 nous devons maintenant revenir à deux moments de la conceptualisation deleuzo-guattarienne des processus de subjectivation : l’un, tiré de L’Anti-Œdipe qui fait apparaître le sujet, « miraculé », comme reste de la « synthèse conjonctive » ; l’autre, tiré de Mille plateaux, qui fait du processus de subjectivation une « machine abstraite ». Commençons donc avec L’Anti-Œdipe. 1.2.4.1 Les trois synthèses de L’Anti-Œdipe et l’apparition du sujet Nous avons vu que pour la théorie structurale (dont Lacan est le tenant pour la psychanalyse lorsqu’il postule l’inconscient structuré comme un langage (signifiant)), le seul sujet pensable est un sujet barré à lui-même (« le sujet est précisément l’instance qui suit la place vide : comme le dit Lacan, il est moins sujet qu’assujetti – assujetti à la case vide, assujetti au phallus et à ses déplacements. »1). Dans les agencements que Guattari-Deleuze conceptualisent dans L’Anti-Œdipe, le sujet va au contraire émerger de façon positive. Pour comprendre cela, décrivons les célèbres machines désirantes de L’Anti-Œdipe, telles qu’elles sont construites par Deleuze-Guattari grâce au concept de synthèse. Il faut tout d’abord comprendre celles-ci comme des outils pour conceptualiser les agencements de la matière et de la substance. Bien cerner leur fonctionnement nous permettra de mieux cerner notre concept de fragment(s), en tant que, depuis le début de la présente thèse, nous tentons de concevoir les différentes modalités d’agencements de celui-ci (qu’il soit conçu comme morceau ou comme tout2). Guattari-Deleuze en reconnaissent donc trois : la synthèse connective, la synthèse disjonctive et la synthèse conjonctive. Précisons d’emblée, mais on le comprendra au fur et à mesure de leur description, que ces trois synthèses ne sont pas successives dans un temps chronologique qui leur serait transcendant ; de même, la seconde n’est pas la négation de la première, permettant l’irruption de la troisième. Autrement dit, en concevant ces trois types de synthèses, Deleuze-Guattari, en utilisant justement ce terme équivoque de synthèse, tentent de concevoir les machines désirantes d’une façon résolument non dialectique. 1.2.4.1.1 Synthèses connectives de production 1.2.4.1.1.1 Les machines désirantes proprement dites ou machines-organes Cette synthèse est le paradigme de la machine désirante. Elle consiste en effet en la connexion d’éléments permutables entre eux. Les éléments de la production sont positionnés les uns à la suite des autres. La liaison suit la règle du « et puis », du « ou bien ». Un morceau de désir (terme impropre en vérité car ces « morceaux » de désir sont du désir même dans toute son unité) se lie à un autre, peut le remplacer, s’accrocher avec encore un autre, etc. La machine est donc désirante car elle opère les arrangements primordiaux de la production désirante ; une sorte de rangement très simple d’éléments entre eux. C’est pourquoi GuattariDeleuze les nomment aussi machines-organes : elles constituent un corps linéaire où l’énergie se transmet de l’un à l’autre : un flux part du cul de la machine-organes en amont et pénètre dans la bouche de la machine-organes en aval qui le laissera s’échapper par son cul, etc. Ces machines sont donc liées selon une règle bien particulière où chacune est interchangeable avec celle qui la suit et celle qui la précède. Un organe, oui, mais sans spécificité : la somme de ces machines-organes ne compose pas un organisme (en tant que composé d’organes 1 G. Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », op. cit., p. 331. Cf. nos trois définitions de départ (dans la première partie de la présente thèse, 1.3. Trois classiques acceptions du fragment pour trois statuts classiques du texte). 2 185 différenciés, avec par exemple un cœur qui pulse le sang, des poumons qui extraient l’oxygène ou un foie qui purifie le tout). Il s’agit d’organes identiques entre eux qui sont connectés pour faire consister une gigantesque machine où l’énergie circule, sortant de l’une, entrant dans l’autre, à l’infini. Précisons un point essentiel : si ces organes sont les mêmes, ils se différencient néanmoins par ce fonctionnement répétitif et machinique consistant à travailler le désir : le fonctionnement des synthèses connectives correspond au ou bien tout autant qu’au et puis. C’est dans cette répétition du même que s’exprime la différence1. Le désir, comme énergie, passe donc d’un organe à un autre : cette énergie ainsi machinée, synthétisée, est dénommée Libido (nous comprenons un tel terme : il s’agit du désir dans ce qu’il a de plus « brut ») ou Hylè. 1.2.4.1.1.2 L’énergie des machines désirantes : Libido ou Hylè Deleuze-Guattari, quand il s’agit de parler du niveau le plus « inférieur » (catégorie qui plairait plus à Auguste Comte qu’aux auteurs de L’Anti-Œdipe), disons plutôt « de base », reviennent au concept philosophique de Hylè, la matière. Ils l’utilisent d’ailleurs indifféremment avec celui de libido pour caractériser l’énergie de ces machines désirantes dites machines-organes : « La hylè désigne en effet la continuité pure qu’une matière possède en idée »2. Le désir serait le nom générique donné à la matière (Hylè, libido « brute ») comme potentialité pure. Le désir est cette matière indéterminée et virtuelle, potentialité pure d’essence sexuelle (importance de la psychanalyse et du concept de libido construit par Freud), qui est produite par les machines désirantes, en ce sens qu’elles lui donnent une forme. Mais, en lui donnant une forme, les machines la produisent en tant que telle. Le désir n’est pas une matière (Hylè) qui contiendrait une forme (Morphê – ou Eidos pour Aristote) qu’il conviendrait de retrouver par un travail sur ladite matière. En ce sens, Deleuze-Guattari ne couplent pas la forme et la matière dans le schème hylémorphique (matière/forme) d’Aristote où la forme est contenue, au préalable, dans la matière. Nous allons y revenir lorsque nous décrirons l’énergie du deuxième type de synthèse, le Numen. Revenons à ce terme machines-organes. Il ne s’agit pas, comme nous l’avons déjà précisé, de concevoir les flux de désir, au niveau même de la matière, comme constituant un organisme. Pas de foie, pas de poumons, pas de cœur. Mais au contraire un corps sans organes. Celui-ci est « la substance immanente, au sens le plus spinoziste du mot »3. Parce que justement cette substance immanente est « sans organes », les synthèses connectives ne sont pas suffisantes. En liant des machines les unes aux autres – organe ou bien/et puis organe ou bien/et puis organe ou bien/et puis organe ou bien/et puis organe… –, ce qui consiste ne saurait alors être qualifié de tout (tout au plus peut-on parler d’une adjonction de termes identiques entre eux, remplaçables et liables) : il est, simplement à la lumière des synthèse connectives, difficile de concevoir le corps sans organes, « produit comme un tout, mais un tout à côté des parties, et 1 Nous le verrons plus précisément avec le deuxième type de synthèse, la synthèse disjonctive. Le fondement de toute cette partie de L’Anti-Œdipe dérive des deux livres majeurs de Deleuze écrits en 1969 : Logique du sens, op. cit. et Différence et répétition, Paris : PUF, 1968. 2 G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 44. Rappelons la distinction que font Aristote et les scolastiques entre matière et forme : « La matière [Hylè] est le sujet indéterminé et virtuel de toutes les déterminations. La forme [Eidos], d’autre part, est la seule raison qui réalise ces déterminations » (Aristote, La Métaphysique Tome I, Paris : Librairie philosophique Vrin, 1953, p. 22, note 1. Il s’agit du commentaire de Jean Tricot. Voir en particulier Α, 3, 983a29 et Ζ, 10, 1036a9). Sur cette question de la conception hylémorphique (matière/forme) de la philosophie d’Aristote, cf. ce que nous en dirons plus loin, avec Gilbert Simondon, à propos de l’énergie de la deuxième synthèse (le Numen de la synthèse disjonctive), p. 189. Sur Simondon cf., dans la présente deuxième partie de la présente thèse, 2.3.2. Simondon est le concept d’individuation. 3 G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 390. 186 qui ne les unifie ni ne les totalise, qui s’ajoute à elles comme une nouvelle partie réellement distincte. »1 D’où les synthèses disjonctives et leur activité d’enregistrement qui, rappelons-le, n’arrivent pas après, ni en réaction (négative) aux synthèses connectives. 1.2.4.1.2 Synthèses disjonctives d’enregistrement (inclusives) 1.2.4.1.2.1 Le corps sans organes comme machine d’enregistrement Le terme enregistrement ne doit pas nous tromper : il s’agit toujours d’une question de production. Nous sommes encore dans le domaine des machines qui créent, fabriquent – produisent – un objet – un produit (d’autant que les machines n’ont pas comme but de produire, c’est en fonctionnant qu’elles (se) produisent). Nous en étions restés à la question du corps sans organes. Quel est ce tout qui n’est pas un organisme avec des organes possédant une place spécifique qu’ils ne peuvent quitter (si le foie fait ce que fait le cœur, l’organisme meurt) ? En somme quel rapport existe-t-il entre les machines-organes et le corps sans organes ? En d’autres termes comment est-il possible, alors que « les machines-organes ont beau s’accrocher sur le corps sans organes, [que] celui-ci n’en reste pas moins sans organes et ne redevient pas un organisme au sens habituel du mot »2 ? La synthèse disjonctive peut aider à comprendre cela. Guattari-Deleuze en donnent la définition suivante : elle « désigne le système de permutations possibles entre des différences qui reviennent toujours au même, en se déplaçant, en glissant » ou encore « des différences qui reviennent au même sans cesser d’être des différences. »3 Le corps sans organes doit être compris comme une gigantesque surface d’enregistrement sur laquelle est inscrite, sous forme de zones intensives, l’énergie produite, le désir, non plus en tant que Hylè (libido brute), mais comme Numen (nous allons revenir sur ce terme4. Il faut insister sur ce procès d’enregistrement qui n’est qu’une inscription, qu’un marquage sur ce qui fait unité – le corps sans organes – d’éléments qui lui sont, constitutionnellement, étrangers, mais qui néanmoins en participent. La dénomination même de cette surface – « sans organes » – est explicite : cette « surface d’enregistrement » reste une surface lisse, sans aspérités, où l’énergie d’enregistrement, en s’inscrivant, modifie l’ensemble ; un peu comme l’inscription sur une bande magnétique. On pensera à Alexandre Alexeïeff et à ses écrans d’épingles où la pression à tel ou tel endroit de l’écran, en soulevant les épingles à des niveaux différents, crée, sur toute la surface, une figure qui varie aussi en fonction de la luminosité, de l’angle de prise de vue, et surtout de l’enregistrement qu’opère la caméra5. Si, dans la synthèse connective, la règle était du ou bien ou du et puis, la synthèse disjonctive est soit… soit : des briques liées, connectées les unes aux autres dans la synthèse connective (ou bien, et puis), on passe à un système disjonctif, en ce sens que les éléments sont liés parce qu’ils sont disjoints. Ceci n’est pas un paradoxe. Nous insistons sur ce point car nous avançons, grâce à une telle conceptualisation, sur le concept de fragment(s) que nous construisons. Le paradoxe apparent – lier des éléments entre eux en les disjoignant – disparaît si ces éléments sont puissance pure, s’ils ne sont qu’énergie d’enregistrement sur une gigantesque surface qui ne les précède pas, mais qui existe justement par ces multiples inscriptions. Pour lever le paradoxe, il faut arriver à penser qu’il n’est pas question de temps 1 Ibid., p. 389. Ibid., p. 22. 3 Ibid., p. 18 & p. 82. 4 Comme nous reviendrons sur la surface d’enregistrement que Deleuze-Guattari appellent, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, le plan d’immanence, lorsque nous développerons leur concept de concept (cf., dans la présente deuxième partie de la présente thèse, 2.4. Le philosophe trace des plans). 5 Giannalberto Bendazzi dir., Alexeïeff, Paris : Dreamland Éditeurs, 2001. 2 187 chronologique ; les choses ne se passent pas avant, après ou pendant – nous y reviendrons longuement dans la suite de la présente thèse. L’Anti-Œdipe fait par ailleurs une distinction supplémentaire et d’importance au sein des synthèses disjonctives (dites aussi synthèses d’enregistrement, nous venons de voir pourquoi) : Deleuze-Guattari opposent les synthèses disjonctives inclusives aux synthèses disjonctives exclusives. 1) Les synthèses disjonctives, dans les machines désirantes – à un niveau moléculaire –, sont inclusives : synthèse disjonctive d’enregistrement inclusive donc. Par inclusif, il faut entendre une possibilité d’inscription illimitée : les zones d’enregistrement sur la surface du corps sans organes peuvent inclure d’autres zones d’enregistrement, et d’autres encore. Une même intensité d’enregistrement sera soit « homme » soit « chien » soit « table » soit « enfant » soit « dieu »… 2) Un usage exclusif assignera au contraire à une inscription une place prédéterminée qui sera un choix exclusif entre plusieurs éléments : cet usage exclusif enlève la potentialité infinie de l’inscription inclusive où tout, potentiellement, peut s’inscrire. Dans le complexe d’œdipe par exemple, qui est l’exemple paradigmatique de cet usage exclusif des synthèses, la place assignée aux individus sera soit « homme » soit « femme », et c’est tout. Au lieu des n sexes « non humains » dont parlait Marx, l’exclusion consiste à passer à deux sexes. S’il s’agit toujours, dans le cas de l’usage exclusif des synthèses disjonctives, de puissance d’enregistrement, toute la potentialité de celle-ci que permettrait un usage inclusif est ici éliminée. Le rabattement des agencements (collectif d’énonciation et machinique de corps) sur la structure peut se comprendre par ce passage de l’inclusif à l’exclusif : les plans d’expression et de contenu (les agencements machiniques de corps et les agencements collectifs d’énonciation) qui prennent toutes les formes possibles (inclusion) n’en prennent alors, dans la structure, plus qu’une, celle du signifiant et du signifié (exclusion). Au contraire de ces modalités exclusives, dans la synthèse disjonctive inclusive – celle des machines désirantes –, ces inscriptions sont « des points de nature quelconque, figures machiniques abstraites qui jouent librement sur le corps sans organes et ne forment encore aucune configuration structurée […] nous devons concevoir une machine qui est telle par ses propriétés fonctionnelles, mais non par sa structure. »1 Le corps sans organes n’est pas une structure constituée de pièces, même disjointes, qui en formeraient les briques, mais simplement une surface qui est l’inscription d’une même énergie, une énergie d’enregistrement ou Numen. C’est le système inclusif qui permet cela. 1.2.4.1.2.2 L’énergie d’enregistrement : Numen Rappelons tout d’abord que cette énergie d’enregistrement est toujours, pour DeleuzeGuattari, du désir. Pour comprendre leur concept de Numen, il nous faut faire un détour par la théorie métaphysique aristotélicienne. On connaît la différence que fait Aristote entre l’acte (energeia) et la puissance (dunamis). « Une puissance [dunamis] est une capacité de devenir autre, c’est-à-dire d’être déjà de soi-même, par avance, porteur en quelque manière d’une détermination que l’on ne possède pourtant pas effectivement. »2 La puissance est donc l’état d’une chose qui ne porte ses déterminations que de façon virtuelle, dont les propriétés restent 1 G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 393. Jean Bernhardt, « Aristote », in François Châtelet, Histoire de la philosophie Tome I, Paris : Hachette Littératures, coll. Pluriels, 2000, p. 159. 2 188 au stade de la potentialité. L’acte (energeia) consiste par contre à donner une forme à la substance (ousia), c’est-à-dire à actualiser la substance hic et nunc, dans toute son effectivité et toute sa déterminité. La substance (ousia), pour Aristote, peut représenter directement la matière (cette substance première renvoie alors à la puissance – dunamis) ou encore au composé (sunolon) de matière et de forme (cette substance seconde, hylémorphique, renvoie cette fois-ci à l’acte – energeia)1. Nous avons dit plus haut, en présentant la hylè (matière) comme l’énergie des synthèses connectives, qu’elle ne se couplait pas avec la forme (eidos) dans le schème, aristotélicien, « hylémorphique » (le schème hylémorphique expliquant donc que c’est par l’actualisation (l’acte, energeia) de la forme transcendante (eidos) dans la matière (hylè) qu’apparaît la substance (ousia) qui est un composé (sunolon) des deux – deuxième conception de la substance). Le schème hylémorphique, tel que le définit Simondon par exemple, suppose en effet qu’il existe déjà, au sein de la matière (hylè) le principe de son devenir (qu’Aristote appelle donc la forme), les deux formant un composé (sunolon) qui est, par cette actualisation (acte) individué : comme la statue qui est déjà en germe dans le bloc de marbre, la matière attend qu’un acte actualise la forme qui est en elle, qui en est sa substance, afin d’être l’individu statue. Or, Guattari-Deleuze ne s’inscrivent pas dans ce qui ressemblerait à du créationnisme2 : le corps sans organes, interprété dans la théorie aristotélicienne, évoquerait plutôt le duo puissance (dunamis)/matière (hylè). Citant d’ailleurs Simondon, ils se démarquent du schème hylémorphique qui « […] implique à la fois une forme organisatrice pour la matière, et une matière préparée pour la forme. »3 Simondon explique le schème hylémorphique ainsi : « selon le schème hylémorphique, l’être individué n’est pas déjà donné lorsque l’on considère la matière et la forme qui deviendront le sunolon […] le principe est supposé contenu soit dans la matière soit dans la forme, parce que l’opération d’individuation n’est pas supposée capable d’apporter le principe lui-même, mais seulement de le mettre en œuvre. »4 Autrement dit le schème hylémorphique renvoie nécessairement à une transcendance de la forme sur la matière, puisque la forme « conserve son privilège de supériorité par rapport à la matière ou aux éléments ; ce qui est le fondement de toute théorie de la forme, archétypale, hylémorphique ou gestaltiste, c’est l’asymétrie qualitative, fonctionnelle et hiérarchique de la Forme et de ce qui prend forme. »5 1 Aristote reconnaît aussi d’autres acceptions à ousia : elle peut être l’essence (elle désigne alors ce qu’une chose est en elle-même), ou encore le substrat ou l’individu. Sur la question de la puissance et de l’acte, cf. Aristote, La Métaphysique, op. cit., livre Γ 1007b 29 (Tome I, p.209-210, note 3) et surtout tout le livre Θ (Tome II, p. 453526). 2 Pour une définition de la notion de créationnisme, cf. p. 225 de la présente deuxième partie de la présente thèse. 3 G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 457. Deleuze-Guattari posent le schème hylémorphique comme un archaïsme, propre à la machine de guerre royale dans laquelle la matière doit être modelée par une forme (d’origine divine) transcendante. Ils cherchent bien entendu, en construisant les machines désirantes, à voir comment ce schème est un rabattement, paranoïaque, de l’énergie désirante. Aussi s’intéressent-ils de près à « ce que Simondon reproche au modèle hylémorphique, c’est[-à-dire] de considérer la forme et la matière comme deux termes définis chacun de son côté, comme les extrémités de deux demi-chaînes dont on ne voit plus comment elles se connectent, comme un simple rapport de moulage sous lequel on ne peut plus saisir la modulation continue perpétuellement variable. » (Ibid., p. 509). 4 Gilbert Simondon, L’Individuation psychique et collective, Paris : Aubier, 1989 et 2007, p. 11. 5 Ibid., p. 32. Le schème archétypal est bien entendu celui que conceptualise Platon : l’archétype est le modèle de la théorie des Idées chez Platon, les Formes (Idées) étant les archétypes qui permettent d’expliquer les différents apparaîtres du sensible. L’archétype est comme le coin qui permet de frapper les monnaies : il est la forme invariable qui se déclinera en autant de pièces qui seront « marquées au coin ». En ce sens, la conception archétypale considère la Forme comme parfaite, éternelle et indégradable. La conception archétypale de la forme considère donc celle-ci comme transcendante à l’individu qu’elle marque (au coin). Le schème hylémorphique marque évidemment sur ce point une des différences les plus sensibles entre Platon et Aristote : ce dernier théorise en effet que la forme est intimement liée à la matière, n’est pas éternelle puisque s’actualisant en composé (le sunolon issu de l’energeia, l’acte). Simondon considère que ce schème hylémorphique est celui qui va le plus influencer la philosophie occidentale (d’Aristote à la Gestaltpsychologie (sur celle-ci, Ibid., p. 46-50) 189 Deleuze-Guattari poursuivent bien évidemment une conception immanente des machines désirantes et vont avoir recours, pour échapper à la transcendance de ce schème hylémorphique, à un concept, issu du droit romain, qui, alors qu’il semble exprimer quelque chose de l’ordre de la transcendance, permet de penser l’immanence. Numen est le substantif d’un verbe signifiant « manifester sa volonté par un signe de tête ». Le mot est, dans la Rome antique, toujours appliqué à la manifestation d’une volonté divine et exprime la puissance propre d’un dieu – l’opposé étant le signum qui désigne la manifestation sensible par laquelle cette volonté se fait connaître (vol des oiseaux, prodiges, etc.). Pour sortir du schème hylémorphique dont Simondon dit qu’il a grevé toute la philosophie occidentale. GuattariDeleuze utilisent le concept de Numen qui qualifie abstraitement l’exercice tout-puissant de cette volonté1. Ce qui ne veut pas dire que le Numen est l’exercice des puissances animistes. En latin, Numen n’est jamais employé absolument, mais toujours en rapport avec l’action d’un dieu : on parle du Numen de Jupiter ou de Junon, à la rigueur du Numen divin en général. En somme le mot apparaît dans son usage comme notant un attribut déterminant de tout personnage divin. Il est la volonté pure d’une instance divine repérée comme telle. Ces deux brèves situations (machine grecque, machine romaine) permettent de comprendre pourquoi Deleuze-Guattari appellent Numen cette énergie d’enregistrement. Parce qu’elle n’est qu’une puissance issue de la matière désirante originellement produite par les machines désirantes, elle peut être considérée comme étant la volonté du corps sans organes. Non pas un signum, un signe (au sens linguistique saussurien du terme, celui qui est le rabattement de l’agencement et qui substitue aux deux plans/formes agencement collectif d’énonciation/agencement machinique de corps, les deux faces signifié/signifiant), mais l’expression même de ce corps sans organes, un signe de tête, un Numen. Le terme Volonté est ici utilisé à dessein afin de comprendre comment il peut y avoir une direction (qui n’est pas un but ni une finalité) qui s’applique au désir (son Numen). « Mais pourquoi appeler divine, ou Numen, la nouvelle forme d’énergie malgré toutes les équivoques soulevées par un problème de l’inconscient qui n’est religieux qu’en apparence ? Le corps sans organes n’est pas Dieu, bien au contraire. Mais divine est l’énergie qui le parcourt, quand il attire toute la production et lui sert de surface enchantée miraculante, l’inscrivant dans toutes ses disjonctions. »2 Si ordre il y a, dans cette « machine miraculante » comme l’appellent aussi Guattari-Deleuze, il s’agit d’un ordre intensif ; et les différentes zones d’enregistrement, comme autant de zones de pression (ou de dépression) d’intensités brutes, font du corps sans organes « un œuf, traversé d’axes, bandé de zones, localisé d’aires ou de champs, mesuré de gradients, parcouru de potentiels, marqué de seuils. »3 L’inconscient correspond à un corps sans organes (pour une psychanalyse a-signifiante que Deleuze-Guattari appellent, dans L’Anti-Œdipe la schizoanalyse). Le plan d’immanence correspond à un corps sans organes (pour la philosophie a-signifiante que nous décrirons plus loin et qui se définit par le concept). On comprend que, dans cette vision de l’inconscient ou du plan d’immanence, il ne s’agit pas de les envisager comme des structures mais comme des surfaces d’intensité. Et si l’on veut parler de l’inconscient comme d’une chaîne signifiante – pour faire le rapprochement avec la théorie lacanienne de l’inconscient structuré comme un langage –, on insistera avec GuattariDeleuze sur le fait que cette « chaîne signifiante de l’inconscient, Numen, ne sert pas à en passant par la scolastique et la théorie hégélienne) et donner cette mauvaise définition de la forme dans laquelle nous sommes pris, et dont seule, selon lui, la théorie de l’information peut nous permettre de sortir (Ibid., p. 36-43). 1 Encyclopaedia Universalis, article « Religion romaine ». 2 G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 19. 3 Ibid., p. 100 190 découvrir ni à déchiffrer des codes du désir, mais au contraire à faire passer des flux de désir absolument décodés, Libido, et à trouver dans le désir ce qui brouille tous les codes et défait toutes les terres. » Répétons-le une fois de plus : il n’y a pas de but aux agencements, pas de finalité au corps sans organes. Nous avons vu que pour Lacan comme paradigme du structuralisme, l’inconscient comme structure existe dans un but, celui de faire advenir le sujet (reprenant le célèbre mot de Freud : « Là où le Çà était, le Moi doit advenir »1), sujet concevable uniquement de façon négative, comme occupant la place vide (objet=x). Et nous avons dit que dans le corps sans organes, surface traversée par les flux du Numen (les agencements), que dans les agencements où les plans (machinique de corps, collectif d’énonciation) changent sans cesse de formes, le sujet émerge au contraire de façon positive : c’est l’objet de la troisième et dernière synthèse, la synthèse conjonctive qui, pas plus que la seconde qui n’est pas la négation (dialectique) de la première, n’est la synthèse (toujours au sens dialectique) d’un procès (hégélien). De cette synthèse conjonctive n’adviendra pas plus une Idée qu’un Sujet – ce dernier, s’il apparaît, ce sera toujours comme reste, à côté de ladite synthèse. 1.2.4.1.3 Synthèses conjonctives 1.2.4.1.3.1 Les machines célibataires Si les synthèses connectives fonctionnent en ou bien, en et puis, si les synthèses disjonctives déclinent le soit… soit inclusif, les synthèses conjonctives, elles, expriment du c’est donc. Y aurait-il donc une finalité (« donc ») aux agencements ? Les machines désirantes poursuivraient-elles un but ? La réponse à cette question est « non ! ». Mais expliquonsnous… La troisième synthèse n’est donc pas, comme nous venons de le dire, la conclusion, l’aboutissement ou la finalité des deux premières, et ne s’inscrit pas dans un raisonnement à trois propositions où la dernière est la synthèse (dialectique) des deux autres. Le « c’est donc » de la synthèse conjonctive n’est pas l’Aufhebung hégélien. La synthèse conjonctive est plutôt l’opération de réconciliation des deux synthèses précédentes (connective et disjonctive). Précisons ce terme, réconciliation : La matière (Hylè), dans la machine-organes, était produite et travaillée par connexions, coupures et passages de l’énergie d’une machine à l’autre ; cette matière désirante est aussi énergie (Numen)2, volonté d’inscription sur le corps sans organes, d’enregistrement en sa surface par disjonction inclusive. Lors de cette deuxième synthèse, le corps sans organes est une surface lisse où se concentrent et se dispersent des intensités énergétiques (Numen), comme les ronds à la surface de l’eau au contact d’un caillou lancé par un enfant qui veut faire des ricochets. La synthèse conjonctive, elle, s’occupe de l’inévitable, à savoir que de ce corps sans organes où s’est enregistrée une variation d’intensité (l’écran d’épingles d’Alexeïeff), va forcément émerger quelque chose. Si l’inscription sur le corps sans organes est une puissance, la synthèse conjonctive montre l’individualité de cette zone d’intensité. Mais, point essentiel, cette individualité n’est pas la 1 « Wo Es war, soll Ich werden » (Sigmund Freud, conclusion de la troisième conférence des Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932). La phrase suivante, qui conclut la conférence, précise : « C'est là une tâche qui incombe à la civilisation tout comme l’assèchement du Zuyderzee. » [Le Zuyderzee de Hollande, sorte de mer intérieure dans une vaste baie produite par les tempêtes de la mer du Nord, fut en partie poldérisé, ce qui fit gagner 220.000 ha sur la mer]). Lacan le traduit par « Là où fut çà, il me faut advenir », et ne revient donc pas, avec cette traduction, sur l’apparition, en négatif, du sujet mais insiste sur l’impératif (catégorique) de cette advenue (J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 524). 2 Au niveau des machines désirantes, comme en mécanique quantique, matière (Hylè) et énergie (Numen) s’indistinguent. Sur la question de la mécanique quantique cf., dans la présente deuxième partie de la présente thèse, p. 208 ainsi que la note 2, p. 242. 191 conséquence de la zone d’intensité, elle n’est là que s’il existe quelqu’un pour la repérer, le temps de son apparition. Cette individualité, c’est ce que l’on a coutume d’appeler le sujet : « le sujet est produit comme un reste, à côté des machines désirantes, […] il se confond luimême avec cette troisième machine productrice et la réconciliation résiduelle qu’elle opère : synthèse conjonctive de consommation sous la forme émerveillée d’un “C’était donc ça !” »1 Le terme reste est important, car le sujet est ici conçu comme ce qui reste (ce qui est en plus) des synthèses. Deleuze-Guattari nomment ces machines qui produisent le désir selon ce dernier procès conjonctif, les machines célibataires, allusion à Michel Carrouges. Ils prennent l’exemple de la machine de À la colonie pénitentiaire de Kafka, de L’Ève future de Villiers, de La Mariée mise à nue… de Duchamp, etc. qui sont les objets sur lesquels travaille Carrouges dans son livre2. Elles semblent en effet tenir des machines-organes (que Guattari-Deleuze appellent aussi machines paranoïaques en ce sens qu’elles organisent, avec une logique interne indiscutable et rigide, des connexions méthodiques et inébranlables entre des éléments qui doivent avoir une place particulière (celle du sujet au sens le plus structuraliste du terme évidemment) et des machines d’enregistrement (qu’ils appellent aussi machines miraculantes de par leur activité productive d’inscription, comme un miracle peut inscrire la volonté d’un dieu – Numen – sur les corps, par exemple sous forme de stigmate) mais sont aussi un autre type de machine. Dans À la colonie pénitentiaire, un voyageur se retrouve sur une île où un officier lui montre une étrange machine : cet appareillage complexe que visite le voyageur est une invention ancienne, construite par l’ancien commandant, maintenant disparu et qui est décrit comme un grand paranoïaque. Le voyageur s’étonne même que l’ancien commandant ait pu avoir autant de pouvoir : « “Était-il donc tout en même temps. Était-il soldat, juge, ingénieur, chimiste, dessinateur ?” “Parfaitement” dit l’officier en hochant la tête, le regard fixe et songeur. »3 La machine servait à exécuter les condamnés mais selon une ancienne loi dont seul ce despote était le garant et qui ne semble plus avoir cours sur la colonie pénitentiaire. Elle fonctionne donc avec des rouages, des balanciers, des herses, etc. Elle a toutes les caractéristiques d’une machine-organes paranoïaque. C’est aussi une machine qui inscrit sur les corps : « “Notre verdict n’est pas sévère. Au moyen de la herse, on inscrit sur le corps du condamné le commandement qu’il a enfreint. En ce qui concerne ce condamné-là” – l’officier désigna l’homme du doigt –, “on va lui écrire sur le corps : Respecte ton supérieur !” ». Machine disjonctive d’enregistrement donc. Mais c’est aussi autre chose : la nouvelle s’ouvre sur cette phrase : « “C’est un appareil tout à fait particulier” », l’officier qui fait visiter la machine précisant que « “jusqu’à présent, il a fallu y mettre la main, mais à partir de maintenant, l‘appareil marche tout seul” ». « Comprenez-vous le fonctionnement ? La herse commence à écrire, quand elle a terminé la première inscription sur le dos de l’homme, la couche d’ouate se met à rouler et tourne lentement sur le côté pour offrir un 1 G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 24. Ibid., p. 24. Carrouges, dans ce livre, s’intéresse certes aux « grands génies de notre temps [qui] font apparaître en traits de feu leur mythe majeur où s’inscrit la quadruple tragédie de notre temps ; le nœud gordien des interférences du machinisme, de la terreur, de l’érotisme et de la religion ou de l’antireligion » (Michel Carrouges, Les Machines célibataires, Paris : Arcanes, 1954, p. 24-25). Son travail consiste à « pénétrer dans la compréhension des mythes modernes [, ce qui] impose une tâche préalable inconnue de ceux qui étudient les recueils de mythes classiques. Car il faut d’abord déceler la présence des mythes » (Ibid., p. 9). Pour ce faire, Carrouges exhausse la démarche surréaliste notamment « parce qu’il [le surréalisme] ne se contente pas d’études documentaires et théoriques, mais introduit à la participation la plus active, à la mentalité et au comportement mythiques » (Ibid., p. 23). 3 Franz Kafka, « À la colonie pénitentiaire », in Un artiste de la faim et autres récits, Paris : Éditions Gallimard, coll. Folio Classiques,1990, p. 65-107. 2 192 nouvel espace à la herse. Pendant ce temps-là, les endroits à vif viennent se poser sur l’ouate, qui, grâce à sa préparation spéciale, arrête immédiatement l’écoulement du sang et les prépare à recevoir une inscription plus profonde. Les pointes que vous voyez ici sur le bord de la herse, arrachent alors l’ouate des plaies et, tandis qu’on fait à nouveau retourner le corps, l’ouate est jetée dans la fosse et la herse peut se remettre au travail. Elle continue ainsi à écrire, toujours plus profondément, douze heures durant. Pendant les six premières heures, le condamné continue à vivre à peu près comme par le passé, à ceci près qu’il souffre. Au bout de deux heures, on retire le feutre, car l’homme n’a plus la force de crier. Ici, à la tête du lit, dans cette écuelle chauffée électriquement, on met du riz, dont l’homme, quand il en a envie, peut prendre ce qu’il parvient à attraper avec sa langue. Personne ne laisse passer cette occasion. Personne, croyez-moi, et j’ai de l’expérience. C’est seulement à la sixième heure qu’il perd le goût de la nourriture. J’ai coutume de me mettre à genoux à ce moment-là pour observer ce phénomène. Il est rare que l’homme avale la dernière bouchée, il se contente de la retourner dans sa bouche, puis la crache dans la fosse. Je suis obligé de me baisser, sinon je la recevrais en plein visage. Mais quelle paix s’établit alors dans l’homme, à la sixième heure ! L’esprit vient aux plus stupides. Cela commence autour des yeux, puis s’étend à l’entour. Un spectacle, qui pourrait vous amener à vous coucher vous-même sous la herse. Il ne se passe cependant rien de particulier, l’homme commence seulement à déchiffrer l’inscription, il tend les lèvres comme s’il écoutait. Vous avez vu qu’il n’est pas facile de déchiffrer l’écriture avec les yeux ; mais notre homme la déchiffre maintenant avec ses plaies. Ce n’est pas, il est vrai, un mince travail, il faut six heures pour l’accomplir. Mais à ce moment, la herse l’embroche complètement et le jette dans la fosse où il s’effondre bruyamment sur l’eau sanguinolente et sur l’ouate. La justice a fait son œuvre ; nous n’avons plus qu’à enterrer le corps, le soldat et moi. »1 D’abord la machinerie qui tourne le corps, éponge avec l’ouate, monte et descend la herse (connexions). Puis l’inscription proprement dite, qui s’opère sur toute la surface du corps (disjonction inclusive). Puis, enfin, il y a donc quelque chose qui émerge, « à la sixième heure », qui envahit l’homme « qui commence autour des yeux, puis s’étend à l’entour », quelque chose qui donne « l’esprit » même « aux plus stupides » et qui va finir à côté de la machine elle-même, dans la fosse (conjonction). En somme ces machines – à l’image de celle d’À la colonie pénitentiaire – peuvent faire émerger, à côté de la machine même, une pièce adjacente à cette machine, qui, alors qu’elle procède de cette machine, en est néanmoins détachée. C’est le procès d’émergence du sujet que nous évoquions plus haut, qui est donc un reste, un résidu, en plus (positif) et sur lequel nous allons revenir avec de la notion de Voluptas. 1.2.4.1.3.2 La Voluptas ou l’émergence du sujet Deleuze-Guattari ne donnent pas vraiment d’explications sur le terme Voluptas qu’ils utilisent. On pensera néanmoins à l’architecture et au plus célèbre axiome de Leon Battista Alberti, dans le cadre de la révolution culturelle du Quattrocento. Cet axiome dicte qu’un édifice doit répondre à trois conditions : la nécessité (Necessitas), qui correspond aux lois (que l’on dirait de nos jours « physiques ») réglant la construction de l’édifice ; la commodité (Commoditas) répond au programme de construction (comprendre pourquoi le bâtiment est commandé sous telle forme, pour telle utilité : elle nécessite donc un dialogue avec le client) ; le plaisir esthétique (Voluptas) qui met en lien la construction de l’édifice avec les règles de la 1 Ibid. 193 beauté1. Le rapport avec les trois synthèses saute aux yeux. La Necessitas des connexions (c’est–à-dire le fonctionnement qui place chaque élément où il doit être et les connecte entre eux), la Commoditas des inscriptions disjonctives (qui suivent un programme sans but) et l’émergence de la Voluptas, comme résidu – et non comme finalité – de tout ce processus. Nous avons dit que le sujet qui émergeait, et qui prenait conscience de son individualité dans un « c’est donc ça », était adjacent à la machine. C’est que le système que nous avons décrit, ces trois synthèses qui caractérisent les machines désirantes, « n’expriment jamais l’équilibre d’un système, mais un nombre illimité d’états stationnaires métastables par lesquels un sujet passe »2. Tout est une question de variations et de jeux d’intensités, et c’est à l’occasion d’une inscription, d’un enregistrement sur le corps sans organes, que l’énergie qui était Numen devient Voluptas. Cette machine désirante – machine-organes ou paranoïaque ; machine d’enregistrement ou miraculante ; machines célibataires –, dont le modèle est, comme nous l’avons vu plus haut, l’inconscient, « a essaimé sur tout le pourtour de son cycle, un sujet apparent, résiduel, et nomade. »3 Le sujet pour Guattari-Deleuze dans L’Anti-Œdipe, ne provient donc pas d’un manque : « Pas plus que les autres coupures, la coupure subjective ne désigne un manque, mais au contraire une partie qui revient au sujet comme part, un revenu qui revient au sujet comme reste. »4 Il est une production positive, produit comme reste, comme résidu de la machine désirante qui, elle, continue à connecter, à inscrire en disjonctant, et, miracle !, Voluptas !, crée, presque par accident, un sujet qui n’est pas inféodé à un manque ou un vide. Toute la beauté du « Je est un autre » prend ici sa force, est mise en lumière. On pourrait ici prendre l’analogie de la photographie : • Prendre une photographie. Il fait beau. Le sujet de la photo est en face du photographe. Il est dans la ligne de mire de l’appareil, de la machine à prendre des photos. Séquences que prend l’appareil photo (ouverture/temps de pose/obturation/instantanés), morceaux connectés les uns aux autres sur le ruban de la pellicule (matière, Hylè). • Puis vient le moment du développement : bains ; produits chimiques ; lumière rouge ; gants (Numen). La feuille de papier blanche, surface d’inscription, est dans le bain (corps sans organes). • Révélation. Teintes de gris, de noir, de blanc. Et un sujet apparaît (voluptas). • Mais bien vite, le sujet devient pâle, on sent confusément qu’il va disparaître. • Dernière étape : va-t-on opérer une fixation ? • Dans cette question repose tout l’objet des machines sociales. Pourquoi décider de garder ce sujet-là, pris à ce moment-là, dans cette position-là ? Et comment faire pour le fixer ainsi ? 