ont marqué la fin de la suprématie politique d’élites le plus souvent métisses, n’ont pas été
suivies de changements radicaux dans la perception, la définition ou l’usage des catégories de
couleur. Micheline Labelle, auteur à la fin des années 1970 d’une recherche sur l’idéologie
raciale haïtienne, avait d’ailleurs relevé ce qu’Alain Ménil pour sa part formule ainsi, pensant
à la Martinique : « contrairement aux apparences, le nationalisme aura beau avoir inversé les
signes et le sens de la valeur attachée aux couleurs, il n’en continue pas moins de dépendre
des cadres légués par l’époque esclavagiste en fustigeant à bon compte le mulâtre, porteur de
tous les maux possibles de la société, et en reconduisant au fond à son insu, la tripartition
mentale entre affranchis, hommes de couleur libres et noirs, à se montrer étrangement formaté
par le préjugé de couleur »
. De fait, le contenu de l’ « image de l’autre » telle qu’elle
prévalait à l’époque coloniale n’aurait pas été évacué par la seule performance de déclarations
d’indépendance - ou, dans le cas des Antilles françaises, de l’intégration nationale.
Une partie de l’explication de cette prégnance de la référence à la couleur réside sans doute
dans la gestion que fit la jeune République de la question ethnique. Car à la différence de la
plupart de ses voisines, la population haïtienne n’a pas vécu les grands brassages
intercontinentaux des XIXème et XXème siècles, n’a pas connue de véritable colonisation, si
l’on excepte les quelques minorités de marchands et d’aventuriers moyen-orientaux et
européens qui s’y installèrent. La population haïtienne a longtemps été réputée fermée, voire
xénophobe, réputation taillée sur mesure par l’ancienne métropole et par les puissances
esclavagistes en général, contre laquelle les intellectuels de l’île eurent à s’insurger à plusieurs
reprises, au cours la seconde moitié du XIXème siècle autrement dit au moment où prenaient
leur essor les capitalismes européen et nord-américain, puis, au lendemain de l’occupation
américaine (1915-1934), avec le mouvement littéraire et artistique appelé indigénisme. Haïti,
dans l’imaginaire post-colonial, venait ainsi occuper, dans le dispositif occidental, la place qui
à l’époque de la traite revenait à l’Afrique. A l’origine de cette substitution dans l’imaginaire
politique occidental – mais aussi créole - de l’Afrique Mystérieuse par l’ « Ile Magique »
, on
trouve bien entendu l’évacuation quasi totale des colons blancs (mis en fuite ou massacrés) et
le mythe derrière lequel on entend le sens premier, chronologique, mais peut-être plus encore
le sens qualitatif, honorifique, de « Première République Nègre ». Mythe puissant mais
quelque peu lourd à assumer sur la durée, mis en avant par des hommes pourtant aussi avisés
et visionnaires que Toussaint Louverture. L’expression est encore largement usitée, relevant,
Alain Ménil op.cit., p 175.
Titre de William S. Seabrook, paru dans sa version française en 1932.