André Corten* Résumé Une transition démocratique ne peut pas s

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CORTEN — Société civile de la misère
Chemins critiques: Revue haïtiano-caraïbéenne, Vol. 4, 1, sept. 1998: 7-30.
SOCIETE CIVILE DE LA MISERE
André Corten*
Résumé
Une transition démocratique ne peut pas s'appuyer sur l'État encore marqué
des relations autoritaires de pouvoir. En plus en Haïti, État doté d'une faiblesse
constitutive. On cherche dès lors spontanément dans la «société civile» le lieu
d'où peut sortir l'«expansion démocratique». Mais de même que l'État est
constitutivement «faible» en Haïti, la société civile l'est aussi. Alors quels sont les
points d'appui pour développer des rapports politiques démocratiques? La
question est stratégique et d'une urgence extrême. Ce texte tente de renouveler
l'analyse du lien social à partir d'une analyse en termes de ce qui est appelé ici
des chaînes d'équivalence. Dans une société la misère érode profondément
toute interaction sociale populaire, le rapport associatif n'est pas une base de
médiation pour le politique. Ce texte est une critique de l'emploi de la catégorie
de «société civile» mais il propose aussi une méthodologie pour aller plus loin.
En cherchant comment s'établissent les équivalences symboliques, on pose des
jalons pour avoir accès à l'imaginaire. L'imaginaire a été soumis à une violence
incroyable durant le duvaliérisme, il a ensuite été travaillé par le prophétisme dans
son effort de libération; il continue à se libérer avec toute l'ambiguïté du
phénomène religieux dans les marges de la société.
* Université du Québec à Montréal. Cette étude est réalisée grâce à une subvention du Conseil
de Recherches en Sciences Humaines du Canada, (CRSH).
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SOCIETE CIVILE DE LA MISERE
Le rétablissement de l'ordre constitutionnel était attendu par beaucoup comme
la condition d'une ère nouvelle. Certes, trop d'attentes vis-à-vis d'un État
constitutivement faible! Quoi qu'il en soit, la gestion de l'État suscite maintenant
une dramatique déception. L'espoir qu'un autre personnel politique puisse donner
à l'État en Haïti une rationalité, un droit, un pouvoir de direction s'est estompé.
L'espoir que la «gauche», depuis cinquante ans critique du pouvoir, puisse, à
défaut de résoudre les problèmes, imprimer un style nouveau est au point mort.
Le mouvement populaire, quant à lui, a perdu toute perspective de «démocratie
participative». Le mouvement social qui avait pris son essor en 1984 et qui avait
rebondi en 1990 connaît un reflux en 1994.
Sans État, sans mouvement social, sur quoi s'appuie le peuple haïtien pour
survivre? Survivre par rapport à une des misères matérielles les plus tragiques de
la planète, survivre dans un des univers écologiques les plus dévastés, survivre
dans un monde régional et international où les puissants dictent leurs conduites
aux petits pays, survivre face à ce qui peut apparaître comme la trahison de ses
porte-parole. Il est normal qu'on cherche ce ressort de survie dans ce qu'on
appelle la «société civile». C'est ce que faisait en 1995, dans une conjoncture plus
ouverte il est vrai, Michel-Rolph Trouillot. Se tenait alors à Port-au-Prince un
Colloque Transitions démocratiques.1 Reprenant les propos de l'ex-Président
Alfonsin qui ouvrait celui-ci, il déclarait que «l'existence même d'une transition
démocratique dépend des gains concrets de la société civile sur l'État»2. Mais y-
a-t-il une société civile en Haïti? Ne faut-il pas en quelque sorte une «société
bourgeoise» pour avoir une «société civile»? Ce texte n'est pas seulement la
1 Trouillot, Michel-Roplh, «Démocratie et société civile», in Hurbon, Laënnec, Transitions
démocratiques, Actes du Colloque international de Port-au-Prince, Haïti, Paris, Syros, 1996: -
235.
2 Ibid.: 227
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critique de la misère d'un concept. Il propose une méthodologie à travers l'emploi
d'un concept intermédiaire, celui de chaînes d'équivalences.
1. L'érosion du peuple haïtien
On le sait, l'érosion du sol haïtien est catastrophique. Selon la Banque
Mondiale (1997), le taux annuel de déforestation y est cinq fois plus élevé que
dans les autres pays pauvre. Mais la même logique de l'économie de rente aboutit
aussi à un épuisement de la force humaine. L'extorsion incessante du bracero
haïtien dans les plantations dominicaines n'est plus qu'un cas parmi tant d'autres
de formes d'épuisement. Autre cas, la famine du Nord-Ouest - début 1997, la
population est contrainte à manger des racines et les décès par dénutrition se
multiplient. Autre cas aussi, ce salaire misérable (de 3 dollars par jour) des
industries d'assemblage souvent réparti entre dix personnes. Mais encore,
perspective de réduction de 10% des 23.000 emplois.
Haïti connaît de sinistres records. Après avoir enduré une stagnation quasi
complète (+0.2%) de son produit national brut par capita entre 1965 à 1990,
Haïti subit une perte du quart de son produit entre 1992 et 1994. Elle est donc
plus pauvre qu'il y a trente ans. Le produit moyen est estimé à 250 dollars par
an (220 selon d'autres sources). Seuls 10 pays de la planète ont moins de 200$.