1 Ces trois registres sont les pendants à firmitas, utilitas et venustas de Vitruve (Leon Battista Alberti, L’Art d'édifier, Paris : Seuil, 2004 (traduit par Pierre Caye et Françoise Choay)). La voluptas, ou plaisir esthétique de l’édifice, fait l’objet des livres VI, VII, VIII, IX.art. 2 G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 26. Sur le concept de métastabilité, cf. les développements sur la théorie de Gilbert Simondon que nous proposons p. 212 sq. de la présente deuxième partie de la présente thèse. 3 Ibid., p. 394. 4 Ibid., p. 49. 194 1.2.4.2 L’agencement de Mille plateaux : la machine abstraite Nous avons expliqué plus haut comment s’opérait le rabattement paranoïaque des agencements (machinique de corps et collectif d’énonciation) qui aboutit au sujet des sémiotiques signifiantes, le sujet du structuralisme. Si l’on revient un instant sur le rabattement de l’agencement a-signifiant sur une sémiotique signifiante qu’opère le structuralisme, on assiste alors à une refermeture des agencements où les formes de contenu (agencement machinique de corps) sont condensées en signifiés et se soumettent à une, et une seule, forme d’expression (agencement collectif d’énonciation) condensée en signifiant : les signifiés ne sont plus que les représentants du signifiant. Chacun sera appelé « sujet » (sujet de l’énoncé pour chaque signifié, sujet de l’énonciation pour le signifiant). C’est alors que le sujet se donne dans l’actualisation de la langue dans la parole. Apparaît alors le sujet cher au structuralisme, effectivement plus « assujetti » qu’autre chose comme le dit Lacan. Lorsque l’agencement, au contraire, est tiré dans le sens d’une déterritorialisation (qu’il fuit et s’indifférencie), c’est un autre type de sujet qui apparaît. Nous venons de le voir à l’instant avec les machines désirantes, dont les synthèses expliquent les agencements sur le corps sans organes, et l’apparition, en reste, en plus, d’un sujet que, certes, la structure peut alors saisir, faussement, comme étant premier, mais que nous comprenons, avec L’Anti-Œdipe, comme étant un « sujet [qui] est produit comme un reste, à côté des machines désirantes ». À propos de Schreber, Deleuze-Guattari posent ainsi que, « suivant la doctrine du président Schreber, l’attraction et la répulsion produisent d’intenses états de nerfs qui remplissent le corps sans organes à des degrés divers, et par lesquels passe le sujet-Schreber, devenant femme, devenant bien d’autres choses encore suivant un cercle d’éternel retour. »1 Le sujet ainsi produit (de façon positive) se donne donc toujours comme reste, comme résidu d’une opération qui n’a pas comme but de le produire – mais a-t-elle d’ailleurs un but, cette opération, autre qu’une volonté de puissance, autre qu’un retour éternel de sa production, qui, dans la répétition du même que ce retour impose, crée de la différence. Ce sujet est l’effet secondaire d’un agencement qui le fait apparaître « sous la forme émerveillée d’un “c’était donc ça !” ». Il va sans dire qu’un tel sujet est loin du sujet (de l’énoncé ou de l’énonciation peu importe) des sémiotiques signifiantes construites par les linguistiques appuyées sur les postulats saussuriens ; loin du sujet des pensées structuralistes. Et c’est justement parce qu’il est sans cesse changeant, toujours nomade, que le terme processus de subjectivation est préféré à celui de sujet. Il nous reste donc à présent à comprendre pourquoi même le terme sujet est en trop, et pourquoi Guattari-Deleuze, lorsqu’ils envisagent les agencements comme des processus de subjectivation, lui préfèrent ce dernier syntagme. Dans Mille plateaux, Deleuze-Guattari proposent une autre façon de concevoir le sujet, et préfèrent le nommer machine abstraite. Qu’est-ce qu’une machine abstraite ? C’est le diagramme de l’agencement. Cela signifie que la machine abstraite est le tracé géographique, le diagramme obtenu en reliant entre eux les points de déterritorialisation de l’agencement, les différents états d’inscriptions, suffisamment stables pour être repérés et comme attrapés au vol – rappelons que ce sont ces états métastables (voluptas) que nous avons appelés jusqu’à présent sujet. Pour comprendre cela, nous pouvons nous souvenir des points qu’il faut réunir d’un seul trait, « continu », dans les cahiers de coloriage d’écolier pour faire apparaître une figure : la figure complète (quand tous les points sont reliés les uns aux autres) est, avant qu’on relie les points, abstraite et ne peut même pas se deviner si le nombre de points est important. Une fois cette figure tracée sur la feuille, on la reconnaîtra comme individuelle, 1 Ibid., p. 24 & 25. 195 avec un nom, peut être sera-t-elle même datée. Mais il n’en demeure pas moins que son existence n’est pas due au trait du crayon noir qui relie les points entre eux mais bien à la multitude de points qui la composent. De la même façon, chaque agencement, en fuyant par un procès schizophrénique de déterritorialisation, permet de déterminer un point de déterritorialisation (tel état d’agencement machinique de corps / tel état d’agencement collectif d’énonciation)1 qui disparaît à peine esquissé, alors qu’un autre est déjà en train de se dessiner – à moins qu’une reterritorialisation paranoïaque ne referme le tout. Le danger avec la machine abstraite, c’est d’en faire la « représentation d’une machine transcendante, abstraite et réifiée »2, comme si le sujet était en fait le résultat d’un procès dialectique subsomptif à la Hegel : pour reprendre l’image du cahier d’écolier, une fois les points reliés et la figure dessinée, un quidam – structuraliste – pourrait toujours dire que ce sujet préexistait aux points et que chaque point n’existait que parce qu’il pouvait constituer, à un moment donné, avec tous les autres, la figure en question (c’est ici que repose le piège structuraliste qui consiste à penser que la structure existe pour faire advenir le sujet, et qu’elle est ainsi structurée, avec sa case vide, dans une telle finalité). En fait, dans la conception deleuzoguattarienne de l’agencement, chaque point n’existe que pour lui ; s’il fait avec les autres une figure (un sujet) tant mieux ; sinon tant pis. On peut toujours relier tous les points dans n’importe quel sens, on créera une infinité de sujets, tous plus difformes les uns que les autres. Mais le fait qu’un seul soit retenu parce qu’il a une forme normale est, pour les points, sans importance, et est profondément arbitraire : c’est l’homme regardant la feuille qui, à l’image des penseurs du Moyen-Âge qui plaçaient la terre au centre de l’univers, constitue le sujet et, ne l’assumant pas, fait porter la responsabilité de cette pseudo-création à la multitude de points. Le sujet, pour Guattari-Deleuze, est donc conçu dans son immanence même. Lorsque Brian Massumi, dans son ouvrage sur Capitalisme et schizophrénie, définit le sujet deleuzoguattarien, il dit ceci : « le sujet est l’agencement qui choisit que tel mot soit produit et couplé avec tel état de choses. Il est une machine abstraite qui, comme toujours, est immédiatement bipolaire : à une face de la machine elle organise une forme (substance) de contenu, et à l’autre face, une forme (substance) d’expression. Du côté du contenu elle est appelée “agencement machinique” ; du côté de l’expression elle est appelée “agencement collectif d’énonciation”. Les deux sont, par eux-mêmes, la machine abstraite. »3 Mais en fait le sujet ne choisit rien du tout, il ne préexiste pas aux agencements, pas plus qu’il ne les transcende. La machine abstraite est consubstantielle aux procès de déterritorialisation des agencements : « la machine abstraite est toujours singulière, désignée par un nom propre, de groupe ou d’individu, tandis que l’agencement d’énonciation est toujours collectif, dans l’individu comme dans le groupe […] Nul primat de l’individu, mais indissolubilité d’un Abstrait singulier et d’un Concret collectif. La machine abstraite n’existe pas plus indépendamment de l’agencement que l’agencement ne fonctionne indépendamment de la machine. »4 Voilà pourquoi, bien plus que sujet, Deleuze-Guattari utilisent le terme processus de subjectivation auquel nous allons substituer celui de fragment(s). 1 Guattari-Deleuze parlent de « quanta de territorialisation ». G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, op. cit., p 131. Le sujet n’est pas le centre d’une organisation astronomique (comme dans Le Timée de Platon). 3 Brian Massumi, A User’s Guide to Capitalism and Schizophrenia —Deviations from Deleuze and Guattari, Cambridge, Mass. : Swerve Editions, 1992, p. 27. C’est nous qui traduisons. 4 G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 127. 2 196 Chapitre 2) Le concept comme fragment(s) philosophique Nous allons à présent nous pencher sur un mot, un terme, que nous avons utilisé tout le long de cette thèse pour qualifier celui de fragment(s) – à savoir : le concept. Nous disons chercher à construire notre concept de fragment(s). Aussi est-il essentiel de bien comprendre ce que nous entendons par ce mot, concept. Si nous lui donnons une acception que nous empruntons à Guattari-Deleuze, telle qu’ils la construisent dans leur livre Qu’est-ce que la philosophie ?, et quand bien même nous verrons que ce qu’ils appellent concept peut renvoyer à ce que nous nommons fragment(s), au bout du compte nous insisterons plus encore sur le fait que ces deux mots ne se recoupent pas. Pour comprendre cela, revenons sur la façon dont Deleuze-Guattari construisent leur théorie des processus de subjectivation à partir des données d’une linguistique qu’ils disent pragmatique1. Nous venons de voir qu’entre les trois synthèses des machines désirantes de L’Anti-Œdipe (synthèse connective de production-synthèse disjonctive d’enregistrementsynthèse conjonctive de consommation) et les agencements de Mille plateaux (agencements machiniques de corps-agencements collectifs d’énonciation-machine abstraite), s’il s’agit de comprendre comment apparaît le sujet – le miracle de la voluptas, du « c’était donc ça… », dans la première construction théorique, celle de L’Anti-Œdipe et la machine abstraite dans Mille plateaux où le sujet se donne dans « l’indissolubilité d’un Abstrait singulier et d’un concret collectif » et qui explique pourquoi il vaut mieux parler de processus de subjectivation que de sujet –, on pourrait considérer que, huit années s’étant écoulées, la tentative qui consisterait à jeter un pont entre ces deux moments théoriques apporterait quelque chose à la réflexion. Nous avons d’ailleurs remarqué que Guattari-Deleuze abandonnaient le concept de désir (décliné sous les termes Hylè, Numen) pour n’utiliser que celui d’agencement. Brian Massumi fait ce genre de travail (à savoir tenter de construire une histoire des concepts de la philosophie de Deleuze-Guattari), et propose un lien, a priori intéressant, entre L’Anti-Œdipe et Mille plateaux : « dans L’Anti-Œdipe, une tendance de ce type (la volonté de puissance nietzschéenne) est nommée “machine désirante”. À la suite d’une incompréhension persistante et subjective, dans Mille plateaux, le terme a été remplacé par “agencement”, plus neutre. »2 Une telle analyse semblerait confirmée par G. Deleuze dans une interview donnée à l’occasion de la sortie de Mille plateaux où il explique que « la notion d’agencement […] remplace les machines désirantes »3. Un travail sur l’évolution des concepts au cours du travail commun de Guattari-Deleuze paraîtrait donc apporter de précieux éclaircissements pour les comprendre, ces concepts compliqués. Et nous pourrions proposer nous-mêmes, en guise de pièce à la construction d’une telle analyse historique et évolutive, cette mise en perspective d’un passage du Kafka où le concept de désir côtoie celui d’agencement, où il est question des deux faces de l’agencement qui sont l’agencement collectif d’énonciation et, non pas l’agencement machinique de corps, mais l’agencement machinique de désir ! « Un agencement, objet par excellence du roman, a deux faces : il est agencement collectif d’énonciation, il est agencement machinique de désir. »4 On pourrait donc lire l’évolution du concept d’agencement dans l’œuvre commune de Deleuze-Guattari comme une tentative de penser les jonctions, les liens entre ce qui ordonne et ce qui subvertit : 1 Ce que nous avons montré dans le premier et précédent chapitre de la présente deuxième partie de la présente thèse. 2 B. Massumi, A User’s Guide to Capitalism and Schizophrenia, op. cit, p. 82 3 Gilles Deleuze, « Huit ans après : entretien 80 », in Deux régimes de fous et autres textes, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 162. 4 G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, op. cit., p. 145. 197 des pôles schizophrénique et paranoïaque de 1972 (L’Anti-Œdipe1) à la description de la machine abstraite de 1980 (Mille plateaux2), en passant par les « états coexistants » de 1975 (Kafka3). Une grande différence entre L’Anti-Œdipe d’un côté, et Kafka et Mille plateaux de l’autre, ce serait donc le passage d’un plan à deux dimensions (le pendule de L’Anti-Œdipe où n’existent que d’un côté la dimension paranoïaque et de l’autre schizophrénique4) à une tétravalence de l’agencement (deux axes5) : il ne s’agirait donc plus pour Guattari-Deleuze de penser telle ou telle direction, mais plutôt la « coexistence des deux états de loi, [qui] ne signifie aucune hésitation, mais bien plutôt l’expérimentation immanente qui va décanter les éléments polyvoques du désir, en l’absence de tout critère transcendant. »6 Tout cela semble très convainquant, en tout cas dans une histoire de la philosophie qui permet, chez un auteur (eût-il deux têtes comme dans l’exemple que nous venons de donner), de comprendre comment on passe, chronologiquement, d’un concept à un autre. Mais une telle histoire de la philosophie existe-t-elle vraiment ? Nous en arrivons maintenant à la question inaugurale de notre thèse. Convaincus que la réponse à une telle question est non, nous allons commencer notre enquête (au sens de l’Historíai grecque, celle d’Hérodote) sur le concept par cette première piste. 2.1 Qu’est-ce que l’histoire de la philosophie ? La philosophie, telle que la pensent et la construisent Deleuze-Guattari, n’a pas d’autre fonction que de fabriquer des concepts, qu’ils considèrent comme des outils. À quoi servent ces outils ? À la limite, ce n’est pas la question de la philosophie : le philosophe est comme le forgeron qui fabrique une épée : peu importe à quoi elle va servir pour les autres, une révolution ou un massacre de population ; son travail est la production et le raffinement de l’objet fabriqué, ce qui est déjà une tâche énorme. Est-ce à dire que le philosophe construit des concepts pour la beauté du geste ? C’est évidemment plus compliqué que cela, car le philosophe ne fabrique pas, non plus, des concepts pour rien ; il les fabrique aussi pour s’en servir lui-même : « Tout concept renvoie à un problème, à des problèmes sans lesquels il n’aurait pas de sens, et qui ne peuvent eux-mêmes être dégagés ou compris qu’au fur et à mesure de leur solution. […] même en philosophie on ne crée de concepts qu’en fonction de problèmes qu’on estime mal vus ou mal posés. »7 Autrement dit, le philosophe ne fabrique ses outils que sous l’impulsion d’une nécessité, celle d’un problème qui se pose à lui. Bien entendu, ces outils sont, une fois fabriqués, soumis à de constantes modifications par l’ouvrier qui les a façonnés – la fabrication de l’outil est consubstantielle à la tâche qu’il imagine pouvoir être réalisée grâce à celui-ci –, et la question que nous nous posions en introduction au présent chapitre est celle d’une généalogie, qu’on imagine des plus difficiles, qui retracerait le chemin qui a mené de tel concept à tel concept (de tel outil à tel outil) en passant par tel autre. Si « la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. »8, existe-t-il une histoire de la philosophie qui permettrait de tracer une ligne de « continuité » entre eux – comme nous avons vu que Massumi le fait pour les concepts de désir et 1 G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 335. G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 112. 3 G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, op. cit., p. 109-110. 4 G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 335. 5 Cf. le schéma p. 182 de la présente deuxième partie de la présente thèse. 6 G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, op. cit., p. 111. 7 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 22. 8 Ibid., p. 8. « Dégager toujours un événement des choses et des êtres, c’est la tâche de la philosophie quand elle crée des concepts, des entités. » (Ibid., p. 36). 2 198 d’agencement de Guattari-Deleuze, et comme nous verrons que le fait Deleuze dans son Nietzsche – ? Il faut bien entendu, pour répondre à une telle question, s’en poser un autre : qu’est-ce que l’histoire de la philosophie ? Châtelet, lorsqu’il fait son Histoire de la philosophie précise qu’« il s’agit, certes, d’une histoire : l’ordre reçu en est chronologique, dans la mesure où la chronologie est intellectuellement plus efficace que le classement alphabétique, par exemple, et où elle permet souvent de repérer des filiations, là où il s’en trouve. »1 Le terme filiation est ici adéquat : y aurait-il le concept de volonté de puissance chez Nietzsche, s’il n’y avait pas eu, avant, le concept de volonté comme monde et représentation chez Schopenhauer ? D’où l’obligation dans laquelle se retrouve n’importe quel généalogiste de considérer l’ordre chronologique – mais sans se laisser néanmoins abuser par lui : Châtelet explique ainsi que, malgré l’utilisation inévitable de cette chronologie, il repousse deux préjugés qui, selon lui, empêcherait toute réalisation d’une histoire de la philosophie : 1) Nous avons déjà rencontré le premier, lorsque nous avons proposé les trois définitions de base du fragment : il s’agit de « l’idéal d’une restauration intégrale du passé de la pensée philosophique, où seraient signalés tous les auteurs, et leur influence, et leurs relations. »2 Autrement dit, Châtelet assume la sélection, la subjectivité des « centres d’intérêt » des collaborateurs à son entreprise. Il le justifie en posant l’histoire de la philosophie comme un « devenir ». Cela sous-entend qu’est illusoire, quand bien même sont repérés des filiations, des rapports entre les différents concepts, l’idée de retracer, dans son entier, l’arbre généalogique de chaque concept qui nous ramènerait (au sommet des branches ou aux plus profondes racines de l’arbre) au premier d’entre eux. Nous retrouvons ici la façon dont Deleuze-Guattari parlent du devenir du concept, de la façon dont il passe, de mains de philosophes en mains de philosophes si on peut dire. La question que nous soulevons avec Châtelet, se pose dès lors clairement : peut-on parler d’évolutivité des concepts ? La réponse que donnent Guattari-Deleuze est celle-ci : il n’y a pas, à proprement parler, d’évolutivité des concepts mais, parce que force est de remarquer que les concepts changent, « nous disons de tout concept qu’il a toujours une histoire, bien que cette histoire soit en zigzag, qu’elle passe au besoin par d’autres problèmes ou sur des plans divers. Dans un concept, il y a le plus souvent des morceaux ou des composantes venus d’autres concepts, qui répondaient à d’autres problèmes et supposaient d’autres plans. »3 C’est en ce sens que l’on peut parle de devenir des concepts : « […] un concept a un devenir qui concerne cette fois son rapport avec des concepts situés sur le même plan. »4 Autrement dit, on ne passe pas d’un concept à un autre, chaque concept est en rapport avec tous les autres, et devient du fait même de ces rapports. 2) Le second préjugé que souhaite éviter Châtelet est celui qui consiste à tracer « une évolution significative, un progrès, une répétition ou une régression. »5 La réponse est donc, là aussi, très claire : l’histoire de la philosophie n’est pas l’histoire d’une évolution. Dans la conception de l’histoire de la philosophie de Châtelet, chaque philosophe, chaque mouvement philosophique repérés, ne marche que pour lui-même, et le commentateur, comme G. Deleuze lorsqu’il tente de circonscrire le structuralisme en posant la question 1 François Châtelet, « Introduction générale », in Histoire de la philosophie tome I, Paris : Hachette, 1972, édition courante de poche 1999, p. 9. 2 Ibid., p. 10. 3 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 23. 4 Ibid., p. 23. 5 François Châtelet, « Introduction générale », op. cit., p. 10. 199 de savoir à quoi on le reconnaît, ou comme Jean-Michel Rey qui raconte la « généalogie nietzschéenne » ou encore F. Châtelet, lui-même, qui s’occupe de l’entrée Histoire, chacun raconte en fait une histoire, sans lien apparent avec celle qui la précède ou qui la suit chronologiquement. Et si liens il y a, ils sont comme les rapports que relèvent Deleuze-Guattari, ils apparaissent et disparaissent au gré de l’histoire racontée. Nous pouvons donc dire qu’une telle histoire de la philosophie assume le collage de fragments, les uns à côté des autres, et se trouve obligée de raconter, aussi, les rapports entre ces différents fragments. Forte de la connaissance de ces deux préjugés, L’Histoire de la philosophie de Châtelet s’intéresse donc aux concepts. Mais, si elle les présente de façon chronologique, cette histoire ne se définit néanmoins pas par l’exposition des liens (de cause à conséquence) qui signeraient l’évolutivité de ceux-ci, elle n’est pas l’histoire d’un progrès commencé avec Socrate et amené à son apogée, avant la décadence que nous connaîtrions, par Hegel : il s’agit donc, pour Châtelet, d’« évaluer le concept ou le système de concept qui a donné à tel penseur sa place à l’intérieur de la tradition appelée philosophie. À l’évolution, positive ou dialectique, se substitue donc une présentation différentielle. »1 Le terme, deleuzien s’il en est, est lâché : le rapport entre les concepts, entre les fragments de la « tradition philosophique » que sont les concepts, est différentiel2. Revenons à notre artisan philosophe, affairé dans son atelier à construire des concepts, des outils dont il sait qu’ils vont quitter son établi, qu’ils vont, un jour ou l’autre, finir par passer de mains en mains. Ce voyage des concepts ne doit pas laisser penser qu’ils vont, de philosophe en philosophe, évoluer, progresser. Les choses sont très différentes : parce que chaque philosophe prend le concept d’un autre – concept qu’il ne peut pas faire passer pour le sien puisque, nous allons le voir, chaque concept est signé –, parce qu’il le met en rapport différentiel avec celui qu’il est en train de fabriquer, ce philosophe modifie forcément la réalisation du sien et fait également de celui qui ne lui appartient pas et dont il a hérité un autre concept : « Quoique datés, signés et baptisés, les concepts ont leur manière de ne pas mourir, et pourtant sont soumis à des contraintes de renouvellement, de remplacement, de mutation qui donnent à la philosophie une histoire et aussi une géographie agitées dont chaque moment, chaque lieu se conservent, mais dans le temps, et passent, mais en dehors du temps. »3. Ainsi est-il plus facile, pour faire la généalogie dont nous parlions plus haut, de dessiner, sur une carte, chaque concept appartenant à chaque philosophe, et de voir quels sont les rapports, territoriaux, qu’ils alimentent avec les autres. Plus qu’une histoire, l’histoire de la philosophie est une géographie, ce que Deleuze-Guattari appellent une géophilosophie : « On ne peut pas réduire la philosophie à sa propre histoire, parce que la philosophie ne cesse de s’arracher à cette histoire pour créer de nouveaux concepts qui retombent dans l’histoire, mais n’en viennent pas. »4 D’où la question, la seule posée par toute entreprise d’histoire de la philosophie qui soit réellement d’intérêt : si les concepts sont ces fragments, isolés et changeants, quel est le tout auquel ils se rapportent (le tout que Châtelet appelle la 1 Ibid., p. 10-11. Précisions que nous ne suivons pas Châtelet lorsqu’il indexe la valeur positive de sa méthode à la « liberté » plus grande qui serait laissée au lecteur. Nous lui laissons cet idéalisme car, si nous nous saisissons de cette façon de présenter l’histoire de la philosophie, c’est parce qu’elle rejoint la façon dont Guattari-Deleuze considèrent l’auteur philosophique, et qu’elle constitue une bonne introduction à Qu’est-ce que la philosophie ? Lorsqu’ils posent qu’il n’existe pas, nous allons le voir, de concept anonyme, que tout concept est nécessairement signé, nous entendons un argument pour lutter contre les préjugés que relève Châtelet. 3 François Châtelet, « Introduction générale », op. cit., p. 13. 4 Ibid, p. 92. 2 200 « tradition philosophique ») – et se rapportent-ils même à un tout ? (« Si les concepts ne cessent pas de changer, on demandera quelle unité demeure pour les philosophes ? »1). Avec cette question nous rejoignons, en plein, notre propre cheminement sur notre concept de fragment(s). 2.2 Toute histoire de la philosophie est géophilosophie des concepts Tentons donc de définir ce tout, en supposant pour l’instant qu’il existe. Autrement dit, posons-nous la question : qu’est-ce que la philosophie (qui serait donc le nom de ce tout) ? Guattari-Deleuze nous disent tout d’abord « […] ce que la philosophie n’est pas : elle n’est pas contemplation, ni réflexion, ni communication. »2 À ces trois champs qui ne se superposent pas avec la philosophie, trois caractéristiques du concept (en tant qu’il est ce qui est construit par la philosophie) se dégagent : 1) le concept ne se regarde pas de l’extérieur et ne peut pas être décrit, en soi ; 2) le concept n’est pas un miroir où le sujet se refléterait ; 3) le concept ne se passe pas, tel quel, de mains en mains, il ne se communique pas. Ces trois caractéristiques se résument en une seule : le concept n’est pas plus le sujet qu’un (ou même l’)objet ; le concept « n’appartient à aucun système discursif, il n’a pas de référence. Le concept se montre, et ne fait que se montrer. »3 Pour Deleuze-Guattari, l’enjeu est de ne pas se laisser piéger, quant à la définition de la philosophie, dans une sorte de flou indifférencié qui donnerait des définitions aussi vagues qu’inutiles. Ainsi s’interrogent-ils sur les concepts – s’appellent-ils encore ainsi ? – abandonnés par ces mêmes artisans philosophes – parce qu’ils sont devenus inutiles ou impossibles à transformer pour un nouveau problème qui s’est posé à eux –, concepts abandonnés qui sont la plupart du temps récupérés, bêtement, par un quelconque faiseur ou tâcheron qui s’en contentera plutôt que de fabriquer le sien. Ils luttent contre ces bernardl’ermite qui se disent philosophes par l’utilisation qu’ils font de l’outil (pour défendre une cause ou appeler à des changements « politiques », etc.) que celui-ci soit la « déterritorialisation » deleuzo-guattarienne, la « biopolitique » foucaldienne ou la « déconstruction » derridienne. Deleuze les appelait les « nouveaux philosophes »4. Pour Guattari-Deleuze, ces nécrophages ne sont pas philosophes : ils sont sociologues, moralistes, intellectuels, histrions, journalistes, etc. mais pas philosophes. Mais, se faisant passer pour tels, il alimentent la confusion. Deleuze-Guattari voient dans la logique le paradigme d’une telle confusion : « la logique est toujours vaincue par elle-même, c’est-à-dire par l’insignifiance des cas dont elle se nourrit. »5 Si le concept est le nom de l’outil de la philosophie, cette confusion, dont la logique est le porte-drapeau, porte également un nom : le prospect. Le prospect est ce que fait le bernard-l’ermite (nouveau philosophe) du concept lorsqu’il le considère non plus comme un devenir (nous allons revenir là-dessus) mais comme 1 Ibid., p. 13. Ibid, p. 11. 3 Ibid., p. 133. 4 « Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D’abord ils procèdent par concepts, aussi gros que des dents creuses. LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent ainsi faire des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l’ange. En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides. » (Interview de Gilles Deleuze, « À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général », Revue Recherches, Les Untorellis, n°30, novembre 1977, p. 179. Texte diffusé dans les librairies en juin 1977, il est réédité in G. Deleuze, Deux régimes de fous, op. cit., p. 127-134). 5 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 132. 2 201 un objet en soi – comme la coquille dans laquelle il se glisse. Nous venons de voir que le concept ne pouvait se penser que par-delà la distinction objet-sujet. Aussi, tenter de l’utiliser, ainsi que le font actuellement un Michel Onfray, un Bernard-Henri Lévy (parmi une myriade d’autres), comme un objet de référenciation est-il confusionnant. Nous reviendrons sur cela plus loin, lorsque nous tenterons de définir plus précisément ce terme concept, mais disons, en apéritif, que si la logique est coupable de cette confusion, c’est parce qu’elle cultive un flou inutile et dangereux entre la science (dont l’outil est la fonction) et la philosophie (dont l’outil est comme nous le savons, le concept) : « En confondant les concepts avec des fonctions [la philosophie avec la science], la logique fait comme si la science s’occupait déjà de concepts, ou formait des concepts de première zone. »1 Le prospect se résume à l’expression « […] de pures et simples opinions du sujet, des évaluations subjectives ou jugements de goût. »2 et, en véritable « pâté d’alouette » qu’il est, signe la dénaturation du plan d’immanence – qui va s’avérer être ce tout que nous traquons, celui que nous avons appelé la philosophie et d’où émergent les concepts. « C’est une longue série de malentendus sur le concept. Il est vrai que le concept est flou, vague, mais non pas parce qu’il est sans contour : c’est parce qu’il est vagabond, nondiscursif, en déplacement sur un plan d’immanence [… parce qu’]il n’a pas du tout de référence, pas plus au vécu qu’aux états de choses, mais une consistance définie par ses composantes internes […] Bref, il n’y a concept que philosophique sur le plan d’immanence, et les fonctions scientifiques ou les propositions logiques ne sont pas des concepts. »3 C’est l’envahissement (comme envahissent les mauvaises herbes) du prospect sur le plan d’immanence qui, dénaturant celui-ci, prend la place du concept. C’est cet envahissement qui explique les errances de la philosophie – qui explique qu’ait été construite, plutôt qu’une géophilosophie, une histoire de la philosophie qui se décline selon les 3 moments de l’errance de celle-ci que nous avons notés plus haut (contemplation ; réflexion ; communication) : 1) La philosophie a déjà tenté d’être contemplation, et c’était l’idéalisme objectif – Châtelet est l’exemple de la lutte contre cette tendance dont Hegel a été le héraut, et dont l’Encyclopédie a essayé d’être l’idéal. Le concept s’est alors appelé Idée. Et l’on a cru, en Occident, que nous étions au sommet de ce qui pouvait se faire. Le sommet d’une histoire de la philosophie dont le but était d’emmener tout le monde (de gré – les hommes européens capitalistes – ou de force – le reste du monde, des femmes aux noirs, des indiens aux homosexuels (pourvu qu’ils ne soient ni hommes, ni européens, ni capitalistes) –) à ce sommet. Il ne faut pas (trop) jeter la pierre à Hegel, car c’est lui qui a créé le moment singulier du concept, c’est lui qui « […] a montré ainsi que le concept n’a rien à voir avec une idée générale ou abstraite […] », mais il a aussitôt rabattu cette importante découverte en inventant une science qui « […] reconstituait des universaux […] »4. 2) Elle a aussi tenté d’être réflexion : ce fut l’idéalisme subjectif. Ce fut le temps de la pédagogie. Cette façon de détourner le concept de sa fonction première (être créé et servir à créer) tient à la contemplation, et naît de l’universalité que le concept, ainsi travesti, dût alors assumer. 3) Une autre tendance, très forte actuellement, consiste à rabattre ce plan d’immanence en communication : c’est le temps de l’idéalisme intersubjectif, celui du commerce et du 1 Ibid., p. 133. Cf. note 4, p. 243 de la présente deuxième partie de la présente thèse. G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 134. 3 Ibid., p. 136-137. 4 Ibid., p. 16. 2 202 capitalisme. Philosophe devient, en ces temps, l’autre nom du capitaliste. Ce serait, diton, le temps du désastre – certes pas celui de Blanchot –, le concept devenant la présentation d’un produit par un publiciste qui a, sous le coup d’une inspiration, eu l’idée du concept de la pub en question. Issue de la logique, qui alimente cette confusion, la phénoménologie, en tant que « logique transcendantale » est le modèle de cette tendance puisqu’elle est la construction où « le sujet constitue d’abord un monde sensible peuplé d’objets, puis un monde intersubjectif peuplé d’autrui, enfin un monde idéel commun que peupleront les formations scientifiques, mathématiques et logiques. »1 En résumé, « les trois sortes d’Universaux, contemplation, réflexion, communication, sont comme trois âges de la philosophie, l’Éidétique, la Critique et la Phénoménologie, qui ne se séparent pas de l’histoire d’une longue illusion. Il fallait aller jusque-là dans l’inversion des valeurs : nous faire croire que l’immanence est une prison (solipsisme…) dont le Transcendant nous sauve. »2 Précisons un point d’importance : reconnaître ces 3 errances ou erreurs de la philosophie, ce n’est pas faire l’histoire la philosophie selon ces 3 moments chronologiques, c’est, tout au plus, tenter de faire l’histoire de l’histoire de la philosophie. Il n’est nullement, dans cette succession, question des concepts et de la philosophie mais il s’agit plutôt, pour paraphraser Nietzsche dans Le Crépuscule des Idoles, de dresser le plan d’une histoire, impossible, des « grandes erreurs » de la philosophie3, histoire quasiment virtuelle de ce que serait la philosophie (d’où les conditionnels que nous utilisons pour la décrire). Toute histoire de la philosophie qui aurait comme ambition de dire la vérité de la philosophie, n’est pas une géophilosophie (au sens de Guattari-Deleuze), mais une tradition historique délétère, celle dont Châtelet démonte les impasses dans son article « L’Histoire » de son Histoire de la philosophie, en affirmant qu’elle fait en sorte que « s’instaure ainsi, à partir d’une modestie foncière, l’idée, exorbitante, d’une histoire totale et toujours inachevée. »4 En décrivant ces 3 moments, Deleuze-Guattari ne disent pas ce qu’est la philosophie, mais bien plutôt ce qu’elle serait si on prenait au sérieux cette histoire « dommageable, gravement, pour l’entreprise historienne »5, celle dont Châtelet dresse une généalogie qui, partant de la construction grecque de l’État (et des tentatives de pérennisation de celui-ci), aboutit à l’idéal chrétien d’une fin des temps – idéal qui se poursuit en prenant la forme, plus moderne et scientifique, d’un progrès de l’humanité, la forme des « […] deux modèles imposants et cruels : celui d’une science physicienne triomphante et celui, dérivé, d’une philosophie de l’histoire d’inspiration hégélienne. »6 Châtelet explique ainsi que « toutes les questions concernant les méthodes, les “approches”, les moyens et les procédures 1 Ibid., p. 135. « Bien qu’il soit dangereux pour la philosophie de dépendre de la générosité des logiciens, ou de leurs repentirs, on peut se demander si un équilibre précaire ne peut être trouvé entre les concepts scientificologiques et les concepts phénoménologiques-philosophiques. » se demandent quand même Deleuze-Guattari (Ibid., p. 136). 2 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 49. Deleuze-Guattari parlent ainsi de 4 « illusions » (paraphrasant Nietzsche) : celle de la transcendance, celle des universaux, celle de l’éternel et celle de la discursivité (Ibid., p. 50-51). 3 VIII*, p. 88-96. « Les Quatre grandes erreurs », titre du chapitre du Crépuscule des Idoles, sont : 1) « confondre la cause et l’effet » ; 2) la « fausse causalité » ; 3) les « causes imaginaires » ; 4) « L’erreur du libre arbitre ». 4 François Châtelet, « L’Histoire », in Histoire de la philosophie tome VII, op. cit., p. 233. « En vérité, ce qui se diversifie et ce qui s’intensifie, dans cette opération de construction d’une histoire totalisante et ouverte, c’est la notion essentielle de toute l’historiographie classique, qu’elle se réclame de l’histoire philosophique (des philosophies de l’histoire diverses), de l’histoire historisante (“événementielle”) et de l’histoire sociologisante, celle d’événément. » (Ibid., p. 235). 5 Ibid., p. 226. 6 Ibid., p. 222. 203 du texte historien sont abstraites, institutionnelles et irréalistes. »1 D’où le conditionnel que nous utilisons. En appelant, à la fin de cet article, à une méthode plutôt qu’à une taxinomie qui cache, comme l’a montré Bourdieu, des enjeux de pouvoirs universitaires, il ouvre une éventualité dans laquelle nous nous reconnaissons : « Une éventualité cependant ne saurait être exclue : qu’on en arrive dans les générations qui viennent à se désintéresser radicalement de l’histoire en tant qu’elle est administration du passé. »2 Et, anticipant ainsi sur la géophilosophie de Guattari-Deleuze qui s’incluent de fait dans ces générations à venir, Châtelet explique que « la géographie, pour eux [les généalogistes du futur] – non la géographie des comptables, des arpenteurs qui accumulent des décamètres de fouille et de bébés, mais celle des collecteurs de champignons et de sauterelles, des chasseurs de forêts et de savanes, la parente pauvre, utilisée depuis que l’Europe colonise la Terre, comme instrument d’oppression –, prend sa revanche. »3 Nous pensons en effet qu’on croit en l’histoire comme on croit aux histoires, seulement le temps où on nous les raconte. Il ne s’agit nullement de relativisme, encore moins de neutralité : il s’agit au contraire d’assumer une histoire dans laquelle nous nous mouillons (comme nous croyons, pour de vrai, au moins le temps de l’histoire que nous raconte mère-grand, au loup qui sort du ventre des gens). Construire une histoire (de la philosophie par exemple) et qui serait telle que Châtelet l’exhausse à la fin de son article : « […] les historiens les plus avancés – ceux qui vont de l’avant et qui font passer le souci de l’intelligibilité avant les querelles méthodologiques – [n’ont pas] rompu foncièrement avec l’idée que prendre parti, dans l’ordre historien, c’est finalement opter pour une philosophie de l’histoire […] : l’important, en cette affaire décisive, n’est-il pas de voir, pour l’historien, que, quelque objet qui l’entraîne – pour des raisons qui ne regardent que lui –, il entre dans un combat idéologique, que les connaissances qu’il élabore y sont présentes et pesantes, que l’érudition et la spécialisation ne sauraient être prises pour des alibi de neutralité. En cela précisément consiste la question de l’objectivité en histoire. »4 Nous comprenons cette profession de foi ainsi : ce qui compte, ce n’est pas la vérité de l’histoire, mais la raison pour laquelle on la construit, on la convoque dans une situation donnée, les raisons politiques pour lesquelles on la fait : « La question vraie de l’histoire est moins celle de son caractère scientifique que celle de sa fonction sociale et politique »5 dit encore Châtelet. Deleuze-Guattari décrivent les moments de la contemplation, de la réflexion et de la communication (qui construiraient une histoire de la philosophie classique, objective et pauvre) non pas tant pour montrer qu’ils ne participent pas de la philosophie que pour affirmer que, actuellement et pour un philosophe, la question qui demande ce qu’est la philosophie est vitale. Mais revenons, justement, à ce que serait cette spécificité de la philosophie, dont pourrait être faite une géophilosophie, et que nous avons dit être la création de concepts. Nous avons vu que « le concept n’est pas donné, [qu’] il est créé, à créer : il n’est pas formé, il se pose luimême en lui-même, autoposition. »6 Nous pouvons, à la lumière de cette place donnée au concept par la philosophie, préciser en quoi l’histoire de la philosophie, avant d’être histoire, est géographie. En effet, si les concepts sont autopositionnés, et si pourtant chaque concept est créé (et même signé) par un philosophe, alors « la question de savoir dans quels cas des philosophes sont “disciples” d’un autre et jusqu’à quel point, dans quels cas au contraire ils 1 Ibid., p. 210. Ibid., p. 236 3 Ibid. 4 Ibid., p. 239. 