aucune bête n’avait été lésée. Lorsque l’homme arriva, Prométhée demanda à son frère ce
qu’il restait à distribuer. Et il ne restait plus rien. Par étourderie de la nature, l’homme vient au
monde sans pouvoir y vivre en faisant usage des qualités qui suffisent aux animaux.
Épiméthée signifie en grec de façon peu flatteuse « celui qui ruse après coup », étymologie
contraire à celle du nom de son frère qui veut dire « celui qui prévoit ». L’Homme étant en
quelque sorte resté démuni, Prométhée a résolu de dérober aux dieux trois éléments : le feu
à Héphaïstos, l’intelligence technique à Athéna et l’art politique à Zeus. Il parvint à dérober le
feu et l’intelligence technique, mais les appartements de Zeus étaient trop bien gardés, jamais
il n’a pu lui voler l’art politique. Au total, Prométhée réalisa seulement les deux tiers de son
projet. La société humaine hérita donc de la capacité de fabriquer et d’innover, mais sans l’art
politique de bien en user. Il n’existe pas de régime politique parfait. Les Grecs de l’Antiquité
ont remarqué qu’on ne maîtriserait pas l’organisation politique comme on parvient à la
perfection dans un autre art, comme celui de jouer de la flûte. Nous sommes dépourvus de la
compétence qui serait garante d’une paix et d’une justice universelles.
L’homme est alors la plus vulnérable, la plus précaire de toutes les créatures. Sans instinct
véritable, il lui faut compenser le manque d’instinct par l’intelligence et l’art. De surcroît
l’homme doit son humanité à sa relation à ses semblables. Son moi n’est en rien comparable
à ce qui anime le phacochère ou l’huître. Il n’existe pas davantage de moi du renard, malgré
l’histoire de Goupil. La fragilité de l’homme n’appartient qu’à lui, dépendant qu’il est de l’autre.
Le sens étymologique du mot précaire est : « qui doit son existence à une prière. » En suivant
cette étymologie, il n’est concevable d’accéder à son humanité que si sa prière de
reconnaissance et d’attention est reconnue et agréée par l’autre. Et tandis que la renarde met
bas son petit, la femme met au monde son enfant. Cette forêt de signes, ce monde langagier
qui caractérisent l’humanité est lourd de conséquences : l’homme est fils de la promesse tout
autant que de la chair. On nomme l’enfant, on lui donne une langue qui lui permet de grandir.
De ce fait est contractée quelque chose comme une dette. Deux attitudes s’ouvrent alors :
celle de gratitude et celle de l’ingratitude.
Le non-respect du droit à la gratitude
Les sociétés humaines sont filles du langage et n’atteindront jamais la forme de perfection
des sociétés animales. Ces sociétés sont de deux types : les communautés et les « non
communautés ». Dans une authentique communauté, chaque membre est lié de manière
nécessaire aux autres. Un tel lien ne peut se défaire et l’individu est au service du groupe.
Cela évite la négligence de même que l’isolement. En un sens, la négligence est une
ingratitude vis-à-vis du lien qui relie tout un chacun à la collectivité et à l’autre. Le contraire de
la négligence n’est autre que la religion (dont un sens étymologique signifie précisément « lien
»).
L’homme moderne s’est libéré de ces liens nécessaires au sein d’une communauté comme
on casse une chaîne. Ce n’est plus l’individu qui est au service du groupe mais le contraire.
La collectivité s’est mise au service du bien-être individuel. Mais si l’individu moderne n’est
plus lié aux autres, il lui est toujours possible de ne pas vouloir s’acquitter de sa dette. La
négligence devient alors une option parmi d’autres. Ce lien (au vieillard par exemple) est
laissé à la libre appréciation ; les rites qui soudent ordinairement une communauté deviennent