Probablement 80% des Haïtiens vivent avec moins d'un dollar par jour. Le taux
d'analphabétisme est de 55% (un des plus élevés de la planète). La proportion
d'étudiants universitaires relativement à leur cohorte d'âge est de 1% (aux États-
unis 56%)3. 68% de la population travaille dans l'agriculture qui contribue pour
3 Banque mondiale, Rapport du développement dans le monde, Washington, 1997. Données
pour 1980. Pour les États-unis, la même année.
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41.3% du Produit intérieur brut. 9% dans l'industrie qui contribue pour 11.1%.
La mortalité infantile bien qu'ayant baissé est encore de 72 pour 1000 (aux
États-unis, 8). Les exportations qui étaient encore de 226 millions en 1980 sont
tombées en 1995 à 110. Par contre les importations ont presque doublé4.
Tableau 1. Haïti: données macro-économiques récentes.
1992 1993 1994 1995 1996
Croissance du PIB per capita - 13.2 -2.4 -8.3 4.4 2.7
Exportations $ m. 76. 82 57 105 94
Importations $ m. 214 267 141 520 602
Source EIU (Economic Intelligence Unit, Londres), Country Report,
Trimestre 1997: 41.
La détérioration de l'économie haïtienne se note aussi comparativement.
Ainsi, il est éclairant de comparer Haïti à quatre pays; le pays voisin, la
République Dominicaine qui est un pays pauvre à revenu intermédiaire, la Bolivie
et le Nicaragua, deux pays parmi les pauvres d'Amérique latine et le Rwanda, un
des pays les plus pauvres d'Afrique.
2. Comparaison d'Haïti avec d'autres pays pauvres
Haïti Rwanda Bolivie Nicaragua R. Dominicaine
PNB/ par habitant (en $)
1980 260 200 550 660 990
4 Toutes les données citées jusqu'ici sont reprises au Rapport de la Banque Mondiale, 1997.
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1995 250 180 800 380 1.460
Mortalité infantile (en 0/1000)
1980 123 128 118 90 76
1995 73 133 69 46 37
Taux d'analphabétisme (en %)
1995 55 40 17 34 18
Prod. alimentaire per capita (Indice: 1985 = 100)
1996 63 64 129 92 91
Source: Banque mondiale, Rapport du développement dans le monde, Washington,
1997 et FAO, Annuaire de la Production, 1996.
En comparaison avec d'autres pays pauvres y compris ceux ayant connu
une histoire récente bouleversée (Rwanda et Nicaragua), Haïti est un pays
caractérisé par une profonde érosion sociale. La malnutrition (2.000 calories par
jour), la misère (revenus dérisoires5 et carence de ressources d'éducation6), le
manque d'hygiène et la profonde dégradation de la qualité de la vie7 ainsi que les
relations de servitude8 auxquelles sont condamnées plusieurs catégories de la
5 Un reportage de Michèle Ouimet dans le Journal québecois La Presse (1-4 novembre 1997)
rapportait la situation d'enfants de la rue survivant avec deux ou trois gourdes par jour(25
cents).
6 L'État a démissionné en matière d'éducation n'assurant plus, selon la même série d'articles,
que 28% de l'enseignement primaire et 20% du secondaire.secondaire.
7 «Port-au-Prince est une ville infernale: les rues sont sales, une odeur d'urine et de pourriture
flotte dans l'air, les déchets s'amoncellent dans les rues, les conditions sanitaires sont
désastreuses, les maisons négligées croulent sous le poids des années, les fils électriques, tout
emmêlés, pendent dans un incroyable désordre, l'anarchie règne au centre-ville .. Plus de 2,2
millions d'hommes, de femmes et d'enfants s'entassent dans la capitale conçue pour recevoir,
tout au plus, 200.000 personnes». Ajoutons cette description de Cité-Soleil. «C'est un endroit
sale où les détritus, qui jonchent les canaux depuis une éternité, sont presque fossilisés. L'eau
boueuse et malpropre déborde parfois dans les rues. Le soleil se reflète sur les toits en tôle,
surchauffant une atmosphère lourde bourdonnent des mouches. Il n'existe pas un seul arbre
qui pourrait jeter un peu d'ombre et apporter une brise de fraîcheur». Ouimet, art. cités.
8 Environ 50.000 Haïtiens vivent dans les plantations sucrières dominicaines privés pour la
plupart des droits fondamentaux. D'autres sont également réduits à des conditions de quasi-
servitude dans d"autres secteurs (riz, café mais aussi domesticité). Par ailleurs en Haïti même,
200.000 enfants vivraient, selon l'UNICEF (1996), en domesticité. Les parents ne parvenant
plus à nourrir leurs enfants, placent leurs enfants en domesticité dans des familles des couches
moyennes inférieures espérant (espoir illusoire) qu'ils auront ainsi une quelconque chance d'aller
à l'école. Ces enfants non rémunérés sont au service de toute la famille, enfants compris.
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