5 Ibid., p. 222. 6 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 16. 2 204 en mènent la critique en changeant de plan, en dressant une autre image, implique donc des évaluations d’autant plus complexes et relatives que jamais les concepts qui occupent un plan ne se laissent simplement déduire. »1 Autrement dit, la question se pose de savoir si l’histoire de la philosophie serait le repérage du passage d’un concept à un autre, d’une signature à une autre, d’un philosophe à un autre, les solutions de continuité étant marquées par la profonde hétérogénéité des uns et des autres. La géophilosophie, on commence à le comprendre, aide à répondre à cette question puisqu’elle propose d’envisager les concepts non pas dans leur succession chronologique mais dans leur positionnement territoriaux respectifs. Quand on s’interroge sur l’histoire de la philosophie, d’autres questions se posent encore : « Peut-on dire qu’un plan est “meilleur” qu’un autre, ou du moins qu’il répond ou non aux exigences de l’époque ? »2, autant de « questions [qui] ne peuvent avancer que si l’on renonce au point de vue étroitement historique de l’avant et de l’après, pour considérer le temps de la philosophie plutôt que l’histoire de la philosophie. »3 Nous disons que la géographie est plus utile que l’histoire car elle sort d’emblée de la recherche de liens de cause à effet, de succession des événements, dont l’histoire semble avoir le plus grand mal à se débarrasser. Il s’agit, en convoquant la géophilosophie, de s’ouvrir à une autre conception du temps, à un temps de la philosophie qui serait, comme le plan d’immanence qui est sa condition, « stratigraphique » : « le temps philosophique est ainsi un temps grandiose de coexistence, qui n’exclut pas l’avant et l’après, mais les superpose dans un ordre stratigraphique. […] La vie des philosophes, et le plus extérieur de leur œuvre, obéit à des lois de succession ordinaire ; mais leurs noms coexistent et brillent, soit comme des points lumineux qui nous font repasser par les composantes d’un concept, soit comme les points cardinaux d’une couche ou d’un feuillet qui ne cessent pas de revenir jusqu’à nous, comme des étoiles mortes dont la lumière est plus vive que jamais. La philosophie est devenir, non pas histoire ; elle est coexistence de plans, non pas succession de systèmes. »4 À titre d’exemple, et pour comprendre cela, suivons Deleuze-Guattari lorsqu’ils montrent que la philosophie, la nôtre, n’est possible que grâce au (à cause du) capitalisme – celui-ci étant entendu d’un point de vue géographique. Expliquons-nous : ils considèrent la Grèce antique comme le plan d’immanence (nous développerons ce terme plus loin : entendons, provisoirement, l’espace-temps) où les philosophes étrangers venaient se reterritorialiser (= s’inscrire dans et sur cet espace-temps). En effet, les philosophes grecs présocratiques, force est de le remarquer, sont tous dits « de Milet », « d’Éphèse », etc. – autant de qualificatifs qui les renvoient à leur territorialité étrangère. De même, dans notre monde globalisé où les territoires semblent se déliter à cause du mouvement dit de mondialisation, le capitalisme est le plan d’immanence, la « nouvelle Athènes » qui permet que s’opèrent toutes les reterritorialisations possibles et imaginables. C’est la leçon de L’Anti-Œdipe : le capitalisme ne se définit pas tant par les processus de déterritorialisation qu’il opérerait (la mondialisation que nous venons d’évoquer qui transformerait les codes territoriaux en flux extra-territoriaux) que par l’axiomatisation qu’il opère, les reterritorialisations forcées qu’il impose (par exemple sur des modalités archaïsantes comme le retour des régionalismes sur Internet), autant de mécanisme de rabattement (dont le complexe d’œdipe est le modèle) qui tendent à faire disparaître le plan d’immanence au profit d’une transcendance qui, nous allons le voir, ne permet plus la création de concepts. Ainsi s’explique l’une des grandes questions de Nietzsche, qui avait compris que le plan d’immanence sur lequel nous nous tenions n’était 1 Ibid., p. 57. Ibid., p. 58. 3 Ibid., p. 58. 4 Ibid., p. 58-59. 2 205 pas celui des grecs, même s’il le cherchait, ce fameux sol grec (en tant qu’il serait un plan d’immanence possible pour construire une philosophie), même s’il ne cessait de l’appeler de ses vœux (tout en s’inquiétant de ses contemporains – Wagner – qui disaient le trouver dans une transcendance qui lui était d’autant plus insupportable qu’il la savait être illusoire) ; ou encore, après Nietzsche, Heidegger qui « a voulu rejoindre les Grecs par les Allemands, au pire moment de leur histoire : qu’y a-t-il de pire, disait Nietzsche, que de se trouver devant un Allemand quand on attendait un Grec ? »1 Nous nous trouvons donc, géographiquement, dans une configuration bizarre que Deleuze-Guattari décrivent ainsi : « Nous, aujourd’hui, nous avons les concepts [« ou croyons les avoir »], mais les Grecs ne les avaient pas encore ; ils avaient le plan que nous n’avons plus. »2 Autrement dit, le capitalisme, de par son fonctionnement axiomatisant, transcendant, sape le plan d’immanence dès qu’un philosophe tente de le mettre en place, mais ce même capitalisme nous a donné les outils (les concepts) pour comprendre que ce plan est indispensable. Ainsi comprend-on les jeux de valeurs sur les terminologies actuelles, comme mondialisation, libéralisation qui peuvent être considérées tout autant comme de bonnes choses que comme de mauvaises (qui se plaindrait d’une plus grande circulation ? Mais qui ne se plaindrait pas, aussi, de la sauvagerie inhérente à une circulation non contrôlée ?). Noir constat que font Guattari-Deleuze de l’état dans lequel nous tentons, encore, de faire de la philosophie. Certes ! « Mais, pour le salut de la philosophie moderne, celle-ci n’est pas plus l’amie du capitalisme que la philosophie antique n’était celle de la cité. La philosophie porte à l’absolu la déterritorialisation relative du capital, elle le fait passer sur le plan d’immanence comme mouvement de l’infini et le supprime en tant que limite intérieure, le retourne contre soi, pour en appeler à une nouvelle terre, à un nouveau peuple. »3). Ici nous comprenons l’importance de penser l’histoire de la philosophie en termes géographiques (territoriaux) plutôt que chronologiques (succession de causes et d’effets). Car ces jeux de territorialisations et de déterritorialisations sont, justement, des jeux auxquels nous pouvons jouer. Ici apparaît le sens fort d’un mot comme utopie, ou comme révolution : « Tout serait-il vain parce que la souffrance est éternelle, et que les révolutions ne survivent pas à leur victoire ? Mais le succès d’une révolution ne réside qu’en elle-même précisément dans les vibrations, les étreintes, les ouvertures qu’elle a données aux hommes au moment où elle se faisait, et qui composent en soi un monument toujours en devenir, comme ces tumulus auxquels chaque nouveau voyageur apporte une pierre. La victoire d’une révolution est immanente, et consiste dans les nouveaux liens qu’elle instaure entre les hommes, même si ceux-ci ne durent pas plus que sa [sic] matière en fusion et font vite place à la division, à la trahison. »4 L’histoire de la philosophie est une géophilosophie, parce que la géographie « arrache l’histoire à elle-même, pour découvrir les devenirs, qui ne sont pas de l’histoire même s’ils y retombent. »5 C’est ainsi qu’il faut comprendre cette phrase importante : « la philosophie est devenir » parce que « le devenir est le concept même. Il naît dans l’Histoire, et y retombe, mais n’en est pas. Il n’a pas en lui-même de début ni de fin, mais seulement un milieu. Aussi est-il plus géographique qu’historique. »6 1 Ibid., p. 104 Ibid., p. 97 3 Ibid., p. 95. 4 Ibid., p. 167. 5 Ibid., p. 92. 6 Ibid., p.106. 2 206 2.3 Le philosophe crée des concepts La philosophie est donc l’art, le métier, qui consiste à forger des concepts. Nous pouvons à présent répondre à cette question : quel est ce métier, celui de philosophe : s’agit-il pour lui d’être uniquement forgeron de concept comme nous l’avons dit plus haut ? Pas seulement : nous venons de voir qu’il s’agit aussi d’autre chose : « Le philosophe est l’ami du concept, il est en puissance de concept. C’est dire que la philosophie n’est pas un simple art de former, d’inventer ou de fabriquer des concepts, car les concepts ne sont pas nécessairement des formes, des trouvailles ou des produits. La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts. »1 Autrement dit, il ne s’agit pas seulement pour le philosophe de fabriquer un objet (ce qui ferait de lui un sujet qui agit, cette action étant la fabrication du concept comme le forgeron fabrique l’épée), mais de créer un concept. « Les concepts ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent. […] Que vaudrait un philosophe dont on pourrait dire : il n’a pas créé de concept, il n’a pas créé ses concepts. »2 Ainsi, la question que pose le concept à la philosophie est-elle celle de la création (« la question de la philosophie est le point singulier où le concept et la création se rapportent l’un à l’autre. »3). Nous allons voir que le philosophe a une seconde tâche, à côté de la création, celle de tracer des plans (de travail pourrait-on dire), mais retenons pour l’instant cette définition du philosophe : le philosophe (le nom du philosophe) est le territoire de création du concept ; Nietzsche est l’autre nom du concept de volonté de puissance. Deleuze-Guattari est l’autre nom du concept d’agencement collectif d’énonciation. Nous ne disons pas pour autant que le concept est dans le philosophe comme, pour Aristote, la forme est dans la matière (ce que nous avons appelé, avec Simondon, la théorie hylémorphique4). Disons plutôt que le concept et le philosophe sont liés, et si l’on tient à garder les termes matière et forme, que le philosophe est tout autant la matière que la forme du concept, et vice versa. C’est pourquoi un concept appartient à un philosophe – et c’est pourquoi le contraire est aussi vrai : « et d’abord les concepts sont et restent signés. »5 Un concept n’est donc jamais anonyme. Parce qu’il renvoie à un territoire, et qu’un territoire, c’est toujours nommé (ne serait-ce que par celui qui l’a découvert, avant que ceux qui y habitent changent éventuellement ce nom, en changeant par la même occasion la qualité et les limites de ce territoire). C’est d’ailleurs toute une histoire que de lui donner un nom, à ce concept : un nom qui existe déjà ? Un néologisme ? Un archaïsme ? Si donc métier de philosophe il y a, il consiste en celui d’habiter le territoire dessiné par le concept qu’il a créé : d’où la géophilosophie. 2.3.1 Le concept comme fragment(s) intensif Écoutons Guattari-Deleuze : « […] le concept est affaire d’articulation, de découpage et de recoupement. Il est un tout, parce qu’il totalise ses composantes, mais un tout fragmentaire. »6 Ainsi, Deleuze-Guattari, dans un premier temps de leur réflexion, indexentils le concept, comme « fragment », à la deuxième définition que nous lui donnâmes plus haut7 : le fragment renvoie à un tout qu’il est censé, avec les autres fragments, composer : 1 Ibid, p. 10. Ibid., p. 11. 3 Ibid., p. 16. 4 Cf. p. 189 de la présente deuxième partie de la présente thèse. 5 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 13. 6 Ibid., p. 21. 7 Cf. p. 43 de la première partie de la présente thèse. 2 207 autrement dit le fragment est individualisable comme morceau appartenant à un édifice total. Mais, point d’importance, ils considèrent ce tout comme lui-même fragmentaire. Comment cela est-il possible ? N’est-ce pas un oxymore que de parler de tout fragmentaire ? Nous verrons plus loin ce qu’est ce tout, et que s’il peut être dit fragmentaire, il n’est pas à proprement parler composé de fragments – nous connaissons d’ailleurs déjà le nom que lui donne Guattari-Deleuze : plan d’immanence. Mais, avant de saisir ce qu’il en est de ce tout fragmentaire, tentons dans un premier temps de comprendre pourquoi Deleuze-Guattari qualifient le concept de « fragment ». Il est notable que Guattari-Deleuze donnent, dans un premier temps tout au moins, une définition somme toute basique du fragment, celui-ci se définissant par sa consistance (comme s’il était un tout en lui-même) : « […] le propre du concept est de rendre les composantes inséparables en lui : distinctes, hétérogènes et pourtant non séparables, tel est le statut des composantes, ou ce qui définit la consistance du concept, son endoconsistance. »1 Cette consistance interne, qui permet de repérer le concept comme existant en soi, s’associe à une « exo-consistance » qui est celle des concepts entre eux. La conception fragmentaire de Deleuze-Guattari, dans un premier temps, consiste donc bien à considérer les fragments comme des briques (des individus) qui s’agencent entre eux. C’est d’ailleurs cette importance de la consistance dans la définition qu’ils donnent du fragment qui permet d’affirmer que « […] chaque concept sera donc considéré comme le point de coïncidence, de condensation ou d’accumulation de ses propres composantes. »2 S’ils en restaient là, nous ne verrions pas vraiment en quoi, à ce stade de notre thèse, Guattari-Deleuze pourraient nous aider, tant il paraîtrait que leur conceptualisation du fragment en resterait à nos définitions de départ que nous avons à présent largement dépassées3. Mais, et c’est là que s’opère un basculement essentiel, Deleuze-Guattari cessent, après avoir défini le concept comme fragment, de le qualifier ainsi et préfèrent concevoir, dans un second temps, les fragments comme des « traits intensifs », des « variations ». Ce glissement va nous permettre de penser le fragment(s), comme ils le font pour le concept, en de tels termes. Il faut en effet comprendre que, pour eux, le concept, s’il peut être pensé comme fragment, ne se pense en fin de compte pas tant comme matière que comme énergie – où, plus précisément, dans un champ où matière et énergie s’indistinguent : ils s’inscrivent ainsi dans une conception qu’ils qualifient eux-mêmes de quantique4 des sciences humaines telle qu’ouverte par Simondon. « Un concept est une hétérogénèse, c’est-à-dire une ordination de ses composantes par zones de voisinage. Il est ordinal, c’est une intension présente à tous les traits qui le composent. Ne cessant de les parcourir suivant un ordre sans distance, le concept est en état de survol par rapport à ses composantes. Il est immédiatement co-présent sans aucune distance à toutes ses composantes ou variations, il passe et repasse par elles : c’est une ritournelle, un opus ayant son chiffre. »5 Si le concept est fragment(s), il est fragment(s) d’énergie, fragment(s) de quelque chose qui est déjà fragment(s) ou plutôt de quelque chose qui ne peut être fragmenté. Les composantes qui permettent de définir le concept (par sa consistance) ne le font pas consister uniquement comme matière, mais d’une autre manière. La théorie quantique explique en effet que l’énergie peut se condenser en tas, dit quantum d’énergie, qui prend alors les caractéristiques de la matière. C’est ce que la mécanique 1 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 25. Ibid. 3 Cf., dans la première partie de la présente thèse, 1.3. Trois classiques acceptions du fragment pour trois statuts classiques du texte. 4 Sur la question de la mécanique quantique cf., dans la présente deuxième partie de la présente thèse, les notes 2, p. 191 et 2, p. 242. 5 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 26. 2 208 quantique nomme la dualité onde-particule : selon elle, au niveau subatomique, les éléments peuvent également être décrits tantôt comme des particules solides (volume, espaces définis), tantôt comme des ondes qui se propagent dans toutes les directions. Ainsi, en mécanique quantique, on ne peut jamais dire que la matière existe mais seulement qu'elle présente une probabilité ou une tendance à exister ; les événements possèdent seulement une probabilité ou une tendance à se produire1. Ainsi, si nous disons que la conceptualisation de GuattariDeleuze est énergétique, plus juste serait de parler, dans leur jargon, d’une conceptualisation des intensités, ce terme renvoyant à la théorie quantique posant l’indistinction de l’énergie et de la matière (« l’énergie n’est pas l’intensité, mais la manière dont celle-ci se déploie et s’annule dans un état de chose extensif. »2). Nous devons comprendre le concept 1) en tant qu’il n’est pas matière consistante ni même énergie en tant que flux, et 2) parce qu’il est intensif et non pas extensif, c’est-à-dire qu’il est de l’énergie se comportant comme de la matière (les quanta d’énergie). Autrement dit, si le concept doit s’énoncer, il ne s’énonce pas de l’extérieur, d’un regard transcendantal (un sujet) qui le déterminerait, comme tout, c’est-à-dire comme objet (comme matière), comme proposition. Une telle définition, extensive, est pour Deleuze-Guattari non pas celle du concept, mais celle de la fonction (qui est le propre de la science). Le concept, au contraire, n’est pas l’énoncé d’une instance extérieure qui ainsi le délimiterait comme morceau de matière – nos définitions de départ du fragment. Autrement dit, le « fragment », pour Guattari-Deleuze, c’est autre chose qu’un morceau : c’est même l’une des « grandes différences entre l’énonciation philosophique des concepts fragmentaires et l’énonciation scientifique des propositions partielles. »3 Le concept, s’il est fragment(s) (et non pas un fragment), est fragment(s) qui s’énonce de l’intérieur, au sein du plan d’immanence d’où il est issu (et non dans un système de coordonnées qui le délimite comme territoire en soi, comme individualité, comme ce que la science nomme une fonction). « Les concepts sont des centres de vibrations, chacun en lui-même et les uns par rapport aux autres. C’est pourquoi tout résonne, au lieu de se suivre ou de se correspondre. Il n’y a aucune raison pour que les concepts se suivent. Les concepts comme totalités fragmentaires ne sont même pas les morceaux d’un puzzle, car leurs contours irréguliers ne se correspondent pas. Ils forment bien un mur, mais c’est un mur de pierres sèches et, si tout est pris ensemble, c’est par des chemins divergents. »4 Alors, certes, Deleuze-Guattari ont du mal à déterminer ce qu’est ce fragment qui ne renvoie pas au tout dont il serait un morceau (de matière) : ce qui leur fait utiliser un syntagme aussi oxymorique que celui de « totalités fragmentaires ». Cela tient au fait que, même pour eux – et pour nous –, le fragment est difficile à penser autrement qu’avec la notion d’individu (le morceau est cet individu) – ce qui n’empêche nullement, au contraire, de tenter de le penser quand même. 1 Stephen Hawking, Le Monde dans une coquille de noix, Paris : Éditions Odile Jacob, 2002. Rappelons que si la mécanique quantique conceptualise de telles choses, c’est dans une visée prédictive (elle calcule les probabilités de tel ou tel comportement de la matière et de l’énergie dans l’infiniment petit) et non explicative de ce que serait la matière ou l’énergie (Michel Bitbol, Mécanique quantique, une introduction philosophique, Paris : Flammarion, coll. Champs, 1999). Simondon explique la « théorie des quanta » comme « un échange d’énergie [qui] se fait par quantités élémentaires, comme s’il y avait une individuation de l’énergie dans la relation entre les particules, que l’on peut en un sens considérer comme des individus physiques. » (Gilbert Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 15). C’est d’ailleurs la théorie des quantas qui permet, nous allons le voir plus loin, à Simondon de lâcher le schème hylémorphique, la distinction matière/forme perdant son sens dans cette théorie. 2 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 26. 3 Ibid., p. 28. 4 Ibid. 209 Précisons notre cheminement. Nous nous aidons de la façon dont Guattari-Deleuze construisent leur concept de concept à partir du terme fragment que leur a laissé la tradition, afin de construire notre concept de fragment(s) à partir du terme concept qu’ils nous laissent. En pensant le concept au-delà de la distinction matière/énergie, ils nous permettent de dépasser la classique conceptualisation de celui-ci comme morceau (de matière) individualisé1. Autrement dit, nous posons ici la question, que nous soulevons depuis le début de cette thèse, de l’individuation, pour affirmer, à défaut de ce que le fragment(s) est, ce qu’il n’est pas (et ceci parce que le fragment(s) n’est pas, mais devient2) : le fragment(s) n’est pas un individu. Pour comprendre cela, il nous faut maintenant examiner la célèbre théorie de l’individuation de Gilbert Simondon. 2.3.2 2.3.2.1 Simondon est le concept d’individuation La théorie des champs et la théorie de l’information Nous nous intéressons à présent à Simondon car, à travers sa pensée philosophique des liens entre l’énergie et la matière (nous l’avons vu plus haut sur la remise en question, constante chez lui, du schème hylémorphique aristotélicien), il est celui qui a ouvert la voie à un mouvement dans lequel Deleuze-Guattari – et nous mêmes – se sont engouffrés3. Sa théorie de l’individuation permet en effet de penser la notion de fragment autrement que de la façon dont le fait la tradition philosophique qui le considère, nous l’avons vu dans notre première partie, comme individué a priori. C’est grâce à Simondon, et surtout parce que nous ne le suivons pas dans toute sa théorie de l’individuation (notamment dans ses conséquences pour la question subjective), que nous pourrons lâcher, définitivement, le fragment comme morceau (de matière, d’un tout passé ou futur, ayant existé ou non). Nous le ferons plus loin avec Eisenstein et Blanchot (et, à l’horizon de notre troisième partie, avec Nietzsche), Blanchot sur lequel s’appuient Guattari-Deleuze pour affirmer, et nous nous incluons dans ce nous : « Nous sommes à l’âge des objets partiels, des briques et des restes. Nous ne croyons plus en ces faux fragments qui, tels les morceaux de la stature antique, attendent d’être complétés et recollés pour composer une unité qui est aussi bien l’unité d’origine. » 4 L’intérêt majeur de Simondon est celui que relève Deleuze dans un article qui lui est consacré : « En réalité l’individu ne peut être que contemporain de son individuation, et l’individuation, contemporaine du principe. […] Et l’individu n’est pas seulement résultat, mais milieu d’individuation. »5 Contre la tradition philosophique qui pense l’individu non comme le résultat d’un processus mais comme son point de départ, Simondon construit sa théorie de l’individuation en postulant que l’individu n’est pas premier, que ce qui est premier est pré-individuel : « au lieu de saisir l’individuation à partir de l’être individué, il faut saisir l’être individué à partir de l’individuation, et l’individuation à partir de l’être 1 Morceau qui, à partir des deux premières définitions de base (la troisième, renvoyant à la volonté de l’auteur, tirant plus du côté de l’énergie – de la puissance, de la volonté – que de la matière), ne laisse au philologuephilosophe pas d’autre choix que de penser un texte selon trois statuts de base (cf., dans la première partie de la présente thèse, 1.3. Trois classiques acceptions du fragment pour trois statuts classiques du texte). 2 À la limite, si l’on veut suivre Nietzsche (ce que nous ne faisons pas), qu’« il devienne ce qu’il est ». 3 Ils citent peu Simondon, mais utilisent quand même nombre de concepts qu’il a formés (par exemple transduction in G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 78). 4 G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 50. Sur cette image de la statue antique, cf. ce qu’en dit Nietzsche dans le fragment(s) ‘1872, EE [3ème] — I**, p. 123’, p. 403 de la troisième partie de la présente thèse. 5 G. Deleuze, « Gilbert Simondon, l’individu et sa genèse physico-biologique », in L’Île déserte et autres textes, op. cit., p. 120-121. 210 préindividuel. »1 Lui-même considère qu’une telle théorisation n’est possible qu’à notre époque, qui est celle où la science a apporté nombre d’éléments à la philosophie lui permettant de sortir de deux impasses desquelles elle était prisonnière quant à toute théorie de l’individu, à savoir le schème archétypal et le schème hylémorphique2. Ces principes sont tout autant la théorie quantique, que la théorie des champs (inconnue, selon Simondon, avant l’avènement des sciences contemporaines), la cybernétique que la théorie de l’information. Simondon a en effet une ambition qu’il affirme régulièrement, celle de créer « une esquisse d’axiomatique des sciences humaines »3 : « Pourquoi y a-t-il des sciences humaines alors qu’il existe une physique ? […] Ne pourrait-on pas fonder la Science humaine, en respectant, bien entendu, des possibilités d’applications multiples, mais en ayant, au moins, une axiomatique commune applicable aux différents domaines ? »4 se demande-t-il. On le voit, l’ambition est de taille : elle consiste en une unification des sciences humaines, à l’image de ce qu’ont fait, au XIXe et au XXe siècles les sciences dites dures. C’est donc à partir de ces théories scientifiques (et notamment celle des champs électromagnétiques) que Simondon va construire sa théorie de l’individuation, en concevant tout d’abord ce qu’il appelle le champ préindividuel. C’est donc à partir des théories scientifiques que Simondon propose de penser le préindividuel. Qu’est-il ? Pour le définir de la façon la plus générale, il est un champ. La théorie des champs intéresse Simondon parce qu’elle explique qu’un élément pris dans un champ ne subit pas seulement les effets de ce champ en étant soumis aux forces qui le caractérisent, mais agit également sur le champ en modifiant ces lignes de forces. Ainsi, dans un champ électromagnétique, l’introduction d’un métal non aimanté va avoir une conséquence directe sur le champ et sur l’élément rajouté : celui-ci va tout autant changer les rapports de forces dans le champ en question (en modifiant la place et l’intensité des pôles) qu’il va être lui même modifié par le champ (il va s’aimanter) : « il s’aimante en fonction du champ créé […], mais dès qu’il s’aimante, et par le fait même qu’il s’aimante, il réagit sur la structure de ce champ, et devient citoyen de la république de l’ensemble, comme s’il était lui-même un aimant créateur de ce champ : telle est la réciprocité entre la fonction de totalité et la fonction 1 Simondon écrit pré-individuel avec ou sans tiret suivant les moments. Nous choisissons la première orthographe. G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 23. Nous nous appuyons pour la présentation de sa théorie sur cette édition qui est composée de la deuxième partie de la thèse de Simondon (dont la première partie fut publiée aux PUF en 1964 sous le titre L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information – c’est le livre auquel fait référence G. Deleuze dans son article), des introduction et conclusion de cette même thèse, ainsi que d’une conférence qu’il donna à la Société française de philosophie. Ce livre est donc le condensé des textes principaux de Simondon sur sa théorie de l’individuation. 2 Sur la théorie hylémorphique d’origine aristotélicienne, cf. p. 189 de la présente deuxième partie de la présente thèse. La théorie moniste, ou archétypale d’origine platonicienne, qui s’y oppose, est pour Simondon tout aussi fautive. Nous ne revenons pas ici plus avant sur ces deux théories que nous avons résumées à la note 5, p. 189 de la présente deuxième partie de la présente thèse, mais disons à nouveau l’importance qu’elles ont pour Simondon, comme points de départ à sa théorie de l’individuation, basée sur la théorie des champs, qu’il conçoit comme une tentative de réconciliation de ces deux théories de la forme, ce que des philosophes, comme Giordano Bruno, avaient déjà tenté, mais trop tôt selon Simondon puisqu’ils ne possédaient pas encore la théorie scientifique adéquate des champs : « Sans aucun doute, il existe des doctrines d’un extrême intérêt, comme, par exemple, celle de Giordano Bruno, qui identifie les différents types de causes, et qui, à travers un vocabulaire plutôt aristotélicien, permettrait peut-être d’esquisser une synthèse de la forme archétypale et de la forme aristotélicienne. Cependant, il manquait une clé, dans l’analyse des processus d’interaction, une notion que l’on puisse prendre comme paradigme, et cette notion est seulement apparue à la fin du XIXe siècle, dans la Psychologie de la forme : c’est celle de champ » (Ibid., p. 43-44). 3 Ibid., p. 31. 4 Ibid., p. 35. 211 d’élément à l’intérieur du champ. »1 Cette théorie rejoint la façon dont Deleuze-Guattari, à la suite de Simondon, se sont également emparés de la théorie quantique dont nous avons parlé plus haut, qui leur a permis de sortir de la distinction, que nous épinglions plus haut encore, entre « continu » et « discontinu » : « Au-dessous du continu et du discontinu, il y a le quantique et le complémentaire métastable (le plus qu’unité), qui est le préindividuel vrai. »2 C’est-à-dire que ces théories scientifiques permettent de cesser de concevoir le tout continu comme composé de parties discontinues, et ouvrent à des théories où les éléments et le tout sont dans des rapports de « réciprocité de statuts ontologiques et de modalités opératoires »3. Pour construire son projet, il utilise donc, en complément de la théorie des champs, la théorie de l’information. Il pense en effet que « la notion de forme doit être remplacée par celle d’information, qui suppose l’existence d’une système en état d’équilibre métastable pouvant s’individualiser. »4 La raison en est que la forme renvoie invariablement au schème aristotélicien hylémorphique alors que l’information, au contraire, renvoie à la notion de système et de métastabilité. Il ne s’agit évidemment pas de l’information entendue comme signal, c’est-à-dire comme support d’un message qui est tout à la fois indépendant de l’émetteur qui l’envoie et du récepteur qui le reçoit. « La théorie de l’information est faite pour cela, pour permettre la corrélation entre émetteur et récepteur dans les cas où il faut que cette corrélation existe. »5 Dans la théorie de l’information dont s’inspire Simondon, l’information est le gradient (la différence de potentiel) entre l’émetteur et le récepteur : et plus la différence entre ceux-ci est forte, plus grande sera l’information qui les liera ; de même, « plus la corrélation entre l’émetteur et le récepteur est étroite, moins est grande la quantité d’information. »6 Ceci peut tout à fait être qualifié de « paradoxe » : en effet, plus un émetteur et un récepteur sont proches, plus ils sont censés avoir d’informations entre eux, et pourtant moins l’information qu’ils peuvent échanger est grande. Mais ce paradoxe tient au fait qu’on continue à penser l’information comme signal, comme un élément indépendant de l’émetteur et du récepteur qui doit quitter l’un (en être ôté, négativement) pour alimenter l’autre (lui être ajouté, positivement). Avec la théorie de l’information, il faut s’ouvrir à une autre conception et envisager l’information non pas tant comme une quantité (discrète) que comme un qualité (la tension entre l’émetteur et le récepteur) : ce « point de départ de la thèse personnelle » de Simondon, est le seul moyen d’échapper à ce paradoxe7. Autrement dit, Simondon adapte la théorie des champs (un élément pris dans un champ le transforme tout autant qu’il est transformé par lui) à la théorie de l’information en considérant l’information comme l’élément de base du champ. Un champ, pour Simondon, se définit comme un système à tension élevée, ce qui veut dire qu’il est non encore informé mais qu’il tend constamment à l’être, mais sans jamais l’être complètement (ce qui annulerait la tension 1 Ibid., p. 44. Ibid., p. 15. Simondon parle du champ pré-individuel en terme deleuzo-guattarien puisqu’il le décrit comme « moléculaire et non molaire » (Ibid., p. 16). Une fois de plus l’importance de Simondon pour Deleuze-Guattari est ici évidente. 3 Ibid., p. 44. 4 Ibid., p. 28. 5 Ibid., p. 51. 6 Ibid. 7 Ibid., p. 52. « La bonne forme ne serait-elle pas celle qui contient un champ de forme élevé, c’est-à-dire une bonne distinction, un bon isolement entre les deux termes ou la pluralité de termes qui la constituent, et pourtant, entre eux, un champ intense, c’est-à-dire un pouvoir de produire des effets énergiques si on y introduit quelque chose ? […] Si cela était, on pourrait dire que la bonne forme est celle qui est près du paradoxe, près de la contradiction, tout en n’étant pas contradictoire en termes logiques ; et l’on définirait ainsi la tension de forme : le fait de s’approcher du paradoxe sans devenir un paradoxe, de la contradiction sans devenir une contradiction. » (Ibid., p. 52-53). Cette « tension de forme » c’est l’information. 2 212 et lui ferait perdre ses caractéristiques de champ). Rappelons qu’une tension d’information élevée se repère à sa capacité de structurer un domaine. Expliquons-nous : lorsque le champ est informé (c’est-à-dire lorsque la tension est proche où égale à zéro, l’information structurée ayant confondu émetteur et récepteur), alors le champ devient stable : il est structuré et ne varie plus. Au contraire, lorsque la tension d’information est élevée (le champ n’est pas totalement informé mais tend à l’être), alors il devient ce que Simondon appelle métastable. C’est donc la tension propre au champ – c’est-à-dire : l’information – qui est la condition de métastabilité du champ. « Ce type particulier de rapport qui existe entre la tension d’information du germe structural et le domaine informable, métastable, recélant une énergie potentielle, fait de l’opération de prise de forme une modulation. »1 Qu’est-ce que la métastabilité ? C’est cette capacité du champ à se voir transformé sans cesse, à voir l’information qui le caractérise évoluer sans cesse, sous forme de modulations qui font varier sa tension, dans un mouvement que Simondon appelle transductif. La transduction est l’évolution, en tâche d’huile, de l’information (le germe structural) qui informe petit à petit (et donc rend stable) le champ qu’elle parcourt : « Nous supposons que l’opération de modulation peut se dérouler dans une micro-structure qui avance progressivement à travers le domaine qui prend forme, constituant la limite mouvante entre la partie informée (donc stable) et la partie non encore informée (donc encore métastable) du domaine. Dans le plus grand nombre des cas de prise de forme, cette opération serait transductive, c’est-à-dire avançant de proche en proche, à partir de la région qui a déjà reçu la forme et allant vers celle qui reste métastable. »2 Nous verrons plus loin que cette information progressive et stabilisante du champ est le principe même de l’individuation – la prise de forme n’étant pas autre chose que l’individuation. Nous comprenons donc que Deleuze ait vu dans la théorie de Simondon la meilleure théorisation de ce qu’il appellera, notamment dans son Nietzsche et dans Différence et Répétition, la différence de potentiel3. Décrivons à présent en détail ce qui se passe au sein de ce pré-individuel métastable. 2.3.2.2 Le processus d’individuation C’est cette mise en forme progressive du pré-individuel que Simondon appelle le processus d’individuation qui est « […] un cas de résolution d’un système métastable […] »4. Nous venons de voir que ce processus consiste avant tout en l’information progressive d’un champ, c’est-à-dire en l’avancée de la variation de la différence de potentiel au sein de ce champ. Une telle propagation de l’information, transductive, nécessite donc un état de déséquilibre permanent qu’il nous faut à présent appréhender pour prendre la mesure de la théorie de l’individuation de Simondon. L’information « établit la transductivité des individuations successives, les rangeant en série parce qu’elle les traverse en portant de l’une à l’autre ce qui peut être repris. L’information est ce qui déborde d’une individuation [prise de forme] sur l’autre, parce que le schème selon lequel une individuation s’accomplit est capable d’amorcer d’autres individuations. »5 La transduction, en tant que nom du processus d’individuation progressive (en tâche d’huile avons-nous dit), est donc une théorie de résolutions successives de crises ou de problèmes qui 1 Ibid., p. 54. Ibid., p. 55. 3 « Le système métastable, s’il est pourtant système, c’est dans la mesure où la différence est en lui comme énergie potentielle, comme différence de potentiel répartie dans telles ou telles limites. » (G. Deleuze, « Gilbert Simondon, l’individu et sa genèse physico-biologique », op. cit., p. 121). 4 G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 14. 5 Ibid., p. 235. 2 213 apparaissent au fur et à mesure que le champ prend forme, au fur et à mesure que le champ passe de phase en phase : « la formalisation serait une prise de forme, consécutive à une résolution de problème : elle marquerait le passage d’un état métastable à un état stable du contenu de la représentation. »1 Simondon donne dans son livre de nombreux exemples de ce mécanisme, notamment celui de l’adaptabilité comportementale progressive, par étapes, des individus au milieu extérieur (l’évolution onto- et phylo-génétique d’un individu et de l’espèce à laquelle il appartient) ; ce faisant, il propose autant d’exemples montrant que ce processus répond à une détermination génétique. C’est-à-dire qu’il ne peut pas concevoir son système autrement qu’en postulant qu’il existe déjà, en germe, la forme dans la matière : cet embryon de structure serait le premier germe structural, la première prise de forme, correspondant à la première crise du champ. Nous retrouvons ici l’empreinte de la théorie archétypale platonicienne de la forme que Simondon persiste à intégrer à sa théorie de l’individuation, puisque, avons-nous dit, il cherche avant tout à « réconcilier »2 l’archétypal platonicien avec le schème hylémorphique aristotélicien. Cette fidélité à Platon n’est pas sans poser un problème, à savoir celui de l’évolutivité téléologique du procès transductif s’inscrivant dans un déjà-là quasi créationniste, mais nous y reviendrons. Disons pour l’instant que ces exemples nous aident à comprendre que, pour Simondon, le processus d’individuation est résolution progressive de crises (en l’occurrence, pour le pré-individuel, celui de la métastabilité) : « chez les auteurs américains, Gesell et Carmichael, on trouve une généralisation de cette idée dans la notion d’ontogenèse du comportement, qui consiste en une succession de démarches d’adaptation suivies de désadaptation et de dédifférenciation. »3 Le vivant, ce faisant, n’est pas défini comme les tentatives d’adaptation au milieu (le milieu fait, également, partie du champ au même titre que l’individu et en tant que tel est modifié par lui tout autant qu’il le modifie) : le vivant n’est pas tant conçu comme un processus de rééquilibrages successifs d’une désadaptation fondamentale, que comme le maintien des conditions de crises nécessaires que le système règlera successivement, les unes à la suite des autres, en laissant suffisamment de conditions nécessaires (de métastabilité) pour qu’apparaisse la crise suivante4. Il s’agit donc bien d’un processus évolutif mais qui se distingue radicalement des procès dialectiques : la théorie de l’individuation « est appelée à jouer un rôle que la dialectique ne pourrait jouer, parce que l’étude de l’opération d’individuation ne semble pas correspondre à l’apparition du négatif comme seconde étape, mais à une immanence du négatif dans la condition première sous forme ambivalente de tension et d’incompatibilité ; c’est ce qu’il a de plus positif dans l’état de l’être préindividuel, à savoir l’existence de potentiels, qui est aussi la cause de l’incompatibilité et de la nonstabilité de cet état. »5 En effet, si nous pouvons considérer ce déséquilibre propre à la métastabilité comme un négatif, il est moins négation de l’état antérieur que positivité potentielle des états à venir : « le négatif est premier comme incompatibilité ontogénétique, mais il est l’autre face de la richesse en potentiel ; il n’est donc pas un négatif substantiel ; il n’est jamais étape ou phase, et l’individuation n’est pas synthèse, retour à l’unité, mais déphasage de l’être à partir de son centre préindividuel d’incompatibilité potentialisée. »6 Au-delà d’une remise en question de la méthode dialectique, il s’agit surtout pour Simondon, lorsqu’il construit le principe d’individuation comme un processus, de penser le rapport entre être et devenir : « le devenir est une dimension de l’être, non ce qui lui advient selon une 1 Ibid., note 16 p. 68. Cf. note 2, p. 211 de la présente deuxième partie de la présente thèse. 3 G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 56. 4 Simondon parle d’une « insuffisance de la notion d’adaptation pour expliquer l’individuation psychique » (Ibid., p. 143-147). 5 Ibid., p. 26-27. 6 Ibid., p. 27. 2 214 succession qui serait subie par un être primitivement donné et substantiel. L’individuation doit être saisie comme devenir de l’être, et non comme modèle de l’être qui en épuiserait la signification. »1 L’ambition de Simondon est en effet de trouver une théorie du « devenir de l’être, ce par quoi l’être devient en tant qu’il est, comme être. »2 Le processus d’individuation, et le passage du pré-individuel à l’individu (et, nous allons le voir, au trans-individuel) ne représentent que différents états (ou plutôt différentes phases) du devenir de l’être : « La théorie de l’individuation doit donc être considérée comme une théorie des phases de l’être, de son devenir en tant qu’il est essentiel. »3 L’être, pour Simondon, ne doit pas être conçu « […] comme substance, ou matière, ou forme, mais comme système tendu, sursaturé, au-dessus du niveau de l’unité, ne consistant pas seulement en lui-même […] »4. Autrement dit, Simondon propose de nommer être le champ lui-même : nous comprenons donc pourquoi le préindividuel n’est pas l’être en tant que substance qui demanderait une forme pour devenir matière, et pourquoi il est l’être en tant que potentiel devenir de l’être. L’ambition de Simondon est métaphysique, et ses adversaires et amis sont avant tout Platon et Aristote. Il veut proposer une nouvelle théorie de l’être (qu’il appelle ontogenèse et non ontologie) et pour cela il revient fréquemment sur les différentes façons qu’a eues la philosophie de concevoir l’être : il remarque que classiquement « l’être se dit en deux sens : en un premier sens, fondamental, l’être est en tant qu’il est ; mais en un second sens, toujours superposé au premier dans la théorie logique, l’être est l’être en tant qu’il est individué. »5 Fort de ce constat, il est évident que Simondon ne peut pas faire autrement que de parler de métaphysique. Expliquons-nous : si on considère en effet que ce qui définit l’être c’est qu’il est individué (qu’il est discret par rapport à ce qui n’est pas l’être – le non-être –), si donc, pour la métaphysique, l’être est être en tant qu’il est individu (voire, dans la théorie atomiste et moniste, indivis), et si en réalité, comme le propose Simondon, l’être est l’autre nom du champ, alors un problème fondamental se pose à lui : quid de l’être dans le préindividuel ? Est-il, dans le préindividuel, total (et donc individu) ? Une réponse affirmative à cette question serait un paradoxe, le pré-individuel étant défini comme non individué. Pour régler ce problème, Simondon propose une réponse originale : puisque « la réalité première antérieure à l’individuation ne peut être retrouvée complète hors de l’individu existant » (car sinon cette réalité serait également un individu, et ne serait pas pré-individuelle), « l’être complet, origine de l’individu, est aussi bien dans l’individu qu’en lui après l’individuation ; cet être n’a jamais été hors de l’individu, car l’individu n’existait pas avant que l’être ne s’individuât ; on ne peut même pas dire que l’être s’est individué : il y a eu individuation dans l’être et individuation de l’être ; l’être a perdu son unité et sa totalité en s’individuant. »6 Autrement dit, Simondon fait le grand écart et considère donc : 1) en accord avec le second sens de la définition classique de l’être qu’il donne, que l’être ne peut être pensé qu’en tant qu’individu mais 2) que l’être ne peut pas se résumer à cet individu et que le pré-individuel, d’une manière ou d’une autre, même en n’étant pas individué, est (de l’être). Ce grand écart est possible parce que, comme on dit au rugby, Simondon botte en touche, et considère que si la limite de notre entendement nous rend la connaissance d’un être pré-individuel impossible, cela ne signifie nullement que le pré-individuel n’est pas, quand même, de l’être : « les êtres 1 Ibid, p. 23. Ibid., p. 13. 3 Ibid., p. 223. 4 Ibid., p. 13. 5 Ibid, p. 30. 6 Ibid., p. 136. 2 215 peuvent être connus par la connaissance du sujet, mais l’individuation des êtres ne peut être saisie que par l’individuation de la connaissance du sujet. »1 Simondon se montre ici absolument kantien, et on ne peut que lui donner raison : penser l’être autrement que dans sa circonscription (sa territorialisation) en individu semble en effet impossible et manquer par trop de rigueur. C’est pourquoi, pour notre part, nous n’utilisons pas ce concept d’être2, ne serait-ce que parce qu’il laisse une ambiguïté entre 1) ce qui est, selon Simondon, le véritable objet de sa recherche à savoir une ontogenèse (« l’ontogenèse serait la théorie des phases de l’être, antérieure à la connaissance objective, qui est une relation de l’être individué au milieu, après individuation. »3), et 2) l’ontologie qui se différencie radicalement de cette recherche, et dont Simondon se défend (dans sa théorie « l’ontogenèse deviendrait le point de départ de la pensée philosophique [et] serait réellement la philosophie première, antérieure à la théorie de la connaissance et à une ontologie qui suivrait la théorie de la connaissance. »4). Nous parlons d’ambiguïté parce que Simondon, malgré cette opposition de principe entre ontogenèse et ontologie, ne cesse pourtant jamais de balancer entre les deux – ce que nous verrons plus loin, lorsque nous traiterons des problèmes que nous posent la théorie de l’individuation de Simondon, en montrant que cette théorie est, tout autant que la description du processus d’individuation de l’être (ontogenèse) la justification de celui-ci (ontologie métaphysique)5. Mais revenons à la description du processus d’individuation tel que Simondon le construit : nous comprenons à présent pourquoi le principe d’individuation ne peut être conçu que comme un processus : de l’être pré-individuel, champ métastable tendant vers la stabilité, le principe d’individuation permet qu’apparaisse, comme « devenir de l’être » et non comme résolution de l’être, un individu physique qui, s’il contient encore suffisamment de métastabilité (de pré-individuel) en lui, peut devenir un individu vivant. Précisons ce dernier mouvement en explicitant la différence, pour Simondon, entre individuation et individualisation. 2.3.2.3 Individuation et individualisation L’individuation est donc la prise de forme du pré-individuel ; elle est la stabilité informative du champ, la résolution d’une crise, d’un problème au sein du pré-individuel métastable : l’individuation est le « germe structural » qui stabilise, temporairement, le champ en l’informant. La question se pose, dès lors, de savoir si (et comment) ce processus se poursuit au sein du champ qui, comme nous l’avons vu, ne devient pas, à l’issue de cette prise de forme, stable pour autant puisqu’il garde une certaine métastabilité (c’est même cette 1 Ibid., p. 30. « La pensée philosophique, avant de poser la question critique antérieurement à toute ontologie, doit poser le problème de la réalité complète, antérieure à l’individuation d’où sort le sujet de la pensée critique et de l’ontologie. » (Ibid., p. 137). 2 Nous posons même, dans la très longue note 4, p. 260 que l’être n’est pas un concept adéquat en philosophie (nous disons cela en tant que philosophe, ce concept ne nous étant d’aucune utilité). Nous montrerons que l’être n’est pas un concept philosophique mais une catégorie non philosophique, ce que Deleuze-Guattari nomment le « Un-tout préphilosophique » des philosophies transcendantales et ontologiques (cf. p. 234 de la présente deuxième partie de la présente thèse). 3 G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 163. 4 Ibid. 5 C’est d’ailleurs cette ambiguïté que ne repère pas Deleuze, qui place résolument Simondon du côté de la philosophie métaphysique (c’est même l’objet de son unique critique dans l’article qu’il lui consacre), lorsqu’il affirme que « ce que Simondon élabore, c’est toute une ontologie, d’après laquelle l’Être n’est jamais un. » (G. Deleuze, « Gilbert Simondon, l’individu et sa genèse physico-biologique », op. cit., p. 124). 216 métastabilité résiduelle qui est la définition du vivant). Simondon, pour répondre à cette question construit le concept d’individualisation. L’individualisation peut se définir comme la poursuite de l’individuation : « l’individualisation continue l’individuation. […] elle se développe comme une reprise de ce schème de l’individuation première, dont elle est une renaissance éloignée, partielle, mais fidèle. »1 Cette « continuation », qui est celle des passages successifs de phase métastable à phase métastable via la stabilité temporaire de l’individuation, explique la distinction qu’opère Simondon entre individu physique (donc l’exemple est le cristal) et individu vivant. Nous avons vu que le vivant se définissait par le maintien d’une métastabilité minimum nécessaire au processus. C’est ainsi que l’individu vivant, selon Simondon, s’il s’individue dans un premier mouvement comme le fait l’individu physique (par l’individuation signant une stabilisation temporaire au sein de la métastabilité du champ pré-individuel), à la différence de celui-ci qui s’individue totalement une fois pour toutes, il ne peut s’empêcher de s’individualiser toujours plus : « le vivant est aussi l’être qui résulte d’une individuation initiale et qui amplifie cette individuation. […] Le vivant est agent et théâtre d’individuation ; son devenir est une individuation permanente ou plutôt une suite d’accès d’individuation avançant de métastabilité en métastabilité. »2 En effet, produit final de l’individuation, l’individu physique, à l’image du cristal, est donné une fois pour toutes et n’évolue pas (c’est ce que Deleuze a retenu de Simondon, qui cite toujours l’exemple du cristal lorsqu’il s’agit de parler d’une structure en soi, sans évolutivité possible3). L’individu vivant, au contraire, ne cesse d’évoluer. Le propre du vivant est de ne jamais épuiser toute l’énergie du préindividuel, de ne jamais atteindre une stabilité absolue (comme celle du cristal, de l’individu physique). L’individu vivant reste « […] une source d’états métastables futurs d’où pourront sortir des individuations nouvelles. »4 Le propre du vivant est de garder, après son individuation, une tension métastable ; ce qui peut se dire autrement : l’individu vivant possède toujours du pré-individuel en lui (« la vie est une première individuation [qui] n’a pas pu épuiser et absorber toutes les forces ; elle n’a pas tout résolu. […] L’être précédant l’individu n’a pas été individué sans reste ; il n’a pas été totalement résolu en individu et milieu ; l’individu a conservé avec lui du pré-individuel […] »5). La caractéristique du vivant est de ne jamais se contenter de son individuation, et d’être constamment traversé de crises (métastabilité), de problèmes qu’il doit résoudre en s’individuant toujours plus et toujours différemment : « un être [vivant] n’est jamais complètement individualisé ; il a besoin pour exister de pouvoir continuer à s’individualiser en résolvant les problèmes du milieu qui l’entoure et qui est son milieu ; le vivant est un être qui se perpétue en exerçant une action résolvante sur le milieu. […] Cette individualisation après l’individuation initiale est individualisante pour l’individu dans la mesure où elle est résolvante pour le milieu. »6 Deleuze explique fort bien ce mécanisme, même s’il considère individuation et individualisation comme des synonymes (nous verrons plus loin que c’est une des limites de 1 G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 127. Ibid., p. 17 & 20. 3 Voir notamment Gilles Deleuze, Cinéma 2, l’image temps, Paris : Éditions de minuit, Paris, 1985, chapitre 4. 4 G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 18. 5 Ibid., p. 192-193. Nous voyons ici la leçon essentielle de la psychanalyse que Simondon a retenue : il y a toujours, dans le vivant conscient, de l’inconscient jamais réduit. D’ailleurs, pour étayer cette hypothèse, nous voyons Simondon indexer ce reste de pré-individuel dans l’individu vivant à la sexualité : « il existe des structures et des dynamiques psychosomatiques innées qui constituent une médiation entre le naturel (phase préindividuelle) et l’individué. Telle est la sexualité. […] Elle est encore du pré-individuel rattaché à l’individu. […] La sexualité peut être considérée comme une immanence psychosomatique de la nature pré-individuelle à l’être individué » (Ibid., p. 200-201). 6 Ibid., p. 126. 2 217 Simondon que de différencier le vivant et le physique, l’organique et l’inorganique, le vivant et la machine, ce que Deleuze, d’emblée, ne fait évidemment pas) : « les différences entre l’individuation physique et l’individua[lisa]tion vitale : […] l’individu physique se contente de recevoir une seule fois de l’information, et réitère une singularité initiale, tandis que le vivant reçoit successivement plusieurs apports d’information et comptabilise plusieurs singularités. »1 Ce dernier processus est donc l’individualisation qui est « poursuite de l’individuation vitale chez un être qui, pour résoudre sa propre problématique, est obligé d’intervenir lui-même comme élément du problème par son action, comme sujet. »2 C’est même par ce processus d’individualisation que l’histoire du vivant s’écrit : « L’individualisation du vivant est son historicité même. »3 Nous retrouvons ici l’idée forte de la théorie de Simondon que nous avons déjà relevée, à savoir que le changement est toujours positif, qu’il est résolution de problèmes, et s’oppose ainsi à la dialectique où le second mouvement, par une négativité du premier, le subsume (Aufhebung). C’est pourquoi l’individualisation est « […] une suite indéfinie d’individuations successives qui engagent toujours plus de réalité préindividuelle et l’incorporent dans la relation au milieu. »4 Nous comprenons que ce mécanisme d’individualisation, qui se joue donc de proche en proche, de métastabilité en métastabilité, n’est possible que parce qu’il restait du préindividuel dans l’individu après le processus primaire d’individuation : si l’individuation et l’individualisation sont, dans le vivant, intimement liés, « le concret humain n’est ni individuation pure ni individualisation pure, mais mixte des deux. »5 Mais si l’on différencie, comme le fait Simondon, l’individuation et l’individualisation en posant que dans le premier mécanisme la stabilité du système est atteinte, et que dans le second, le reste de pré-individuel amène le vivant à toujours plus d’individualisation, un problème se pose alors : comment comprendre le concept de transduction que nous avons vu définitoire de l’individuation ? En effet, si la transduction, telle que nous l’avons définie, explique le processus d’individuation, si le germe structural (la mise en forme, l’information) qu’elle transmet de proche en proche ne saurait être assimilable à la structure toute entière, alors comment expliquer que toute individuation physique n’aboutisse pas, fatalement, à un processus d’individualisation ? Autrement dit : pourquoi l’inorganique (le physique) ne devient-il pas nécessairement du vivant au sens où le définit Simondon ? Pour comprendre cette faiblesse de la théorie de Simondon – qui consiste donc à différencier individuation et individualisation –, et quitte à nous répéter, revenons sur la définition de la transduction. « Nous entendons par transduction une opération, physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration du domaine opérée de place en place : chaque région de structure constituée sert à la région suivante de principe et de modèle d’amorce de constitution. »6 La transduction consiste donc en passages, non pas tant de métastabilité en métastabilité, mais de stabilité (structure) en stabilité. C’est, selon nous, cette question de la structure qui explique l’ambiguïté propre au mécanisme transductif, car elle indexe une vision téléologique du processus (qu’il assume lorsqu’il affirme que « l’opération transductive est une individuation en progrès »7) à la théorie structuraliste. Simondon n’inscrit certes pas ce 1 G. Deleuze, « Gilbert Simondon, l’individu et sa genèse physico-biologique », op. cit., p. 123. Le rajout entre crochet est de nous. 2 G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 19. 3 Ibid., p. 134. 4 Ibid., p. 19. 5 Ibid., p. 129. 6 Ibid., p. 25. 7 Ibid. 218 mécanisme évolutif dans un progrès au sens hégélien du terme, la transduction n’étant pas assimilable à un second temps, négatif, de la dialectique puisque « la transduction résolutrice opère l’inversion du négatif en positif »1, mais une chose est sûre, il s’agit bien pour lui de penser la transduction en terme structuraux : « L’OPÉRATION TRANSDUCTIVE serait la propagation d’une structure gagnant de proche en proche un champ à partir d’un germe structural »2 affirme-t-il. La condition nécessaire à l’éclosion de ce germe est la métastabilité foncière du système puisque la transduction « suppose que le champ soit en équilibre métastable, c’est-à-dire recèle une énergie potentielle ne pouvant être libérée que par le surgissement d’une nouvelle structure, qui est comme une résolution du problème. »3 Autrement dit, le champ doit posséder un reste de métastabilité (une condition de métastabilité) qui préexiste à l’individuation. Cette conception structuraliste où le champ est matière qui s’individue (prend forme – d’individu –) est donc bien plus passage de structure en structure que de métastabilité en métastabilité. Ce glissement subtil est la seule condition que trouve Simondon pour échapper au schème hylémorphique : « la relation forme-matière se transpose alors en relation transductive et en progrès du couple structurant-structuré, à travers une limite active qui est passage d’information. »4 Autrement dit, Simondon, pour échapper à la synchronie rigide aristotélicienne d’un moment d’actualisation de la forme dans la matière, prend à son compte la diachronie structurale pour en faire le mouvement de changement au sein d’une structure métastable. Pour Simondon il existe donc une « direction organisatrice »5, « systématique »6 de l’individuation, puisque la transduction « peut être employée comme fondement d’une nouvelle espèce de paradigmatisme analogique, pour passer de l’individuation physique à l’individuation organique, de l’individuation organique à l’individuation psychique, et de l’individuation psychique au transindividuel subjectif et objectif […] »7. Fort d’une telle direction, il est difficile de comprendre pourquoi cette structuration systématique devrait s’arrêter, dans le cas de l’inorganique (du physique), à l’individuation primordiale. Simondon ne s’en explique pas. Si ce n’est en caractérisant le vivant par cette incomplétude qui le pousse à toujours plus d’individualisation et le non vivant par cette absence d’incomplétude (une structure rigide, fixée ad (non)vitam aeternam, un cristal). Nous voyons donc déjà en quoi cette distinction de l’individuation et de l’individualisation est une faiblesse dans la théorie de Simondon (puisqu’elle oblige à penser le pré-individuel comme cherchant toujours à s’individualiser en sujet individualisé – sauf pour le non vivant qui en resterait à une individuation en sujet individué donné une fois pour toutes ! –). Autrement dit, il est tout à fait cohérent de considérer que, pour Simondon, l’individualisation est l’autre nom de la transduction définitoire du processus d’individuation – si tant est que l’artificielle distinction vivant/non vivant est déposée au profit d’une conception que nous allons avec Guattari-Deleuze appeler machinique de l’individu. Nous reviendrons en détail sur ce problème (comme sur les autres que nous relevons au fur et à mesure de la description de la théorie de Simondon), mais il nous faut encore comprendre la raison pour laquelle Ibid., p. 27. Un autre élément qui confirme qu’il n’est pas dialecticien est qu’il ne considère pas un temps transcendant aux opérations des synthèses : « de même que la démarche dialectique, la transduction conserve et intègre les aspects opposés ; à la différence de la dialectique, la transduction ne suppose pas l’existence d’un temps préalable comme cadre dans lequel la genèse se déroule, le temps lui-même étant solution, dimension de la systématique découverte » (Ibid., p. 28). 2 Ibid., p. 32. 3 Ibid. 4 Ibid., p. 33. 5 Ibid., p. 32. 6 Ibid., p. 25. 7 Ibid., p. 26. 1 219 Simondon insiste sur cette dose de pré-individuel contenue dans l’individu vivant et qui le pousse à s’individualiser toujours plus. 2.3.2.4 Explication du fait social : le transindividuel C’est que cette tendance explique, pour Simondon, le fait social, la tendance à la résolution de problèmes de l’individu venant faire écho à celle du groupe humain : « Rassemblé avec d’autres, le sujet peut être corrélativement théâtre et agent d’une seconde individuation qui fait naître le collectif transindividuel et rattache le sujet à d’autres sujets. »1 L’ambiguïté que nous venons de relever est ici flagrante : Simondon parle d’une « seconde individuation » pour caractériser la construction d’une individualité sociale et, ce faisant, il considère donc en fin de compte le processus d’individualisation comme synonyme du mécanisme transductif d’individuation (la première individuation) – ce qui devrait l’amener à abandonner la distinction individu physique / individu vivant. Or, pourtant, Simondon se trouve dans l’obligation, pour construire le fait social (transindividuel) de maintenir cette distinction artificielle. Expliquons-nous : l’individu ne peut s’agencer avec les autres sujets individuels, formant le collectif transindividuel, que parce qu’il n’est lui-même pas complètement résolu dans son individualité (parce qu’il reste en lui du pré-individuel) ; sa première individuation lui laisse ainsi suffisamment de pré-individuel, ce qui le pousse à s’individualiser toujours plus jusqu’à ce qu’il s’individue (en une seconde individuation) pour former le collectif social : « L’être particulier est ainsi plus qu’individu : il est une première fois individu à lui tout seul, comme résultat d’une première individuation ; il est une seconde fois membre du collectif, ce qui le fait participer à une seconde individuation. » Simondon reconnaît donc trois phases dans la théorie de l’individuation. L’individuation primordiale qui passe du préindividuel à l’individu physique, l’individualisation qui est la poursuite de l’individuation dans le vivant, et le transindividuel (seconde individuation) qui fait de cette individualisation de chaque individu vivant un processus expliquant le collectif : « L’être sujet peut se concevoir comme système plus ou moins parfaitement cohérent des trois phases successives de l’être : pré-individuel, individuée, transindividuelle, correspondant partiellement mais non complètement à ce que désignent les concepts de nature, individu, spiritualité. »2 Dès lors, ne peut-on pas considérer que individualisation et transindividualisation ne sont que des « continuations » de la transduction propre à l’individuation ? Et s’interroger sur les raisons génétiques qui différencieraient certains individus (physiques) ne s’inscrivant pas dans cette « continuation », d’autres (les individus vivants) justement définis par cette « continuation » ? Précisons un point important : si Simondon ambitionne de proposer une nouvelle conceptualisation de l’être (nous pouvons parler de nouvelle ontologie puisqu’il parle des phases de l’être), son projet est également de redéfinir le vivant dans son acception la plus classique (opposition ontogenèse/phylogenèse) – c’est d’ailleurs cette double ambition qui lui permet d’affirmer, nous verrons que c’est à tort, que sa théorie est plus une ontogenèse qu’une ontologie. Avec son système en trois phases, chaque individu, par un processus ontogénétique qui lui est propre, renvoie à une phylogenèse3 qui définit le groupe de vivants dans lequel il s’inscrit : « L’individualisation différencie les uns par rapport aux autres, mais elle tisse aussi des relations entre eux ; elle les rattache les uns aux autres parce que les schèmes selon 1 Ibid., p. 204. Ibid., p. 205. 3 Rappelons que l’ontogenèse est, en biologie, le développement progressif d’un organisme depuis sa conception jusqu’à sa forme mature. La phylogenèse est l’étude de la formation et de l’évolution des organismes vivants au sein d’une espèce. 2 220 lesquels l’individuation se poursuit sont communs à un certain nombre de circonstances qui peuvent se reproduire pour plusieurs sujets. »1 Simondon considère donc le processus de transindividualisation (seconde individuation) comme l’ultime moment d’un processus qui amène le vivant non seulement à s’individualiser toujours plus mais à se socialiser forcément. « Le collectif intervient comme résolution de la problématique individuelle, ce qui signifie que la base de la réalité collective est déjà partiellement contenue dans l’individu, sous la forme de la réalité préindividuelle qui reste associée à la réalité individuée. »2 C’est parce qu’il y a, dans chaque individu, du pré-individuel métastable qui est susceptible d’individuation, que celui-ci sera irrémédiablement poussé à former, avec les autres individus comme lui, un collectif : si « le psychisme est fait d’individuations successives […] le psychisme ne peut se résoudre au niveau de l’être individué seul ; il est le fondement de la participation à une individuation plus vaste, celle du collectif. »3 Voilà donc la véritable raison pour laquelle Simondon est contraint de maintenir une distinction entre le vivant et le physique : c’est parce que l’individu (le physique) est structure stable une fois pour toutes (le cristal), alors que l’individuel (le vivant) est mouvement de par la métastabilité qu’il conserve en lui, que ce dernier est le seul à pouvoir faire collectif : « L’être individualisé tend vers la singularité et incorpore l’accidentel sous forme de singularité ; l’individu en tant qu’être individué existe lui-même par rapport au système dont il est issu, sur lequel il est formé, mais il ne s’oppose pas aux autres individus formés selon les mêmes opérations d’individuation. L’être en tant qu’individualisé diverge des autres êtres qui s’individualisent ; par contre, ce mixte d’individuation et d’individualisation qu’est la personnalité est le principe de la relation différenciée et asymétrique avec autrui. »4 Le raisonnement est donc tautologique : c’est parce qu’il est vivant que l’individuel peut faire collectif, le collectif se définissant par un mouvement génétique du vivant. De façon plus simple encore : c’est parce qu’une pierre n’est pas vivante qu’elle ne peut pas faire une communauté (elle-même définie par l’agencement d’individus vivants, ce qu’une pierre, par définition n’est pas). Il faut comprendre que Simondon a une idée dynamique, évolutive du social : il lie intimement l’ontogénétique (processus de création et d’évolution de l’individuel) et le phylogénétique (processus de création et d’évolution de l’espèce). Et c’est parce qu’il existe une évolutivité propre à l’individuel que ne possède pas l’individu que le social est possible ; d’où le terme transindividuel : le social, pour Simondon, est de l’ordre du psychique. C’est l’explication qu’il donne au fait social, à savoir qu’il consiste en une conscience collective, psychique. Il est donc logique que cette « individuation psychique soit plutôt une individualisation qu’une individuation. »5 Cela est somme toute aisé à comprendre : le social (en tant que fait psychique) demande l’évolutivité et la progression en tâche d’huile que propose l’individualisation pour être appréhendé comme un processus liant les différents individus autrement que sur un mode purement, et bêtement, communicationnel. « Ainsi, l’individualité psychologique apparaît comme étant ce qui s’élabore en élaborant la transindividualité. »6 D’où le lien que nous faisons avec la transductivité (qui est, au bout du compte, l’autre nom de ce processus progressif d’individualisation et de transindividualisation) : « l’individualité psychologique est donc ainsi un domaine de transductivité. […] c’est en effet à chaque instant de l’auto-constitution que le rapport entre l’individu et le transindividuel se définit comme ce qui DÉPASSE L’INDIVIDU TOUT EN LE 1 Ibid., p. 127. Ibid., p. 20. 3 Ibid, p. 22. 4 Ibid, p. 129. 5 Ibid, p. 132. 6 Ibid, p. 157. 2 221 PROLONGEANT. »1 C’est donc bien le mécanisme transductif, ontogénétique, qui explique le social (comme dans les sciences du vivant l’ontogénétique se lie au phylogénétique). Dès lors, revient une fois de plus notre question : d’où vient la distinction vivant/non vivant ? Nous répondrons (en tranchant le nœud gordien) à cette question plus loin, mais comprenons que ce montage compliqué (différencier trois phases – individuation, individualisation, transindividualisation – là où un mécanisme – la transduction – suffirait) permet surtout à Simondon de lier l’histoire de l’individu (de l’enfance à l’adulte) au fait social : « l’adulte intégré est par rapport au social un être également social dans la mesure où il possède une conscience active actuelle, c’est-à-dire dans la mesure où il prolonge et perpétue le mouvement d’individuation qui lui a donné naissance, au lieu de résulter seulement de cette individuation. »2 Nous retiendrons donc que le transindividuel prolonge naturellement le transductif, au même titre que le fait l’individuel. Même si Simondon parle de la transindividualisation comme du processus ultime qui prolonge l’individualisation dont le transductif est le schéma processuel, il est plus aisé au bout du compte de retenir que le social est du même ordre que le transductif : « ce n’est pas l’individu, qui, avec une personnalité déjà constituée, s’approche d’autres individus ayant la même personnalité que lui pour constituer avec eux un groupe. […] L’action transindividuelle est ce qui fait que les individus existent ensemble comme les éléments d’un système comportant potentiels et métastabilité, attente et tension, puis découverte d’une structure et d’une organisation fonctionnelle qui intègrent et résolvent cette problématique d’immanence incorporée. Le transindividuel passe dans l’individu comme de l’individu à l’individu. »3 Le processus ontogénétique propre à l’individu vivant (individuation et individualisation) et le processus phylogénétique propre au social (transindividualisation) sont donc tout à fait superposables, et qualifiables par le processus de transduction. Tout comme l’individuation ne résout pas entièrement le pré-individuel (les problèmes, les tensions que pose sa métastabilité) – au moins dans le vivant –, et comme il reste du pré-individuel dans l’individu (c’est la source de l’individualisation), le transindividuel est également issu de ce reste de pré-individuel au sein de chaque individu de l’espèce vivante qu’est l’homme : « l’individu n’est pas seulement individu, mais aussi réserve d’être encore impolarisée, disponible, en attente. Le transindividuel est avec l’individu, mais il n’est pas l’individu individué […] il est contact possible au-delà des limites Ibid., p. 157 & 156. Simondon donne l’exemple, pour comprendre cela, de Zarathoustra qui oscillerait, dans les quatre livres, entre une solitude qui permet le processus d’individualisation mais qui l’amènerait, fatalement, au transindividuel (la rencontre, dans le premier livre, du danseur de corde qui meurt devant la foule et que Zarathoustra enterre (livre I, Prologue, 6, 7 & 8) ou la multitude des hommes supérieurs qui se résolvent en une individualité polyvoque dans tout le livre IV) : « ce que Nietzsche décrit comme le fait de vouloir “monter sur ses propres épaules” est l’acte de tout homme qui fait l’épreuve de la solitude pour découvrir la transindividualité. […] l’exemple du Zarathoustra de Nietzsche est précieux, car il nous montre que l’épreuve elle-même est souvent commandée et amorcée par l’éclair d’un événement exceptionnel qui donne à l’homme conscience de sa destinée et l’amène à sentir la nécessité de l’épreuve ; si Zarathoustra n’avait pas ressenti cette fraternité absolue et profonde avec le danseur de corde, il n’aurait pas quitté la ville pour se réfugier dans la caverne au sommet de la montagne. Il faut une première rencontre entre l’individu et la réalité transindividuelle, et cette rencontre ne peut être qu’une situation exceptionnelle, présentant extérieurement les aspects d’une révélation. » (Ibid., p. 155-156). Nous ne sommes pas d’accord avec cette lecture d’Ainsi parlait Zarathoustra, car elle fait de Zarathoustra le germe structural, et donc transcendant, d’un processus d’individuation déjà là – ce que Simondon semble, alors qu’il s’agit de sa lecture, reprocher à Nietzsche ! (« le transindividuel est autoconstitutif, et la phrase : “tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé”, si elle rend bien compte du rôle de l’activité de l’individu dans la découverte du transindividuel, semble présupposer l’existence transcendante d’un être en lequel réside l’origine de toute transindividualité » (Ibid., p. 156). 2 Ibid., p. 177. 3 Ibid., p. 183 & p. 191. 1 222 de l’individu. »1 La théorie de Simondon consiste donc à penser le processus d’individuation, d’individualisation, de transindividualisation, comme la rémanence d’un champ métastable originel, préindividuel : « L’être après individuation n’est pas seulement individué ; c’est l’être qui comporte individuation, résultat de l’individuation et mouvement vers d’autres individuations [individualisation / transindividualisation] à partir d’une rémanence de l’état primitif préindividuel. »2 Mais une telle construction n’est pas sans poser des questions et des problèmes (que nous avons déjà relevés) et que nous allons à présent tenter de résoudre. 2.3.2.5 Quatre problèmes de la théorie de Simondon Fort de cette description de la théorie de l’individuation de Simondon, nous allons maintenant décrire les quatre problèmes qu’elle nous pose et que nous avons relevés au fur et à mesure de sa présentation. Cette exercice nous permettra de poursuivre notre tentative de construction du concept de fragment(s) hors de tout champ d’individua(lisa)tion. 2.3.2.5.1 Une théorie encore trop téléologique Le premier est celui de l’évolutivité. Nous avons vu que le processus d’individuation se différencie du procès dialectique notamment parce qu’il est pensé comme résolution successive de crises qui s’effectue par une diffusion de l’information veillant à ne jamais informer le champ dans sa totalité (ce qui reviendrait à le rendre stable, sans différence de potentiel, mort ou structuré comme un cristal), veillant donc à garder du pré-individuel pour permettre cette modulation. Simondon souhaite construire le processus d’individuation comme le passage d’un état métastable à un autre (ce qu’il appelle : les phases). Or, nous voyons qu’en fait ces phases sont en réalité passage d’un état stable à un autre état stable, quand bien même ce dernier état garde une dose de métastabilité (de pré-individuel) qui est beaucoup plus une caractéristique du système tout entier que de l’état en question. C’est justement dans l’explication que Simondon donne de cette succession de phases que repose le premier problème que nous relevons : force est en effet de remarquer que le processus transductif est guidé par un mouvement directif, à savoir : celui de l’individuation. Ce mouvement n’est certes pas, comme nous l’avons vu, dialectique, ni même chronologique : « une vie individuelle n’est ni le déroulement de ce qu’elle a été à son origine, ni un voyage vers un terme dernier qu’il s’agirait de préparer »3 nous prévient Simondon. Mais il n’en reste pas moins que le « devenir de l’être » (ce sont ses termes), suit une tendance, celle de l’individuation : « le devenir est l’être se déphasant par rapport à lui-même, passant de l’état d’être sans phase à l’état d’être selon des phases qui sont ses phases. »4 Autrement dit, « le devenir est l’être comme présent en tant qu’il se déphase actuellement en passé et avenir, trouvant le sens de lui-même en ce déphasage bipolaire. Il n’est pas passage d’un moment à l’autre comme on passerait du jaune au vert ; le devenir est transduction à partir du présent. […] Le devenir n’est pas devenir de l’être individué mais devenir d’individuation de l’être […] l’être s’individue comme il devient ; s’individuer et devenir est un unique mode Ibid, p. 193. Tout comme c’était le cas pour l’individuation et l’individualisation, « c’est la réalité préindividuelle qui peut être considérée comme réalité fondant la transindividualisation. » (Ibid., p. 215). 2 Ibid., p. 220. « Selon cette doctrine, l’individuation est l’avènement d’une phase de l’être qui n’est pas première. Non seulement cette phase n’est pas première, mais elle emporte avec elle une certaine rémanence de la phase préindividuelle. » (Ibid., p. 219). 3 Ibid., p. 223. 4 Ibid., p. 227. 1 223 d’exister. »1 Il est donc parfaitement clair que dans cette théorie la nécessité interne au devenir (de l’être) est l’individuation. Et même si Simondon se défend d’en faire une théorie créationniste, puisque le préindividuel n’est pas censé se définir par une prédétermination du devenir de l’être que seraient ses différentes phases individuées2, s’il invite au contraire « […] à penser l’individu comme étant échangeable contre la modification structurale d’un système, donc contre un certain état défini d’un système », il n’en reste pas moins que le moteur de ce processus reste l’individuation, que l’ontogenèse est recherche d’individuation3. La direction ainsi donnée, si elle n’est ni chronologique, ni dialectique, ni déterministe, ne peut s’expliquer que par le fait que forme et matière s’agencent de façon sélective. Ce serait la tant désirée réconciliation entre schème hylémorphique (Aristote) et schème archétypal (Platon) qu’est censé opérer le principe d’individuation. La forme, pour Simondon, reste d’une manière ou d’une autre première par rapport à la matière (Platon l’emporte) ; non pas parce qu’elle serait déjà là, mais parce qu’elle est forcément antérieure à l’individu : « la forme reste archétypale en un certain sens, par son antériorité et sa non-immanence initiale au champ structurable qu’est sa matière. »4 Simondon ne dit certes pas que la forme est transcendante mais juste qu’elle est « non immanente », ce qui montre pour nous le problème dans lequel il se trouve. La réconciliation semble se faire mais évoque quand même la victoire de Platon sur Aristote : « dans l’opération transductive de modulation qui est véritablement l’opération hylémorphique, ce n’est pas n’importe quelle forme qui peut déclencher l’actualisation de l’énergie potentielle de n’importe quel champ métastable : la tension de forme d’un schème dépend du champ auquel il s’applique. […] Il y a donc dans les couplages possibles de forme et de matière une certaine liberté, mais une liberté limitée. »5 Platon gagne parce que la forme est première par rapport à la matière (c’est ce qu’il retient de Platon), même si cette victoire est tempérée par le fait qu’elle n’existe pas en soi (n’est pas transcendante) et qu’elle n’existe qu’en composé (analogon et non sunolon6) avec la matière dans chacun des états métastables des champs (c’est ce qu’il retient d’Aristote) : « nous arriverions donc, pour l’étude de l’individu, à un principe nouveau qui tiendrait compte des deux aspects de la forme évoqués tout à l’heure : l’aspect archétypal, l’aspect hylémorphique. Il faut un champ qui extérieurement se dédifférencie parce qu’intérieurement et essentiellement, il se potentialise ; ce champ serait peut-être le correspondant de la matière aristotélicienne, pouvant recevoir une forme. Le champ qui peut recevoir une forme est le système en lequel des énergies potentielles qui s’accumulent constituent une métastabilité favorable aux transformations. »7 Quelle est donc cette forme qui n’est pas si platonicienne que ça puisqu’elle n’est pas transcendante, mais qui, l’est quand même un peu, platonicienne, puisqu’elle n’est « pas immanente » non plus ? La réponse est simple : la forme est un germe, un germe structural 1 Ibid., p. 223-224. « L’hypothèse créationniste, en effet, concentre tout le devenir en ses origines [et] le devenir n’est plus un véritable devenir : il est tout entier comme déjà advenu dans l’acte de la création. » (Ibid., p. 232). 3 Ibid., p. 232-233. « Au fondement de l’ontogenèse des individus physiques, il existe une théorie générale des échanges et des modifications des états, que l’on pourrait nommer allagmatique [du grec allagma, changement]. Cet ensemble conceptuel suppose que l’individu n’est pas un commencement absolu, et que l’on peut étudier sa genèse à partir d’un certain nombre de conditions énergétiques et structurales : l’ontogenèse s’inscrit dans le devenir des systèmes ; l’apparition d’un individu correspond à un certain état d’un système, à un sens par rapport à ce système. » (Ibid., p. 233). 4 Ibid., p. 58. 5 Ibid. 6 Cf. p. 189 de la présente deuxième partie de la présente thèse. 7 G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 59. « Cette théorie se distinguerait de l’innéisme réaliste (lié à la théorie archétypale) et de l’empirisme nominaliste (lié à une théorie hylémorphique) » (Ibid., note 16 de la page 68). 2 224 même1. La forme est un germe structural qui rencontre un champ métastable (mais pas n’importe lequel, le seul où il puisse croître) et le parcourt comme une tache d’huile, le structurant progressivement tout en laissant une dose suffisante de métastabilité, de désinformation, pour permettre ladite progression. Comme la graine du chêne comporte déjà en lui le chêne qui viendra si le terrain où le gland est tombé lui est favorable, le germe structural a en lui l’individu qu’il ne peut que devenir s’il rencontre le bon champ métastable. « Nous voyons ici, par conséquent, une perspective pour créer une science humaine. Ce serait une énergétique en un certain sens, mais ce serait une énergétique qui tiendrait compte des processus de prise de forme, et qui essaierait de réunir en un seul principe l’aspect archétypal, avec la notion de germe structural, et l’aspect de relation entre matière et forme »2. Autrement dit, Simondon, malgré les précautions qu’il prend, reste créationniste et cela pour une raison simple : il persiste à voir le processus d’individuation comme une finalité inscrite (le germe structural), même virtuellement et en attente d’actualisation (la prise de forme), dans le champ de base (d’origine peut-on même dire : le préindividuel). Et, malgré sa volonté de penser le processus d’individualisation comme le passage d’états métastables à états métastables, il construit en fait un processus qui passe d’états stables à états stables (de structures en structures). 2.3.2.5.2 Une théorie encore trop structuraliste Tentons un exercice qui va nous permettre de mieux comprendre cela : nous pourrions, à partir de la théorie de l’individuation de Simondon, appeler fragment chacun des états métastables par lequel passe le champ préindividuel et qui, par ce processus de transduction, passe d’individuation en individuation (tout en gardant la bonne dose de préindividuel pour permettre au système de fonctionner). Le fragment serait donc le morceau suffisamment stable pour être repéré comme individu mais déjà aussi suffisamment métastable pour être le potentiel d’un individu à venir. Cette théorie de l’individuation tomberait donc à pic dans notre cheminement, qui est, rappelons-le, de construire notre concept de fragment(s). Mais Simondon est, c’est le second problème que nous pose sa théorie de l’individuation, encore pour nous beaucoup trop structuraliste. Cette inscription structurale, nous l’avons vu avec la définition qu’il donne de la transduction qui est en fait passage de structure (stabilité) en structure, qui suit une direction donnée (qu’il qualifie lui-même de « progrès ») : « Il y a transduction lorsqu’il y a activité partant d’un centre de l’être, structural et fonctionnel, et s’étendant en diverses directions à partir de ce centre, comme si de multiples dimensions de l’être apparaissaient autour de ce centre ; la transduction est apparition corrélative de dimensions et de structures dans un être de tension préindividuelle […] »3 Et même si, comme nous l’avons déjà précisé, Simondon parvient à penser le « progrès » autrement que dans un sens dialectique (puisque « le temps sort du préindividuel comme les autres dimensions selon lesquelles l’individuation s’effectue »4), c’est en réalité parce qu’il convoque le diachronique pour penser le synchronique. Au bout du compte, ce que nous propose Simondon c’est de passer d’une conception synchronique du fragment (les briques dans le mur, la structure – ou la place vide d’absence de brique, cela revient au même), à une 1 « Au lieu de concevoir une forme archétypale qui domine la totalité, et rayonne au-dessus d’elle, comme l’archétype platonicien, ne pourrait-on pas poser la possibilité d’une propagation transductive de la prise de forme, avançant étape par étape, à l’intérieur du champ ? » (Ibid., p. 61). 2 Ibid., p. 64. 3 Ibid., p. 25. « En effet, l’action du germe structural sur le champ structurable, en état métastable, qui contient une énergie potentielle, c’est une modulation. » (Ibid., p. 61). 4 Ibid., p. 28. 225 conception diachronique du fragment (un état métastable qui est individuation : le passage du pré-individuel à l’individu (première individuation), de l’individu à l’individuel (individualisation), de l’individuel au trans-individuel (deuxième individuation ou individualisation), se résumant à une transduction individuante). En théorisant la forme comme germe structural, Simondon, s’il déplace certes d’une façon radicale et essentielle pour notre travail comme pour celui de Deleuze-Guattari la question en convoquant notamment la théorie des champs, en reste à une conception structurale des choses puisque le processus d’individuation n’est rien d’autre que la structuration progressive du champ (la prise de forme, c’est-à-dire le passage d’un état stable à un autre état stable). Ce n’est plus un objet=x qui va de place en place mais un germe structural (la forme), non immanent (qui a donc le goût de la transcendance) qui se répand par transduction. Que se passe-t-il « […] lorsqu’un germe structural, venant dans un milieu métastable, c’est-à-dire riche en énergie potentielle, arrive à répandre sa structure à l’intérieur de ce champ ? » La réponse est structuraliste : « il suffirait de supposer que le germe archétypale, après avoir modulé une zone immédiatement en contact avec lui, utilise cette zone immédiatement proche comme un nouveau germe archétypal pour aller plus loin. »1 Certes, Simondon ne met pas le vide (le manque) au centre de la structure qu’il conceptualise. Nous avons, plus haut, défini la structure autour de cette notion deleuzienne d’objet=x, autour de ce manque nécessaire à la circulation des fragments structuraux identiques dans leur individualité et se différenciant dans ce mouvement infini. Simondon, lui, ne pense pas les choses en termes de places (matière) mais en termes d’énergie (tache d’huile) : il n’a donc pas besoin, pour sa théorisation, d’un vide en attente d’être rempli et met, à la place de ce manque, un germe métastable en attente de stabilisation. Simondon ouvre donc la théorie structuraliste à une autre : la théorie énergétique (« L’être est à la fois structure et énergie ; la structure elle-même n’est pas seulement structure : à chaque structure correspond un certain état énergétique qui peut apparaître dans les transformations ultérieures et qui fait partie de la métastabilité de l’être. »)2. Mais, gardant le principe transcendant d’individuation comme premier (comme le but de la structure)3, il reste loin de notre ambition. Car il s’agit pour nous de construire un autre concept de fragment(s), qui n’a même plus rien à voir avec l’individu (-alisation ou -ation) : il s’agit de s’ouvrir à une théorie de la subjectivité qui n’a rien à voir avec l’individu. Deleuze a bien senti cette limite chez Simondon, qui, dans un paragraphe coupant avec le ton hagiographique de son article, critique discrètement « une vision morale du monde ». En effet, Simondon, malgré sa tentative de ne pas partir de l’individu mais d’y arriver, n’échappe au fait qu’il laisse l’individu structural au centre de sa théorie : « Car l’idée fondamentale, c’est que le pré-individuel reste et doit rester associé à l’individu. »4 dit Deleuze. Comme nous l’avons vu tout le long de la description de sa théorie de l’individuation, il existe une tendance, naturelle, à l’individuation structurale. C’est même, selon Simondon, le propre et la définition du vivant (l’individualisation qui est la poursuite continuelle de l’individuation – de la transduction – en ce que celle-ci n’épuise jamais tout le pré-individuel d’où elle est issue). Nous pouvons maintenant affirmer, avec Simondon, que l’individualisation et la transindividualisation (qui définissent le vivant en poursuivant l’individuation transductive) se résument en fait à une structuration sans fin de 1 Ibid., p. 61. G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 230. 3 « Ainsi, être et devenir ne sont plus des notions opposées si l’on considère que les états sont des manières d’être métastables, des paliers de stabilité sautant de structure en structure. » (Ibid., p. 231). 4 G. Deleuze, « Gilbert Simondon, l’individu et sa genèse physico-biologique », op. cit., p. 124. 2 226 l’individu1. Cette structuration sans fin est même pour lui la caractéristique du vivant (en ce qu’il possède en lui une tendance à se structurer toujours plus). Simondon donne donc une définition structurale du vivant. Nous pouvons définir cette tendance, à laquelle nous ne croyons pas, ainsi : le préindividuel, en tant que champ métastable (matière) se définit par une attente, celle de la structuration (forme). C’est d’ailleurs la définition de l’événement que donne Simondon, qui considère que le préindividuel est un « état prérévolutionnaire, un état de sursaturation », un état « où un événement est tout prêt à se produire, où une structure est toute prête à jaillir. »2 Cette structure, c’est l’individu : « l’individu est auto-constitution d’une topologie de l’être qui résout une incompatibilité antérieure par l’apparition d’une nouvelle systématique ; ce qui était tension et incompatibilité devient structure fonctionnante ; la tension fixe et inféconde devient organisation de fonctionnement ; l’instabilité se commue en métastabilité organisée, perpétuée, stabilisée dans son pouvoir de changement. […] l’individu est un être qui devient, dans le temps, en fonction de sa structure, et qui est structuré en fonction de son devenir […] l’individu est ce qui apporte un système selon le temps et l’espace, avec une convertibilité mutuelle de l’ordre selon l’espace (la structure) et de l’ordre selon le temps (le devenir, la tendance, le développement et le vieillissement, en un mot la fonction). »3 Il serait certes de mauvaise foi d’affirmer que l’individu est au centre de la théorie de l’individuation puisque toute la démarche de Simondon consiste à le décaler, à ne pas partir de lui. Mais, même si « le centre de l’individuation n’est pas l’individu constitué [et si] l’individu est latéral par rapport à l’individuation »4, il n’en reste pas moins que l’individu reste l’horizon (et nous disons : la finalité) du processus d’individuation. Si nous suivions Simondon sur cette piste, nous nous éloignerions de ce que nous avons défini, avec GuattariDeleuze, comme processus de subjectivation (les machines désirantes de L’Anti-Œdipe ou l’agencement collectif d’énonciation de Mille plateaux) qui laisse le sujet comme reste – en ce que le processus décrit par Deleuze-Guattari ne donne pas comme finalité aux machines de produire ce sujet individualisé (elles peuvent ne pas en produire sans pour autant être qualifiées de dysfonctionnantes), mais se définit par son absence de finalité, puisqu’il s’agit simplement pour elles de marcher, sans but. Simondon est clair lorsqu’il affirme que sa théorie « tend à faire de l’individuation le fondement du devenir, et place ainsi l’individuation entre un état primitif de l’être non résolu et l’entrée dans la voie résolutive du devenir. »5 Si l’on considère, comme nous le faisions pour les machines désirantes de Guattari-Deleuze, que le préindividuel de Simondon est l’inconscient de la psychanalyse, il n’est pas un ça qui « fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu »6 mais plutôt un contre-moi, c’est-àdire un moi virtuel (un individu virtuel) en attente d’être actualisé : « ce que la psychanalyse considère comme un inconscient devrait en fait être considéré comme un contre-moi, un « L’individualisation, qui est l’individuation d’un être individué, résultant d’une individuation, crée une nouvelle structuration au sein de l’individu. » (G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 133). 2 Ibid., p. 63. 3 Ibid., p. 125-126. Ou encore : « le monisme de l’individuation doit être remplacé par un pluralisme de l’individuation, l’être recevant, au lieu d’une seule forme donnée d’avance, des informations successives qui sont autant de structures et de fonctions réciproques. » (Ibid., p. 217). 4 Ibid., p. 229. 5 Ibid., p. 228. 6 L’inconscient de Deleuze-Guattari est en effet autre chose : « Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d’avoir dit le ça. Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement » (G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 7). 1 227 double qui n’est pas un vrai moi parce qu’il n’est jamais doué d’actualité. »1 Il fait sienne cette citation de Freud, « Wo Es war, soll Ich werden »2. L’individu, dans la théorie de l’individuation de Simondon, reste un horizon puisqu’il ne sera jamais, à proprement parler, total – tout au moins de son vivant. Puisqu’il garde une dose de pré-individuel – qui n’est pas de l’individu – nécessaire à son individu(alis)ation (personnelle ou sociale) qui n’en finira jamais. C’est pourquoi Simondon peut parler, pour expliquer cette tendance, d’éthique : « L’éthique est ce par quoi le sujet reste sujet, refusant de devenir individu absolu, domaine fermé de réalité, singularité détachée ; elle est ce par quoi le sujet reste dans une problématique interne et externe toujours tendue, c’est-à-dire dans un présent réel, vivant sur la zone centrale de l’être, ne voulant devenir ni forme ni matière. L’éthique exprime le sens de l’individuation perpétuée, la stabilité du devenir qui est celui de l’être comme préindividué et s’individuant. »3 Mais il définit cette éthique de façon quasitéléologique (quand bien même il ne s’agit pas d’une dialectique hégélienne, négative), puisque, forcément, cet « individu total » adviendra à la fin – lorsqu’il mourra. Deleuze la présente d’ailleurs comme nous le faisons : « L’éthique parcourt donc une sorte de mouvement qui va du pré-individuel au trans-individuel par l’individuation. (Le lecteur se demande toutefois si, dans son éthique, Simondon ne restaure pas la forme d’un Moi qu’il avait pourtant conjurée dans sa théorie de la disparité, ou de l’individu conçu comme être déphasé et polyphasé). »4 La théorie de l’individuation de Simondon propose donc une théorie du sujet, que l’on peut dire moïque, qui nous pose également question. 2.3.2.5.3 Une théorie encore trop ontologique En effet, le troisième problème qui se pose à nous est la théorie du sujet qu’élabore Simondon. C’est en décrivant le processus d’individualisation comme « continuité » de l’individuation transductive que Simondon introduit la notion de subjectivité : « le nom d’individu est abusivement donné à une réalité plus complexe, celle du sujet complet, qui comporte en lui, en plus de la réalité individuée, un aspect inindividué, pré-individuel, ou encore naturel. »5 Simondon donne donc au sujet cette caractéristique de complétude (il parle de « sujet complet »), même s’il considère que dans cette complétude il y a une part de devenir complet (le pré-individuel) : cette complétude du sujet est donc tout aussi finie qu’infinie puisque le tout qu’il représente est composé de l’individu + sa dose de préindividuel nécessaire à toujours plus d’individualisation (« le sujet est l’ensemble formé par l’individu individué et l’apeiron [principe originel décrit par Anaximandre, terme signifiant illimité, indéfini, indéterminé : pour Simondon, il s’agit du pré-individuel] qu’il porte en lui ; le sujet est plus qu’individu ; il est individu et nature [en tant qu’elle est le pré-individuel], il est à la fois les deux phases de l’être »6). Le sujet est donc conçu par Simondon 1) comme le résultat de cette individualisation (sujet que l’on peut dire empirique) et 2) en même temps comme le germe structural, originaire de l’individuation première qui est initiateur de l’individualisation (sujet que l’on peut dire transcendantal) : « L’opposition du sujet empirique et du sujet transcendantal recouvre celle du sujet parvenu hic et nunc à tel résultat de son individualisation personnelle et du même sujet en tant qu’exprimant un acte unique, 1 G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 165. Cf. note 1, p. 191 de la présente deuxième partie de la présente thèse. 3 G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 245-246. 4 G. Deleuze, « Gilbert Simondon, l’individu et sa genèse physico-biologique », op. cit., p. 124. 5 G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, op. cit., p. 204. 6 Ibid., p. 199. « On peut considérer l’être comme un ensemble formé de réalité individuée et de réalité préindividuelle. » (Ibid., p. 215). 2 228 opéré une fois pour toutes, d’individuation. Le sujet comme résultat d’une individuation qu’il incorpore est milieu des a priori ; le sujet comme milieu et agent des découvertes progressives de signification dans les signaux qui viennent du monde est le principe de l’a posteriori. L’être individué est le sujet transcendantal et l’être individualisé le sujet empirique »1. La théorie du sujet de Simondon est particulièrement éclaircie par cette citation. Le sujet est en même temps un individu et autre chose, qui est en germe d’individuation. Ces deux caractéristiques du sujet sont également, pour Simondon, les deux caractéristiques de l’être (l’individu et la nature) – nous allons y revenir. Nous avons aussi vu que le sujet est le fruit de l’individuation (mamelle transcendantale, archétypale, platonicienne de cette théorie) et de l’individualisation (mamelle empirique, hylémorphique, aristotélicienne de cette théorie). Le sujet, en tant qu’individu(el), en tant que la structure issue des crises successives du système, s’inscrit dans la classique distinction de l’objet et du sujet (« toutes les fois que la tension du système ne peut se résoudre en structure, en organisation de la polarité du sujet et de l’objet, un malaise subsiste […] »2. Si Simondon ne peut penser le sujet qu’individu(alis)é, c’est parce que celui-ci n’est pensable, dans la catégorie de l’être, que comme opposé à l’objet, « c’est parce que l’être comme sujet et l’être comme objet proviennent de la même réalité primitive [le pré-individuel], et que la pensée qui maintenant paraît instituer une inexplicable relation entre l’objet et le sujet prolonge en fait seulement cette individuation initiale. »3 C’est par le processus d’individua(lisa)tion que le sujet, actualisation du pré-individuel métastable, apparaît, distinct de l’objet, certes lui aussi individu issu du même processus, mais néanmoins dans une altérité profonde au sujet, altérité qui les caractérise tous deux comme étant en miroir. C’est parce qu’il reste attaché à cette disjonction entre objet et sujet pour fabriquer sa théorie du sujet que Simondon est obligé d’opposer l’organique (le vivant) au non organique (le physique) : ce qui différencie l’objet du sujet, c’est que ce premier est caractérisé par une structure rigide non évolutive et par l’absence de métastabilité (de préindividuel, d’inconscient), ce qu’il l’empêche de s’inscrire dans le processus d’individuation transductive nécessaire à l’individualisation (« continuation » de l’individuation primaire) et à la transindividualisation (individuation secondaire) qui sont les garants du processus de subjectivation (processus qui réconcilie le sujet transcendantal et empirique) qui est caractéristique et définitoire du second et en fait un sujet. Autrement dit, l’objet est le non vivant en ce qu’il ne peut être la réconciliation du sujet empirique et du sujet transcendantal, puisqu’il ne connaît pas d’évolutivité ni d’histoire, qu’il est donné une fois pour toutes ; et le sujet est au contraire ladite réconciliation puisqu’il est lui-même le processus de structuration de l’apeiron (le pré-individuel comme champ originel) d’où il est issu. Reprenons la distinction entre individuation et individualisation et analysons-la à l’aune de cette théorie du sujet. Nous pouvons dire que l’individuation consiste à faire advenir la forme originelle (le germe structural) et que l’individualisation est le processus de transduction (flaque d’huile) qui « continue » cette individuation primaire et qui fait apparaître le sujet empirique. Notons que ce germe structural, issu donc de l’individuation primaire, ne sera le sujet transcendantal que s’il lui reste suffisamment de pré-individuel pour ouvrir aux processus d’individualisation et de transindividualisation ultérieurs. Sinon, il est l’individu physique structuré comme un cristal, sans évolution possible (il reste alors un objet). Nous disions plus haut que le processus que décrit Simondon possède comme horizon l’individu (qu’il soit physique, vivant, ou collectif). Nous pouvons dire maintenant que cet horizon, c’est la création du sujet individu(alis)é. Même si Simondon tente de penser la subjectivité avec la 1 Ibid., p. 128. Ibid., p. 79. 3 Ibid., p. 127. 2 229 notion de processus, il en reste à une conception individu(alis)ée du sujet : le sujet transcendantal est le pré-individuel devenu un, mais ne se contentant pas de cette unicité objectale. Le sujet empirique, s’il est aussi multiple que le nombre de problèmes métastables que résout le processus transductif, n’en reste pas moins, à chaque résolution, unique. Et de même, le transindividuel n’est pas autre chose que ce processus mais à l’échelle sociale1. En termes métaphysiques, la catégorie subjective ne peut en effet se penser, pour Simondon, que dans le cadre de l’individua(lisa)tion de l’être : la nature (le pré-individuel), l’être fini, indéterminé, l’apeiron (comme sujet transcendantal) aboutissent, finalement, à un individu (le sujet empirique) – et c’est bien cette tendance ontologique (dont nous avons vu plus haut que Simondon tente de la cacher sous le terme ontogenèse qu’il prône régulièrement contre elle) qui bloque Simondon pour la découverte d’un processus d’emblée collectif. Pour le dire autrement, Simondon s’inscrit dans une lignée philosophique platonicienne et dialectique. Nous tentons pour notre part de suivre Deleuze, qui suit lui-même les sophistes et Nietzsche, lorsqu’il propose de penser autrement. Dans un chapitre de son Nietzsche, Deleuze différencie « tout un art sophistique qui s’opposait à la dialectique, un art empiriste et pluraliste. »2 À la question philosophique qu’il dit bête et mal posée « Qu’est-ce que… ? », question qui pousse à demander ce qu’est l’essence (ce qu’est l’être), Deleuze, citant Nietzsche, propose la question sophistique « Qui ? », question « qui ne renvoie pas comme le croyait Socrate à des exemples discrets, mais à la continuité des objets concrets pris dans leur devenir […] »3. En ce sens, Deleuze tente – sans toujours y arriver – de lâcher une ontologie dont la question originelle est de savoir ce qu’est l’essence (l’être), pour proposer une méthode (qu’il emprunte à Nietzsche, et qu’il dit « différentielle », « typologique » et « généalogique »4) consistant à savoir qui (quelle volonté, quelle force) jou(t)e. Nous pensons que Simondon ne se pose pas la question en ces termes et reste obnubilé par la volonté de savoir « ce que c’est », et que sa façon de construire une théorie réconciliant le schème hylémorphique et le schème archétypal est vouée à l’échec à cause d’un tel présupposé de départ. Nous nous défions de l’ontologie. Non pas que nous soyons contre l’être (ce qui reviendrait à reproduire ce que nous critiquons) mais plutôt que nous restons étrangers à la question : « que ce que l’être ? » 2.3.2.5.4 Une théorie pas assez machinique Selon nous, la façon d’échapper à cette théorie du sujet conçu uniquement comme individu(alis)é (le sujet – en tant qu’individu – est pour Simondon, nous l’avons vu, l’horizon téléologique du processus d’indivua(lisa)tion) consiste à repérer, et à tenter d’en sortir, le quatrième et dernier problème que nous pose la théorie de l’individuation de Simondon, à savoir celui d’une distinction qu’il continue d’opérer entre le vivant et la machine. Distinction qui s’exprime dans sa théorie par le fait qu’il différencie individuation, individualisation, transindividualisation là où le concept de transduction suffit. Nous avons en effet démontré plus haut qu’« il est tout à fait cohérent de considérer que, pour Simondon, l’individualisation est l’autre nom de la transduction définitoire du processus d’individuation – si tant est que l’artificielle distinction vivant/non vivant est déposée au profit d’une conception que nous allons avec Guattari-Deleuze appeler machinique de l’individu. »5 Ne nous méprenons pas : « Une relation interpersonnelle [propre au transindividuel] est une médiation commune entre l’individuation et l’individualisation d’un être et l’individuation et l’individualisation d’un autre être. » (Ibid., p. 129). 2 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 87. 3 Ibid. 4 Cf. tout le chapitre III « La Critique », Ibid. 5 Cf. p. 219 de la présente deuxième partie de la présente thèse. 1 230 nous pensons que la force de Simondon est de tenter d’abolir les distinctions formelles entre machine (technique) et vivant, notamment en parlant du même processus (d’individuation) qui permet, d’un champ métastable pré-individuel, l’apparition d’un individu (fut-il cristal ou homme). Mais, lorsqu’il s’agit de penser le fait social, ou d’articuler sa théorie à une classique histoire de l’ontologie en philosophie en tentant la réconciliation de Platon et d’Aristote, il est alors systématiquement obligé de reproduire la distinction de la machine (l’individu physique) et du vivant (l’individu issu de la (trans-)individua(lisa)tion), dans la plus pure tradition cartésienne. Pour expliquer le social, il s’attache alors à la théorie structuraliste ; et pour s’inscrire dans la lignée de Platon et d’Aristote, il devient métaphysicien. Deux positions qu’il ne peut tenir qu’en posant une spécificité de processus, l’individualisation et la transindividualisation, pour définir le vivant (le « germe structural » évolutif ou le « devenir de l’être ») contre le non vivant. Ceci est d’autant plus déroutant que Simondon souscrirait probablement au fait que les machines ne sont pas uniquement les produits de la technique (ce que l’on entend habituellement par machine, et qui, pour Deleuze-Guattari n’est qu’une limitation du sens originel), mais qu’elles qualifient également le vivant, voire le social. Guattari-Deleuze expliquent, dans L’Anti-Œdipe, qu’« une fois défaite l’unité structurale de la machine, [qu’]une fois déposée l’unité personnelle et spécifique du vivant, un lien direct apparaît entre la machine et le désir »1. Défaire « l’unité personnelle et spécifique du vivant » signifie abandonner l’idée d’organisme entendu comme un tout composé d’organes : le cœur est lié aux vaisseaux et au sang, qui est lui-même lié aux globules rouges et blancs, qui sont eux-mêmes liés aux molécules organiques ou non organiques comme les protéines carbonées ou le fer. Lié ne signifie pas que les éléments sont agencés comme des poupées russes, mais comme des pièces d’une gigantesque machine qui est le corps humain vivant/non vivant. Défaire « l’unité structurale de la machine » veut dire que la machine n’est pas vue comme une structure constituée des éléments qui la composent, mais plutôt que les différentes pièces s’agencent entre elles en une machine. C’est à ces deux conditions que le vivant peut être considéré comme une machine… Et la machine comme du vivant. Autrement dit, Défaire « l’unité personnelle et spécifique du vivant [et] l’unité structurale de la machine », c’est préférer à la conception structurale ou métaphysique du monde, une vision « constructiviste » (selon les propres termes des auteurs) des choses – et c’est donc abandonner, purement et simplement, les deux autres théories pour en construire une autre. 2.3.2.6 Au-delà de la théorie de Simondon : indistinction pratique/théorie Néanmoins, malgré ces problèmes de taille, il faut reconnaître, avec Deleuze, que Simondon est indéniablement indispensable, comme ligne (plutôt que comme point) de départ de la construction d’une subjectivité multiple – en fragment(s). Car, en décrivant le processus d’individuation à partir d’un champ métastable pré-individuel, « en découvrant la condition préalable de l’individuation, il distingue rigoureusement singularité et individualité. Car le métastable, défini comme être pré-individuel, est parfaitement pourvu de singularités qui correspondent à l’existence et à la répartition des potentiels. […] singulier sans être individuel, tel est l’état de l’être pré-individuel. »2 C’est donc de cette ligne de départ qu’il nous faut partir, en abandonnant la théorie de l’indivua(lisa)tion dans ses dimensions téléologique, structurale et ontologique. Car, en affirmant cette distinction de la singularité et de l’individu (sans avoir besoin de la dialectique et de la négation comme second terme d’un individu premier, et en posant au contraire un second terme, positif, comme l’individuation 1 2 G. Deleuze & F. Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 339. G. Deleuze, « Gilbert Simondon, l’individu et sa genèse physico-biologique », op. cit., p. 121. 231 d’un premier terme pré-individuel constamment en déséquilibre – métastable –1), et en faisant pénétrer dans la philosophie des notions venues de la mécanique quantique ou de la théorie des champs, Simondon ouvre la possibilité de concevoir le fragment(s) non comme un morceau individualisé2, mais comme singularité positive émise d’un champ pré-individuel métastable. 2.3.3 Le concept comme fragment(s) philosophique Maintenant que nous savons ce que nous ne voulons pas que notre concept de fragment(s) soit – à savoir : un individu – et que nous avons vu, grâce à (et contre) Simondon, que nous le concevions non comme un morceau individualisé mais comme singularité positive émise d’un champ pré-individuel métastable, revenons à la façon dont Deleuze-Guattari relèvent le défi avec leur concept de concept pour lequel ils ont les mêmes volonté et ambition. Nous avons dit qu’il y a autant de concepts que de philosophes (qu’un concept est forcément rattaché à un philosophe, et vice versa), et que ces différents concepts ne sauraient être pensés en terme d’évolutivité. Insistons sur ce deuxième point : Guattari-Deleuze expliquent qu’« un concept n’exige pas seulement un problème sous lequel il remanie ou remplace des concepts précédents, mais un carrefour de problèmes où il s’allie à d’autres concepts coexistants. »3 Autrement dit, les concepts apparaissant chacun à leur tour quand un problème (et sa résolution en cours) se présente, ils se déplacent de fait et se renvoient les uns aux autres en fonction de la variété des problèmes en question : « […] chaque concept renvoie à d’autres concepts, non seulement dans son histoire, mais dans son devenir ou ses connexions présentes. »4 Un concept est donc un carrefour apparaissant et disparaissant en fonction d’un contexte donné (des problèmes posant questions) faisant apparaître ledit concept qui, luimême, modifie le contexte en question. Le lien avec les théories des champs et de l’information présentées par Simondon est flagrant. Deleuze-Guattari cherchent donc, comme nous le faisons en tentant la conception du fragment(s), à conceptualiser leur concept de concept comme singularité positive émise d’un champ pré-individuel métastable. Reprenons tous ces termes : 1. Le concept, comme fragment(s), est une singularité : « Toute création est singulière, et le concept comme création proprement philosophique est toujours une singularité. Le premier principe de la philosophie est que les Universaux n’expliquent rien, ils doivent être eux-mêmes expliqués. »5 Le concept est singularité et non individualité car il est tout à la fois relatif et absolu : « relatif à ses propres composantes, aux autres concepts, au plan sur lequel il se délimite, aux problèmes qu’il est censé résoudre, mais absolu par la condensation qu’il opère, par le lieu qu’il occupe sur le plan, par les conditions qu’il assigne au problème. Il est absolu comme tout, mais relatif en tant que fragmentaire. »6 La différence entre singularité et individualité consiste en ce que la seconde notion renvoie à un absolu fixé (pensé en termes de matière et de forme) alors que la première évoque le processus (pensé en termes énergétiques). Nous voyons ici en quoi, pour 1 « Dans la dialectique de Simondon, le problématique remplace le négatif. L’individuation est donc l’organisation d’une solution de “résolution” pour un système objectivement problématique. » (Ibid., p. 122). 2 Ou, pour Simondon, si on considère le fragment comme un corps physique, un morceau individué. Nous rappelons que, fort de notre démonstration, indifférenciant machine et vivant, nous considérons individuation et individualisation comme synonymes 3 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 24. 4 Ibid. 5 Ibid., p. 12. 6 Ibid., p. 26. 232 Guattari-Deleuze, le concept ne renvoie à un tout que comme une intensité renverrait à un plan énergétique (un champ) d’où il est issu. 2. Le concept, comme fragment(s), est émission positive d’un champ métastable : « le concept se définit par l’inséparabilité d’un nombre fini de composantes hétérogènes parcourues par un point en survol absolu, à vitesse infinie. »1 Il est « une multiplicité, une surface ou un volume absolus, auto-référents, composés d’un certain nombre de variations intensives inséparables suivant un ordre de voisinage, et parcourus par un point en état de survol. Le concept est le contour, la configuration, la constellation d’un événement à venir. »2 Comme dans la théorie des champs et la mécanique quantique telles que les utilise Simondon, le concept est une probabilité d’apparition positive au sein d’un champ métastable (que Deleuze-Guattari appellent un plan), apparition suffisamment stable pour être repérée comme un individu mais encore suffisamment métastable et donc déjà en voie de devenir autre chose. 3. Le concept, comme fragment(s), est donc un événement, non en ce qu’il arrive sur le plan, mais en ce qu’il est l’action même du plan qui, à un instant, consiste suffisamment pour que le philosophe en arrache un fragment(s) qu’il appelle concept : « Le concept dit l’événement, non l’essence ou la chose. C’est un Événement pur, une heccéité, une entité. »3 L’événement est ici à entendre au sens de la mécanique quantique, comme la probabilité d’apparition de la matière – d’où le terme deleuzien « heccéité » qui renvoie à celui de « devenir de l’être » de Simondon, en étant néanmoins plus équivoque. Le concept n’est donc pas un fragment de la philosophie (celle-ci se définissant, nous allons le voir, comme étant le champ métastable, c’est-à-dire le plan d’immanence, et son devenir plan de consistance), mais plutôt un fragment(s) philosophique. Ce que nous allons comprendre en développant maintenant de ce que Guattari-Deleuze appellent la philosophie, c’est-à-dire le plan d’immanence et de consistance4. 2.4 Le philosophe trace des préphilosophique au plan d’immanence plans : du Un-tout Pour comprendre ce qu’est un plan d’immanence (et en quoi il devient plan de consistance), nous devons d’abord nous arrêter sur un présupposé de la philosophie, telle que la définissent Deleuze-Guattari, présupposé nécessaire pour penser la philosophie comme plan. Il s’agit de ce qu’ils nomment le « Un-tout préphilosophique » qui est présupposé car, sans être philosophique, il est la condition de la philosophie : « car, suivant le verdict nietzschéen, vous ne connaîtrez rien par concepts si vous ne les avez pas d’abord créés, c’est-à-dire construits dans une intuition qui leur est propre : un champ, un plan, un sol, qui ne se confond pas avec eux, mais qui abrite leurs germes et les personnages qui les cultivent. Le constructivisme exige que toute création soit une construction sur un plan qui lui donne une existence autonome. »5 Ce Un-tout est donc assimilable, globalement, au champ pré-individuel de Simondon. Pourquoi Guattari-Deleuze le différencient-ils du plan d’immanence qu’ils disent, lui, philosophique ? C’est que le Un-tout est une chose artificielle, qui doit être construite, à la différence du plan d’immanence qui, d’une certaine manière, fonctionne tout seul (même 1 Ibid. Ibid., p. 36. 3 Ibid., p. 26. 4 Plan deleuzo-guattarien que Simondon dirait champ « pré-individuel » et « métastable ». Nous utiliserons à présent le terme plan à la place de celui de champ. 5 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 12. 2 233 s’il le fait avec le philosophe). Nous avons vu plus haut que le concept est, à l’égard du plan, relatif et absolu1 ; or, une telle affirmation n’est possible que si sont construites les conditions pour qu’il en soit ainsi, pour que la philosophie puisse être un « constructivisme [qui] unit le relatif et l’absolu. ». Ce sont ces conditions, qui ne sont pas encore philosophiques, qui forment le Un-tout préphilosophique. Si la philosophie est l’art de construire des concepts sur des plans, ce constructivisme foncier impose au philosophe, pour que cette construction de concepts soit possible, non pas de construire des plans, mais de les tracer, de les tracer à même ce Un-tout préphilosophique qui peut être considéré comme sa base de travail. Le constructivisme propre à la philosophie impose au philosophe de commencer à s’installer dans un atelier. Notons qu’en arrivant dans cet atelier, le philosophe n’est pas – pas encore –, philosophe : il arrive dans le Un-tout préphilosophique vierge de toute discipline. Ce n’est que par son action au sein de ce Un-tout qu’il va devenir philosophe, en l’occurrence lorsqu’il va commencer à tracer un plan : « la philosophie est un constructivisme, et le constructivisme a deux aspects complémentaires qui diffèrent en nature : créer des concepts et tracer des plans. »2 Autrement dit, le Un-tout préphilosophique peut être considéré comme les fondations, non philosophiques, du plan philosophique nécessaire à la construction des concepts. Toute philosophie, et celle de Deleuze-Guattari ne saurait faire exception, présuppose ce « Un-tout préphilosophique » – nous verrons que le Un-tout est la condition, non philosophique ou non artistique ou non scientifique, de toute activité de pensée philosophique ou artistique ou scientifique. Une telle nécessité, non philosophique et pourtant indispensable à tout exercice de la philosophie (à toute construction de concept), est très clairement posée par Descartes, lorsqu’il explique que tout concept nécessite des présupposés préphilosophiques appréhendables par tous : « le plan cartésien consiste à récuser tout présupposé objectif explicite, où chaque concept renverrait à d’autres concepts (par exemple, l’homme animal-raisonnable). Il se réclame seulement d’une compréhension préphilosophique, c’est-à-dire de présupposés implicites et subjectifs. »3 De même Heidegger : « Heidegger invoque une “compréhension pré-ontologique de l’Être”, une compréhension “pré-conceptuelle” qui semble bien impliquer la saisie d’une matière de l’être en rapport avec une disposition de la pensée. De toute façon, la philosophie pose comme préphilosophique, ou même non–philosophique, la puissance d’un Un-Tout comme un désert mouvant que les concepts viennent peupler. Préphilosophique ne signifie rien qui préexiste, mais quelque chose qui n’existe pas hors de la philosophie, bien que celle-ci le suppose. Ce sont ses conditions internes. Le non-philosophique est peut-être plus au cœur de la philosophie que la philosophie même, et signifie que la philosophie ne peut pas se contenter d’être comprise seulement de manière philosophique ou conceptuelle, mais s’adresse aussi aux non-philosophes, dans son essence. »4 Cette condition non philosophique de la philosophie est, quant à la compréhension du fait ontologique en philosophie, une invention d’importance que l’on doit à Guattari-Deleuze. Ils affirment en effet que s’il y a de l’être, celui-ci ne peut être que préphilosophique, que s’il y a de l’être, celui-ci est ce Un-tout préphilosophique : « C’est en ce sens qu’on dit que penser et être sont une seule et même chose. Ou plutôt le mouvement n’est pas image de la pensée sans être aussi matière de l’être. »5 Autrement dit, l’être est une catégorie non philosophique, Le concept « est autoréférentiel, il se pose lui-même et pose son objet, en même temps qu’il est créé. » (Ibid., p. 26). 2 Ibid., p. 38. 3 Ibid., p. 31. 4 Ibid., p. 43-44. 5 Ibid., p. 41. Même pour Badiou, l’être est du côté non philosophique, puisqu’il en fait un objet des mathématiques. L’Être et l’événement (Paris : Éditions du Seuil, 1988), le livre majeur de Badiou, est ainsi 1 234 même si cette catégorie peut, pour certains philosophes, être nécessaire, comme Un-tout préphilosophique pour construire leur philosophie – ce qui est le cas, nous l’avons vu, pour Simondon, qui considère le champ pré-individuel comme de l’être (présupposé non philosophique) poussé à devenir toujours plus individu par un processus (lui, philosophique) d’individuation (le « devenir de l’être »). Mais ce présupposé non philosophique qui considère le Un-tout comme de l’être n’est pas obligatoire ni même systématique : il ne l’est pas ni pour Nietzsche ni pour Héraclite par exemple, ni même pour Deleuze-Guattari dont l’originalité, dans la lignée des deux premiers, repose justement dans ce qu’ils proposent comme « préphilosophique » à leur philosophie, et que nous allons voir être le chaos. Autrement dit, l’être n’est pas un concept philosophique : il constitue juste, pour les philosophes qui veulent en faire leur atelier, la condition non philosophique de leur philosophie. Nous pouvons donc retenir, avec Deleuze-Guattari, que si « le concept est le commencement de la philosophie, […] le plan en est l’instauration. Le plan ne consiste évidemment pas en un programme, un but ou un moyen ; c’est un plan d’immanence qui constitue le sol absolu de la philosophie, sa Terre ou sa déterritorialisation, sa fondation, sur lesquels elle crée ses concepts. Il faut les deux, créer les concepts et instaurer le plan, comme deux ailes ou deux nageoires. »1 C’est parce que le Un-tout préphilosophique est la condition non philosophique au traçage d’un plan d’immanence, que celui-ci n’est pas un présupposé, ni un point de départ, ni la porte ouverte sur une pièce à explorer de fond en comble, mais qu’il se présente comme un plan de consistance temporaire et sans cesse en devenir, c’est-à-dire mouvant et changeant, qui ne donne « de sol que ce qu’il faut à ses deux pieds, de point d’appui que ce que peuvent couvrir ses deux mains, donc tellement moins que le trapéziste de music-hall, pour qui on a encore tendu un filet en bas. »2 Le qualificatif de préphilosophique est important car il montre que les conditions de ce plan d’immanence philosophique sont, nous l’avons ébauché plus haut, communes à toute pensée (c’est-à-dire à tout traçage de plan, qu’il soit d’immanence philosophique, d’immanence artistique ou d’immanence scientifique) : « La philosophie a besoin d’une non-philosophie qui la comprend, elle a besoin d’une compréhension non-philosophique, comme l’art a besoin de non-art, et la science de nonscience. Ils n’en ont pas besoin comme commencement, ni comme fin dans laquelle ils seraient appelés à disparaître en se réalisant, mais à chaque instant de leur devenir ou de leur développement. »3 Nous verrons que l’autre nom de cette condition non philosophique, l’autre nom de ce Un-tout préphilosophique, préartistique ou préscientifique est, pour Nietzsche, Artaud, Héraclite, Guattari-Deleuze, Soares, pour nous…, le chaos. Tentons à présent, fort de cette condition non philosophique, de comprendre le plan d’immanence. Nous avons défini, avec Guattari-Deleuze, le concept ainsi : « les concepts sont des touts fragmentaires qui ne s’ajustent pas les uns aux autres, puisque leurs bords ne coïncident pas. Ils naissent de coups de dés plutôt qu’ils ne composent un puzzle. Et pourtant ils résonnent, et la philosophie qui les crée présente toujours un Tout puissant, non construit qu’un chapitre sur deux est mathématique (l’être) et l’autre philosophique (l’événement). Ce faisant, Badiou construit ce que Deleuze-Guattari appellent, nous allons le voir, des prospects plus que des concepts. 1 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 43-44. 2 Franz Kafka, « Journal », in Œuvres complètes Tome II, Paris : Gallimard, coll. La Pléiade,1980, p. 139 (juste avant le 6 novembre 1910). 3 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 205-206. Nous verrons que c’est ainsi que Deleuze-Guattari peuvent faire du cerveau la jonction entre art, philosophie et science, qui sont de la pensée en ce qu’ils se confrontent au chaos. Cf. note 4, p. 243 de la présente deuxième partie de la présente thèse. 235 fragmenté, même s’il reste ouvert : Un-Tout illimité. »1 Nous nous sommes, dans un premier temps, montrés circonspects sur cette convocation d’une notion du fragment associée à des caractéristiques individualisées. Mais, grâce à Simondon, nous avons pu déplacer la question et comprendre que Deleuze-Guattari concevaient le concept non pas comme un fragment au sens d’un morceau individualisé, mais comme singularité positive émise d’un champ préindividuel métastable. Nous l’avons compris, ce champ pré-individuel métastable simondien est assimilable au plan d’immanence deleuzo-guattarien. Dans cette citation de GuattariDeleuze, nous retenons donc surtout la seconde partie, c’est-à-dire l’allusion musicale à la résonance. Le plan d’immanence est un lieu, un temps de résonance. Peut-on dire que ce plan d’immanence, ce « Un-Tout illimité » dont ils parlent, qu’ils disent « puissant » et « non fragmenté », est le Un-tout préphilosophique ? Non, car il est, déjà, philosophique. Le plan d’immanence se différencie du Un-tout préphilosophique (même s’il en est très proche) parce qu’il est tracé, par un philosophe, sur lui (sur le chaos), avec la volonté d’y construire des concepts philosophiques. C’est donc la volonté du philosophe qui fait du Un-tout préphilosophique le plan d’immanence philosophique. Et c’est pourquoi nous pouvons dire que c’est le philosophe qui trace le plan d’immanence. Nous disons que le plan d’immanence est très proche du Un-tout préphilosophique – Deleuze-Guattari vont même jusqu’à dire que « […] le plan d’immanence doit être considéré comme préphilosophique. » Mais cela n’est pas paradoxal avec ce que nous venons d’affirmer (que c’est par la volonté de tracer le plan d’immanence à même le Un-tout que de préphilosophique, celui-ci devient celui-là, qui est, lui, philosophique). En effet, nous pouvons considérer que le plan ne devient réellement philosophique que lorsque le philosophe y construit ses concepts. Or, et c’est un point important et difficile à comprendre, le travail de traçage du plan et la construction des concepts sont concomitants : c’est parce qu’il trace un plan sur le chaos, sur le Un-tout préphilosophique, que le philosophe construit ses concepts : et c’est parce qu’il construit des concepts que le philosophe trace son plan d’immanence. Ainsi comprend-on que le plan d’immanence puisse être considéré comme charnière entre le préphilosophique et le philosophique : le plan d’immanence est encore le chaos mais ne l’est déjà plus : si « chaque plan d’immanence est Un-tout », c’est parce qu’« il n’est pas partiel, comme un ensemble scientifique, ni fragmentaire comme les concepts, mais distributif, c’est un “chacun”. Le plan d’immanence est feuilleté. »2 nous disent Guattari-Deleuze. Pour mieux saisir ce statut complexe du plan d’immanence, il est indispensable de comprendre le mot « immanence » qui qualifie le plan, car il est d’importance : « Il y a religion chaque fois qu’il y a transcendance, Être vertical, État impérial au ciel ou sur la terre, et il y a philosophie chaque fois qu’il y a immanence, même si elle sert d’arène à l’agôn et à la rivalité. »3 L’immanence du plan d’immanence n’est donc pas immanence à quelque chose, mais immanence à lui-même : « L’immanence ne l’est qu’à soi-même, et dès lors prend tout, absorbe Tout-Un, et ne laisse rien subsister à quoi elle pourrait être immanente. En tout cas, chaque fois qu’on interprète l’immanence comme immanente à quelque chose, on peut être sûr que ce Quelque chose réintroduit le transcendant. »4 Nous pensons qu’il faut même aller plus loin et affirmer que le plan d’immanence n’est même pas immanent à soi-même – il est immanent tout court. Le terme immanence pour qualifier le plan que le philosophe trace 1 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 38. Ibid., p. 51. 3 Ibid., p. 46. « L’autorité religieuse veut que l’immanence ne soit supportée que localement ou à un niveau intermédiaire, un peu comme dans une fontaine à terrasses où l’eau peut brièvement immaner sur chaque plateau, mais à condition de venir d’une source plus haute et descendre plus bas (transascendance et transdescendance, comme disait Wahl) » (Ibid., p. 47). 4 Ibid. En termes plus deleuziens que deleuzo-guattariens : « Le plan d’immanence n’est pas un concept pensé ni pensable, mais l’image de la pensée. » (Ibid., p. 39). 2 236 sur le chaos, s’explique par le fait que ce traçage va se faire sur tout le chaos. Évoquant les trois âges des trois illusions de l’Histoire de la philosophie (que nous avons vus plus haut être ceux de l’Histoire avec un grand H, pas celle de Châtelet), Deleuze-Guattari parlent de fatum : « […] la pensée ne peut pas s’empêcher d’interpréter l’immanence comme immanente à quelque chose, grand Objet de la contemplation, Sujet de la réflexion, Autre sujet de la communication : il est fatal alors que la transcendance se réintroduise. Et si l’on ne peut pas y échapper, c’est que chaque plan d’immanence, semble-t-il, ne peut prétendre être unique, être LE plan, qu’en reconstituant le chaos qu’il devait conjurer : vous avez le choix entre la transcendance et le chaos. »1 Le philosophe trace un plan d’immanence parce qu’il choisit, plutôt qu’être dans les bras de Dieu, les yeux soi-disant grands ouverts, de devenir, ses propres bras grands ouverts et les yeux grands fermés2, à même le chaos – au risque de se noyer dans le fleuve au sein duquel on ne se baigne jamais deux fois. 2.5 Remarque : de l’importance d’insister sur le concept de concept tel que développé dans Qu’est-ce que la philosophie ? pour avancer dans notre thèse qui veut construire le concept de fragment(s) Résumons-nous : « chaque fois qu’on interprète l’immanence comme “à” quelque chose, il se produit une confusion du plan et du concept, telle que le concept devient un universel transcendant, et le plan, un attribut sans concept. »3 Dès lors que l’on prend ce parti universaliste et transcendantaliste, il n’y a plus de choix possible : la transcendance s’impose et le concept devient autre chose que ce que Guattari-Deleuze veulent en faire, autre chose qu’une singularité positive émise sur et à partir du plan d’immanence ; le concept ne peut alors être envisagé que comme un fragment individualisé, un morceau du tout transcendantal. Si l’on veut tenir le concept selon la première acception et pas la seconde, il est nécessaire au philosophe de différencier ses tâches, son travail, quant au plan et quant au concept – à savoir : tracer des plans et construire des concepts. Si le plan et les concepts sont consubstantiels (comme, pour Simondon, le champ et ses composants), il n’en reste pas moins que le philosophe doit, presque artificiellement, les distinguer : « Les concepts sont des surfaces ou volumes absolus, difformes et fragmentaires, tandis que le plan est l’absolu illimité, informe, ni surface ni volume, mais toujours fractal. »4 Autrement dit, « il est essentiel de ne pas confondre le plan d’immanence et les concepts qu’ils l’occupent. »5 C’est pour cette raison que nous insistons autant sur le concept de concept tel que le fabriquent Deleuze-Guattari et que nous faisons le parallèle avec notre concept de fragment(s) : « En réalité, les éléments du plan sont des traits diagrammatiques, tandis que les concepts sont des traits intensifs. Les premiers sont des mouvements de l’infini, tandis que les seconds sont les ordonnées intensives de ces mouvements, comme des coupes originales ou des positions différentielles. […] Les premiers sont des directions absolues de nature fractale, tandis que les seconds sont des dimensions absolues, surfaces ou volumes toujours fragmentaires, 1 Ibid., p. 52. Nous considérons d’ailleurs le structuralisme, tel que nous l’épinglons dans cette thèse, comme une de ces illusions. En effet, son problème est bien de concevoir l’immanence de la structure, non comme immanente à elle-même mais comme immanente à l’objet=x que décrit Deleuze dans son article sur le structuralisme : « Y a-t-il un plan “meilleur”, qui ne livrerait pas l’immanence à Quelque chose = x, et qui ne mimerait plus rien de transcendant. » (Ibid., p. 59). Cf. note 3, p. 73 de la première partie de la présente thèse. 2 Eyes wide shut (film de Stanley Kubrick, 1999). 3 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 47. 4 Ibid., p. 39. 5 Ibid., p. 42. 237 définies intensivement. Les premiers sont des intuitions, les seconds, des intensions. »1 Dans la présente seconde partie de la présente thèse qui consiste à construire notre concept philosophique de fragment(s), nous insistons sur l’importante différence à faire entre les deux actions de la philosophie : créer des concepts, et tracer des plans, créer des zones intensives, et tracer des diagrammes. Nous créons notre concept (le fragment(s)) sur un plan d’immanence que nous traçons (notre thèse). Nous faisons comme tout philosophe : 1) Celuici se retrouve d’abord dans un atelier de travail, le Un-tout préphilosophique (le chaos), d’où il sait qu’il va commencer à tracer ce plan, c’est-à-dire la première verbalisation, non philosophique, de ce problème (pour nous, la rencontre avec les textes de Nietzsche, de Guattari-Deleuze, de Kafka et Soares, d’Héraclite, des moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles, des romantiques de Iéna, etc. comme plongée dans le chaos) ; 2) le philosophe a l’intuition qu’il faut, dans ce chaos, non pas tant pour l’ordonner que pour y survivre (l’ordonnancer, nous allons revenir sur cela dans le chapitre suivant), commencer à dessiner un plan d’immanence, comme on tracerait un diagramme (nous élaborons une thèse à partir de la lecture intégrale des Œuvres philosophiques complètes de Nietzsche éditées par S. Colli et M. Montinari) ; 3) fort de cette intuition, de ce plan de travail dans cet atelier, le philosophe construit des concepts, c’est-à-dire qu’il arrache à ce plan d’immanence des zones intensives qu’il repère comme utiles pour lui, dans les problèmes qu’il s’est construit (c’est le tracé de la thèse et la construction du concept de fragment(s)). Nous notons 1), 2) et 3) mais il ne s’agit nullement d’un ordre chronologique, les trois moments étant consubstantiels : le chaos, le plan sur le chaos, les concepts du plan. C’est justement parce qu’il n’y a pas de temporalité chronologique que le philosophe doit, artificiellement avons-nous dit, définir, d’une façon disciplinaire, ses tâches : « […] c’est pourquoi les concepts doivent être créés autant que le plan dressé. »2 Si les concepts sont, en ce sens, les fragment(s) du plan d’immanence, ce n’est pas donc au sens du puzzle mais dans un sens intensif : les concepts, comme fragment(s), sont des « intensions » sur le plan d’immanence qui est, lui, une intuition, c’est-à-dire le mouvement électrique qui le traverse lors du mouvement des singularités positives émises du et dans le plan d’immanence. 2.6 La philosophie consiste à ordonnancer le chaos, non pas à l’ordonner : du plan d’immanence au plan de consistance Intuition, intensions… tout ne serait-il, en philosophie, qu’une question de volonté ? Revenons sur le choix dont nous parlions plus haut, qui s’opérerait entre la transcendance et le chaos. Peut-on vraiment parler de choix ? D’une certaine manière, oui, car il s’agit d’un choix originel, préphilosophique : celui d’éviter ou de se confronter au chaos. Car, c’est la beauté de Qu’est-ce que la philosophie ?, penser revient à s’affronter au chaos. Et, le chaos se définissant par son immanence absolue (le chaos n’est pas immanence à quelque chose, même pas à soi-même), choisir la transcendance est toujours une lâcheté consistant à ne pas choisir le chaos. En effet, la religion (comme transcendance, ou immanence « à » quelque chose) ne s’affronte pas aux chaos, mais passe son temps à tenter d’éviter ce combat et se comporte comme une « sorte d’“ombrelle” qui nous protège du chaos »3 – ce qui est évidemment, non seulement peu souhaitable (sauf à ne plus être humain – trop humain –), mais surtout impossible (sauf à refuser l’évidence, le fatum de l’instant où le chaos dissout 1 Ibid. Ibid., p. 43. 3 Ibid., p. 190. « On dirait que la lutte contre le chaos ne va pas sans affinité avec l’ennemi, parce qu’une autre lutte se développe et prend plus d’importance, contre l’opinion qui prétendait pourtant nous protéger du chaos lui-même. » (Ibid., p. 191). 2 238 l’ombrelle et fond sur nous). C’est parce qu’il veut se confronter au chaos sans pour autant se noyer dans le chaos, que le philosophe a besoin du plan d’immanence comme le diagramme tracé sur le Un-tout préphilosophique, qu’il a besoin de tracer un plan sur le chaos. Mais qu’est-ce que le chaos ? « Ce qui caractérise le chaos, en effet, c’est moins l’absence de déterminations que la vitesse infinie à laquelle elles s’ébauchent et s’évanouissent : ce n’est pas le mouvement de l’une à l’autre, mais au contraire l’impossibilité d’un rapport entre deux déterminations, puisque l’une n’apparaît pas sans que l’autre ait déjà disparu, et que l’une apparaît comme évanouissante quand l’autre disparaît comme ébauche. […] Le chaos chaotise, et défait dans l’infini toute consistance. »1 Le chaos ne se définit donc pas tant par une absence de consistance (d’organisation, d’ordre) que par une variabilité infinie (des vitesses infinies de variabilités) des points de consistance. Fort de cette définition, empruntée aux théories du chaos de Prigogine2, nous comprenons mieux comment le plan d’immanence, de préphilosophique (comme Un-tout philosophique), devient philosophique (comme plan d’immanence sur lequel sont construits les concepts). Si le chaos peut être qualifié de préphilosophique ce n’est pas parce qu’il n’aurait aucune consistance (nous venons de voir dans sa définition qu’il possède au contraire une multitude de points de consistance, qui varient à vitesse infinie), mais plutôt parce qu’il n’a pas – encore – de consistance suffisante pour être le plan sur lequel le philosophe pourra construire ses concepts. Nous disons encore parce qu’il a en la potentialité (puisqu’il est composé de points de consistance se faisant et de défaisant à vitesse infinie). En ce sens, le chaos peut être défini comme l’atelier à partir duquel (et dans lequel) le philosophe va tracer le diagramme qu’est le plan d’immanence, où il va construire des concepts. Peut-on dire pour autant, comme le faisait Joubert pour l’espace3, que le chaos est en attente ? Nous pensons que non (c’est d’ailleurs sur ce point que nous nous différenciâmes, plus haut, de Joubert). Et c’est un point essentiel – que Simondon n’a pas saisi – : le chaos n’est pas en attente d’une organisation, d’une structuration, d’un ordre. Il n’est pas en attente de ne plus être le chaos (sinon il serait immanent à cette attente et plus à lui-même). S’il se retrouve à changer, à devenir un plan d’immanence sur lequel vont être construits des concepts, ce n’est que par la volonté d’une force extérieure à lui, active, issue de la volonté (de puissance) d’un philosophe qui décide de lui donner une consistance philosophique. Comprenons-nous : le philosophe n’est pas comme une force agissant sur une matière que serait le chaos (nous en reviendrions alors au schème hylémorphique : le chaos devrait alors posséder en lui la forme transcendante qu’une action extérieure ferait advenir). En réalité la volonté du philosophe, comme force, rencontre le chaos qui est aussi une force : il s’agit d’un agôn. Si le chaos est métastable (c’est le terme qu’utilisent Deleuze-Guattari l’empruntant évidemment à Simondon), au contraire de la théorie de ce dernier, il n’existe pas en son sein de tendance qui l’amènerait à plus de stabilité, il n’y a pas, inhérent à lui-même, de germe structural qui attendrait les bonnes conditions pour se répandre. Si le chaos devient 1 Ibid. Ilya Prigogine & Isabelle Stengers, Entre le temps et l’éternité, Paris : Flammarion, coll. Champs, 1991. Dans ce livre, les auteurs insistent essentiellement sur les conséquences nouvelles de la physique et de la chimie qui obligent à penser l’ordre dans la turbulence, qui forcent le scientifique à concilier Newton (les lois classiques de la nature qui, à toute cause permet de prédire une conséquence, et s’étayent donc sur une conception tout aussi classique du temps où le futur va du passé à futur – la fameuse flèche du temps inventée par Eddington en 1927 – ) et le second principe de la thermodynamique (qui dicte que l’entropie – la fonction mathématique qui donne l’état d’ordre d’un système (plus l’entropie d’un système est élevée, moins les éléments qui le composent sont ordonnés) – qui dicte donc que l’entropie croît avec le temps, ce qui contredit les certitudes newtoniennes et oblige à concevoir le temps autrement que comme la direction qui va du passé au futur, c’est-à-dire qui amène à penser la flèche du temps comme orientée dans le sens d’une entropie grandissante). La théorie du chaos permet de penser ce grand écart. 3 Cf. p. 152 de la première partie de la présente thèse. 2 239 un plan de travail du philosophe c’est, répétons-le, uniquement de par la rencontre, la joute (l’agôn) entre la volonté active du philosophe et celle du chaos. C’est la rencontre avec le philosophe qui donne au chaos une consistance suffisante pour le faire devenir philosophique. Guattari-Deleuze parlent alors du passage du plan d’immanence au plan de consistance. Ainsi, au contraire de la science qui ordonne le chaos, qui lui applique une carte où, déjà, il existe des coordonnées préexistantes car issues de la volonté du scientifique (le scientifique impose au chaos une carte, il dresse le chaos en fonction de ce qu’il veut – c’est pourquoi, là où le philosophe construit des concepts sur un diagramme, le scientifique construit des fonctions sur une carte), à la différence donc du scientifique qui ordonne le chaos, le philosophe ordonnance le chaos, le rend suffisamment consistant pour pouvoir y construire ses concepts, y tracer un diagramme (le diagramme, à la différence de la carte, ne prédétermine pas la topologie du territoire sur lequel il s’applique) : « la philosophie au contraire [de la science] procède en supposant ou en instaurant le plan d’immanence […] bref, les premiers philosophes sont ceux qui instaurent un plan d’immanence comme un crible tendu sur le chaos. »1 Soyons plus précis encore : nous disons que créer des concepts à la surface du chaos (du plan d’immanence), lui donner une consistance (le plan de consistance) ne revient pas à l’ordonner. Autrement dit, philosopher ne revient pas à ordonner le chaos – c’est même ce qui différencie la philosophie de la science. Faisons ici une remarque quant à la distinction entre science et philosophie, telle qu’elle est présentée dans Qu’est-ce que la philosophie ? Pour commencer, nous citerons les remarques de Alan Sokal et Jean Bricmont, deux scientifiques qui se sont lancés dans une croisade contre les « impostures intellectuelles », notamment des tenants de ce que l’on appelle outre-Atlantique les French studies : « Nous sommes conscients que Deleuze et Guattari s’occupent de philosophie et pas de vulgarisation scientifique. Mais quel rôle philosophique légitime peut être rempli par cette avalanche de terminologie savante mal digérée ? À notre avis, l’explication de loin la plus plausible est que les auteurs étalent, dans leurs écrits, une érudition très vaste mais fort superficielle. »2 Cette remarque, fort sévère, nous intéresse car elle interroge la nécessité qu’ont eu GuattariDeleuze, pour concevoir les plans d’immanence et de consistance, d’utiliser des catégories scientifiques, tel que le chaos (question qui vaut également pour Simondon). Si l’on va audelà du procès d’intention affirmant que Deleuze-Guattari veulent en imposer (ce qui, après tout, est peut-être aussi possible), nous pouvons nous interroger sur la raison pour laquelle ils ont besoin, pour penser ce Un-tout préphilosophique, de convoquer des termes habituellement réservés aux seuls scientifiques. Cela pourra paraître surprenant, mais il nous semble que ce sont Sokal et Bricmont qui donnent une réponse à cette question ! Selon eux, la définition que donnent Guattari-Deleuze du chaos n’est pas scientifique puisqu’ils confondent, à partir de la lecture le livre de Prigogine et Stengers, la théorie quantique des champs, celle de la nucléation d’un liquide surfondu et celle du chaos : « la définition du “chaos” utilisée par Deleuze-Guattari est donc le mélange d’une description de la théorie quantique des champs avec une description de la nucléation d’un liquide surfondu. Soulignons que ces deux branches de la physique ne sont pas reliées directement à la théorie du chaos dans son sens habituel. »3 Dès lors, Guattari-Deleuze semblent donc partir d’une conjonction, que Sokal et 1 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 45. Alan Sokal & Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris : Éditions Odile Jacob, 1997, p. 212. 3 p. 213 note 200. Ils font allusion à la note 1 de la p. 111 de Qu’est-ce que la philosophie, op. cit. où le livre de Prigogine et Stengers est cité comme appui à une définition du chaos. 2 240 Bricmont disent fausse pour la science – nous leur faisons confiance1 –, mais qui leur semble néanmoins nécessaire pour répondre à la question que pose leur livre : « qu’est-ce que la philosophie ? » Qu’est-ce que le chaos pour Deleuze-Guattari ? Le chaos est l’autre nom du préphilosophique, qui est sans coordonnées ni consistance, et à partir duquel le philosophe pourra tracer un plan/diagramme (lui donner une consistance) et le scientifique un plan/carte (l’ordonner selon des coordonnées). Pour le philosophe, ce n’est que lorsqu’il y a tracé du plan et prélèvement des concepts que le plan devient de consistance (sachant qu’il ne s’agit pas de l’ordonner). Pour le scientifique, le chaos possède un ordre, il existe comme « plan de référence » (ce faisant, il n’acquiert pas de surcroît de consistance). Pourquoi Sokal et Bricmont donnent-ils raison, à leur corps défendant, à Guattari-Deleuze ? Parce que, en affirmant à juste titre que Deleuze-Guattari se trompent sur le chaos tel qu’il est ordonné par la science, ils confirment cette distinction entre science et philosophie en reconnaissant que Guattari-Deleuze dressent des plans sur le chaos. Sokal et Bricmont reprochent à DeleuzeGuattari de ne pas cartographier correctement le chaos (de ne pas lui donner les bonnes coordonnées scientifiques alors qu’ils utilisent des « termes très techniques qui ne sont pas utilisés d’habitude en dehors de discours scientifiques bien précis »2), et ils leur reprochent au bout du compte de dessiner un mauvais plan de travail truffé « de termes scientifiques, utilisés hors de leur contexte et sans lien logique apparent. »3 Autrement dit, ils leurs reprochent d’ordonnancer le chaos au lieu de l’ordonner, et ils sous-entendent que tout ordonnancement qui n’est pas un ordre ne peut être que qualifié de mauvais ordre. Ils parlent donc comme des scientifiques (qui ne savent que dessiner des cartes et ordonner le chaos) et en ce sens leur critique est recevable. Mais leur article est au bout du compte assez pauvre puisqu’ils se contentent de relever les termes de Qu’est-ce que la philosophie ? habituellement réservés aux scientifiques pour pointer, avec une méchanceté certaine, qu’ils ne sont pas utilisés dans leur sens scientifique. Nous pourrions d’ailleurs objecter ici deux remarques de GuattariDeleuze qui rendent cet inventaire quelque peu superflu : « quand la philosophie se compare à la science, il arrive qu’elle en propose une image trop simple qui fait rire les savants. Pourtant, même si la philosophie a le droit de présenter de la science une image dénuée de valeur scientifique (par concepts), elle n’a rien à gagner en lui assignant des bornes que les savants ne cessent de dépasser dans leurs démarches les plus élémentaires. »4 Ou encore : « La philosophie ne peut parler à la science que par allusion, et la science ne peut parler de la philosophie que comme d’un nuage. […] C’est pourquoi il est toujours fâcheux que les savants fassent de la philosophie sans moyen réellement philosophique, ou que les philosophes fassent de la science sans moyen effectivement scientifique (nous n’avons pas prétendu le faire). »5 Assumant la prétérition, nous ne ferons pas cette objection à Sokal et Bricmont. Mais nous voyons maintenant plus clair : leur reproche principal, quant à l’utilisation du mot chaos par Deleuze-Guattari, est donc de l’utiliser soit dans son sens habituel (répondant à la théorie scientifique du chaos) soit dans un contresens (lorsqu’ils le confondent avec la théorie quantique des champs). Pour Sokal et Bricmont, la première utilisation, scientifique, tombe à plat car elle est « superficielle », et la seconde, fautive scientifiquement parlant, devient 1 Quoique (?)… Ilya Prigogine, indiscutable scientifique puisque nobélisé, remarque lui-même, dans une conférence, qu’« aujourd’hui, on parle de chaos à propos de phénomènes très différents. Par exemple, on associe le chaos à la turbulence dans l’écoulement des fluides. » (Ilya Prigogine, Les Lois du chaos, Paris : Flammarion, coll. Champs, 1994, p. 16). 2 A. Sokal & J. Bricmont, Impostures intellectuelles, op. cit., p. 212. 3 Ibid., p. 211. 4 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 146. 5 Ibid., p. 152. 241 carrément coupable. Mais ne pourrait-on pas proposer que le contresens issu de la lecture de Prigogine et Stengers (qui est peut-être un réel contresens), ce mélange de deux théories est d’une certaine façon voulu (au sens où le philosophe, ici à deux têtes et quatre mains, veut tracer un plan sur le chaos et lui donner consistance) ? Expliquons-nous : Guattari-Deleuze définissent ainsi le chaos : « on définit le chaos moins par son désordre que par la vitesse infinie avec laquelle se dissipe toute forme qui s’y ébauche. C’est un vide qui n’est pas un néant, mais un virtuel, contenant toutes les particules possibles et tirant toutes les formes possibles qui surgissent pour disparaître aussitôt, sans consistance, ni référence, sans conséquence. »1 Et, de fait, cette définition possède des accents simondiens et rappellent le pré-individuel et la théorie des champs. À la question « pourquoi se trompent-ils scientifiquement ? », l’explication que nous donnons est la suivante : leur but n’est pas tant de reprendre à leur compte la théorie scientifique du chaos (puisque celle-ci consiste, déjà, à l’ordonner), mais consiste à concevoir le chaos avant même qu’il soit saisi par les sciences ou la philosophie. D’où la nécessité, pour définir le chaos, d’utiliser des termes tout autant scientifiques que philosophiques, mais en dehors de leur champ scientifique ou philosophique puisqu’il s’agit de décrire le Un-tout préphilosophique et pré-scientifique. Ce n’est que par la différence entre la science et la philosophie – que relèvent fort justement Sokal et Bricmont – que peuvent être différenciés le scientifique et le philosophe. Revenons à la façon dont Deleuze-Guattari pensent ce Un-tout préphilosophique et préscientifique, qu’ils décident donc, utilisant un terme et scientifique et philosophique, c’està-dire ni scientifique ni philosophique, de nommer : le chaos. Ils le pensent en fonction de ce qu’il va devenir : non pas, comme chez Simondon, de par une individuation fondamentale qui le travaillerait de l’intérieur2, mais de par la rencontre avec la volonté d’un scientifique ou d’un philosophe qui affirme sa volonté de puissance contre le chaos (qui est également volonté de puissance). La distinction tient à la question de la référence, que Guattari-Deleuze expriment en terme de vitesse : là où la philosophie assume cette vitesse comme infinie, la science « renonce à l’infini, à la vitesse infinie, pour gagner une référence capable d’actualiser le virtuel. »3 Au contraire de la science, donc, « la philosophie demande comment garder les vitesses infinies tout en gagnant de la consistance, en donnant une consistance propre au virtuel »4. Si la science a comme finalité d’actualiser le virtuel, le concept philosophique n’est pas du tout une telle actualisation ; car si le concept fait du plan 1 Ibid., p. 111. C’est ici que Deleuze-Guattari citent Prigogine et Stengers. En ce sens Simondon est moins rigoureux et, d’une certaine manière plus scientifique (et donc moins philosophe). Sa théorie de l’individuation, avec la triple critique que nous lui formulions (trop téléologique, trop structuraliste, trop ontologique), que l’on pourrait résumer par une tendance téléologique de l’être (préindividuel) à s’individuer, travaillé qu’il est par un germe structural évolutif, renvoie explicitement (et scientifiquement nous semble-t-il) à la théorie quantique des champs telle que Stengers et Prigogine la décrivent : « Cette description fait penser à celle de la cristallisation d’un liquide surfondu, liquide à une température inférieure à sa température de cristallisation. Dans un tel liquide, il se forme de petits germes de cristaux, mais ces germes apparaissent puis se dissolvent sans entraîner de conséquences. Pour qu’un germe déclenche le processus qui mènera la totalité du liquide à se cristalliser, il faut qu’il ait une taille critique qui dépend, dans ce cas également, d’un mécanisme coopératif hautement non linéaire, le processus de “nucléation”. » (Ilya Prigogine & Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, Paris : Gallimard, 1979, p. 162-163). Simondon répond à la stricte définition scientifique des champs, et ce faisant il ordonne le chaos (le structure et le téléologise) et reste coincé au niveau du préphilosophique (au sein de l’être). Nous remarquons d’ailleurs que Simondon n’est même pas cité par Sokal et Bricmont. Ce qui est étonnant car, comme ils sauvent Badiou auquel nous ferions les mêmes critiques (A. Sokal et J. Bricmont, Impostures intellectuelles, op. cit., p. 242-243), ils auraient probablement pu le sauver aussi. Sur la question de la mécanique quantique cf., dans la présente deuxième partie de la présente thèse, p. 208 ainsi que la note 2, p. 191. 3 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 112. 4 Ibid. 2 242 d’immanence un plan de consistance, ce n’est pas en le référençant à une actualisation forcée (le plan de référence est le propre de la science, pas de la philosophie) : « Le crible philosophique, comme plan d’immanence qui recoupe le chaos, sélectionne des mouvements infinis de la pensée, et se meuble de concepts formés comme de particules consistantes allant aussi vite que la pensée. »1 Nous pouvons donc tirer deux conclusions : 1) Le philosophe se confronte au chaos car il en accepte la définition qu’en donnent Deleuze-Guattari (le chaos comme préphilosophique et préscientifique) en assumant ses vitesses infinies. 2) Les concepts ne sont pas des entités individuées, parce qu’ils ne sont pas des références mais des devenirs. En ce sens le concept (comme fragment(s)) ne renvoie pas, comme la pièce d’un puzzle, à un ensemble statique, mais est conçu par Guattari-Deleuze comme une zone d’intensité métastable que saisit, au vol, le philosophe. Il le saisit non parce qu’il aurait une tendance naturelle à s’individuer (Simondon) mais parce qu’il en a besoin et qu’il le construit (d’où l’indistinction entre construire et créer des concepts que nous relevions plus haut) – ou, plus précisément, parce que sa volonté de puissance rencontre (jou(t)e avec) la volonté de puissance du chaos. C’est la différence entre le concept, propre à la philosophie et les fonctions (ou fonctifs) propres à la science : « renonçant à l’infini, la science donne au virtuel une référence qui l’actualise, par fonctions. La philosophie procède avec un plan d’immanence ou de consistance ; la science, avec un plan de référence. »2 La fonction, c’est l’actualisation, « l’arrêt sur image » du chaos conçu comme plan de référence – la science fonctionne avec des fragments individués, qui sont le résultat de cette actualisation. En ce sens la fonction se différencie du concept : « Dresser un concept n’est pas la même chose que tracer une fonction. »3 Nous n’insisterons pas plus sur le terme fonction4 si ce n’est pour en donner une définition qui nous permet de résumer en quoi elle se différencie du concept : « La fonction en science détermine un état de choses, une chose ou un corps qui actualisent le virtuel sur un plan de référence et dans un système de coordonnées ; le concept en philosophie exprime un événement qui donne au virtuel une consistance sur un plan d’immanence et dans une forme ordonnée. »5 Si la fonction est un individu (devenir de l’être 1 Ibid. Ibid. 3 Ibid, p. 150. 4 Tout comme nous n’avons pas insisté de ce qu’ils appellent, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, l’affect, le percept, c’est-à-dire la sensation (outils du métier d’artiste pour se confronter, aussi, au chaos, celui-ci étant, nous l’avons dit, préphilosophique, préscientifique mais aussi préartistique). Il ne s’agit bien évidemment pas d’exhausser le philosophe face au scientifique ou à l’artiste – nous avons bien parlé de métiers différents. Il n’y a pas seulement une manière de penser (« Penser, c’est penser par concepts, ou bien par fonction, ou bien par sensations, et l’une de ces pensées n’est pas meilleure qu’une autre, ou plus pleinement, plus complètement, plus synthétiquement “pensée”. » (Ibid., p. 187)), mais, commun à « la philosophie [qui] fait surgir des événements avec ses concepts, l’art [qui] dresse des monuments avec ses sensations, la science [qui] construit des états de choses avec ses fonctions », penser, c’est se confronter, et se précipiter « dans le chaos que nous voulions affronter » (Ibid., p. 187-188). Deleuze-Guattari posent, en conclusion du livre, le cerveau comme la « jonction (non pas l’unité) des trois plans […] Si les objets mentaux de la philosophie, de l’art et de la science (c’est-àdire les idées vitales) avaient un lieu, ce serait au plus profond des fentes synaptiques, dans les hiatus, les intervalles et les entre-temps d’un cerveau inobjectivable, là où pénétrer pour les chercher serait créer » (Ibid., p. 196-197). Mais, dans cette thèse, notre manière de penser, pour, impétrant que nous sommes, devenir docteur en philosophie, se veut conceptuelle. Notre agôn avec et dans le chaos, est, ici, philosophique. 5 Ibid., p. 126-127. Le prospect, que nous avons défini plus haut, est en fait la réduction du concept au fonctif, c’est-à-dire l’utilisation du concept pour référencer le plan. Ce mouvement, c’est pour Deleuze-Guattari, nous l’avons vu, la honte de la logique. Contrairement à ce que peuvent faire croire la logique et la phénoménologie, 2 243 simondien), le concept est une puissance, un potentiel qui reste toujours virtuel, sans pour autant être chaotique, même s’il renvoie, constamment au chaos (« un concept est un ensemble de variations inséparables qui se produit ou se construit sur un plan d’immanence en tant que celui-ci recoupe la variabilité chaotique et lui donne de la consistance (réalité). Un concept est donc un état chaoïde par excellence ; il renvoie à un chaos rendu consistant, devenu Pensée, chaosmos mental. »1) ; non référencé, organisé ou individué, mais néanmoins fragment(s) philosophique ; devenir non encore actualisé (comme l’est, d’emblée, la fonction) mais toujours en passe de l’être, même s’il ne l’est jamais (sauf à devenir autre chose qu’un concept). En ce sens, le concept renvoie à l’événement. Le concept, en tant qu’il est « le virtuel[,] n’est plus la virtualité chaotique, mais la virtualité devenue consistante, entité qui se forme sur un plan d’immanence qui coupe le chaos. »2 Le concept renvoie donc à la notion d’événement3 (à laquelle nous préférerons plus loin, avec Blanchot et Eisenstein, le terme rencontre – rencontre entre deux volontés (de puissance), entre le philosophe et le chaos –). L’événement (la rencontre) ouvre à une réalité autre, qui n’est pas un retour à un plan de référence déjà connu (c’est la fonction de la science) ou à une réalité déjà là (transcendantale) mais à une « […] autre réalité où nous n’avons plus à chercher ce qui se passe d’un point à un autre, d’un instant à un autre, parce qu’elle déborde toute fonction possible »4, toute science. Cette réalité où peut s’opérer ce type de rencontre renvoie à un autre rapport au temps et à l’espace que celui auquel nous sommes habitué – un autre espace-temps : « Ce n’est plus le temps qui est entre deux instants, c’est l’événement qui est un entre-temps : l’entre-temps n’est pas de l’éternel, mais ce n’est pas non plus du temps, c’est du devenir. L’entre-temps, l’événement est toujours un temps mort, là où il ne se passe rien, une attente infinie qui est déjà infiniment passée, attente et réserve. »5 Des accents de Joubert pourraient à nouveau s’entendre ici : le chaos comme un espace-temps qui serait attente. Mais, comme nous l’avons dit nous le répétons, si attente il y a, elle est celle de la volonté du chaos de rencontrer une autre volonté, une autre force active (celle du philosophe ou du scientifique), et non l’attente passive des bonnes conditions d’un processus de structuration génétique. Nietzsche nomme cet espace-temps, ce concept, éternel retour. Et Blanchot le baptise rencontre. Deux concepts pour deux philosophes qui tentent de s’ouvrir à « l’instant dont nous ne savons s’il est trop long ou trop court pour le temps. »6 Nous l’appellerons, en construisant notre concept, fragment(s). Mais pour cela, il nous faut à présent faire le lien avec la dimension subjective que nous avons développée en ouverture de la présente deuxième partie de la présente thèse, lorsque nous avons traité de l’agencement collectif d’énonciation. la science et la philosophie sont hétérogènes l’une à l’autre – et c’est de leur agôn, beaucoup plus que d’un consensus mou, que peut émerger un réel devenir politique – : « Les fonctions et les concepts, les états de choses actuels et les événements virtuels sont deux types de multiplicités, qui ne se distribuent pas sur une ligne d’erre mais se rapportent à deux vecteurs qui se croisent, l’un d’après lequel les états de choses actualisent les événements, l’autre d’après lequel les événements absorbent (ou plutôt adsorbent) les états de choses. » (Ibid., p. 144). 1 Ibid., p. 196. Cf. Félix Guattari, Chaosmose, Paris : Galilée, 1992. Une telle place de Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? rend plus ridicule encore l’assertion selon laquelle « Deleuze a écrit seul Qu’est-ce que la philosophie ? » (François Dosse, Gilles Deleuze Félix Guattari biographie croisée, Paris : La Découverte, 2007, p. 27). Cette phrase a été enlevée de la deuxième édition française et des traductions étrangères. 2 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 147. 3 En ce sens que « l’événement est le virtuel qui se distingue de l’actuel, mais un virtuel qui n’est plus chaotique, devenu consistant ou réel sur le plan d’immanence qui l’arrache au chaos. Réel sans être actuel, idéal sans être abstrait. » (Ibid., p. 148). 4 Ibid., p. 149. 5 Ibid. 6 Ibid., p. 189. 244 2.7 Les processus de subjectivation de la philosophie Cette autre réalité (cet autre espace-temps), nous la disons donc subjective. Expliquons-nous. Sur le plan d’immanence, « le mouvement a tout pris, et il n’y a nulle place pour un sujet et un objet qui ne peuvent être que des concepts. Ce qui est en mouvement, c’est l’horizon même : l’horizon relatif s’éloigne quand le sujet avance, mais l’horizon absolu, nous y sommes toujours et déjà, sur le plan d’immanence. »1 Autrement dit, s’il existe, dans cet espace/temps (le chaos/plan d’immanence/plan de consistance), de la subjectivité, celle-ci n’est pas réductible à la classique distinction objet/sujet. S’il y a une subjectivité sur le plan d’immanence, elle est plutôt, comme nous l’avons vu, machine abstraite, subjectivité collective. Et si un sujet individualisé doit apparaître, alors ce ne sera qu’un effet secondaire du fonctionnement de la machine, et non le but de son activité de production. Nous avons définit avec Deleuze-Guattari la tâche du philosophe comme double : 1) tracer/faire consister des plans et 2) créer/construire des concepts. Si cette façon de penser le philosophe renvoie, comme nous l’avons vu, à l’histoire de la philosophie (et nous oblige à concevoir un temps de la philosophie qui est devenir), elle ouvre aussi à celle de l’unicité du philosophe : « À la limite, n’est-ce pas chaque grand philosophe qui trace un nouveau plan d’immanence, apporte une nouvelle matière de l’être et dresse une nouvelle image de la pensée, au point qu’il n’y aurait pas deux grands philosophes sur le même plan ? »2 Cette remarque nous aide à avancer dans la première question que nous avons posée dans cette thèse, celle de l’unicité d’un même individu (Foucault, Nietzsche3) inextricablement liée à la multiplicité de ses concepts (ceux d’un jeune Foucault, ceux d’un Foucauld de la maturité ; ceux d’un Nietzsche avec ou sans Schopenhauer, avant ou après Wagner) : « et quand on distingue plusieurs philosophies chez un même auteur, n’est-ce pas parce qu’il avait lui-même changé de plan, trouvé une nouvelle image encore ? »4 nous disent le philosophe Guattari-Deleuze. La question est donc, quant à la philosophie conçue comme plan d’immanence que trace le philosophe et sur lequel (à partir duquel) il construit ses concepts, la question est donc bien subjective. La question subjective que pose la philosophie telle que la conçoivent Deleuze-Guattari peut être comprise grâce à un concept qu’ils construisent dans Qu’est-ce que la philosophie ? : celui de personnage conceptuel. Ce concept développe ce que nous avons déjà exposé à propos de Pessoa (et ses hétéronymes) et que nous compléterons en présentant Nietzsche comme agencement collectif d’énonciation5. « Le personnage conceptuel n’est pas le représentant du philosophe, c’est même l’inverse : le philosophe est seulement l’enveloppe de son principal personnage conceptuel et de tous les autres, qui sont les intercesseurs, les véritables sujets de sa philosophie. Les personnages conceptuels sont les “hétéronymes” du philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages. Je ne suis plus moi, mais une aptitude de la pensée à se voir et se développer à travers un plan qui me traverse en plusieurs endroits. »6 Nous retrouvons donc bien ici Pessoa ; et découvrons déjà 1 Ibid., p. 40. Ibid., p. 52. Nous ne comprenons pas ce rabattement qu’opèrent maladroitement Deleuze-Guattari, dans cette citation, de l’Un-tout préphisophique sur la « matière de l’être ». D’autant que nous avons vu qu’il se présentait, dans leur philosophie, comme le chaos et non comme l’être. 3 Cf. l’introduction de la présente thèse. 4 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 52. 5 Sur Pessoa et ses hétéronymes, cf. p. 41 de la première partie de la présente thèse. Sur les subjectivités nommées Nietzsche et leurs liens avec les personnages conceptuels, cf., dans la troisième partie de la présente thèse, 2.2.1. Nietzsche comme agencement machinique de corps. Les Œuvres philosophiques complètes comme agencement collectif d’énonciation. 6 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 62. 2 245 Zarathoustra, comme un des nombreux hétéronymes de Nietzsche1. Ne dit-il pas, dans une lettre d’avril 1885 à sa sœur : « Ne crois surtout pas que mon fils Zarathoustra soit le porteparole de mes idées. Il est un de mes précurseurs, un de mes intermèdes. — » ?2 Le personnage conceptuel permet de saisir les rapports complexes entre le philosophe et le chaos, de comprendre comment il opère sur le chaos (trace un plan, le fait consister, construit des concepts), c’est-à-dire comment il peut continuer à faire sujet (ou plutôt processus de subjectivation) au sein du chaos où la subjectivité individuée (sujet/objet) n’a bien entendu aucun sens. Précisons plus encore ce que sont les personnages conceptuels : « Le personnage conceptuel n’a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole ou une allégorie, car il vit, il insiste. Le philosophe est l’idiosyncrasie de ses personnages conceptuels. »3 Aucun philosophe ne peut se passer de personnages conceptuels. Dans le cas de Nietzsche, c’est flagrant bien entendu, mais Guattari-Deleuze donnent de nombreux exemples pour les philosophes (le mauvais génie de Descartes, le marcheur de Kant, autant d’images du philosophe qu’il construit et qu’on – la tradition – construit avec lui). Chaque philosophe dessine toujours, en traçant son plan, des personnages conceptuels qu’il fait exister par des traits (que Deleuze-Guattari disent « pathiques », « relationnels », « dynamiques » et « juridiques »). En disant que les personnages conceptuels se dessinent, nous pensons bien sûr à Deleuze lui-même qui dessine son Sacher Masoch4 : 1 « Nous invoquons Nietzsche parce que peu de philosophes ont autant opéré avec des personnages conceptuels, sympathiques (Dionysos, Zarathoustra) ou antipathiques (Christ, le Prêtre, les Hommes supérieurs, Socrate luimême devenu antipathique…). On pourrait croire que Nietzsche renonce aux concepts. Pourtant il en crée d’immenses et d’intenses (“forces”, “valeur”, “devenir”, “vie”, et des concepts répulsifs comme “ressentiment”, “mauvaise conscience”…), autant qu’il trace un nouveau plan d’immanence (mouvements infinis de la volonté de puissance et de l’éternel retour) qui bouleverse l’image de la pensée (critique de la volonté de vérité). » (Ibid., p. 63). (Ce plan d’immanence tracé par Nietzsche c’est, pour Deleuze, le monde tel qu’il est décrit dans le fragment(s) ‘1885, 38 [12] — XI, p. 343-344’ (cf. p. XLV de notre annexe ex corpore thesis). Deleuze, dans son petit livre sur Nietzsche, propose d’ailleurs un dictionnaire des personnages conceptuels de Nietzsche (Gilles Deleuze, Nietzsche, Paris, PUF, 1965, p. 43-48). Cf. p. 471 de la troisième partie de la présente thèse. 2 XI, p. 464. 3 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 62. 4 Gilles Deleuze, « 7 dessins », Revue Chimères, n°21, hiver 1994, p. 14. 246 Ou encore à Kafka qui dessine son célibataire acrobate1 : Ces personnages conceptuels, qu’ils soient dessinés comme pour ces deux exemples ou faits de mots (comme dans le cas de Nietzsche dont on ne connaît pas de représentation dessinée de Zarathoustra par exemple), ces personnages conceptuels existent donc subjectivement : en les dessinant, les philosophes créent des existentiels, qui ont la particularité de donner, plus encore que ne peuvent le faire leurs textes, la plus juste image d’un philosophe. Deux exemples, encore, gravés ou photographiés : Aristote et (sous) Phyllis tout d’abord2 : 1 2 Extrait d’un dessin du Journal de Kafka. Gravure de Hans-Baldung Grien (1503), Musée du Louvre. 247 Nietzsche et Rée et (sous) Salomé ensuite1 : « Il suffit de quelques anecdotes vitales pour faire le portrait d’un philosophe, comme Diogène Laërce sut le faire en écrivant le livre de chevet ou la légende dorée des philosophes, Empédocle et son volcan, Diogène et son tonneau. »2 Ces nombreux exemples montrent la multiplicité subjective inhérente au philosophe (si l’on entend celui-ci comme 1) traçant des plans et 2) construisant des concepts) : le philosophe est possédé par cette multitude de personnages conceptuels qui sont les liens qui l’attachent à autant de plans d’immanence qu’il a tracés et de concepts qu’il va construire sur eux. Au-delà des interprétations psychologiques ou psychiatriques qui tentent, à grand renfort de nom du père ou de syphilis tertiaire, d’expliquer scientifiquement (d’ordonner le chaos) ceux de Nietzsche, nous envisageons le nom de Nietzsche comme le nom de « l’enveloppe de son principal personnage conceptuel [Zarathoustra] et de tous les autres » : il y a un Nietzsche qui signe Dionysos ou le crucifié3 ; un Nietzsche qui signe Wagner (qui est le personnage conceptuel de la Quatrième Inactuelle (1876) ou de Nietzsche contre Wagner (1888)) ; un Nietzsche qui signe Pacific Nil4. Un Nietzsche qui construit un curieux projet de publication de fausses lettres écrites par un soidisant ami, comte de son état5. « Les possibilités de vie ou les modes d’existence ne peuvent s’inventer que sur un plan d’immanence qui développe la puissance de personnages conceptuels. Le visage et le corps des philosophes abritent ces personnages qui leur donnent souvent un air étrange, surtout dans le regard, comme si quelqu’un d’autre voyait à travers leurs yeux. […] Nous philosophes, c’est par nos personnages que nous devenons toujours autre chose, et que nous renaissons jardin public ou zoo. »6 1 Lou Andreas-Salomé, Paul Rée et Friedrich Nietzsche, Lucerne, 12 mai 1882. G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 70-71. 3 Ce sont les fameux billets de la folie. Friedrich Nietzsche, Dernières lettres, Paris : Éditions Rivages, 1989, p. 131-149. 4 II*, p. 324. Cf. le fragment(s) ‘1873, 26 [24] — II*, p. 324’ p. 412 de la troisième partie de la présente thèse. Nietzsche pensait d’ailleurs écrire Humain trop humain (qu’il titrait alors Le Soc) sous pseudonyme. 5 Cf. le fragment(s) ‘1885, 35 [77] — XI, p. 274’, p. 414 de la troisième partie de la présente thèse. 6 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 71. 2 248 Les personnages conceptuels nous permettent donc de penser le plan d’immanence et les concepts en termes subjectifs : « les personnages conceptuels, chez Nietzsche et ailleurs, ne sont pas des personnifications mythiques, pas plus que des personnes historiques, pas plus que des héros littéraires ou romanesques. »1 Que sont-ils donc alors, ces personnages conceptuels ? Des « puissances de concepts [qui] opèrent sur un plan d’immanence […] » nous répondent Guattari-Deleuze2. Les personnages conceptuels, comme les concepts, sont innombrables, naissent et disparaissent à la surface du plan d’immanence jusqu’à ce qu’un philosophe, fort de sa volonté, le rencontre et le fasse sien, perdant dans cette joute (cet agôn) sa subjectivité individualisée au profit de cette multitude qui s’offre à lui. Le philosophe accepte alors de résoudre son individualité (qui persiste, comme reste, dans le régime de signes signifiants au sein duquel nous baignons tous) à cette multitude de personnages conceptuels, de faire de son statut de sujet individualisé l’enveloppe, le sac, servant à contenir ces personnages conceptuels. C’est parce qu’« aucune liste de traits des personnages conceptuels ne peut être exhaustive, puisqu’il en naît constamment, et qu’ils varient avec les plans d’immanence »3 qu’il y a autant de plans d’immanence et de concepts qu’il y a de philosophes, et qu’il y a de moments de la vie d’un philosophe (autant de moments qui ne sont que les enveloppes externes à ces processus). Autrement dit, si le philosophe trace (le plan d’immanence), s’il crée (des concepts), il invente aussi (des personnages conceptuels). S’agit-il d’une troisième tâche du philosophe ? Pas à proprement parler ; il s’agirait plutôt de la condition d’exercice du philosophe, de la condition nécessaire pour se confronter au chaos : il perd son statut de sujet individualisé pour devenir autant de personnages conceptuels qu’il trace de plans et qu’il construit de concepts. Résumons : « la philosophie présente trois éléments dont chacun répond aux deux autres, mais doit être considéré pour son compte : le plan préphilosophique qu’elle doit tracer (immanence), le ou les personnages conceptuels qu’elle doit inventer et faire vivre (insistance), les concepts philosophiques qu’elle doit créer (consistance). Tracer, inventer, créer, c’est la trinité philosophique. Traits diagrammatiques, personnalistiques et intensifs. »4 Nous nous sommes demandés, en introduction au présent chapitre, ce qu’il en était de l’évolutivité de tout concept (en prenant l’exemple du concept de désir qui se transformerait, c’est l’hypothèse de Massumi, en concept d’agencement, évolutivité qui permettrait de comprendre la question complexe de la subjectivité chez Guattari-Deleuze). À la lumière de cette façon de concevoir la philosophie (tracer, créer, inventer), nous comprenons à présent les limites d’une telle méthode, et ce que nous disions plus haut, à savoir que l’histoire peut s’avérer un piège dangereux pour comprendre la façon dont ont été construits ou créés les concepts, que l’histoire est à manier avec prudence dans le domaine de la philosophie plus qu’ailleurs. Si Deleuze-Guattari ont écrit Qu’est-ce que la philosophie ? c’est bien entendu non pas tant pour donner une réponse à cette question que pour en poser une autre : « Quelle est la meilleure manière de suivre les grands philosophes, répéter ce qu’ils ont dit, ou bien faire ce qu’ils on fait, c’est-à-dire créer des concepts pour des problèmes qui changent nécessairement ? »5 Question qui est donc celle qui a ouvert notre thèse, et que nous nous sommes posée face à Nietzsche. Guattari-Deleuze ont néanmoins proposé une réponse à cette 1 Ibid., p. 63. Ibid., p. 64. 3 Ibid., p. 68. 4 Ibid., p. 74. 5 Ibid., p. 32. « L’histoire de la philosophie est comparable à l’art du portrait. Il ne s’agit pas de “faire ressemblant”, c’est-à-dire de répéter ce que le philosophe à dit, mais de produire la ressemblance en dégageant à la fois le plan d’immanence qu’il a instauré et les nouveaux concepts qu’il a créés. » (Ibid., p. 55). 2 249 question, une réponse roublarde, géniale et drôle ; ils ont joué le plus pendable des tours à la philosophie lorsqu’ils ont eu l’audace de créer, à deux, le concept de concept. Quant à nous… Nous sommes face à Qu’est-ce que la philosophie ? comme des spectateurs devant les Burlesques du cinéma, parce que nous nous surprenons tout autant à les prendre au sérieux qu’à rire de leurs gags – et nous nous servons de cette expérience, de cette rencontre. Guattari-Deleuze nous ont ouvert, grâce à leur concept de concept, la possibilité de conceptualiser le fragment(s) comme une entité non individualisée, comme une singularité positive émise par et sur le chaos. Ils nous permettent également, grâce à leur concept de personnage conceptuel, de penser la subjectivité en des termes similaires – ce que nous leur avions déjà emprunté avec leur concept d’agencement collectif d’énonciation – et de ne pas rester impuissant face à l’individu Nietzsche. C’est-à-dire qu’ils nous permettent de faire autre chose que l’immense majorité des individus qui composent les études nietzschéennes (nous y incluons, nous le verrons, Deleuze et son Nietzsche1), à savoir découper Nietzsche et ses concepts en morceaux (en fragments individualisés au sens que nous avons à présent dépassé) et tenter, a posteriori, de les articuler entre eux. Nous prenons Deleuze-Guattari au sérieux lorsqu’ils affirment que « les personnages conceptuels ont ce rôle, manifester les territoires, déterritorialisations et reterritorialisations absolues de la pensée. Les personnages conceptuels sont des penseurs, uniquement des penseurs, et leurs traits personnalistiques se joignent étroitement aux traits diagrammatiques de la pensée aux traits intensifs des concepts. »2 Nous appelons du nom de Nietzsche les concepts de Nietzsche et ses différents personnages conceptuels – Nietzsche est le nom de l’enveloppe de ces personnages conceptuels. Grâce à Qu’est-ce que la philosophie ? nous pouvons affirmer que l’individu, l’enveloppe Nietzsche cache l’agencement collectif d’énonciation qui nous intéresse. C’est parce que les personnages conceptuels nous permettent de lier la dimension conceptuelle (le concept) du plan d’immanence à sa dimension subjective, que nous insistons autant sur leur importance. C’est parce que les personnages conceptuels (qui composent donc ce que le nom du philosophe enveloppe) sont pensés comme articulant le concept et le plan d’immanence que nous pouvons à présent penser notre concept de fragment(s). C’est cette articulation qui fait fragment(s). Cette articulation, que Nietzsche nomme par son concept de l’éternel retour, est ainsi expliquée par Guattari-Deleuze : « Le personnage conceptuel et le plan d’immanence sont en présupposition réciproque. Tantôt le personnage semble précéder le plan, et tantôt le suivre. C’est qu’il apparaît deux fois, il intervient deux fois. »3 1) « D’une part, il plonge dans le chaos, il en tire des déterminations dont il va faire les traits diagrammatiques d’un plan d’immanence : c’est comme s’il s’emparait d’une poignée de dés, dans le hasard-chaos, pour les lancer sur une table. »4 Autrement dit, le personnage conceptuel est le crayon permettant de tracer les grandes lignes du plan d’immanence. Ce traçage, qu’il fait pour le philosophe (le crayon écrit de lui-même), revient à un lancer de dés, nous allons y revenir. Ce faisant, il n’ordonne évidemment pas le chaos (il ne sert pas la science), puisqu’il laisse le hasard maître du lancer de dés. Mais c’est lui qui le lance, de par la volonté du philosophe. Le plan d’immanence commence à 1 Cf., dans la troisième partie de la présente thèse, 3.5.1. Une deuxième lecture de Nietzsche (ou : « Existe-t-il un Nietzsche de Deleuze ? » 2 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 67. 3 Ibid., p. 73. 4 Ibid., 250 consister (et devient le plan de consistance). Mais ce n’est que dans sa seconde opération que le concept apparaîtra. 2) « D’autre part, à chaque dé qui retombe il fait correspondre les traits intensifs d’un concept qui vient occuper telle ou telle région de la table, comme si celle-ci se fendait suivant les chiffres. »1 Cette fois-ci, le personnage conceptuel se saisit, toujours pour le philosophe, du résultat des dés, c’est-à-dire de l’affirmation du hasard (qui n’abolit pas, nous allons le voir, la nécessité). La retombée des dés, s’imposant au plan d’immanence, le casse et le fait consister plus encore au niveau des zones de fractures provoquées par la nécessité du résultat du lancer de dés. Le personnage conceptuel est une pince qui arrache (qui crée) le concept. « Igitur. » disent Deleuze-Guattari2. Autrement dit, si le personnage conceptuel permet de penser l’articulation entre le plan d’immanence et le concept (« Les concepts ne se déduisent pas du plan, il faut le personnage conceptuel pour les créer sur le plan, comme il le faut pour tracer le plan lui-même, mais les deux opérations ne se confondent pas dans le personnage qui se présente lui-même comme un opérateur distinct. »3), il permet surtout de construire cette articulation comme un lancer de dés : « Toute pensée est un Fiat, émet un coup de dés : constructivisme. »4 C’est parce que le personnage conceptuel est celui qui entre dans le chaos, d’abord pour lancer les dés (plan de consistance) et pour en assumer la retombée (concept), que Guattari-Deleuze le disent « prophilosophique ». Le personnage conceptuel va à la rencontre du chaos, et sa plongée dans le plan d’immanence (le lancer) pour en extraire des concepts (la retombée) nous évoque le pêcheur des îles lointaines qui plonge dans la mer dangereuse pour en retirer quelques perles – il pourrait (nous ne disons pas : il aurait pu) ramasser n’importe quelle perle, mais il était fatal qu’il ramène à la surface celle qu’il a ramené. La dimension subjective de cette rencontre (agencement collectif d’énonciation) est assurée, nous l’avons vu, par le terme personnage(s). fragment(s) est le lieu de cette rencontre avec le chaos. Pourquoi Deleuze-Guattari le décrivent-il, cet espace/temps de la rencontre, comme un coup de dés ? À cause de l’éternel retour avons-nous dit. Car l’éternel retour nietzschéen est la tentative d’articuler le hasard et la nécessité, l’éternel retour est la rencontre entre le hasard et la nécessité. C’est ce que Deleuze décrit dans son Nietzsche et la philosophie. C’est cette description que nous allons emprunter pour en finir avec ce que nous avons dit et commencer avec ce que nous allons écrire. 1 Ibid. Ibid. Igitur est le héros d’un conte inachevé de Mallarmé (écrit en 1869-70), « Igitur ou la folie d’Elbehnon » (in. Œuvres complètes tome I, Paris : Gallimard, coll. Pléiade, 1998, p. 473-502) dont les héros sont le Rêve, l’Idée, le Hasard, etc. Dans cette affirmation de Deleuze-Guattari – « Igitur. » –, le héros est donc renvoyé au personnage conceptuel qui articule le hasard des rencontres avec la nécessité du tracé du plan d’immanence et de la construction du concept. Nous allons le voir, si les possibilités des tracés de plans d’immanence ou de constructions de concepts sont infinies, ce ne sont pas n’importe quels plans d’immanence ou concept qui émergera. Cf. note 5, p. 256 de la présente deuxième partie de la présente thèse. 3 G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, op. cit., p. 73. 4 Ibid. Deleuze-Guattari reprennent à leur compte, même si, nous allons le voir, Deleuze ne l’interprète pas de le même manière que l’auteur, la phrase finale du poème de Mallarmé : « Toute Pensée émet un Coup de Dés » (Stéphane Mallarmé, « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », in Œuvres complètes tome I, op. cit., p. 387. 2 251 2.8 Le coup de dés de l’éternel retour « […] 252 […] 253 […] 254 […] »1 1 Ibid., p. 366-367, 368-369, 374-375 & 382-383. 255 « Un coup de dés […] jamais […] n’abolira […] le hasard ». Cette phrase, écrite dans les années 1896-97 par Mallarmé, au moment même où Nietzsche n’écrivait plus, est des plus complexes1. Elle est des plus complexes parce qu’elle invite à penser l’articulation entre le hasard et la nécessité. Si Deleuze fait, nous allons le voir, des reproches à Mallarmé, c’est justement parce que l’articulation que propose ce dernier reviendrait selon le philosophe à opposer les deux, à les disjoindre dans une conception idéaliste du monde : « Car Mallarmé a toujours conçu la nécessité comme l’abolition du hasard. Mallarmé conçoit le coup de dés, de telle manière que le hasard et la nécessité s’opposent comme deux termes, dont le second doit nier le premier, et dont le premier ne peut que tenir en échec le second. Le coup de dés ne réussit que si le hasard est annulé ; il échoue précisément parce que le hasard subsiste en quelque manière. »2 Selon Deleuze, Mallarmé considère qu’il ne peut y avoir de nécessité (le fatum d’un résultat des dés qui ne pourrait pas être autre que celui qu’il est) dans un monde dirigé par le hasard. Et en effet, il semble logique que si le hasard empêche toute détermination au moment du jeter de dés (le résultat peut être tous les possibles : le hasard dicterait que si on jette 2 dés, ce résultat sera, sans qu’il soit prédéterminé de quelque manière que ce soit, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11 ou 12 ; rien ne peut dire ce qu’il sera et il aurait tout autant pu être autre), la nécessité, elle, impose le résultat qui, fatalement, tombera (ce sera, quoi que le lanceur fasse, le 12). Cela semble logique en effet – mais nous avons vu avec les auteurs de Qu’est-ce que la philosophie ? qu’il fallait se méfier de la logique. Le titre du poème de Mallarmé semblerait donner raison à l’interprétation de Deleuze, qui signifierait que dans un monde dirigé par le hasard, aucun coup de dés, jamais, « QUAND BIEN MEME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES DU FOND D’UN NAUFRAGE », n’affirmera une nécessité. Dans notre monde, toujours selon une telle interprétation, ce serait le hasard qui abolirait, à jamais, la nécessité : « c’est pourquoi [, dit Deleuze à propos de Mallarmé,] le nombre issu du coup de dés est encore le hasard. »3 Cette façon d’envisager les choses (à savoir que le monde dans lequel nous vivons ne seraitt dirigé que par le hasard et qu’il n’y existerait aucune nécessité) est caractéristique de ce que Nietzsche appelle le nihilisme : « Mallarmé, c’est le coup de dés, mais revu par le nihilisme, interprété dans les perspectives de la mauvaise conscience ou du ressentiment. »4 Mais Deleuze ne se trompe-t-il pas sur les intentions de Mallarmé dans ce poème, et son jugement n’est-il pas trop arbitraire (et, par la même, potentiellement juste même si intenable)5 ? En effet, la forme même du poème rend difficile une interprétation univoque (même si cette interprétation semble, il faut le reconnaître, convaincante), forme inachevée qui, par l’agencement infini (hasard) et pourtant réglé (nécessité) des combinaisons de mots, laisserait tout de même de la place pour la nécessité au sein du hasard. Quant à l’aspect réglé, que nous indexons à une nécessité, la typographie invite, dans la lecture, à regrouper certains mots pour 1 Le poème ne sera publié qu’en 1914, de façon posthume donc, et s’articule avec Igitur puisque la troisième partie de ce livre lui aussi inachevé devait s’intituler Le Coup de dés (Notice de S. Mallarmé, Ibid., p. 1315). 2 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 38. 3 Ibid., p. 38. 4 Ibid., p. 39. 5 Précisons que Deleuze étaye sa thèse en convoquant d’autres œuvres de Mallarmé (Igitur et Hérodiade en l’occurrence – sur Igitur cf. note 2, p. 251 de la présente deuxième partie de la présente thèse ; « Les Noces d’Hérodiade », in Œuvres complètes tome I, op. cit., p. 1079-1136). Deleuze présente Igitur comme fixé à un idéal : ses ancêtres, les Elohims, ne sont pas des hommes mais presque des dieux, en tout cas une race pure, ce qui pour Deleuze confirme la thèse d’un Mallarmé nihiliste puisque « la race d’Igitur n’est pas le surhomme, mais une émanation d’un autre monde. » (G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 38). L’affirmation de Qu’est-ce que la philosophie ?, à propos du personnage conceptuel, « Igitur. » est d’autant plus curieuse qu’elle semble alors, sous la plume de Deleuze-Guattari, ne plus du tout porter cette tendance nihiliste (cf. p. 251 de la présente deuxième partie de la présente thèse). 256 former des phrases (c’est le cas, nous l’avons vu avec les quatre pages extraites du poème dans sa composition de 1914, pour le titre même qui regroupe les mots en plus gros UN COUP DE DÉS JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD). Mais rien n’oblige à suivre les caractères : indications dictées par la typographie, et le lecteur est libre de faire le parcours qu’il veut dans la page, voire même de s’en remettre entièrement au hasard (mais cela est-il possible au sein d’une telle organisation de forme et de contenu ?). Quoi qu’il en soit, le regroupement qu’opère le lecteur, forcément arbitraire, rend possibles toutes les interprétations – et y compris celle de Deleuze. Prenons un autre exemple : « EXISTÂT-IL COMMENÇÂT-IL ET CESSÂTIL SE CHIFFRÂT-IL ILLUMINÂT-IL RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU EXCEPTÉ PEUT-ÊTRE UNE CONSTELLATION » 1 que l’on peut lire aussi, en ne tenant pas compte des différences typographiques et en lisant les mots dans leur « continuité », quelle que soit celle-ci : « rien de la mémorable crise où se fut l’événement accompli en vue de tout résultat nul humain n’aura lieu une élévation ordinaire verse l’absence que le lieu inférieur clapotis quelconque comme pour disperser l’acte vide abruptement qui sinon par son mensonge eût fondé la perdition dans ces parages du vague en quoi toute réalité se dissout » 2). Nous pourrons certes considérer qu’une telle infinité de possibilités (où, donc, toutes les combinaisons se vaudraient) donne raison à Deleuze quand il intente à Mallarmé un procès en nihilisme3. Deleuze explique d’ailleurs les « ressemblances » philosophiques entre Nietzsche et Mallarmé en citant le poème de ce dernier de façon « continue », sans tenir compte de la typographie et en expliquant tel passage grâce à tel autre – ce faisant, il recompose, comme nous venons de le faire, les fragment(s) du texte de Mallarmé4. Aurait-il pu, Deleuze, les recomposer autrement ? Ou était-il fatal qu’il le fasse ainsi ? Voilà la véritable interrogation soulevée par le poème de Mallarmé qui, pour nous, se contente de poser cette question et ne cherche pas, comme le dit Deleuze, à donner une réponse. Pour la thèse de Deleuze, et contre elle, nous pourrions donc opposer qu’il aurait pu faire n’importe quel agencement, mais qu’il était nécessaire qu’il fasse celui qu’il fit. Mais arrêtons-nous là et affirmons que nous ne 1 S. Mallarmé, « Un coup de dés… », op. cit., p. 383, 384, 385, 386 &387. Ibid., p. 384-385. 3 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 36-38. Le nihilisme nietzschéen renvoie tout autant à la nécessité venue d’un « arrière monde » idéal qui impose l’intelligible au sensible, qu’à un hasard absolu où tous les résultats du coup de dés se valent. 4 Ainsi cette citation de Mallarmé par Deleuze : « Si bien que le dernier espoir du coup de dés, c’est qu’il trouve son modèle intelligible dans l’autre monde, une constellation le prenant à son compte “sur quelque surface vacante et supérieure”, où le hasard n’existe pas. » (G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 38). Les pages (finales) du poème de Mallarmé sont les suivantes : 2 (S. Mallarmé, Le Hasard…, op. cit., p. 386-387). 257 voulons pas le suivre dans cette interprétation de Mallarmé, comme d’ailleurs GuattariDeleuze ne suivent pas Deleuze lorsqu’ils citent Igitur (comme l’avons vu dans la note 5, p. 256). Ce qui ne nous empêche pas de le rejoindre tout de même lorsque, s’appuyant – même, peut-être, à tort – sur le poète, il affirme que « le coup de dés n’est plus rien s’y l’on y oppose le hasard et la nécessité. »1 Pour nous, fragment(s) est le nom de la rencontre entre hasard et nécessité. Si les deux sont censés, logiquement, s’opposer, Deleuze a raison d’affirmer que, pour Nietzsche, ce n’est pas le cas : « Jouer est affirmer le hasard et, du hasard, la nécessité. »2 « Le jeu a deux moments qui sont ceux d’un coup de dés : les dés qu’on lance et les dés qui retombent. »3 Tout n’est donc qu’une question de hasard – mais, comme nous venons de le voir, d’un hasard qui intègre la nécessité. C’est donc à une conception du hasard qui intègre la nécessité que se réfère Deleuze et qu’il va nous falloir à présent comprendre. Il fait d’ailleurs allusion, pour expliciter une telle définition du hasard, à un passage du quatrième livre d’Ainsi parlait Zarathoustra, où Zarathoustra annonce son règne : Wer musz einst kommen und darf nicht vorübergehn? Unser groszer Hazar, das ist unser groszes fernes Menschen-Reich, das Zarathustra-Reich von tausend Jahren4. À propos de ce passage, Deleuze affirme que « le règne de Zarathoustra est appelé “grand hasard” », traduction certes abusive, car Nietzsche n’utilise pas ici le mot Zufall qu’il emploie lorsqu’il parle du hasard, mais Hazar qui renvoie, selon Klossowski, à la tradition iranienne où le Hazar est le millénaire annoncé par un prophète. De Gandillac fait certes remarquer que az zhar veut dire, en arabe, jeu de dés5. Deleuze, en proposant de substituer à Hazar le mot hasard, interprète le texte original (en le modifiant, ce qui n’est certes pas anodin, mais nous y reviendrons dans la troisième partie de notre thèse), et ce faisant propose un mixte de ces deux définitions de Hazar (la nécessité d’un millénaire annoncé et le hasard du jeu de dés). Une fois de plus, Deleuze agence les fragment(s) – en tordant, ici, la traduction – pour construire son propre concept, celui de hasard (qui intègre la nécessité). Et la citation de L’Offrande du miel, où Unser groszer Hazar est traduit par notre grand hasard, tombe à pic. Le hasard ferait-il donc bien les choses (en laissant ici s’exprimer une nécessité, celle du concept extrait par Deleuze du plan d’immanence, car, dans ce proverbe issu de la sagesse populaire, le hasard ne fait bien les choses que s’il intègre la nécessité desdites choses) ? Et si tel est le cas, comment le peut-il ? Nous devons, pour répondre à cette question, comprendre ce que c’est que ce hasard qui intègre la nécessité. Pour cela, revenons au personnage conceptuel et à sa rencontre avec le chaos. Nous avons dit, avec Deleuze-Guattari, que les choses se passent en deux étapes – que sont le lancer et la retombée des dés. Deleuze ne dit pas autre chose, qui lie le hasard et la nécessité comme sont liés le lancer de dés et leur retombée : « les dés qu’on lance une fois sont l’affirmation du hasard, la combinaison qu’ils forment en tombant est l’affirmation de la nécessité. »6 Comprenons-nous bien : 1) si la retombée des dés exprime la nécessité, c’est bien parce qu’aucune autre combinaison n’aurait pu sortir – il ne s’agit pas de brader la nécessité. Si une telle chose est possible, ce n’est sûrement pas parce que le lanceur va multiplier les lancers pour arriver à la bonne combinaison, celle qui serait censée être fatale 1 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 39. Ibid., p. 196. 3 Ibid., p. 29. 4 Qui est celui-là qui viendra nécessairement et ne passera pas sans s’arrêter ? C’est notre grand Hazar, le grand et lointain empire de l’homme, le millénium de Zarathoustra – Ainsi parlait Zarathoustra. 5 VI, p. 425, note 3 de la p. 259. 6 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 29. 2 258 fatal (fatum, le destin latin, est l’équivalent d’Anankè, la grecque nécessité) : il n’y a bien qu’un seul lancer de dés : c’est même 2) la condition pour que le que hasard s’exprime – il ne s’agit pas non plus de brader le hasard. Le hasard se lie à la nécessité parce que le lanceur assume le hasard en lançant une et une seule fois les dés, laissant ainsi la nécessité s’affirmer qui fera que le résultat sera fatalement celui qu’il doit être. Le hasard dont parle Deleuze (et Nietzsche) est donc celui qui est assumé, voulu par le joueur : « savoir affirmer le hasard est savoir jouer. »1 C’est le bon joueur (comme c’est le personnage conceptuel) qui permet de lier hasard et nécessité, parce que : 1) il assume le hasard au lancer de dés (en lançant les dés, il assume que toutes les combinaisons sont possibles) ; c’est le contraire de ce que fait le mauvais joueur qui, lui, est prêt à relancer les dés jusqu’à ce que s’exprime ce qu’il croit être la nécessité. Pour ce dernier, il s’agit d’« abolir le hasard en le prenant dans la pince de la causalité et de la finalité ; au lieu d’affirmer le hasard, compter sur la répétition des coups ; au lieu d’affirmer la nécessité, escompter un but : voilà toutes les opérations du mauvais joueur. »2 2) Il laisse la nécessité s’affirmer, c’est-à-dire qu’il assume qu’une seule combinaison apparaîtra et ne peut apparaître. Ce que Nietzsche appelle l’amor fati3. Comment ce bon joueur affirme-t-il le hasard et assume-t-il la nécessité ? Parce qu’il sait que le lancer de dés et la retombée des dés sont liés, mais pas de la manière dont sont liés la cause et la conséquence : ils sont liés par le principe éthique de l’éternel retour. Cette éthique nietzschéenne, bien connue, est somme toute assez simple : lancer des dés est une action qu’il faut comme toute action assumer – c’est la base de tout principe éthique. Mais l’éthique de l’éternel retour ne dicte pas qu’il faut assumer ses actions en fonction des conséquences qu’elles auront (c’est, pour Nietzsche, la définition de la morale, notamment chrétienne), elle dicte tout autre chose : Assumer une action, c’est assumer de la refaire éternellement, c’est assumer que l’instant de l’action, au-delà de toute conséquence, reviendra éternellement. Assumer le fatum, l’amor fati, c’est « non pas le retour d’une combinaison par le nombre des coups, mais la répétition du coup de dés par la nature du nombre obtenu fatalement. »4 La répétition dont parle Deleuze, c’est celle du retour éternel : il n’y a qu’un seul lancer de dés, mais qui se répète indéfiniment selon le principe de l’éternel retour. Au moment de la répétition, de par l’éternel retour du lancer de dés, le lanceur ne sait pas quel résultat retombera, car ce lancer, répétons-le, est entièrement soumis au hasard : c’est-à-dire que n’importe quelle combinaison peut apparaître. Il ne s’agit donc pas de dire que le lanceur assumera dans l’éternel retour son lancer parce que ce sera la même combinaison qui tombera et que, le sachant, il assumerait le lancer. Non ! c’est tout le contraire : à l’instant de la répétition éternelle du lancer, le hasard marche à plein (c’est en ce sens qu’il s’agit d’une éthique différente de la morale chrétienne, puisqu’elle ne tient aucun compte des conséquences de l’action). Au moment du lancer des dés, toutes les combinaisons sont possibles (le lancer qui ouvre tous les possibles, c’est le hasard), mais au moment de la retombée des dés, il n’y a qu’un seul résultat qui sort, toujours le même (la retombée qui 1 Ibid., p. 30. Ibid., p. 31. 3 Cf., dans notre annexe ex corpore thesis, le fragment(s) ‘1881, 15 [20] — V, p. 518-519’, p. XXIX. Ce fragment(s) rappelle le paragraphe 276 du troisième livre du Gai savoir, mais est plus explicite. Le concept d’amor fati se retrouve aussi dans le fragment(s) ‘1888, EH [Pourquoi je suis si avisé, 10], VIII*, p. 275’ p. XXX de la même annexe ex corpore thesis. Ou encore les fragment(s), que l’on retrouvera dans cette même annexe, ‘1881/82, 16 [23] — V, p. 542’, p. XXIX ou le fragment(s) ‘1885, 25 [500] — X, p. 163’, p. XXIX. Voir aussi le fragment(s) ‘1888, EH [Le Cas Wagner, 4], VIII*, p. 332’. 4 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 31. 2 259 donne le même résultat, amor fati, c’est la nécessité). Alors, certes, « il y a bien des fragments du hasard qui prétendent valoir pour soi ; ils se réclament de leur probabilité, chacun sollicite du joueur plusieurs coups de dés »1 : ces « fragments de hasard » tentent d’attacher chaque lancer, comme cause, à une retombée comme conséquence, en arguant d’un lien de cause à effet logique. Et c’est en ces fragments (au sens que nous avons abandonné, celui de morceaux de matière discrets) de hasards que croit le mauvais joueur qui n’assume pas la nécessité, et qui relance les dés, en se disant qu’il pourra toujours, si le résultat ne lui convient pas, les relancer juste après pour avoir un autre résultat, et ainsi de suite jusqu’à ce que tombe la combinaison qu’il souhaite. Ce faisant le mauvais joueur n’affirme pas le hasard – et n’est pas dans l’éthique de l’éternel retour – puisqu’il se laisse entraîner par les sirènes des fragments individualisés qui seront autant de lancer différents (causes) donnant autant de combinaisons différentes (effets). Le mauvais joueur fait du hasard une cause et élimine ainsi la nécessité en lui substituant un effet – c’est un des mécanismes du nihilisme, comme le reproche que fait Deleuze à Mallarmé. Le mauvais joueur casse le hasard pour en faire des fragments (au sens, pauvre, de morceaux individualisés) qu’il espère ainsi pouvoir choisir en fonction de son bon vouloir – des débris, des tronçons, des hasards horribles et nulle part des hommes, dit Zarathoustra. Point d’homme, car point d’éthique (mais de la morale). Le bon joueur, lui, agit autrement : « Zarathoustra sait que ce n’est pas ainsi qu’il faut jouer, ni se laisser jouer ; il faut, au contraire, affirmer tout le hasard en une fois […] pour en réunir tous les fragments et pour affirmer le nombre qui n’est pas probable, mais fatal et nécessaire. »2 L’éternel retour n’est rien d’autre que ceci : l’instant où tout se rejoue, qui est entièrement soumis au hasard (tous les possibles sont possibles), mais qui aboutit, sans qu’il s’agisse d’une conséquence, à la même nécessité. À chaque instant qui se répète (qui ne sont pas un « instant d’après » lié à « l’instant d’avant » par un rapport chronologique de cause à effet), chaque retombée des dés est le résultat nécessaire du lancer de dés soumis au hasard. « L’éternel retour n’est pas la permanence du même, l’état de l’équilibre ni la demeure de l’identique. Dans l’éternel retour, ce n’est pas le même ou l’un qui reviennent, mais le retour est lui-même l’un qui se dit seulement du divers et de ce qui diffère. »3 Pour Deleuze, la différence ne se joue pas par de quelconques répétitions du lancer de dés (par de multiples lancers de dés) : la différence se joue par l’éternelle répétition d’un unique lancer de dés, ce qui n’est possible qu’en construisant l’instant comme volonté (de puissance), comme le fait d’assumer le hasard, comme l’affirmation de la nécessité. Il ne faut pas faire de « contresens » sur le sens de l’éternel retour nous dit Deleuze : l’éternel retour, ce n’est pas le retour du même ; c’est, dans l’éternel retour, le processus du retour qui est toujours le même – le même est un processus, pas un état4. Autrement dit, la répétition ne se fait pas en lançant 1 Ibid., p. 32. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 32. 3 Ibid., p. 53. Deleuze résume cela fort bien : l’éternel retour est la seule façon conceptuelle de penser la multiplicité des forces antagonistes qui ne cessent de jouter les unes avec leurs autres sans jamais atteindre l’équilibre (ce qu’il appelle la différence de potentiel). Nous n’avons, nous dit Nietzsche, de toute façon pas le choix : « Si l’univers avait une position d’équilibre, dit Nietzsche, si le devenir avait un but ou un état final, il l’aurait déjà atteint. Or, l’instant actuel, comme instant qui passe, prouve qu’il n’est pas atteint : donc l’équilibre des forces n’est pas possible (VP, II, 312, 322-324, 329-330 » (Ibid.). 4 Ibid., p. 55. C’est évidemment la thèse de Deleuze en 1968 : « Pourquoi Nietzsche, connaisseur des Grecs, sait-il que l’éternel retour est son invention, la croyance intempestive ou de l’avenir ? Parce que “son” éternel retour n’est nullement le retour d’un même, d’un semblable ou d’un égal. » (Gilles Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 312). C’est même contre cette erreur qui pense que le retour, c’est le retour du même, que Deleuze construit sa théorie : dans le retour, c’est de la différence qui se joue. Dans ce livre, comme dans Nietzsche ou la philosophie, Deleuze poursuit sa lutte contre cette erreur en poursuivant un objectif, qui est de 2 260 penser une ontologie qui ne serait pas du même mais de la différence. Cette démarche ontologique, il la prête également à Nietzsche, lorsqu’il affirme par exemple que « Nietzsche ne supprime pas le concept d’être [qu’]il propose de l’être une nouvelle conception. L’affirmation est être. » (G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 213). Nous pensons que cette tentative (proposer une nouvelle conception de l’être pour articuler l’éternel retour à la différence plutôt qu’au même) est aussi vouée à l’échec que celle de Simondon (qui tentait d’articuler l’individuation à autre chose qu’à son propre postulat). Deleuze est donc, dans cette démarche, un ontologue – c’est ce que démontrent, différemment, Alain Badiou en inscrivant Deleuze dans la lignée d’Heidegger (Alain Badiou, Deleuze. « La Clameur de l’être », Paris : Hachette, 1997) et Véronique Bergen qui propose d’analyser cette ontologie comme un compromis avec Hegel (Véronique Bergen, L’Ontologie de Gilles Deleuze, Paris : L’Harmattan, 2001, p. 664-672) – si nous doutons de la démarche de Badiou, nous suivons dans une certaine mesure celle de Bergen puisque nous analysons, on va le voir, « l’affirmation de l’affirmation » que pose Deleuze dans son Nietzsche et la philosophie comme une réaction, au sens nietzschéen du terme, à la négation de la négation hégélienne (même si, contrairement à elle, nous distinguons le philosophe DeleuzeGuattari de Deleuze, notamment sur cette question de l’ontologie, concept inexistant chez Guattari-Deleuze – nous avons dit que Deleuze-Guattari faisaient de l’être un objet non philosophique, le Un-tout préphilosophique des philosophies métaphysiques et ontologiques (cf. p. 234 de la présente deuxième partie de la présente thèse). Et pourtant, sans parler d’Hegel qu’il pose comme son ennemi numéro un sur cette question de l’ontologie, Deleuze critique Heidegger en affirmant qu’il « donne une interprétation de la philosophie nietzschéenne plus proche de sa propre pensée que de celle de Nietzsche » (Ibid., note 1 p. 211), à savoir que selon lui Heidegger s’étaye sur Nietzsche pour construire son ontologie (« Dans la doctrine de l’éternel retour et du surhomme, Heidegger voit la détermination “du rapport de l’Être à l’être de l’homme comme relation de cet être à l’Être”. Cette interprétation néglige […] tout ce contre quoi Nietzsche a lutté. » (Ibid.)). La position de Heidegger vis-àvis de Nietzsche peut être ainsi résumée (nous nous appuyons, plus que sur les cours des années 1936-1946, sur l’article synthétique, qui est un montage d’extraits de Holzwzege : Martin Heidegger, « Le Mot de Nietzsche “Dieu est mort” », Revue Arguments, n°15, 3e trimestre 1959) : Heidegger cherche à faire rentrer Nietzsche dans la métaphysique (métaphysique qu’il définit non pas tant comme science de l’Être, mais « […] comme la Vérité de l’étant-comme-tel-et-en-son-tout […] » (Ibid., p. 2), et considère que « “Volonté de puissance”, “devenir”, “vie” et “être” au sens le plus large signifient, dans la langue de Nietzsche, la même chose. » (Ibid., p. 8). Pour Heidegger, dans cette langue nietzschéenne, la volonté de puissance correspond à l’essence de l’Être et l’éternel retour à l’existence de l’Être : « Les deux mots fondamentaux de la métaphysique de Nietzsche, “Volonté de puissance” et “éternel retour du même”, déterminent l’étant en son être selon les deux considérations de tout temps directrices de la métaphysique, c’est-à-dire qu’ils déterminent l’esse de l’ens dans le sens d’essentia et d’existentia [esse (l’existence), renvoie en philosophie métaphysique au fait d’être, à l’acte d’être – c’est l’étant heideggerien ; ens (l’essence) renvoie à ce qui est réellement, à la substance même de l’être]. » (Ibid.) ; autrement dit, « la volonté de puissance est la réalité du réel, ou bien, ce mot pris en un sens plus large que celui où Nietzsche l’emploie habituellement, l’être de l’étant. » (Ibid., p. 9). Pour Heidegger, Nietzsche a vu, comme métaphysicien, que cet être de l’étant, avec la mort de Dieu, était à présent vide, et il a proposé, toujours comme métaphysicien, non pas de mettre autre chose à cette place, mais bien plus d’inventer une autre place (c’est la théorie du surhomme) : « Cette place qui, en pensée métaphysique, est propre à Dieu, est le lieu de l’efficience causale et de la conservation de l’étant en tant que créé ; ce lieu de Dieu peut rester vide. À sa place un autre lieu, c’est-à-dire qui lui corresponde métaphysiquement, peut s’ouvrir, qui n’est ni identique avec la région de l’essence divine ni avec celle de l’homme, mais avec lequel l’homme entre encore en un rapport précellent [qui est nettement supérieur]. Ce n’est pas le surhomme qui prendra jamais la place de Dieu, mais la place à laquelle s’ouvre le vouloir du sur-homme est une autre région d’un autre fondement de l’étant en un autre être. Cet autre être de l’étant est devenu entre temps – et c’est ce qui caractérise le début de la métaphysique moderne – la subjectivité. » (Ibid., p. 11). Il ne s’agit évidemment pas ici de nous montrer en quoi que ce soit fidèle à la lecture de Nietzsche par Heidegger (nous n’évoquons même pas la question du concept de nihilisme nietzschéen qui sert à Heidegger pour penser une métaphysique là où la place de l’Être (Dieu) est à présent vide). Néanmoins, cette dernière citation est importante car elle montre clairement que, pour Heidegger, les théories des subjectivités ne sont rien d’autres que la forme que prend la métaphysique moderne : sous n’importe quelle théorie du sujet (ou des processus de subjectivation) se cacherait une théorie de l’Être qui refuserait de se dire. Nous trouvons éclairante la façon dont Jean Wahl résume la vision de Nietzsche par Heidegger, et la vision de l’ontologie par Nietzsche : « Selon Heidegger, le retour éternel, c’est l’Être, et la volonté de puissance, c’est l’essence. Je ne suis pas sûr, ici, que Heidegger n’ait pas appliqué à Nietzsche des catégories qui ne sont pas nietzschéennes. Nietzsche est quelquefois “pour” l’être, mais il est le plus souvent “contre” l’être, et il est le plus souvent aussi, je crois, contre l’essence. » (Jean Wahl, « Ordre et désordre dans la pensée de Nietzsche », in Nietzsche, colloque de Royaumont, op. cit., p. 92). Deleuze critique donc ouvertement cette façon qu’a Heidegger de faire du Heidegger en exposant Nietzsche. Or, il fait selon nous la même chose que ce qu’il critique, en considérant 261 que être est un concept nietzschéen, ce que nous ne pensons pas. Pour Deleuze, Nietzsche nomme être l’affirmation des forces actives qui, par cette affirmation, réussissent à ramener sous leur pouvoir les forces réactives nihilistes qui leur avaient, un temps, échappées. Deleuze reconnaît deux temps de l’affirmation, qui sont les deux temps du lancer de dés que nous avons décrits : 1) le premier est le lancer de dés, où l’affirmation est celle du hasard, c’est-à-dire du devenir (tous les possibles) ; et 2) le second est la retombée des dés, où l’affirmation est « affirmation de l’affirmation », c’est-à-dire l’affirmation de la nécessité et, par là-même, l’apparition de l’être. Pourquoi appeler ce second temps être ? Parce que « l’affirmation n’a pas d’autre objet que soi-même. Mais précisément, elle est l’être en tant qu’elle est à elle-même son propre objet. » (G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 214). Ainsi Deleuze articule-t-il le hasard et la nécessité, le multiple et l’un, en convoquant une articulation du devenir à l’être : « l’être se dit du devenir, l’un du multiple, la nécessité du hasard, mais pour autant que le devenir, le multiple et le hasard se réfléchissent dans la seconde affirmation qui les prend pour objet. L’affirmation comme objet de l’affirmation : tel est l’être. En elle-même et comme l’affirmation première, elle est devenir. Mais elle est l’être, en tant qu’elle est l’objet d’une autre affirmation qui élève le devenir à l’être ou qui extrait l’être du devenir. » (Ibid., p. 217). Deleuze défend donc une « nouvelle conception » ontologique parce que cette apparition de l’être est issu de l’affirmation d’une affirmation et non de la négation de la négation : à l’apparition de « l’être de la logique hégélienne [qui] est l’être seulement pensé, pur et vide, qui s’affirme en passant dans son propre contraire » (Ibid., p. 210), Deleuze propose une ontologie où « l’être sort du devenir [où] il s’affirme du devenir lui-même […] » (Ibid., p. 215). Cette nouvelle ontologie est pensable, selon Deleuze, grâce à la théorie de l’éternel retour : c’est parce que « la leçon de l’éternel retour est qu’il n’y a pas de retour du négatif [, que] seul revient ce qui affirme, ou ce qui est affirmé », que « dans l’éternel retour, l’être se dit du devenir […] » (Ibid. p. 217). Autrement dit, l’affirmation comme leçon principale de l’éternel retour (la question de Nietzsche : assumes-tu un acte au point, non pas de te soucier de ses conséquences, mais de le répéter éternellement ?), au lieu de l’appeler, comme le fait Nietzsche éternel retour, ou comme Deleuze-Guattari agencement collectif d’énonciation, ou comme nous fragment(s), Deleuze persiste, malgré cette phrase à laquelle nous souscrivons parce qu’elle résume fort bien la philosophie nietzschéenne (« Nietzsche veut dire que « l’être, le vrai, le réel sont des avatars du nihilisme », que « toute la philosophie de Nietzsche s’oppose aux postulats de l’être, de l’homme, de l’assomption. » (Ibid., p. 211)), Deleuze persiste donc, dans Nietzsche et la philosophie et Différence et répétition, à appeler cette affirmation être. Il reprend cela à de nombreuses reprises, comme par exemple en conclusion du colloque de Royaumont de 1964 sur Nietzsche : « En effet, l’inégal, le différent est la véritable raison de l’éternel retour. C’est parce que rien n’est égal, ni le même, que “cela” revient. En d’autres termes, l’éternel retour se dit seulement du devenir, du multiple. Il est la loi d’un monde sans être, sans unité, sans identité. » (Gilles Deleuze, « Conclusions. Sur la volonté de puissance et l’éternel retour », in Nietzsche, colloque de Royaumont, op. cit., p. 284 (article repris in Gilles Deleuze, L’Île déserte et autres textes, op. cit., p. 163-177)). « Sans être », l’expression est claire ! Et, pourtant, la phrase suivante remet de l’être : « Loin de supposer l’Un ou le Même, il [l’éternel retour] constitue la seule unité du multiple en tant que tel, la seule identité de ce qui diffère : revenir est le seul “être” du devenir. Si bien que la fonction de l’éternel retour comme Être [terme que Deleuze, après l’avoir mis entre guillemets dans la phrase précédente, affuble alors d’une majuscule] n’est jamais d’identifier, mais d’authentifier. » (Ibid.). Certes, puisque l’« Être » en question n’identifie pas mais authentifie, alors l’ontologie se déplace vers l’existentiel. Mais, dés lors, pourquoi garder le terme être et ne pas, comme le propose Heidegger lui-même (sans le faire) ne pas assumer celui de subjectivité (c’est d’ailleurs ce que, contre Deleuze, proposent Deleuze-Guattari avec leur concept de processus de subjectivation ou d’agencement collectif d’énonciation). Ainsi Deleuze propose-t-il une lecture de Nietzsche selon nous tout à fait réactive, à savoir que l’éternel retour est l’être : « Que l’un soit pour l’autre, que l’un soit dans l’autre, signifie que l’éternel retour est l’être, mais l’être est sélection. » (Ibid., p. 226). Il va même, dans cette tendance, jusqu’à faire à Nietzsche ce qu’il reproche qu’Heidegger lui fasse – « Heidegger donne une interprétation de la philosophie nietzschéenne plus proche de sa propre pensée que de celle de Nietzsche » (G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 211 note 1) – puisqu’il cite un poème de Nietzsche (Gloire et Éternité des Dithyrambes de Dionysos) où Nietzsche, lui aussi, construirait un concept nommé être comme confirmation que l’affirmation est l’être : ce poème, qui est un dithyrambe de Dionysos à l’Être, est des plus beaux et des plus compliqués ; Deleuze en cite un passage, qui confirmerait le fait que, pour Nietzsche, l’être est l’autre nom de la double affirmation : « Le devenir dionysiaque est l’être, l’éternité, mais en tant que l’affirmation correspondante est elle-même affirmée : “Éternelle affirmation de l’être, éternellement je suis ton affirmation.” » (Ibid., p. 215 ; cf. le fragment(s) ‘DD [Gloire et éternité] — VIII**, p. 70-71’, p. 410 de la troisième partie de la présente thèse). Nous pensons que ce poème, loin de poser le concept d’être comme se substituant à l’affirmation, pose plutôt la dimension subjective de l’éternel retour : Nietzsche conclut son poème par un vers où c’est le je qui dit oui, qui dit être l’affirmation de l’être ; il n’y a pas de vers où l’être (que serait censé être l’éternel retour) s’affirme lui-même comme être (dans l’interprétation de Deleuze, le poème aurait du se conclure par un « l’éternel retour est son propre oui ». C’est en tout cas la leçon de l’éternel retour que nous 262 plusieurs fois les dés mais en affirmant le hasard, c’est-à-dire en assumant la nécessité du lancer de dés unique. Il faut lancer les dés en sachant que, le résultat étant inscrit dans le fatum, il faudra le faire encore et encore1. C’est dans la définition même de cette éthique que repose la subjectivité : le lanceur sait qu’il rencontre le chaos, qu’il met sa subjectivité à cette épreuve. La fragmentation, nous l’avons vu avec le personnage conceptuel qui fracture et casse le plan d’immanence, est cette expérience subjective : le personnage conceptuel, comme le lanceur de dés qui assume son geste de hasard et affirme ainsi la nécessité (éthique de l’éternel retour), ne casse pas le chaos en morceaux pour l’ordonner, pour arranger la combinaison des dés à sa convenance : il se fragmente lui-même en fragmentant le chaos, il expérimente une subjectivité en fragment(s) : « Quand les dés sont lancés sur la table de la terre, celle-ci “tremble et se brise”. Car le coup de dés est l’affirmation multiple, l’affirmation du multiple. Mais tous les membres, tous les fragments sont lancés en un coup. »2 L’affirmation d’un processus de subjectivation collective est fragment(s) Nous l’avons vu avec le fragment(s) extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra, « Nietzsche identifie le hasard au multiple, aux fragments, aux membres, au chaos »3. Le lanceur, le personnage conceptuel, le philosophe, sait qu’il devient multiple, non pas parce qu’il va plonger plusieurs fois dans le chaos, mais parce que cette unique plongée à partir de laquelle il va dresser un plan sur ledit chaos, et d’où il va extraire un concept, revient éternellement, et assure ainsi la multiplicité de sa subjectivité. Il assume, par cette épreuve subjective qu’il retenons (c’est pourquoi, si nous avons posé le lancer de dés comme l’affirmation du hasard, nous avons considéré la retombée comme le fait d’assumer, subjectivement, la nécessité). Quoi qu’il en soit, nous voyons dans cette volonté d’articuler l’éternel retour avec l’être un effet (réactif) d’époque : dans les années 50-70 en France, avec le retour en force de la lecture hégélienne (Kojeve) et la toute puissance de l’empreinte heideggerienne, Deleuze ne parvient pas à lâcher ce concept d’être et tente, à tout prix, de l’intégrer dans sa conceptualisation de la différence et de la répétition, certes pour mieux s’y opposer – à force de danser avec le diable… Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que, avec Guattari, il abandonne cette tendance et ne parle plus du tout d’ontologie mais uniquement de processus de subjectivation. Autrement dit, ce que Deleuze appelle « l’histoire de la longue erreur » (G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 385), nous pensons que c’est celle de la recherche d’une ontologie, quelle qu’elle fut, qu’elle est, qu’elle sera ou qu’elle soit. Et nous disons que même si Nietzsche et la philosophie et Différence et répétition, à l’image de la théorie de l’individuation de Simondon, sont avant tout des tentatives pour sortir de cette longue illusion, et que s’ils nous sont utiles en ce qu’ils nous fournissent les outils indispensables pour le faire, ces essais ne sont jamais transformés (parce qu’il ne sont pas transformables) et s’inscrivent donc dans ladite histoire, notamment parce qu’ils refusent de lâcher, purement et simplement, toute démarche ontologique. L’histoire d’une illusion ne consiste pas à tenter de repérer quelle partie de l’illusion est réelle : c’est l’ontologie, en tant qu’elle utilise le concept d’être, qui est complètement illusoire (la discussion de sourds entre Bernard Pautrat, Fauzia Assaad-Mikhaïl, Philippe LacoueLabarthe, Jean-Luc Nancy, Christian Decamps, Roberto Calasso, Sylviane Agacinski et Maurice de Gandillac montre, selon nous, le peu d’intérêt de ce concept (« Discussion », in Nietzsche aujourd’hui ?, Tome II, op. cit., p. 220-224)). L’être n’est pas un concept adéquat en philosophie, fut-il « une seule et même voix pour tout le multiple aux mille voies, un seul et même Océan pour toutes les gouttes, une seule clameur de l’Être pour tous les étants » (Ibid., p. 389). Au pire, l’être est-il l’atelier, non philosophique, de ceux qui prennent peur à l’idée de travailler dans et avec le chaos, le Un-tout préphilosophique des puritains qui préfèrent rendre l’âme couchés sur un néant indubitable que sur une réalité mal assurée (cf. la note 4, p. 119 de la présente première partie de la présente thèse). 1 Cf., dans notre annexe ex corpore thesis, le fragment(s) ‘1881, 11 [143] — V, p. 365’, p. LXXII. Nietzsche y parle de cette volonté comme de la pesanteur la plus importante que l’homme ait à subir. La pesanteur en question renvoie bien sûr au fameux fragment(s) ‘1881, 11 [141] — V, p. 363’ écrit 6000 pieds au-dessus de la mer (cf. p. 415 de la troisième partie de la présente thèse). L’expression de cette éthique de l’éternel retour est contenue dans le paragraphe 341 du quatrième livre du Gai savoir. Voir aussi le fragment(s) ‘1881, 11 [163] — V, p. 373’, p. LXXII de notre annexe ex corpore thesis. 2 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 34. 3 Ibid., p. 39. 263 subit – l’amenant aux confins de la psychose – le chaos : « Et en vérité, il suffit d’affirmer le chaos (hasard et non causalité) pour affirmer du même coup le nombre ou la nécessité qui le ramène (nécessité irrationnelle et non finalité). »1 Cette rencontre, cette articulation ou cette joute (agôn) du sujet individualisé avec le chaos, ce processus de subjectivation collective qui multiplie à l’infini un sujet qui ne se contente plus des sémiotiques signifiantes, qui expérimente l’agencement collectif d’énonciation, nous le nommons : fragment(s). 1 Ibid., p. 33. 264 Chapitre 3) Le fragment(s), une rencontre entre temps et espace Forts du fait que le concept que construit le philosophe que nous sommes renvoie à un processus de subjectivation pensé comme agencement collectif d’énonciation, nous allons maintenant montrer, à partir du concept de parole de fragment chez Blanchot et de celui de nature non indifférente chez Eisenstein, en quoi fragment(s) est le nom que nous donnons au concept permettant de nous saisir de l’instant de la rencontre avec le chaos (le coup de dés articulant hasard et nécessité) qu’est l’expérience d’un processus de subjectivation désindividualisant (l’agencement collectif d’énonciation) au seuil de l’éternel retour. 3.1 Blanchot : le fragment(s) comme rencontre au seuil du désastre 3.1.1 Au-delà de l’aphorisme : la parole de fragment Nous avons dit plus haut, lorsque nous nous sommes intéressés aux moralistes français, que l’aphorisme était un pas de plus qui menait de la maxime au fragment(s). Cette analyse de la différence entre l’aphorisme et la maxime nous a permis de construire le fragment(s) comme se différenciant du tout, du système, que représentait la maxime. Le fragment(s), qui affleure de l’aphorisme avons-nous dit, s’oppose donc à la maxime totalisante, le tout fermé sur luimême, le « petit continu tout plein » de R. Barthes (Barthes parle de l’aphorisme dans cette citation mais le considère comme synonyme de la maxime), le hérisson de L’Athenæum. Le fragment(s) – comme agencement collectif d’énonciation, comme processus de subjectivation désindividualisant – excède donc la maxime entendue comme le modèle de la structure (où le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation ne se mélangent pas et donnent ainsi toute sa puissance au signe). Pour passer de l’un à l’autre, de la maxime au fragment(s), nous avons donc convoqué l’aphorisme, nous avons construit le concept d’aphorisme, et l’avons défini comme la matrice d’où émerge la maxime, mais aussi comme la limite de celle-ci, qui lui fait perdre ce statut de hérisson fermé sur lui-même : l’aphorisme, avons-nous dit, est un hérisson qui se déploie, il est un entre-deux, une forme limite1. Nous montrerons d’ailleurs dans la troisième partie de la présente thèse que Nietzsche se saisira préférentiellement de l’aphorisme, en ce qu’il est justement la limite de la maxime (comme structure, comme Être) et du fragment(s) (comme agencement collectif d’énonciation, comme devenir) – ce qui lui permettra de conceptualiser le concept de l’éternel retour. Nous allons à présent suivre Blanchot qui, même s’il prête à l’aphorisme des caractéristiques qui sont celles que nous avons données à la maxime, va nous permettre d’explorer cette limite, qu’il appelle « parole de fragment » et qui, selon lui, excède même l’aphorisme2. 1 L’aphorisme est la matrice d’où émerge la maxime, mais aussi la limite qui lui fait perdre ce statut de hérisson fermé sur lui-même. Cf. p. 131 de la première partie de la présente thèse. 2 Blanchot utilise quasiment indifféremment « parole de fragment » et « écriture fragmentaire », ce dernier syntagme étant plus spécifique à l’écriture des écrivains qu’il utilise. Notons qu’il distingue néanmoins l’« exigence fragmentaire » de l’« écrire fragmentaire », dernier terme qui, par la finalité qu’il sous-tend, n’a rien à voir avec le premier (cf. p. 80 de la première partie de la présente thèse). Nous préférons utiliser « parole de fragment » car nous verrons que le terme fragmentaire est par trop ambigu. Cf. p. 272 de la présente deuxième partie de la présente thèse. 265 Nous avons déjà convoqué Blanchot sur cette question1, lorsque nous avons défini l’aphorisme comme limite. Mais il nous faut maintenant préciser le statut de l’aphorisme pour Blanchot, ceci afin de se laisser guider par lui vers la parole de fragment, l’exigence fragmentaire. Blanchot, lorsqu’il affirme que « l’aphorisme est fermé et borné : l’horizontal de tout horizon »2, ou lorsqu’il dit, dans L’Écriture du désastre, qu’« une phrase isolée, aphoristique, non fragmentaire, tend à résonner comme une parole d’oracle qui aurait l’autosuffisance d’une signification par soi seule complète »3, Blanchot donc semble prêter à l’aphorisme les caractéristiques que nous donnons à la maxime (comme système, comme tout). Dans son texte sur Nietzsche, au sein de L’Entretien infini, Blanchot définit « l’aphorisme [comme] la puissance qui borne, qui enferme. Forme qui est en forme d’horizon, son propre horizon »4 et affirme que considérer l’écriture de Nietzsche seulement comme aphoristique, c’est l’appauvrir, n’en voir qu’une partie. Et pourtant, dans la phrase suivante de ce même texte, opposant l’aphorisme à la maxime, Blanchot semble nous rejoindre dans la distinction que nous faisons nous-mêmes entre ces deux termes : l’aphorisme est une forme « […] toujours retirée en elle-même, avec quelque chose de sombre, de concentré, d’obscurément violent qui la fait ressembler au crime de Sade – tout à fait opposée à la maxime, cette sentence à l’usage du beau monde et polie jusqu’à devenir lapidaire, tandis que l’aphorisme est aussi insociable qu’un caillou (Georges Perros) »5. Ainsi lisons-nous cette apparente contradiction de Blanchot lorsqu’il utilise le terme aphorisme, comme l’expression de ce que nous avons appelé la limite : Blanchot, mieux que quiconque, a compris que sous l’aphorisme c’est le fragment(s) qui affleure. Nous avons en effet dit que Blanchot a construit un concept qu’il a nommé parole de fragment. Mais parle-til vraiment, ce fragment ? C’est la question que nous allons tenter, en le suivant, de résoudre. Une chose est sûre : si son jugement sur l’aphorisme est aussi dur, au point de refuser fermement aux écrits de Joubert, Char ou Nietzsche le qualificatif d’aphoristiques, c’est parce que, pour lui, la parole de fragment va plus loin que ne le permet l’aphorisme, et que si celuici laisse affleurer celui-là, il peut aussi l’empêcher de parler. Pourquoi ? Parce que l’aphorisme ramène constamment à un contexte, et que la parole de fragment se définit justement par l’absence de contexte. Il faut au fragment (tel que le construit Blanchot), pour qu’il puisse devenir parole, sortir de tout contexte – ce que l’aphorisme, lui, ne sait pas éviter. Pour Blanchot, le fragment peut, en se distinguant de l’aphorisme, devenir « parole unique, solitaire, fragmentée, mais, à titre de fragment, déjà complète, entière en ce morcellement et d’un éclat qui ne renvoie à nulle chose éclatée. Ainsi révélant l’exigence du fragmentaire qui est telle que la forme aphoristique ne saurait lui convenir. »6 3.1.2 La parole de fragment comme hors-contexte absolu Quelle définition donne Blanchot du fragment ? S’il est à la limite de l’aphorisme, il est carrément à l’opposé de la maxime, du hérisson (« Je reviens sur le fragment : n’étant jamais unique, il n’a cependant pas de limite externe – le dehors vers lequel il tombe n’est pas son limen, et en même temps pas de limitation interne (ce n’est pas le hérisson, fermé sur soi) »7). Blanchot suit donc la même piste que nous et voit en F. Schlegel – l’Athenæum – quelqu’un 1 Cf. p. 130 de la première partie de la présente thèse. M. Blanchot, « Parole de fragment », in L’Entretien infini, op. cit., p. 452. 3 M. Blanchot, L’Écriture du désastre, op. cit., p. 200-201. 4 M. Blanchot, « Nietzsche et l’écriture fragmentaire », in L’Entretien infini, op. cit., p. 228. 5 Ibid., p. 229. 6 Ibid. 7 M. Blanchot, L’Écriture du désastre, op. cit., p. 78. 2 266 qui s’est arrêté en cours de route, qui en est resté à l’idée comme finalité du fragment : « L’exigence fragmentaire, exigence extrême, est d’abord tenue paresseusement comme s’arrêtant à des fragments, esquisses, études : préparations ou déchets de ce qui n’est pas encore une œuvre. Qu’elle traverse, renverse, ruine l’œuvre parce que celle-ci, totalité, perfection, accomplissement, est l’unité qui se complaît en elle-même, voilà ce que pressent F. Schlegel, mais qui finalement lui échappe, sans qu’on puisse lui reprocher cette méconnaissance qu’il nous a aidés, qu’il nous aide encore à discerner dans le moment même où nous la partageons avec lui. »1 Le fragment chez Blanchot s’oppose donc à la maxime comme système (structure disent les structuralistes), comme concept hégélien (c’est-à-dire comme aboutissement du procès subsomptif). Le fragment(s) nous emmène, nous l’avons dit, plus loin que l’aphorisme qui, même s’il est la limite de ce système, ne sait pas faire autrement que d’y renvoyer – l’aphorisme renvoie au système comme contexte. Précisons ce que cela signifie : l’aphorisme, s’il montre les limites du système, ne cesse de renvoyer à lui, de ramener au « propre horizon » du système et, ce faisant, il fonctionne alors comme citation, au sens de la sentence dont les scolastiques parsemaient leurs écrits2 : « Si la citation, dans sa force morcelaire, détruit par avance le texte auquel elle n’est pas seulement arrachée, mais qu’elle exalte jusqu’à n’être qu’arrachement, le fragment sans texte ni contexte est radicalement incitable. »3 Ainsi, l’aphorisme détruit le texte, dans sa « continuité » diraient Parmentier et Barthes, mais il le confirme également dans cette « continuité » même : c’est en ce sens qu’il est citation. Le fragment, pour Blanchot, est par essence hors contexte : « la phrase isolée, aphoristique, attire parce qu’elle affirme définitivement, comme si plus rien ne parlait autour d’elle, en dehors d’elle. […] L’exigence du fragmentaire est exposition à ces sortes de risque : la brièveté ne la satisfait pas ; en marge ou en retrait d’un discours supposé achevé, elle la réitère par bribes et, dans le mirage du retour, ne sait si elle ne donne pas une nouvelle assurance à ce qu’elle en extrait. »4 À lire la définition que Blanchot donne du fragment, on pourrait avoir l’impression, justifiée selon nous, qu’il répond entièrement à notre première définition et, si l’on doit indexer la notion de fragment chez Blanchot à l’une de nos trois définitions de départ, c’est bien à celle de « pur et simple morceau détaché »5 qu’il faut le faire. En effet, les fragments, étant hors contexte, ne sauraient même pas être en contexte les uns avec les autres. Il ne saurait, si l’on suit Blanchot, y avoir une quelconque dialectique entre les fragments, ni même de contradictions. Notant qu’une telle caractéristique de « l’écriture fragmentaire » (la parole de fragment) – l’absence de contradiction – est justement en contradiction avec la lecture de Nietzsche faite par Jaspers et à laquelle il souscrit – à savoir que « se contredire est le mouvement essentiel de sa pensée »6 –, Blanchot se demande comment l’écriture de Nietzsche, si elle répond effectivement à l’exigence fragmentaire qu’il lui reconnaît et qui ignore la contradiction (« la 1 Ibid., p. 98-99. Cf., dans la première partie de la présente thèse, 2.2. Le fragment romantique : volonté d’inachèvement ou volonté de système ? 2 Cf. p. 102 de la première partie de la présente thèse. 3 M. Blanchot, L’Écriture du désastre, op. cit., p. 64. 4 Ibid., p. 203. 5 Cf. p. 43 de la première partie de la présente thèse. 6 Cf. p. 19 de l’introduction de la présente thèse. La contradiction comme principe même de la philosophie nietzschéenne est également la thèse de Jean Wahl (qui a d’ailleurs préfacé la traduction française du Nietzsche de Jaspers) : « il est très embarrassant de penser l’éternel retour. Je crois même qu’il y a contradiction à penser l’éternel retour, et je crois que les contradictions sont nécessaires à Nietzsche. […] Est-ce que Nietzsche forme un “ensemble” ? En un sens oui, en un sens non. Il dit qu’il est une sorte de griffonnage. » (J. Wahl, « Ordre et désordre dans la pensée de Nietzsche », in Nietzsche, colloque de Royaumont, op. cit., p. 85 & 87). La contradiction, comme élément essentiel de Nietzsche, jusqu’à la folie, telle est la thèse de Wahl : « Je crois que la folie de Nietzsche n’est pas purement l’effet de causes physiologiques, mais l’effet d’apories dans sa pensée. Qui pourrait tenir de telles contradictions ? » (Ibid., p. 94). 267 parole fragmentaire, celle de Nietzsche, ignore la contradiction. »1), peut malgré tout présenter cette caractéristique que lui reconnaissent Jaspers et Wahl. Pour résoudre ce problème, Blanchot décide de reconnaître deux types de discours chez Nietzsche : le premier, qu’il dit « discours continu », « intégral », « appartient au discours philosophique » et est « le discours cohérent qu’il a parfois souhaité conduire à son terme en composant une œuvre d’envergure, analogue aux grands ouvrages de la tradition. »2 Et, si Blanchot affirme qu’il s’agit d’un « discours utile, nécessaire [qui] nous rassure »3, ce langage, totalisant, se voit doublé d’un « […] langage tout autre, non plus celui du tout, mais celui du fragment, de la pluralité et de la séparation. »4 Si, dans le premier type de discours, la contradiction est la règle (elle est même essentielle, cette contradiction constante, pour éviter la systématisation – et ici Blanchot rejoint Jaspers (et Wahl) : « Jaspers l’a montré, comme aucun commentateur avant lui : toute interprétation de Nietzsche est fautive si elle ne recherche pas les contradictions. Se contredire est le mouvement essentiel d’une telle pensée. »5), le deuxième type de discours, lui, ne laisse aucune place à de quelconques contradictions ; c’est d’ailleurs à partir de ce deuxième type de discours que Blanchot dégage ce qu’il nomme une « parole de fragment ». Précisons, ce point est essentiel, que son travail n’a pas comme finalité de chercher un lien entre ces deux niveaux de discours. Et si nous ne pouvons nous empêcher de voir dans cette distinction de deux niveaux de discours, celle qui oppose, pour la critique philologique classique, un La Rochefoucauld (discours « discontinu ») à la scolastique (discours « continu »), l’intérêt que présente Blanchot à nos yeux consiste à dépasser cette critique6 : indexant le « langage du fragment » à « un refus du système », à une « passion de l’inachèvement », et même si, ce faisant, il paraît « proche de l’aphorisme », il faut assumer que « c’est vrai aussi, puisqu’il est convenu que la forme aphoristique est celle où il excelle. »7 Blanchot, cherchant le fragment au-delà de l’aphorisme, jette le bébé avec l’eau du bain, se débarrasse même de la « forme d’horizon » qu’est l’aphorisme et, redressant la barre, la met plus haut et affirme : « Mais est-ce vraiment là son ambition, et ce terme d’aphorisme est-il à la mesure de ce qu’il cherche ? »8 1 M. Blanchot, « Nietzsche et l’écriture fragmentaire », in L’Entretien infini, op. cit., p. 230. Ibid., p. 227. « Il est relativement aisé de mettre en place les pensées de Nietzsche selon une cohérence où leurs contradictions se justifient, soit en se hiérarchisant, soit en se dialectisant. Il y a un système possible – virtuel – où l’œuvre, abandonnant sa forme dispersée, donne lieu à une lecture continue. » (Ibid.) 3 Ibid. « De plus, c’est une nécessité. » rajoute-t-il. Blanchot explique d’ailleurs que, pour Nietzsche, celui qui sait faire cette synthèse, cette totalisation, ce « justificateur », « cet homme qui totalise et qui